Notes sur l’Italie nouvelle/01

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Paul Hazard
Notes sur l’Italie nouvelle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 779-806).
NOTES
SUR
L’ITALIE NOUVELLE

I
IMPRESSIONS DE TOSCANE


Modane, 25 août 1921.

Je ne revois jamais sans éprouver une joie puérile et naïve la casquette rouge du premier chef de gare italien ; elle est pour moi le symbole de la terre promise. Mais cette fois, de l’anxiété se mêle à mon plaisir. L’Italie, comment vais-je la retrouver ? Je n’y suis pas venu depuis la guerre : quel a été l’effet de la guerre sur ce peuple si nerveux, si sensible ?

Je ferai comme à l’ordinaire : j’irai retrouver mes amis, qui sont de deux espèces : les lieux et les hommes. De quelques paysages, de quelques palais, de quelques églises j’ai fait mon domaine ; je les ai pris pour mon usage. J’aime mieux les revoir que d’en aller chercher d’autres, fussent-ils plus vantés ; les revoir et les revoir encore. Sinon, je leur serais infidèle ; je les trahirais ; je ne me sentirais plus chez moi. Et puis, j’ai quelques amis qui ne s’étonnent jamais de me savoir là quand je frappe à leur porte. Ils me disent : Te voilà donc ! et ils reprennent la conversation comme si nous nous étions quittés le matin. Autant ils sont fermés devant des inconnus, s’entourant aussitôt, comme d’un rempart, d’une politesse infranchissable, autant ils se montrent faciles et ouverts, quand ils ont une fois donné leur confiance. Grâce à eux, je n’en suis plus réduit aux façades des maisons et aux portiers des hôtels, comme à mes premiers voyages. Mes amis seront mes guides, à travers l’âme renouvelée de leur pays.

J’irai d’abord à Florence ; il est bon de respirer l’air toscan, après ces années violentes et dures. A Florence, j’irai revoir d’abord le couvent de San Marco.


A San-Marco, 28 août.

Si vous allez à San Marco, gagnez d’abord les cellules ; devancez les visiteurs bruyants, et fuyez le gardien qui, pour vous montrer comme les peintures sont bien faites, recueille le jour dans un miroir. Traversez la cour, gravissez l’escalier de pierre, errez dans le long couloir aux dalles rouges et luisantes, entrez dans les chambres des moines, désertes et nues maintenant. Evoquez le Beato Angelico, le frère à la robe blanche, qui traduisait en fresques sa piété et ses rêves. Regardez les scènes qu’il a peintes, comme s’il était en train de les finir à côté de vous ; l’Annonciation : l’Ange est si grave, la Vierge est si pure, le paysage aux arbres frêles a tant de grâce ; la Flagellation : on voit la face douloureuse du Christ, la couronne d’épines, les mains qui frappent, les bouches qui crachent, sans voir les corps ; et la Résurrection, toute blanche. Les couleurs sont si fraîches dans leur harmonie ! on dirait qu’il vient de les appliquer. Il a bien fallu qu’il mît une auréole à Judas, puisqu’il était un des apôtres ; mais il lui a mis une auréole noire, puisque Judas a trahi.

Quand vous aurez visité toutes les cellules, une à une et longuement, descendez, et faites le tour du second cloître, celui qui est plus austère et moins souriant. Les moines venaient puiser l’eau à ce puits, qui se dresse au centre du jardin ; la corde a usé la pierre. C’est ici qu’ils se promenaient et qu’ils méditaient. C’est ici qu’ils reposent : lisez les inscriptions sur les pierres de leurs tombeaux.

Gardez votre impression dernière pour le cloître près de l’entrée, d’une grâce aimable et subtile. Regardez encore ces fresques, que Fra Angelico a peintes au-dessus des portes : Saint Pierre le Dominicain, martyr, qui a la tête fendue d’un coup de hache, et qui met son doigt sur ses lèvres pour recommander le silence ; Jésus se faisant reconnaître aux disciples d’Emmaüs ; quelle douceur, quelle mélancolie ! Voyez le cèdre qu’on a planté au milieu du cloître ; il l’a envahi tout entier ; ses branches basses couvrent le sol, sa cime dépasse les murs et les toits. Le vert argenté de son feuillage forme une symphonie de couleurs avec les tons discrets des vieilles pierres, des colonnettes, des peintures qui s’effritent. Cet arbre majestueux ajoute à l’impression de paix, de recueillement, de dignité souveraine, dont le souvenir vous poursuivra toujours : car, s’il est de plus beaux lieux au monde, il n’en est guère de plus touchants. Tout cela : ces architectures sobres, ces peintures angéliques demeurées dans leur cadre idéal ; cette piété qui flotte encore dans l’air, ces images saintes, cette grâce des corps ; ce couvent, cette retraite ; ces buis, ces fleurs, cet arbre, et. comme ce sourire des plantes : tout cela vous ramène bien loin en arrière, vers l’époque où l’humain et le divin étaient intimement confondus, dans l’Italie mystique. Imprégnez-vous de son charme ; respirez son atmosphère ; hésitez longuement avant de franchir le seuil : vous ne trouverez rien de tel au dehors.


Florence, 28 août.

Grand tapage sur la place San Marco. Des jeunes gens s’agitent, et crient. Ils sont nombreux ; ils ont je ne sais quel air audacieux, et même provocant ; le moins âgé peut avoir quinze ans, et le plus vieux n’a pas dépassé la trentaine. Ce n’est pas une démonstration d’étudiants, puisque les étudiants sont en vacances ; une démonstration d’ouvriers, encore bien moins. Les groupes flottants qui se forment à travers la place se disciplinent peu à peu ; les manifestants prennent un ordre presque militaire, quatre par quatre ; ils obéissent à des chefs placés en serre-file. Ils portent de gros bâtons, la poignée serrée sur la hanche, la pointe en l’air, comme des épées. Ils chantent un hymne qui ne fait pas partie des divers répertoires que j’ai jadis pratiqués, et ils s’ébranlent pour une destination inconnue.


Florence, 29 août.

L’avocat G…, que je comptais voir, n’est pas chez lui ; il est encore dans sa villa des Camaldules. Rien d’étonnant, car la chaleur est étouffante. Seuls, les gens qui n’ont ni argent ni loisir sont demeurés à l’attache ; on ne rentrera guère que vers le milieu de septembre ou plus tard.

Je suis reçu par son fils, étudiant en droit de dix-huit ans, descendu à la ville pour peu de jours. Les jeunes gens me paraissent toujours redoutables ; ils sont si sûrs de réformer le monde, qui sans leur venue courait grand risqué de péricliter ; et leurs propos sont empreints d’une bienveillance si dédaigneuse pour les gens d’un autre âge, que je me sens tout humilié. Ils laissent entendre à tout moment, même sans le vouloir, que nous avons fort mal employé notre vie, et qu’il était pourtant fort simple de l’employer mieux. Comme celui-ci m’a vu apparaître dans son horizon dès l’âge où il commençait à marcher, il veut bien me témoigner une indulgence spéciale, et nous causons. Il est fasciste, naturellement ; la grande majorité des étudiants en droit, ses amis, sont fascistes ; il est descendu à Florence pour une manifestation du groupe, celle justement que j’ai vue hier. Son père n’est pas fasciste, il a grand tort. Comment ? Je ne sais pas au juste ce que sont les fascistes ? C’est pourtant bien connu, et bien simple. Après la guerre, il a semblé que l’Italie allât droit au bolchévisme. Alors on s’est organisé, on s’est armé, on a bientôt constitué une force, capable de s’opposer aux tentatives d’anarchie, et de rétablir l’ordre partout où il était menacé. Si on apprend que dans une commune voisine, la municipalité a renié la patrie, hissé le drapeau rouge, proclamé la révolution, et que quelques carabiniers ont été tués pour commencer, il s’agit de réagir vigoureusement : on monte en camion, on gagne la commune en danger, on fait rentrer les chefs dans le bon sens par quelques arguments bien appuyés, on se bat au besoin, à coups de trique, à coups de revolver, et on ne quitte la place que victorieux. Ce système expéditif, appliqué dans un grand nombre de cas, a tout simplement sauvé la nation. Les gens qui l’ont trouvé et qui le maintiennent en vigueur, ce sont les fascistes. Ils jurent par deux divinités : d’Annunzio, qui est l’inspirateur idéal du mouvement, et Mussolini, leur chef.

C’est ainsi qu’il m’instruit, et nous bavardons de bon accord, jusqu’au moment où j’éprouve le besoin de lui vanter ma visite à San Marco. Le voilà qui fait le dédaigneux. San Marco, une admirable chose, en vérité ; il y est entré lui-même, un jour qu’il n’avait rien de mieux à faire. Mais c’est un peu passé de mode. Il ne sait pourquoi les étrangers, quand ils se donnent la peine de venir en Italie, se précipitent sur les musées, les peintures, les sculptures et autres vieilleries, tandis qu’ils ne daignent même pas donner un coup d’œil à la vie moderne. Il serait temps d’en finir avec ce préjugé, que l’Italie est seulement le pays du beau, comme si on voulait ignorer la grandeur du présent en se rabattant toujours sur le passé...

— Futuriste ?

Pas le moins du monde. Il ne renie rien du patrimoine national. Il n’est pas assez fou pour vouloir combler les canaux de Venise : il est fier, étant Florentin, des trésors d’art de sa ville et de son pays. Seulement, il demande qu’on ne fasse pas tort à l’Italie. L’Italie a créé la plus grande fabrique d’automobiles du monde ; elle a trouvé les applications pratiques de la télégraphie sans fil ; elle a tiré parti, mieux qu’aucun autre peuple d’Europe, de ses richesses en houille blanche ; voilà qui n’est indigne ni d’intérêt, ni d’admiration. Que l’on regarde un peu moins les ruines de l’antiquité, et un peu plus les usines qui s’élèvent. Il faut vivre avec les vivants. Et on offense les Italiens, à la fin, quand on ne leur parle que de leurs beautés artistiques. La belle Italie, soit : mais à condition qu’on pense aussi à la grande Italie, qui veut sa place au soleil, et ne se sent inférieure à personne. Les étrangers ne le savent pas suffisamment ; non pas moi, bien entendu, qui ne suis pas tout à fait un étranger ; mais les autres...


Florence, 3 septembre.

Pour la majorité des petites gens d’ici, la guerre est une calamité que l’Italie pouvait éviter, mais que certains énergumènes ont été assez fous pour appeler sur elle. Une période idyllique, où la vie était agréable et facile, avant 1914 ; un cauchemar, de 1915 à 1918 ; depuis, une série de misères qui résultent logiquement de l’erreur initiale : telle est la façon dont ces simples voient l’histoire. Le cireur de bottes qui exerce son ministère au bout de la via Calzaiuoli vous demande une lire pour donner à vos souliers un éclat sans pareil : ce prix lui semble à lui-même exorbitant, mais il faut bien payer la guerre. — Le receveur du tramway vous tend une monnaie de papier presque aussi sale que la nôtre, et vous fait remarquer non sans joie que cette belle monnaie est une conséquence de la guerre. — Mes anciens logeurs : « Ah ! Signorino (ils m’appelleront Signorino jusqu’à ma mort), qu’est devenue notre pauvre Florence ? Il faut mettre dix francs pour avoir un fiasco de vin. Pourquoi, mais pourquoi avons-nous fait la guerre ? » — Un ouvrier, inscrit au parti socialiste, maudit les bourgeois qui ont voulu la guerre ; s’il tenait dans ses mains les d’Annunzio et les Salandra, ceux-ci n’en sortiraient pas vivants. Il s’agit d’un fort brave homme, et s’il rencontrait par aventure Salandra ou d’Annunzio, il ne leur ferait pas le moindre mal. Mais il ne veut voir dans la guerre que l’œuvre de quelques rhéteurs inconscients, et il se met des œillères. — Une femme du peuple : « Qu’a-t-on gagné, à faire la guerre ? De la souffrance et rien de plus. » — Dans un théâtre de troisième ordre, d’ailleurs tout plein de spectateurs très amusés, ouvriers et soldats en majorité, on donne une revue locale qui n’a pas de prétentions à s’appeler chef-d’œuvre. Elle ne contient guère que trois thèmes. Contre les impôts imposés par le Gouvernement depuis la guerre ; le Gouvernement apparaît comme une puissance occulte et maléfique, dont le rôle est d’opprimer le pauvre monde. Contre les profiteurs de guerre, les « requins, » comme on les appelle ici. Un marchand de souliers, un marchand de drap, un marchand de farine, viennent raconter comment ils se sont enrichis aux dépens de ceux qui se battaient pour le Gouvernement ; ils souhaitent un autre conflit très prochain, pour grossir leurs millions. Contre les paysans, qui sont devenus des profiteurs de guerre eux aussi, et laissent périr leurs denrées plutôt que de les vendre aux prix fixés... Ainsi de suite. Il n’est pas jusqu’à l’appariteur de l’Institut d’études supérieures, personnage académique, qui ne soit dégoûté. « Avant la guerre on pouvait vivre. Aujourd’hui, c’est impossible. Et croyez-vous qu’il soit agréable de faire toute la journée des courbettes, pour rien ? » Il songe à quitter l’Université pour retourner aux champs, perspective héroïque. Rien n’arrive, qui ne soit la faute de la guerre, spéculation abominable qui a mal tourné.


Florence, 4 septembre.

La lumière électrique, blanche et crue, découpe brutalement, dans la place obscure, un rectangle net ; elle ruisselle sur les nappes des petites tables alignées, s’accroche aux couverts qui scintillent, tombe sur les pierres blafardes. En face de nous, les hauts murs du palais Strozzi, massif et noir, semblent hostiles à cette lumière indiscrète, et s’enfoncent dans la nuit. Peu de passants ; pas de voitures ; on dine en plein air, dans la paix du soir.

C’est l’heure où les conversations, après avoir longtemps erré, se dirigent enfin vers les points essentiels. « Et donc, quelle est votre impression sur l’Italie ? » Question dix fois entendue, chère à un peuple toujours anxieux du jugement de ses voisins, et particulièrement sensible lorsqu’il s’agit d’un Français.

Je réponds à mes compagnons, — un journaliste, Sicilien d’origine, à l’œil vif, au geste prompt ; et un ancien député toscan, qui porte dans ses traits toute la finesse de sa race, — que mon impression est bien loin d’être faite ; qu’elle va se formant ; et que je compte sur eux pour me venir en aide. C’est à moi, bien plutôt, de les interroger. Dans quel sens la guerre a-t-e lie modifié la conscience nationale ?

Effet double, à les en croire. D’une part, la détente après l’effort, le désir de jouir après une longue période de sacrifices, et comme la revanche de la matière. Un grand appétit de plaisir, de luxe, avec un minimum de scrupules sur les moyens de le satisfaire. Une vague de paresse. Une spéculation effrénée. Un abaissement de la moralité moyenne qui s’est traduit dans la littérature : jamais on n’a tant lu, le goût de la lecture s’est répandu presque dans toutes les classes ; les éditeurs ont publié sans relâche pour répondre à cette demande nouvelle, et vont jusqu’à payer largement les auteurs, ô merveille ! Mais jamais on n’a lu de livres en général moins recommandables. Les bons écrivains ne manquent pas : les auteurs de romans pornographiques sont plus nombreux encore : ils étalent aux vitrines des libraires leurs couvertures criardes et leurs titres prometteurs, et connaissent des succès commerciaux sans précédent. Tout cela ressemble plus ou moins à des effets communément observés dans le reste de l’Europe ; mais voici qui est plus particulier. Tout au long de la guerre, un parti nombreux est resté hostile à l’intervention italienne ; pas d’union sacrée, sauf en quelques heures critiques, vite oubliées. Tout au long de la guerre, une masse qu’on n’a pas suffisamment éclairée a considéré la guerre non pas comme un conflit de principes auquel nulle conscience humaine ne pouvait se soustraire, non pas comme la défense de la justice contre l’injustice, mais comme une entreprise aventureuse dans laquelle on l’a jetée en vue d’avantages incertains. La France, attaquée, n’a pas discuté la guerre, elle a dû se défendre d’abord. L’Italie, non attaquée, a discuté pendant de longs mois l’hypothèse de la guerre ; l’intervention est devenue, pour une part, affaire de politique intérieure. D’où, dès le jour de l’armistice, la revanche du parti hostile à la guerre ; d’où la réaction de la masse, réaction violente, impétueuse, dangereuse au point de porter la nation jusqu’aux approches de l’anarchie. D’où, aujourd’hui, non pas seulement des cris de haine contre le principe de la guerre, ce qui est trop naturel ; mais une désillusion profonde devant des avantages qui semblent minces au prix d’immenses efforts et de longs sacrifices, des rancœurs, des amertumes, des reproches, des divisions tenaces et un malaise prolongé.

Second effet, tout contraire : une conscience nationale mieux trempée à la fois par la guerre et par l’épreuve qui a suivi. Dans l’élite, la vision plus nette du devoir à remplir, de la nécessité du commandement dont on a pris l’habitude dans les tranchées ; l’idée, pratiquement vérifiée, que son intervention dans la vie publique est une nécessité absolue, si elle ne veut pas mourir. Les anciens combattants sont pour tout le pays une source continue d’idéalisme ; ils travaillent eux-mêmes à ce que leur sacrifice ne soit pas vain, et ils le prolongent. Ajoutez une autre attitude devant l’étranger : la volonté ferme de ne plus aller à la remorque d’une autre Puissance, en lui remettant le soin de la sécurité nationale. Un grand désir d’indépendance, le soin d’exiger en toute circonstance un traitement qui soit au moins celui d’égalité, voire une susceptibilité de plus en plus chatouilleuse. Autant de traits qui s’affirment avec une netteté de plus en plus marquée, qui surgissent avec une vigueur croissante du désordre antérieur.

L’heure s’avance, le garçon se rappelle à nous par des évolutions nombreuses et une toux répétée ; il attend sans résignation que ces clients attardés, dont deux parlent et le troisième écoute, lui rendent enfin sa liberté. Nous partirons ; mais non sans que le député M... ait ajouté, en allumant son long cigare :

— Prenez bien garde que le Gouvernement n’est pour rien dans les directions nouvelles que prend l’Italie. Son rôle est de laisser faire. Il est généralement sans force et sans énergie. Chose extraordinaire dans un pays où les individualités ne manquent pourtant pas, nous n’avons pas d’hommes d’Etat de rechange. Nous possédons un grand premier rôle, qui ne quitte la scène que pour des intervalles de repos nécessaires : encore ne pourra-t-il éternellement durer. Quand il s’en va, on constate que personne n’est capable de le remplacer. Alors il revient. Nous aurions un grand homme d’Etat qu’il lui serait à peu près impossible de gouverner, étant donné notre système électoral actuel. Nos dernières élections, en mai 1921, ont envoyé à la Chambre des représentations si sensiblement égales en force qu’aucune ne l’emporte sur les autres coalisées ; on ne saurait constituer une majorité solide. Le président du Conseil passe son temps à des exercices d’équilibre. Voilà ce que nous a valu la représentation des minorités. Elle nous a été dictée par un sentiment de justice, sans doute ; mais la politique aussi doit avoir sa morale, La morale commune n’est pas compatible avec la politique. Le rôle de la politique est d’assurer le bonheur du peuple ; ce qui n’assure pas le bonheur du peuple est immoral. La loi qui assure la représentation des minorités, politiquement parlant, est immorale. »


Chartreuse d’Ema, 5 septembre.

Excursion à la Chartreuse d’Ema, une fois passées les heures chaudes du jour, en Compagnie de quelques Français. Plusieurs d’entre eux sont frappés des marques d’hostilité qu’ils ont rencontrées, et assurent que la francophobie du peuple italien est maintenant un fait acquis. L’un raconte qu’on lui fait grise mine à sa pension ; un autre a recueilli le propos suivant : « Dieu sait si j’ai la guerre en horreur ; eh bien ! s’il fallait marcher contre la France, je serais prêt tout de suite. » On doit se garder d’attacher trop d’importance à de telles paroles, qui peuvent être le fait d’un excité, et qui sentent leur rhétorique. Mais il faudra voir jusqu’où va ce sentiment, s’il est étendu, s’il est profond.

Une des dames de la compagnie, femme d’esprit, et qui aime le paradoxe, fait une charge à fond contre les articles, les discours et les toasts où il est abondamment question des deux sœurs latines. Comme si deux sœurs se ressemblaient nécessairement, dit-elle ; comme si leur caractère était nécessairement identique ! Elles se ressemblent par la démarche, par les traits, par la voix : mais tout d’un coup, elles se trouvent différentes par les qualités intimes de l’âme, qui constituent l’essence de leur être. Et justement, de se trouver si semblables et si dissemblables à la fois, elles s’irritent. Elles vivent dans un perpétuel malentendu, que la moindre question d’intérêt suffit à aigrir. Ne parlons pas des sœurs latines, et cherchons à nous connaître vraiment, pour justifier notre affection non plus par de vagues liens du sang, mais par une estime réciproque. Car les deux pays croient se connaître, et en réalité s’ignorent totalement. — Ce paradoxe, soutenu avec verve, est amusant.

Il prend fin quand nous nous arrêtons devant la sépulture des Acciaiuoli, les bons amis de Boccace, sculptée par Orcagna. J’aime ces figures de pierre étendues sur les tombes comme sur un lit de repos. Ils dorment côte à côte, la femme et le mari, tout de leur long couchés. Tous les détails familiers apparaissent, les plis de l’oreiller qui s’affaisse sous le poids de la tête, les broderies de la robe et du manteau, l’entrebâillement des lèvres, la lourdeur des paupières, les veines des mains fatiguées. Mais le marbre poli donne une sérénité surhumaine à cet éternel sommeil.


Florence, 7 septembre.

On est ici dans une atmosphère morale bien singulière. Chaque matin, quand on ouvre son journal, on lit le récit d’événements tragiques. Il ne s’agit plus de drames d’amour, qui semblent avoir cessé d’être à la mode. Les fascistes partent en « expédition punitive, » comme ils disent. Les communistes ne résistent généralement pas ; mais lorsqu’ils peuvent surprendre quelques fascistes isolés, ils se vengent et les tuent. Entre les deux partis, sans que le premier tort vienne toujours du même côté, c’est une série de provocations, de rixes, de vengeances ; la violence appelle la violence, et le meurtre politique est à l’ordre du jour.

Vous en concluriez que la vie normale est singulièrement troublée, et vous loueriez les sages qui, craignant qu’une balle égarée ne vienne leur piquer la peau, ne s’aventurent pas dans ces régions dangereuses. Pas du tout ; ces gens sages sont parfaitement absurdes ; cités et villages offrent l’aspect le plus paisible, et la vie ordinaire n’est pas plus troublée que sur le boulevard des Capucines ou dans la rue Soufflot. A vrai dire, ces violences mêmes ne paraissent plus que de menus incidents, en comparaison de celles qui ont précédé. Fascistes et communistes ont conclu un pacte d’apaisement, le pacte de Rome, qu’on observe avec plus ou moins de rigueur, mais qui a mis fin à la période où les conflits menaçaient de devenir guerre civile. Restent des cas fréquents, mais isolés ; des gestes rapides, que l’étranger ne saisit même pas, sauf par aventure ; des sursauts, qui sont comme les tressaillements d’un organisme qui déjà s’est repris,

Les services publics ne laissent pas de donner une impression de désordre. La poste est irrégulière, capricieuse. Il est à peu près impossible de circuler en chemin de fer sans se résigner à de longs retards ; vous voyez, jusque dans les petites gares, des groupements d’employés fort occupés à ne rien faire, et qui considèrent le public comme un trouble-fête ; ils le lui font bien voir. Ces messieurs ont une tendance marquée à former un Etat dans l’État. Sous le prétexte le plus futile, ils menacent de faire grève. J’ajoute que dans les dépôts des grandes villes, le pillage des wagons de marchandises a été parfaitement bien organisé ; on a employé tous les moyens, même l’assaut et la fusillade, comme au cinéma. De sorte que les marchandises sont encore plus mal traitées que les voyageurs.

Vous en tireriez des conclusions pessimistes, et vous auriez tort. Ces signes de désordre n’apparaissent plus guère que comme la liquidation du passé, et vont diminuant. Il y a souvent menace de grève : les grèves sont rares. Il y a quelquefois des tentatives pour entraîner plusieurs corporations dans un mouvement général : ces tentatives ne réussissent plus. Les services publics fonctionnent en grinçant encore, ils fonctionnent mieux qu’il y a quelques mois. On revient à l’ordre normal, lentement.

De même encore : une nervosité flotte dans l’air. La Toscane est par excellence le pays de la gentilezza : il n’empêche qu’on constate souvent, aux guichets, aux comptoirs, aux tables des restaurants, des aigreurs et des disputes. On est impatient, assez facilement irritable. « Avez-vous remarqué, me dit un de ces Anglais qui ont fait de Florence leur séjour préféré, l’extrême mobilité de la foule ? Il est vrai qu’elle a toujours été plus vive que la nôtre, heureusement. Mais voyez quel besoin, aujourd’hui, de circuler, de se déplacer, de s’agiter ! Assis aux tables des cafés, les gens se lèvent, vont saluer des amis, reviennent, repartent ; curieuse façon de se reposer. Dans le train, par-dessus les jambes des voyageurs entassés, franchissant valises et paquets, il faut qu’ils gagnent le couloir, et puis qu’ils recommencent la traversée en sens inverse ; ils ont du vif argent dans les veines, ils ne peuvent rester en place. Dans les salles de spectacle, les gens qui arrivent après le commencement, les gens qui partent avant la fin, les placeurs, les marchands de programmes, transforment l’auditoire en une mer agitée, pendant un tiers de la représentation. Et quelle véhémence, quelle ardeur à manifester leurs opinions, à applaudir ou à siffler ! J’ai voulu voir un combat de boxe, l’autre jour, à Rome ; parce qu’un des champions manquait au dernier moment, on a failli démolir la salle, on a démoli le matériel. » Dix ans de séjour à l’étranger n’ont pas habitué cet excellent homme aux différences de diapason ; nous sommes moins sensibles à cette mobilité, qui est un peu la nôtre ; entre les Anglais et les Italiens, nous formons la transition. Il n’a cependant pas tort, quand il constate que l’atmosphère demeure fébrile.

Au moins ne connaît-on plus ces jours précaires, et comme sans lendemain possible, qui donnaient à la vie quelque chose d’angoissant. L’existence était devenue un rêve qui pouvait à chaque instant finir. Rien n’avait plus de valeur durable, ni l’argent qu’on gaspillait, ni le travail, ni l’effort. Après avoir attendu l’avènement d’un nouveau paradis terrestre, on attendait une catastrophe qui anéantirait toutes les institutions établies. Inutile de peiner, ou d’épargner, ou seulement de vouloir. Il s’agissait seulement de profiter de l’heure qui passe. Ce temps-là est fini. On se rappelle maintenant qu’il est nécessaire de gagner son pain quotidien, et que l’argent ne s’acquiert pas si vite, par des spéculations toujours heureuses et parfaitement faciles. On est revenu à la réalité. Un docteur de la ville, qui connaît bien les ouvriers pour les voir tous les jours à sa consultation, juge que le trait le plus frappant de la psychologie du peuple, au cours de ces derniers mois, est la reprise du travail, dont on avait le dégoût et presque la haine.

Des deux tendances, l’une, celle qui allait vers l’anarchie, s’affaiblit et s’atténue tous les jours. L’autre, celle qui va vers l’ordre, a désormais triomphé. On voit écrit sur les murs : « Vive Lénine ! » mais on entend dire : « Nous aurions besoin d’un Hindenburg. »


8 septembre ; en chemin de fer.

Ne me parlez pas des pays où les wagons de chemin de fer sont des prisons où règne le silence. Les voyageurs restent glacés, méfiants, inhumains. Vous ne savez rien de votre voisin, ni où il va, ni ce qu’il fait, ni ses opinions politiques ; rien sur les membres de sa famille. Parlez-moi, au contraire, des pays où cinq minutes suffisent pour transformer le décor aride d’un coupé en salon où l’on cause. Il suffit d’attendre un peu : le premier abord est rude ; vous avez l’air d’un assiégeant qui pénètre par force dans une maison hostile ; on vous dévisage sans sympathie, comme il est naturel pour un intrus. Mais vous trouvez bientôt une petite place ; quelqu’un d’obligeant resserre ses bagages pour vous permettre d’insinuer votre valise dans le filet : dès lors la glace est rompue, vous faites partie de la petite société qui a fait un pacte d’alliance jusqu’à Sienne ou jusqu’à Empoli ; vous êtes citoyen de cette cité provisoire. On parle, on bavarde, on rétablit en quelques phrases l’équilibre de l’Europe et la paix du monde, c’est un délice.

Dans notre compartiment pénètre un voyageur qui parle un peu avant que d’être assis. Il ne nous dissimule pas qu’il a conquis, par ses mérites, une grosse place dans un ministère, à Rome. Il est arrivé jeune, il déteste les vieillards. N’a-t-il pas raison ? Cette demande s’adresse à son voisin de face, colonel en retraite, un peu défraîchi, qui se croit forcé misérablement d’approuver. Il déteste aussi les Français, il est enragé contre eux : cette fois, c’est à moi qu’il demande une approbation. Il raconte vingt histoires, occupe tout le wagon de sa personne, prend le livre que je lis, et découpe les pages avec sa carte de visite. Il emprunte un journal qu’il rend avec dédain, ce journal est absurde. Il consulte les indicateurs, trace des itinéraires pour un jeune homme timide, lui enjoint de descendre à tel hôtel et de ne rien acheter dans tel magasin. Des dames entrent ; elles mangent des chocolats, ces chocolats doivent être bien bons, il en acceptera un, pour leur faire plaisir. « Je parie qu’ils coûtent trois francs l’hecto ? — Six francs, monsieur. » Il donne un billet de recommandation pour le ministre à un voyageur qu’il rencontre pour la première fois. Car il connaît le ministre de la Guerre, et tous les ministres en général, et le président du Conseil, et même le Roi. Il coupe brusquement la parole aux autres, et impose son avis. Il ne tolère pas la moindre contradiction ; car il sait bien, lui... Un souffle de révolte passe sur la petite communauté. « C’est un prepotente, me dit à l’oreille le vieux colonel ; il y en a beaucoup aujourd’hui. »


San Gimignano, 9 septembre.

Ma fenêtre découpe le paysage, et me le présente comme un tableau tout encadré.

Au premier plan, c’est la route blanche, où courent les voitures légères et haut perchées des paysans. Les paysans font claquer leur fouet ; les grelots sonnent ; et la poussière s’élève par tourbillons.

Au delà de la route, doucement, en bon ordre, vignes et oliviers montent à l’assaut de la colline onduleuse. Le vert argenté des oliviers, le vert plus sombre des vignes, marquent les files et distinguent les bataillons, qui s’accrochent à la terre grise. Sur la cime, quelques cyprès, droits et nets, profilant sur le ciel leur silhouette noire, prêtent une note de mélancolie à toute cette grâce souriante.

Vers la gauche, sur un éperon, San Gimignano plante solidement ses murs et ses tours carrées. On dirait une forteresse où veilleraient des géants. Malgré l’architecture massive de ces tours, l’ensemble n’en conserve pas moins une svelte élégance. Dispersées ou serrées l’une contre l’autre, leur ordonnance est capricieuse. Une couleur rouillée les patine ; le soleil les dore ; altières, elles sont les reines de l’horizon.

Je suis arrivé dans la nuit. A la gare de Poggibonsi, on devait attendre deux heures l’automobile qui parcourt maintenant, comme un monstre difforme, ces routes paisibles qu’il émeut. Il valait mieux prendre la carriole et gagner San Gimignano par ce moyen primitif et délicieux. Nous nous sommes serrés sur les banquettes, jusqu’à treize voyageurs ; alors il a fallu que le dernier monté se résignât à descendre ; le poids n’y faisait rien, mais le chiffre était dangereux. On a installé sur le toit frêle des valises vénérables, des paniers, des paquets enveloppés de mouchoirs éclatants, et trois volières. Et gaiment, on a mis en route les deux petits chevaux qui nous traînaient. Mais on s’est arrêté bientôt ; on avait oublié d’ôter l’eau des mangeoires, dans les cages ; et il pleuvait sur la tête d’une jeune fille qui riait.

Tout ce monde était bavard, joyeux, pétillant. Il y avait là trois jeunes gens qui parlaient avec mystère de ce qui allait se passer le lendemain à Poggibonsi ; ils gagnaient San Gimignano, pour ne retourner dans leur bourg qu’après deux jours passés. Les allusions devinrent bientôt si claires, qu’il fut impossible de ne pas comprendre, fût-on obtus, qu’il s’agissait de trois jeunes révolutionnaires : prévoyant une incursion fasciste, ils préféraient vider la place, par dignité. Ces révolutionnaires étaient de fort bons diables, gais et spirituels à souhait. Peut-être la présence de trois jeunes filles n’était-elle pas étrangère à cette gaîté. À force de traverser les vignes, elles eurent envie de raisin. On leur répondit qu’il était impossible d’en cueillir, parce que les paysans veillaient, la vendange étant proche. Deux hommes descendirent pour prendre un raccourci. Au détour, on les vit reparaître, les mains pleines de grappes blanches et noires, grains serrés, peau ambrée, pulpe juteuse. Les jeunes filles poussèrent de petits cris ; on offrit du raisin au voyageur étranger ; comment aurait-il pu refuser de prendre part à ce festin ?

Ainsi nous allions, lentement, sagement, grimpant les pentes, suivant les lacets de la longue route, à travers les vignes en festons. Nous dépassions les attelages des grands bœufs blancs qui gravissaient les côtes, plus pesamment que nous. À un point donné, nous avons dû descendre, afin de soulager les chevaux qui n’en pouvaient plus ; personne ne s’est fait prier ; les jeunes gens ont aidé les jeunes filles. Nous avions oublié l’heure, qui dut prendre la peine de se rappeler à nous. Car à la fin les vagues sinueuses des collines prirent une teinte bleuâtre, s’assombrirent, s’estompèrent peu à peu dans le noir. Les étoiles s’allumèrent. Les voix, dans le soir tombant, prirent un timbre étrange. Et quand nous arrivâmes dans la longue rue étroite de San Gimignano, où les pieds des chevaux résonnaient sur les dalles, c’était la nuit.

Comme on m’accueillit ! avec quelle joie ! Comme on voulut porter mes valises dans ma chambre, sans me permettre de les toucher seulement ! Vite, on s’assit autour de la table de famille, sous la lampe ; toute la maisonnée, l’aïeule toujours coiffée d’un mouchoir serré sur sa tête ; les fils et les filles ; et le maître du logis.

Il s’était passé des choses bien étranges à San Gimignano, depuis que je n’y étais venu. La municipalité était tombée aux mains des communistes, des léninistes. Des troupes de paysans parcouraient les routes, entraient dans les fermes et s’emparaient des terres. Ils voulaient prendre les champs ; mais le propriétaire continuerait à fournir, bien entendu, les semences, les bestiaux et les charrues ; pour les impôts, personne ne les payerait, puisqu’il n’y en aurait plus. Les fascistes sont arrivés, un beau matin, en camion. Ils n’étaient pas plus d’une vingtaine ; mais les autres ont pris peur et se sont tenus cois ; c’est à partir de ce jour que l’ordre a commencé à se rétablir. Les léninistes sont restés sous l’impression de la menace : ils croyaient toujours que les fascistes allaient revenir. Un matin, on voit de loin un camion dans la plaine ; les femmes s’émeuvent, les hommes jugent prudent de déguerpir dans les champs. Or, c’était un camion chargé de bois. On a bien ri ; car personne n’est plus railleur qu’un Toscan, pas même un Français.

— Il y a là quelque chose que je ne comprends pas, unirait qui me déroute. Pourquoi les communistes tremblent-ils ainsi devant les fascistes ? On trouve des gens courageux parmi les premiers comme parmi les seconds. Comment ne résistent-ils pas ?

— A vrai dire, le sang a coulé. Ce fut après les élections municipales de décembre 1920, qui donnèrent la majorité aux extrémistes. On avait abattu le drapeau national, et hissé le drapeau rouge à la mairie. Le dimanche qui suivit, les fascistes revinrent, firent enlever le drapeau rouge, commandèrent d’arborer aux fenêtres le drapeau tricolore ; on obéit. Il y eut des querelles toute la nuit. Le lundi, dès l’aube, les fascistes s’étaient postés sur les routes, arrêtaient les passants, et déchiraient les cartes du parti socialiste quand ils en trouvaient sur eux. Un paysan résista et leva sa hache ; les fascistes le tuèrent à coup de revolver. Mais en général, on cède. Voici : les fascistes, jeunes gens pleins de fougue ou anciens combattants, sont prêts à sacrifier leur vie pour le principe qu’ils défendent, et d’où dépend l’existence même de la patrie. Les extrémistes, au contraire, tiennent par-dessus tout à leur existence. A quelques exceptions près, il n’ont guère d’autre idéal que de se mettre à la place des riches. Comment risqueraient-ils leur peau ? Ils se recrutent en partie parmi ceux qui ont été déjà les mauvais soldats, les déserteurs, les lâches ; parmi ceux qui ont préféré une première fois, au moment de la grande épreuve, leur salut immédiat au sacrifice de soi. Pour les autres, ceux qui, logiquement, devraient être aussi courageux que les fascistes, il faut expliquer leur cas par la surprise, par la panique. Peut-être les choses ne se passent-elles pas ainsi partout ; c’est ainsi qu’elles se sont passées à San Gimignano...

Demain, nous irons regarder les peintures de Benozzo Gozzoli, et d’autres qu’on vient de trouver sous une couche de plâtre, au Municipio. Nous irons faire le tour des vignes, et nous verrons bien si je sais encore distinguer les plants américains des produits du pays. Nous mangerons sur l’arbre les figues mûres. Peut-être quelque paysan aura-t-il trouvé sous la terre une statuette étrusque, dieu de bronze réveillé de son sommeil millénaire ; un vase ; une coupe ; une lampe ; une fibule. Sinon, nous irons chez Cristina, la marchande qui ne manque pas d’antiquités bien imitées, statuettes ou tableaux ; elle en a même quelquefois de vraies. Nous bavarderons sur la place du Dôme, dans un décor de pierre qu’aucun décor de théâtre n’égala jamais. Ce soir, le voyageur doit être fatigué, il a besoin de repos.

Avant de prendre les chandeliers, et de gagner les chambres rustiques crépies à la chaux, on va dans le jardin. La nuit est transparente ; le ciel est délicat et tendre ; on devine le paysage sans le voir ; les masses sont fondues et paraissent aériennes, sans contours. Très haut, et comme suspendues en l’air, les lumières de San Gimignano scintillent. Très loin, dans la campagne, un grand feu d’herbes sèches tord sa flamme rougeâtre. Une cloche se met à sonner, et lorsqu’elle a fini d’égrener sa plainte, on n’entend plus dans le grand silence nocturne que la musique éperdue des grillons.


Capraia, 13 septembre.

C’est, au bord de l’Arno, un bourg sur un roc. Les maisons se hissent sur la pente raide, en des attitudes bizarres, comme si elles s’aidaient l’une l’autre à gravir cette cime faite pour des chèvres. Les passages se glissent sous les voûtes, les escaliers surplombent les portes, les pauvres architectures se chevauchent et s’enchevêtrent. Je grimpe, non pas en tournant, ainsi qu’on fait pour tromper les collines, mais tout droit, par des chemins étroits qui sont des escaliers de pierre. Arrivé au sommet, sur la place biscornue où s’effrite une église fanée, je domine toute la plaine, les courbes molles de l’Arno, les lignes fondues du doux paysage toscan, le cercle des collines lointaines.

Ce devait être une ville inexpugnable autrefois. Vue d’en bas, elle semble inaccessible. Elle est ceinte, vers le haut, d’un boulevard massif sur lequel les siècles n’ont pas mordu, ciment indestructible et rochers immuables. Au sommet, une tour crénelée rappelle l’ancienne force et l’ancienne gloire. Les fenêtres ont des airs de meurtrières, serrées dans leurs murs épais.

Aujourd’hui, la vie s’y éteint. Doux fabriques de poteries, où l’on cuit des vases en terre rouge, lancent vers le ciel un maigre panache de fumée ; quelques femmes aux jambes nues vont de la porte des fabriques au bord du fleuve ; elles déchargent leurs grandes hottes dans un bac qui s’emplit de ces vases fragiles. Pas d’autre signe d’activité. Les maisons sont délabrées ; la mousse a envahi les seuils après la rue ; le crépi est tombé, laissant aux murs des plaies ; les couleurs sont ternies, les fers rouilles, les bois vermoulus. Des enfants maladifs jouent tristement devant une porte. Une vieille édentée regarde sournoisement l’étranger qui passe. Un chien grogne.

On se reporte par l’imagination au temps des luttes épiques, quand il était bon d’avoir, pour éviter toute surprise et déjouer toute ruse, un château fort sur une cime. Les seigneurs de Capraia bravaient le pouvoir de Florence ; et Florence bâtissait, en face de Capraia, Monte Lupo : le loup pour manger la chèvre. Après les batailles, heureuses ou malheureuses, afin de ramener son butin ou de panser ses plaies, on remontait là-haut ; on fermait les portes de fer, on mettait des veilleurs aux créneaux. L’histoire de la Toscane, du Moyen Âge qui finit à la Renaissance qui commence, est celle d’un long combat, ville contre ville, parti contre parti, famille contre famille. Le sang ne cessait pas de couler. Jamais on n’avait tenu la vie humaine en si peu de compte ; et jamais elle n’avait été plus précieuse, puisqu’elle devenait sa fin à elle-même, qu’on l’emplissait de toutes les jouissances, qu’on l’ornait de tous les prestiges de l’art.

De ce passé sanglant il ne reste guère de traces : toutes ont-elles disparu ? L’esprit qui animait les Guelfes contre les Gibelins, les Blancs contre les Noirs, ne semble-t-il pas revivre chez quelques-uns de leurs descendants ? Ce mépris de la vie dont témoignent aujourd’hui les luttes politiques, au moment précis où la leçon de la guerre a rappelé la valeur infinie de chaque existence humaine, ne se rattache-t-il pas à des traditions séculaires ? Est-ce la première fois que les citoyens, voyant le défaut des institutions, se font justice eux-mêmes, et prétendent tirer de la violence un nouveau droit ? Est-ce la première fois qu’un parti se substitue à l’État ? Un jour d’émeute, une troupe en furie jette dans l’Arno un des membres de la troupe adverse qu’elle a surpris ; un autre, blessé, s’accroche au rebord du pont ; on lui écrase les mains, jusqu’à ce qu’il desserre son étreinte et tombe : quand un tel fait s’est-il passé ? Au treizième siècle ? Hier ? — Un jour d’émeute encore, en pleine assemblée communale, on tue un des représentants de la minorité, blessé de guerre et mutilé ; à quel moment ? Hier ? Au temps des seigneurs de Capraia ? Alors, comme aujourd’hui, il n’était personne qui ne portât sur lui des armes. Alors, comme aujourd’hui, on publiait contre ceux qui portaient des armes des édits qu’on n’observait pas. Alors, comme aujourd’hui, des citoyens venant de diverses cités se réunissaient, partaient en hâte pour que leur dessein ne fût pas devancé, fondaient sur leurs ennemis, saccageaient ou brûlaient leurs maisons, et s’en retournaient chacun chez soi. Alors aussi les chefs de partis s’entendirent, pour faire cesser ces expéditions qui, de vengeance en vengeance, engendraient des meurtres à l’infini.

Peut-on voir, dans la crise qui va s’apaisant, des analogies avec la tradition italienne du Moyen Age et de la Renaissance ? Non sans doute ; il ne faut rien dramatiser.


Monte Lupo.

L’Albergo del Moro me séduit par son nom et par son aspect paisible. Quand on a erré longtemps par les rues, sous l’œil des perruquiers qui flânent devant leur « salon » vide, des cafetiers qui regardent à travers leurs carreaux, du marchand de châtaignes qui crie sa marchandise chaque fois que vous passez, des femmes assises sur leurs portes qui tissent inlassablement de longs rubans de paille, on se sent las et on a besoin d’ombre. On croise des ouvriers vêtus de haillons, non rasés, aux souliers sans cirage, et qui ont avec cela l’air de grands seigneurs, tant ils portent avec grâce leur veste jetée sur une épaule et leur feutre retroussé. On a risqué d’être écrasé par les chevaux fous qui traînent à toute allure leurs charrettes rouges, et foncent sur les passants. On retombe dans les mêmes rues, elles ne sont pas nombreuses. On est connu de tous les gamins. Rien d’autre à faire que d’entrer à l’Albergo del Moro.

J’ai mal choisi. Trop de mouches y dansent gaîment à travers les rais du soleil. Les tables, le buffet, les chaises, sont vulgaires ; aucun de ces meubles anciens que l’étranger en voyage a le vague espoir de trouver encore dans les bourgs écartés. Le principal ornement des murs est constitué par une réclame pour un épicier de Florence. On ne trouve à point nommé d’auberges pittoresques que dans les romans, avec des flacons, des rôtis appétissants et des pâtés. Celle-ci est sale. Il faudra manger sur une nappe que déshonorent des taches vineuses. J’aurai des pâtes et un morceau de bouilli : du dessert, ou seulement des fruits, ou seulement du fromage, il n’y en a plus, tant pis pour moi. Résignons-nous, et mangeons en compagnie d’un chat gris très gourmand.

Mais de l’autre côté de la porte vitrée, des voix s’élèvent. Il y a là des dineurs qui sans doute ont fait meilleure chère. Quatre ou cinq personnes, me semble-t-il, qui se taisent bientôt pour écouter un orateur à la voix sonore, à la phrase ample, au vocabulaire imagé et précis. Je l’écoute aussi, sans le voir. Et alors, dans ce pays perdu, dans cette auberge sale, j’entends les plus beaux lieux communs du monde, tels que les humanistes ne les auraient pas désavoués, à l’époque où ils apprenaient à l’école des Latins la valeur du verbe et le sens de l’idée. Que nous arriverons tôt ou tard à la mort, riches ou pauvres, et qu’ainsi, il importe de bien employer la vie. Que nous ne sommes pas plus vicieux que les Anciens, quoi qu’on en dise ; pour preuve, on n’a qu’à regarder les peintures de Pompéi : ne montrent- elles pas que l’immoralité était constante alors ? Que l’humanité est certainement en progrès, puisque nos arrière-grands-pères ne connaissaient ni les chemins de fer, ni le télégraphe, ni le téléphone, ni l’aviation, cette merveille...

Qui parle ainsi ? Quelque avocat en vacances ? Un professeur qui a pris sa retraite dans son pays natal ? L’instituteur du lieu ? Un simple ouvrier peut-être. N’importe qui, puisque je suis en Toscane, et qu’un enfant d’ici par le mieux qu’un maître de chez nous.


Le 14 septembre et les jours suivants.
A Florence, pour les fêtes de Dante.

Florence s’est remplie de gens venus des villes et des campagnes voisines, venus de tous les points de l’Italie, pour célébrer les fêtes du sixième centenaire de la mort de Dante. Les hôtels sont pleins, pleines les rues ; on circule avec peine à travers la foule. La physionomie de la ville, d’ordinaire si discrète et si fine, en est totalement changée ; ce musée est devenue cohue. Tant mieux. Il y a quelque chose de touchant à voir ces gens accourus pour la commémoration du grand poète. Un tel empressement doit réjouir tous ceux qui s’intéressent à la vie de l’esprit dans le monde, puisqu’il représente une victoire remportée sur les puissances de légèreté et d’oubli. Ce grand concours de peuple fait honneur à l’Italie et à Florence.

Tous drapeaux déployés, y compris celui de Trieste, qui semble flotter joyeusement dans l’air, toutes fanfares sonnant, un long cortège s’en va de la place de la Seigneurie à l’église de Santa-Croce, où l’on déposera une couronne de laurier sur le cénotaphe de Dante. Les rues sont enguirlandées ; sur les balcons règnent ces tapisseries dont l’effet décoratif est particulier à l’Italie, et d’ailleurs si puissant. La place de Santa-Croce, toute oriflammes, pavillons, bannières, écussons, fleurs et feuillages, est comme un grand jardin de gloire.

En France, les fêtes officielles sont guindées, ennuyeuses. Le sourire n’est pas au programme. Les autorités se plaisent à traduire leur éminente dignité par un air distant. Ici, tout se passe avec bonhomie, avec familiarité. Aucune morgue. Aucune contrainte, pas même dans les toilettes, chacun restant libre de s’habiller comme il lui plaît. Quelques-uns ont sorti des armoires des chapeaux hauts de forme, spectacle inusité ; mais les chapeaux de feutre, les chapeaux mous, les chapeaux de paille, voisinent avec eux sans jalousie. Les redingotes ne s’offusquent pas des vestons : je vois même dans les représentations officielles quelques costumes de toile : il fait si chaud ! On plaint les officiers en uniforme de gala et les carabiniers qui peinent sous leur immense chapeau à cornes, gainés dans leur tunique à longs pans. On s’en va, sans faire tant de façons, dans une liberté qui n’est cependant pas tout à fait du désordre. Les avant-gardes et les arrière-gardes des délégations se confondent, mais le gros tient bon. L’attitude est digne sans être compassée. Deux Allemands en culottes courtes, Bœdecker à la main, se faufilent au milieu des autorités pour pénétrer les premiers dans Santa-Croce, bonne aubaine ; on ne songe seulement pas à les écarter. L’ennemi, c’est la contrainte ; la liberté individuelle demeure le bien suprême. La guerre n’a rien changé à cette facilité, à cette amabilité de mœurs ; la vie est assez dure déjà pour qu’on ne la charge pas d’obligations superflues et de contraintes ridicules.

Ce n’est que le début des fêtes. Le Roi a promis d’assister à la commémoration qui doit se tenir au Palazzo Vecchio. Comme personne au monde n’est plus simple que ce roi démocrate, qui, pendant la guerre, a voulu vivre en soldat parmi les soldats, et qui ne consent à être aujourd’hui que le premier des citoyens, détestant le faste et les cérémonies, sa venue est un événement. On l’attend dans le salon du Cinquecento, décor fait à souhait pour les fêtes grandioses ; les fresques de Vasari, les lourdes tapisseries, les statues colossales, l’ampleur des voûtes, conviendraient mal à un public clairsemé et à des cérémonies médiocres. Dans le fond, sur l’estrade drapée de rouge, derrière le trône qui attend Sa Majesté, on voit le drapeau de Ravenne, et le drapeau de Florence, entouré des hommes d’armes et du héraut de la ville. Ceux-ci, dans leur pittoresque costume, dont la double note est l’écarlate et le blanc, ne ressemblent pas le moins du monde à des figurants de théâtre, tant leur naturel est parfait ; au contraire, on dirait qu’ils portent leur habit de tous les jours. Autour du drapeau de Rome les varlets de la ville Éternelle font éclater dans leur costume dessiné par Michel-Ange la pourpre et l’or.

Le Roi est accueilli par une ovation. Pendant plusieurs minutes, il salue la foule qui l’acclame et promène sur elle son clair regard. Ils ne sont pas sans portée, ces applaudissements qui insistent et ne veulent pas finir ; ils traduisent la reconnaissance que l’on professe au souverain qui a gagné la guerre et la confiance qu’on lui fait pour l’avenir de l’Italie. Héritier d’une tradition illustre, il n’a pas failli à sa tâche, il a conduit le pays jusqu’à l’accomplissement de ses glorieuses destinées. Je notais l’autre jour les aigreurs et les amertumes ; je note aujourd’hui, dans cette manifestation de l’élite, la force vibrante du sentiment national. Il ne s’agit pas d’applaudissements officiels ; une émotion étreint les cœurs. Au reste, la présence du Roi n’entraine pas avec elle de grands scrupules d’étiquette ; les allures et les mises sont aussi libres que la veille. La cérémonie est simple et de noble allure.

Les festivités se poursuivent pendant plusieurs jours ; elles comprennent même un cortège historique, qui représente le retour victorieux des Florentins, Dante avec eux, après la bataille de Campaldino, l’an de grâce 1289. -Des fenêtres du Consulat de France, où M. C... C... , qui remplit ses fonctions avec une rare bonne grâce, a bien voulu réunir sa colonie, nous admirons ces vaillants guerriers.

Nous n’avons rien chez nous qui équivaille à ce culte de Dante. Aucun de nos écrivains ne s’est imposé tout à fait comme le symbole indiscuté de la race. Ni Pascal, ni Molière, ni Voltaire, ni Hugo, n’ont d’autels où communient tous les Français sans exception. On ne peut même pas dire que Shakspeare en Angleterre corresponde à Dante en Italie, puisqu’ici, Dante a servi de mesure aux progrès de l’esprit national : le célébrer, c’était commencer à fonder la patrie, du milieu même de l’asservissement ; l’oublier, c’était renoncer à l’espoir de l’unité. Aujourd’hui, l’Italie ayant atteint les limites que le poète lui-même avait tracées à son territoire, le culte est devenu apothéose. A-t-elle été aussi éclatante qu’on l’eût souhaitée ? La question est délicate ; je l’entends discuter par un groupe de jeunes artistes, plus riches d’espoirs que de deniers, et plus critiques qu’indulgents, dans l’atelier d’un peintre florentin, au milieu des toiles et des esquisses.

Il me semble, pour mon compte, que les fêtes ont été fort belles. Les discours ont été sobres et justes ; on a même eu la sagesse de n’en pas prononcer, pendant la cérémonie de Santa-Croce ; cette défaite de la rhétorique vaut qu’on la signale. Le livre dont on a fait hommage au Roi, au Palazzo Vecchio, est le texte critique des œuvres de Dante, enfin établi : c’est la preuve d’un long effort mené jusqu’à l’aboutissement. On a inauguré à la bibliothèque Laurentienne, une exposition d’ouvrages dantesques : autre labeur durable. La visite aux monuments restaurés, sous la conduite éclairée du maire de la ville, fut mieux qu’une promenade de haut goût. Partout où on le peut, on fait disparaître les décorations parasites, les contre-sens architecturaux, les horreurs de toute espèce dont le temps avait affligé les maisons, les palais, les églises de l’époque de Dante ; de sorte que les fenêtres reprennent leurs lignes pures, les portes retrouvent leur ampleur, le style réapparaît : les édifices voisins ont des airs. de parvenus, à côté de ces façades de noble lignée. On continuera cet effort, avec l’aide des habitants de bonne volonté : quoi de plus beau ? L’admiration n’est plus ici un vain mot ; elle se traduit en œuvres qui demeureront ; elle provoque le respect de l’histoire et la résurrection du passé.

Les répliques se croisent.

— On aurait pu, dit celui-ci, qui a longtemps séjourné à Paris, accentuer le caractère international de l’hommage rendu au grand poète. C’est la première fois depuis la guerre que l’humanité entière, neutres et belligérants, vainqueurs et vaincus, retrouve la paix de l’esprit : quelle gloire pour l’Italie si on avait su mieux marquer son rôle dans cette grande union enfin retrouvée ! On a essayé de le faire aux fêtes de Ravenne ; on ne l’a pas fait à Florence.

— Nous avons répété, dit cet autre, des rites trop connus. Entre nous, il faut avouer qu’on nous a un peu saturés de Dante.

— On n’a pas atteint le peuple, dit celui-là. Il a fort apprécié le cortège historique, parce qu’il lui rappelait un défilé de cinéma. Mais il a assisté aux fêtes en curieux, assez amusé et un peu sceptique, comme toujours.

— Au moins eût-il fallu que quelque grand poète fit entendre sa voix ; d’Annunzio. Mais il n’a pas voulu. Et qui pourrait prendre la parole, quand d’Annunzio a refusé ?

— La vérité, dit le peintre en résumant, est que les fêtes ont été tout ce qu’elles pouvaient être. Nous leur avons donné l’attention et le respect que nous accordons au passé. Mais l’avenir nous préoccupe davantage. La partie vivante des fêtes de Dante, ce sont les applaudissements au Roi, la participation des socialistes au cortège, et le salut de tout le peuple au drapeau national.


Sur l’Arno.

Sur les eaux jaunes de l’Arno glisse une barque qui vient de passer sous l’arche du Ponte Vecchio. Elle est montée par un adolescent au torse nu ; il la pousse en s’appuyant sur une perche qu’il plonge jusqu’au lit du fleuve. Le mouvement est harmonieux, le rythme aisé, sans à-coups ; on devine le plaisir d’une force qui se détend sans s’épuiser, et qui fait du travail un jeu.

Il approche ; on commence, en regardant bien, à discerner sa figure. Elle est fine, et cependant bien virile ; la bouche et le nez sont délicats, le menton volontaire. Les bras sont vigoureux. C’est un beau type d’une belle race, équilibrée, saine. La sobriété est remarquable ici. Vous ne rencontrez d’ivrogne que par une très rare exception ; le spectacle d’un homme à hoquets, qui vacille sur ses jambes et trébuche, ne serait pas accueilli avec l’indulgence qu’on lui témoigne en d’autres pays ; il répugnerait. Il arrive aux paysans de boire quelques coups de leur vin généreux, mais c’est toujours du vin ; l’apéritif ou le petit verre sont des produits d’importation qui ne conquièrent pas la faveur du peuple. A mesure qu’on s’avance vers le midi, cette sobriété est plus frappante encore. Des sirops, des glaces, des cafés, de la bière quelquefois, contentent la soif. En Piémont, en Lombardie, l’abstinence est moins parfaite ; on se rapproche davantage dans ce climat plus rude des usages du Nord. Mais nulle part l’ivresse n’est un vice national. Ainsi la race est à l’abri des tares de l’alcoolisme ; elle garde mieux que d’autres sa force et sa pureté.

La barque est toute voisine. Elle va passer sous le pont d’où je l’observe. Où ai-je déjà vu cette figure ? Il me semble que je la reconnais. J’y suis : c’est un Donatello. Ainsi vous apercevrez, au détour des rues, quelquefois, un profil de Botticelli ou de Ghirlandajo ; comme vous retrouverez dans la campagne les collines arrondies et les arbres grêles des Primitifs.


Florence, 19 septembre.

D’après ce que j’entends et ce que je vois, je commence à me former une opinion plus nette.

L’âme italienne, vive et mobile, a déjà passé par plusieurs phases depuis la guerre ; le présent est fait de ces apports successifs.

Ce qu’il ne faut jamais oublier, si nous voulons juger cette âme si différente de la nôtre autrement qu’avec nos habitudes et nos préjugés, ce sont les conditions de la guerre elle-même. Celle-ci a été voulue, dirigée, menée jusqu’à la victoire, non par une nation menacée dans son être même, mais par des minorités qui ont su rallier un peuple hésitant, et le faire pencher du côté de la justice et du droit. Il y a eu un miracle italien, qui a été l’intervention de l’Italie à côté de l’Entente, malgré les efforts de l’Allemagne son alliée. Il serait injuste de ne pas garder une estime reconnaissante pour tous les artisans de cette victoire morale.

Mais ces minorités se sont dissociées trop vite. Sur la question de Fiume, les patriotes les plus convaincus se sont aussitôt divisés, les moins nombreux prêchant la « renonciation, » les autres faisant de la possession de la ville adriatique le signe même de la victoire. Les négociations de Paris et le Traité de Versailles ont apporté (je ne discute pas, j’enregistre) une immense désillusion aux interventistes les plus décidés. Même les avantages certains qu’on avait obtenus ont paru n’avoir aucun prix : importait seulement ce qu’on n’avait pas. Dans les bonnes troupes qui avaient jusque-là monté la garde, le découragement et le désordre se sont mis.

Alors se sont déchaînés les appétits trop longtemps contenus et les rancunes trop longtemps bridées ; et ce fut la menace bolchéviste. Je vois encore le professeur A... , âme exquise, que tous les événements de la politique font vibrer et souffrir, et qui ne distingue pas sa vie propre de celle de son pays, en train de m’expliquer la gravité de cette menace. Il se promène dans son studio, aux rayons tout chargés de livres ; il s’arrête pour saisir sur ma physionomie l’effet de ses paroles, en me regardant par dessus son lorgnon : « L’Europe ne s’est pas doutée, ne se doute pas encore peut-être, du danger que nous avons couru. Tu lisais dans les journaux que les ouvriers s’étaient emparés d’une usine, les paysans d’une terre : cela te paraissait curieux. Savais-tu que sur huit mille communes, deux mille, dont des villes comme Milan, étaient tombées aux mains des révolutionnaires ? Dis, savais-tu que dans le quart de notre pays, on avait arboré le drapeau rouge ? Savais-tu qu’à l’anarchie envahissante, nous n’avions à opposer que des forces ridicules et désemparées — rien, en somme ? Déjà des hommes d’Etat semblaient attendre l’avènement de la république des Soviets, et se préparaient à prendre le pouvoir sur les ruines de l’Italie. Ils ont accordé l’amnistie aux déserteurs, — l’amnistie aux déserteurs, tu comprends ce que cela veut dire. Les combattants, les mutilés, les mères en deuil, les orphelins, les veuves, ont vu revenir triomphants, la provocation à la bouche, ceux qui avaient fui, les lâches et les traîtres. Aucun pays au monde n’a fait cela ; nous en rougissons et nous en saignons encore. Ces gens sont en liberté, nos égaux ; ils ont failli devenir nos maîtres. Cette période affreuse a duré plus d’un an, jusqu’à la fin de 1920. Tu sais si j’ai confiance dans les destinées de mon pays : eh bien ! j’ai cru alors, je l’avoue, que le sort de la Russie allait nous être réservé... »

Mais non ; sa sensibilité exagère. La Russie a eu beau envoyer en Italie des émissaires, des délégués, des représentants officiels du régime soviétique, comme s’il s’agissait d’un territoire conquis qu’il fallait maintenant administrer ; elle a eu beau intensifier par tous les moyens sa propagande. Le peuple italien, — un de ceux qui ont le plus durement souffert au cours de la guerre, et victime d’une illusion qu’explique sa souffrance même, — a pu projeter sur la Russie lointaine et mystérieuse son rêve éternellement renouvelé d’une vie meilleure ; il a pu entourer l’image de Lénine d’une auréole, avec une candeur qu’aucun témoignage n’a réussi à convaincre, comme il attendait autrefois des saints surgis des campagnes l’avènement du paradis. La littérature russe, accueillie en Italie avec une ferveur particulière, a pu déverser sur le pays, par des traductions multipliées, ses livres si troublants et si beaux, pleins de pitié humaine, et s’attendrissant sur nos misères comme s’ils les chérissaient trop pour les vouloir guérir. Mais pour que le sort de la Russie eût menacé vraiment l’Italie, il eût fallu que les deux âmes fussent pareilles. Or celle-ci est, aussi saine que l’autre était malade, aussi vigoureuse que l’autre était faible. Ses transports viennent d’une exubérance de vie. Elle a besoin de s’épancher d’abord, et ses excès sont quelquefois redoutables. Mais ils passent vite ; et elle revient à sa qualité dominante, qui est le bon sens. Un grand bon sens pratique : voilà ce qu’à travers toute son histoire ses psychologues retrouvent en elle. Il en va de la vie publique comme de la vie privée ; les individus se laissent aller tout entiers au premier mouvement de leur passion ; mais ils ne vont jamais si loin qu’ils ne puissent revenir à la raison, assez vite. Une discussion ne commence pas ici dans le calme pour aller peu à peu jusqu’à la colère ; elle commence par la colère pour finir dans le calme. D’abord on manifeste ses sentiments avec fougue : on s’explique ensuite. Ainsi l’âme italienne, violemment émue par la guerre, s’est jetée d’abord vers les extrêmes ; quelques mois lui ont suffi pour revenir au sens très précis des réalités. Elle oscille souvent ; elle retrouve son équilibre toujours.

De l’organisme national un moment menacé, une volonté de vivre s’est dégagée, qui est devenue le salut. Les anciens combattants, unis en faisceaux, ont voulu défendra les principes de l’intervention, les sacrifices de la guerre, et les fruits de la victoire. Puisque l’Etat était incapable de réagir lui-même, ils ont agi pour lui. Ils ne formaient aucun parti politique et leur programme ne contenait qu’un mot : Italie. Telles sont les origines du fascisme, phénomène sans analogie dans les autres Etats de l’Europe. La bourgeoisie, qui avait été d’abord terrorisée, et n’opposait aucune résistance aux ferments anarchiques, a compris que son salut était lié à celui de ces courageux. Elle leur a prêté son aide matérielle, elle leur a donné ses fils. Tous ensemble, ils sont cinq cent mille maintenant ; ils sont la Force.

Seulement, la violence engendre la violence ; les méthodes hors la loi fondent le règne de l’illégalité. Les révolutionnaires essayent de reprendre leurs positions, et organisent à leur tour une force, les « arditi del popolo, » les « hardis du peuple, » en face des fascistes. Il était impossible, semble-t-il, de rétablir l’ordre sans faire couler le sang ; mais le sang continue de couler, maintenant que l’ordre est rétabli. Il y a là un danger qui persiste : car que deviendrait l’Etat dans cette lutte, s’il demeurait impuissant à ressaisir son autorité pour imposer la paix ?

Tout cela se mêle et s’enchevêtre dans le présent, aigreurs et repentirs, élans et ardeurs juvéniles, tressaillements et sursauts. Une chose est sûre : l’Italie s’est reprise par sa vertu propre ; le moment de la crise est dépassé ; une grande source d’énergie et d’activité est prête à s’épancher. Mon jeune ami Florentin avait raison ; il vaut la peine d’étudier de plus près cette âme palpitante et frémissante ; il faut la voir dans un cadre moins étroit et dans un plus vaste décor. La Toscane ne traduit pas toute l’Italie ; je partirai demain pour Milan.


PAUL HAZARD.