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Notes sur l’éducation publique/Conclusions

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 311-319).
CONCLUSIONS

Je voudrais essayer de dégager une impression d’ensemble de cette rapide excursion à travers l’éducation publique, telle qu’elle se présente à nous en l’an 1900. Nous avons parcouru successivement l’école, le collège, l’université, cherchant à déterminer en quel sens la démocratie tend à les transformer. Et d’abord, le maintien de cette triple division nous a paru probable, sinon certain. D’apparence artificielle, inutile, nuisible même en théorie, elle est pourtant très favorable au service de l’État, car elle assure la formation des trois catégories de serviteurs dont il a besoin. Or, l’intérêt de l’État importe plus à la démocratie que la réalisation d’aspirations égalitaires nobles, mais impratiques ; pour l’assurer, elle ne craint pas de se déjuger et de paraître renier ses principes les plus sacrés : le rêve de l’instruction intégrale, d’ailleurs, a semblé parfois lui sourire, mais ce n’est point elle qui l’a formulé, c’est le socialisme. Il y a toute apparence qu’elle n’y adhérera jamais, le sentant irréalisable. Rien n’indique, en tous les cas, que les trois ordres d’enseignement soient en voie de se confondre ; on dirait qu’au contraire, entre eux, les dissemblances vont s’accroissant et se fortifiant.

À l’école primaire, deux choses nous ont frappés : c’est d’abord combien la querelle confessionnelle qui s’agite autour d’elle, masque de préoccupations politiques, en sorte que l’on se dispute, en général, l’influence électorale de l’instituteur beaucoup plus que les âmes de ses élèves ; c’est ensuite l’insuccès des tentatives ayant pour objet d’introduire dans l’enseignement élémentaire des aperçus scientifiques qui devaient, pensait-on, former prématurément des esprits réfléchis et rapprocher l’un de l’autre le collège et l’école. Cet espoir a été plus ou moins déçu. Les noms, les faits, les dates, les règles et les chiffres demeurent la longue et ennuyeuse, mais indispensable filière par laquelle l’intelligence et la mémoire doivent passer, avant que de s’exercer sur des idées et des raisonnements ; les progrès que l’ordre primaire peut réaliser s’annoncent dans une direction différente, moins ambitieuse et plus pratique.

L’universalité de la crise dont souffre l’enseignement secondaire nous a surpris, et nous n’avons pas eu de peine à démêler que le surmenage n’y était pour rien ; aussi, les remèdes les mieux faits pour le combattre n’ont-ils aucunement amélioré la situation. En notant toutefois les aspects du mal, nous avons cru en trouver la cause dans l’application d’une méthode, excellente à l’origine, mais que les charges nouvelles, imposées à la pédagogie par les acquisitions scientifiques du XIXe siècle, rendent aujourd’hui totalement défectueuse. Cette méthode étant basée sur la synthèse, il était tout naturel de se demander s’il n’y aurait pas lieu, pour la remplacer, de recourir à l’analyse. Effectivement, le procédé analytique nous a paru approprié aux circonstances et, en nous efforçant de déterminer l’objet auquel il convenait de l’appliquer, nous avons été conduits à concevoir le nouvel enseignement secondaire sous la forme d’une vaste révision du monde terrestre et de l’œuvre accomplie par l’humanité : plan dont le grand avantage serait de donner à l’adolescent une vue d’ensemble (plus ou moins précise, selon le temps dont il dispose) de l’univers, tel que le lui ont préparé les lois physiques et les efforts des hommes, et en même temps, de lui permettre de décider de sa carrière plus librement et plus en connaissance de cause — et dont le seul inconvénient sérieux serait de nécessiter une refonte complète des programmes et des livres de classe.

Le sacrifice de ses programmes actuels n’est pas, du reste, le seul qu’il y ait lieu d’exiger de l’enseignement secondaire, et déjà la démocratie a profondément modifié l’économie de ses établissements et ébranlé les vieilles théories disciplinaires qu’il avait héritées de l’Église. Chaque année qui s’écoule voit s’accentuer l’intervention de l’État et grandir d’autre part le rôle de la famille ; toute une révolution, en somme, dans les mœurs pédagogiques. Le principe de l’inspection par l’État est dès à présent consacré, tant par la pratique de beaucoup de pays que par les aspirations qui se manifestent dans les pays réputés les plus hostiles à l’ingérence officielle ; par ailleurs, l’externat se développe rapidement ; la famille inquiète d’une tâche dont volontiers, jusqu’alors, elle s’était déchargée sur d’autres, y reprend intérêt et réclame sa part d’action sur l’adolescent, le libérant du régime de méfiance qui pesait sur lui.

L’éducation physique, dont l’importance est désormais reconnue, se présente sous une triple figure : le sport, la gymnastique militaire et la gymnastique hygiénique. Le sujet étant encore un peu nouveau, j’ai cru devoir entrer dans quelques détails touchant le passé du sport, ses longues éclipses et les circonstances relativement récentes qui ont créé deux autres formes d’exercice. Toutes trois — mais ces deux-là surtout — ont d’exorbitantes prétentions, chacune se croyant seule apte à régénérer l’espèce humaine et réclamant, à ce titre, le monopole de la formation corporelle ; mais leurs caractéristiques, très différentes, limitent clairement leurs domaines respectifs.

Nous avons étudié, sous le nom d’éducation sociale, des innovations que la démocratie, si l’on en juge par certains indices, s’apprête à réclamer. Dans le collégien, elle entrevoit le futur citoyen, et il est naturel qu’à ce titre elle se préoccupe de le savoir rompu, de bonne heure, à l’observation des lois hygiéniques, qui sont pour elle d’une valeur si haute, et à la pratique de l’association, de la coopération qui sont ses rouages préférés. À cela, nulle difficulté. Les Anglo-Saxons, d’ailleurs, ont éclairé la route. Nombreuses sont les occasions de groupement entre collégiens, même externes, car il va de soi que l’externat ne transforme pas la classe en un cours libre et ne doit pas rompre tous les liens qui unissent l’élève à son collège.

La question de l’enseignement moral et religieux était trop grave pour être laissée de côté ; mais, sans oser la discuter dans ses détails délicats, nous avons constaté la renaissance de l’esprit religieux qui, quand même elle contredit plus d’une prévision et dérange plus d’un calcul, s’impose à tout observateur sincère et loyal — et l’inhabilité de l’enseignement moral à se fonder en dehors de l’idée de Dieu. Si, l’externat se développant, le culte se centralise davantage autour du foyer, le professeur de morale se sentira plus libre de s’appuyer sur cette idée, en dehors de toute préoccupation confessionnelle. Quelle est la puissance de ce double enseignement ? Il ne nous appartient pas de le déterminer, mais il était bon de rappeler que ce qu’on nomme la moralité d’un collège est beaucoup plus une question physique qu’une question morale.

Passant aux universités, il nous a paru qu’elles travaillaient à reconquérir l’autonomie intellectuelle du passé, sans que cette autonomie tende le moins du monde à l’isolement. L’université moderne est plus intensément nationale qu’autrefois ; son rôle, dans le développement de la nation, est plus actif et mieux défini, mais elle a aussi une tâche internationale à remplir dont dépend, pour une large part, le maintien de la paix entre les peuples.

Enfin, examinant l’influence des doctrines féministes sur l’éducation de la femme, il nous a paru qu’elles lui avaient nui et que rien de bon et de durable n’y serait édifié, tant que le féminisme n’aura pas dépouillé ce caractère de revanche, qui fausse toutes ses conceptions et compromet nombre de ses plus légitimes revendications.

L’éducation publique se présente ainsi à nous, sous l’aspect d’un champ qui appelle le travail et promet encore de belles et riches moissons. Mais à cette terre féconde, il faut des efforts très divers. C’est ainsi qu’au point de vue du seul enseignement, l’ordre primaire veut être traité dans un esprit conservateur, presque un peu routinier, tandis qu’on ne doit pas craindre d’apporter à la rénovation de l’ordre secondaire une audace révolutionnaire et iconoclaste, réservant pour l’ordre supérieur des procédés inspirés d’un large libéralisme. En éducation physique, il convient de concilier les méthodes, et c’est par une neutralité respectueuse que s’apaiseront les conflits de l’éducation morale. Enfin, la sagesse conseille d’accepter, sans arrière pensée, le contrôle de l’État et de ne pas s’attarder, à cet égard, dans des luttes stériles. L’initiative privée, d’ailleurs, n’est pas annulée, puisqu’en dehors de l’aide qu’elle peut apporter à l’État sur bien des points de détail, un important domaine lui demeure acquis. Enfin, la rentrée si heureuse de l’adolescent au foyer familial compense précieusement les ébranlements passagers qui peuvent résulter des exagérations féministes.

L’impression d’ensemble est donc optimiste et confiante. Reconnaissons toutefois que la route à parcourir n’est point exempte d’embûches ; une conception de la démocratie souvent étroite et contraire aux faits — une confiance béate et aveugle dans l’infaillibilité de la science — des habitudes routinières qui tendent à ne réformer souvent que les façades — une hâte enfin, qui nous porte à vouloir achever nous-mêmes, au risque d’en compromettre la solidité, les édifices dont nous posons les fondations : tels sont les ennemis de l’œuvre à accomplir.

Ils sont à craindre, surtout en France. On me permettra de rappeler, encore une fois, que notre enquête a porté sur l’ensemble des pays civilisés et non sur la France seule, ni même sur un coin de l’Europe. Mais les préoccupations de tout voyageur le ramènent sans cesse vers son pays ; il le compare à d’autres et la franchise l’oblige, parfois, à reconnaitre que la comparaison est à l’avantage d’autrui. Ainsi en est-il pour l’éducation publique. En avance sur beaucoup de terrains, la France est en retard sur celui-là ; ou du moins ses efforts sont paralysés par un bloc étrange de préjugés séculaires. Rollin, Voltaire et Napoléon ont constitué au vaisseau de la pédagogie française une si effrayante cargaison, qu’il est impuissant à gagner la haute mer. L’heure est venue pourtant d’appareiller pour rejoindre la flotte internationale et le vaisseau, du reste, est en bon état Fluctuat nec mergitur.