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Notes sur l’Italie nouvelle/02

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Paul Hazard
Notes sur l’Italie nouvelle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 605-642).
NOTES
SUR
L’ITALIE NOUVELLE

II [1]
DANS L’ITALIE DU NORD


MILAN

Milan, 1er octobre 1921. — S’il y a encore des gens, par impossible, pour ignorer ce que l’Italie comporte de puissance grave et réfléchie, qu’ils viennent passer quelques jours à Milan. Ces romantiques impénitents qui, dès qu’ils ont franchi les Alpes, cherchent les orangers et les citronniers sous un ciel toujours bleu, trouveront ici un rude climat, des brouillards aussi épais que ceux de Londres, si c’est l’hiver, un ciel implacable l’été. Ils seront emportés dans le mouvement d’une ville affairée, peu propice aux indolents et aux flâneurs. Ils verront passer les lourds camions chargés de soie, offrande qu’on porte en hâte aux divinités du lieu, qui sont le commerce et l’industrie : leurs temples sont les fabriques, les marchés, et les banques aux colonnes de marbre. Partout un air de force, d’opulence, et de grandeur ; non pas une de ces villes de province, où les gens enfermés regardent derrière leur rideau ; au contraire, une ville qui se souvient d’avoir été capitale et souveraine, et ne le cède pas à Rome, même aujourd’hui. Le caractère est franc, ouvert ; il aime les initiatives et les fermes décisions. Les amitiés y sont généreuses et sûres, avec cette pointe de rudesse que tous les gens du Nord mêlent à leurs sentiments. La passion ne manque pas ; elle se traduit en mouvements d’enthousiasme, ou en colères qui tout d’un coup font de cette fourmilière pacifique un champ de bataille. Mais ces explosions sont rares ; la passion reste concentrée, ne se prodigue pas ; elle est surveillée par un gardien vigilant, le solide bon sens milanais, tout égayé d’humour, redoutable aux excessifs et aux sots.

J’aime me mêler à la foule qui se presse sous la Galerie, après le diner. Ces laborieux, las de l’effort de la journée, ont besoin d’un divertissement. Ils sortent ; ils s’en vont vers la Galerie, comme si un rendez-vous impérieux les y appelait tous les soirs. Un bruit de houle emplit bientôt l’immense hall vitré. Le flot humain déferle ; un courant se forme, et des contre-courants. On se salue, on s’aborde, on échange les nouvelles. On n’est pas venu pour faire des affaires ; mais si quelque affaire se présente, bien sot qui ne saisirait l’occasion. On achète les journaux du soir, et on les commente. On s’évade jusqu’aux portiques qui flanquent cette vaste architecture ; on donne un coup d’œil aux aiguilles du Dôme qu’estompe la nuit, à la vaste place obscure, aux tramways clignotants qui arrivant de tous les points de la ville, mènent leur ronde éperdue et repartent en déchirant l’air de leurs appels stridents. Puis on revient, et on reprend la même promenade, la Galerie sans relâche, la Galerie de l’un à l’autre bout. Peu à peu la foule diminue, les groupes s’égrènent, la lassitude pèse sur les causeurs obstinés. La sortie des théâtres apporte un dernier flot. Les cafés se ferment ; les bruits s’apaisent, les bruits de voix, les bruits de pas ; les globes électriques épandent paisiblement leur lumière sur la Galerie déserte, qu’occupent seuls, gardiens du vide, deux carabiniers majestueux.

8 octobre. — Voici une bonne aubaine, et je bénis les dieux propices qui n’ont pas manqué de me l’envoyer tout exprès. Je veux voir les effets de la guerre sur la politique italienne ; or l’Italie s’apprête à faire son examen de conscience, publiquement. Trois grandes assises vont se tenir coup sur coup : celles des socialistes, à Milan ; celles des populaires, à Venise ; et un peu plus tard, celles des fascistes, à Rome. Chaque parti comptera ses membres, précisera son programme, arrêtera sa ligne de conduite, et déploiera ses drapeaux.

Des résolutions qui seront prises au cours de ces quelques semaines va dépendre, pendant des années peut-être, la vie du pays. Encore les résolutions ne sont-elles rien, sans l’esprit qui les anime. Je veux assister à la formation des armées qui vont repartir à la conquête de l’opinion, à l’assaut du pouvoir ; quelle apparence ont les soldats ? un air de force ou de décrépitude ? et quelle est l’âme de leurs chefs ?


AU CONGRÈS SOCIALISTE

&& octobre et jours suivants. — Le Congrès socialiste se tient au Teatro lirico : aussi bien y a-t-il toujours, dans des assemblées de ce genre, et du lyrisme, et du théâtre. Grande effervescence devant les portes ; l’ordre est assuré par des jeunes gardes, brassard rouge au bras. Je dois à la vérité de dire que ces socialistes, même révolutionnaires, ont un air parfaitement bourgeois. Les chapeaux mous sont en bataille ; mais la mise est aisée, et je vois des chaînes de montre en or sur des ventres dodus. Je constate cette apparence de prospérité avec un vif plaisir.

Dès l’entrée, une bibliothèque improvisée offre aux arrivants de la bonne littérature : les mémoires de Gorki, la biographie de Lénine. Le bureau est installé sur la scène ; à un décor de montagnes on a ajouté l’ornement de deux palmiers, de deux lauriers, et le buste gigantesque de Karl Marx. Celui-ci, tout blanc entre deux drapeaux rouges, fortement incliné en arrière, a l’air d’un malade qui retombe sur son oreiller. A gauche de la scène, les orateurs se hissent dans une manière de tour drapée d’étoffe rouge ; ils dominent la salle, à la façon d’un acrobate juché sur une échelle pour faire ses exercices.

L’auditoire est houleux. Les loges, où les représentants des différentes tendances se sont groupés suivant leurs affinités, ressemblent à de petites forteresses défendues par leur garnison. L’atmosphère générale est celle d’un Parlement, un jour d’interpellation. Les discoureurs qui se succèdent n’arrivent pas à agir sur l’ensemble ; chacun parle pour son parti, et convainc ceux qui sont déjà convaincus. Les mêmes mots reviennent : maximaliste... centriste... collaboration au pouvoir... ; et les mêmes images. Notre parti, déclare l’honorable Modigliani, en agitant sa barbe de fleuve, doit être une vaste symphonie ; chaque instrument a le droit de faire entendre sa voix et son timbre, mais l’ensemble demeure harmonieux. La comparaison n’est frappante ni par sa nouveauté, ni par sa justesse, encore que le clan de Modigliani l’applaudisse vigoureusement. Mais voici que la monotonie des harangues qui se succèdent pour ou contre la participation des socialistes au gouvernement est interrompue ; le président du Congrès se lève, vient sur le devant de la scène, enfle la voix pour dominer le tumulte. » Camarades, s’écrie-t-il, c’est aujourd’hui que le Roi, par sa visite dans le Trentin, consacre une injustice, et confirme l’annexion à l’Italie de territoires volés à l’Autriche, En signe de protestation, je donne la parole à un Autrichien : camarades, je vous présente le citoyen Adler. » Et Adler, raide dans ses vêtements noirs, les cheveux blonds soigneusement partagés par une raie impeccable, pâle et grave, commence à parler en allemand. Nait un indescriptible désordre ; non point parce qu’Adler parle en allemand ; non point parce qu’une autre scène passe devant les yeux des congressistes, la vision d’Adler assassinant à Vienne, l’année 1916, le ministre Stürgkh ; mais parce qu’il s’est montré patriote. E stato per la guerra ! Il a été pour la guerre ! Tel est son crime. Pendant vingt minutes, ce sont des cris, des hurlements, des menaces ; des poings se tendent ; on arrête au passage des énergumènes qui se précipitent sur leurs adversaires ; un peu de calme ne renaît que lorsqu’on a fait évacuer deux loges, d’où part une irréductible opposition.

En vérité, ces violences sont factices. Certes, la question qu’on agite ici est capitale, pour l’Italie et pour l’Europe. Il s’agit de savoir si le parti socialiste italien obéira aux injonctions impératives de Moscou ; si, docilement, il expulsera les tièdes, les lâches, les impurs, ceux qui ne veulent pas déchaîner la Révolution ; il s’agit de savoir si la grande vague rouge, qui avait gagné l’Italie et commençait à s’étendre depuis les Alpes jusqu’à la mer, s’enflera pour tout submerger, ou rencontrera d’infranchissables digues. Mais la réponse est par avance donnée. On est décidé à ne pas obéir à Moscou : moins par sagesse, peut-être, que par impuissance. On a déjà banni les communistes : si l’on bannit aujourd’hui les modérés, que restera-t-il ? On essaiera donc d’un compromis. On gardera tout le monde, les extrémistes et les centristes, fussent-ils ennemis jurés ; on n’expulsera pas les majoritaires : mais en même temps, on leur interdira d’accéder au pouvoir. Tel est le débat qui intéresse encore, qui met en jeu les cupidités et les ambitions : faut-il donner à quelques camarades la permission d’entrer dans le ministère ? Faut-il faire prévaloir, au contraire, la tendance de ceux qui, n’ayant aucune chance d’y entrer jamais, en interdisent sévèrement l’accès ? Cette dernière opinion l’emporte, et la dispute est finie. Aussi, quand le représentant officiel des soviets, le Polonais Waletzki, monte à la tribune pour lire la condamnation qu’il avait dès longtemps préparée, personne n’a l’impression du tragique de cette rupture. Elle était prévue ; elle était faite. « La délégation du parti international communiste constate que le parti socialiste italien s’est mis, consciemment et définitivement, hors de l’internationale communiste. » — Tant pis. Les auditeurs souffrent même avec impatience une intervention qui leur semble venir non plus de leurs maîtres, non plus de leurs frères, mais d’étrangers. Clara Zetkine, la. vieille révolutionnaire, la face rubiconde sous ses cheveux blancs, lance l’anathème contre le prolétariat italien : « Votre parti, si vous n’expulsez pas les réformistes, ressemblera à un grand palais, magnifique à l’extérieur, -mais dont les murs intérieurs sont pourris, et qui s’écroulera quelque jour. » Lyrisme inutile ; lyrisme vain.

Tout cela était prévu, décidé, et comme réglé. Voilà pourquoi les discours, les manœuvres, et l’atmosphère même de ce congrès, me donnent toujours davantage l’impression d’un parlement désabusé. Les procédés par lesquels on maintient ici, tant bien que mal, une unité factice ressemblent à ceux qui servent à recueillir une majorité de concentration, à la Chambre. Les dirigeants sont pareils à ces ministres qui cherchent une prolongation de vie dans un succès momentané, sans autre ambition ; d’ailleurs beaucoup d’entre eux sont députés, en effet, et apportent au congrès les habitudes de Monte-Citorio. L’armée qui s’agite devant mes yeux est une armée battue ; j’assiste à un lendemain de défaite, non pas à un renouveau de force ou seulement d’espoir.

Le parti socialiste italien n’obéira pas à Lénine, refusera d’entrer dans l’internationale communiste ; d’autre part, il ne Collaborera pas avec la bourgeoisie dans les conseils du gouvernement : ces deux points sont acquis. Mais il en est d’autres qui, pour n’être pas officiellement enregistrés, n’en sont pas moins sûrs. Ce qui faisait sa force, c’était d’abord le nombre ; et voici que ce nombre s’est réduit, a fondu comme neige au soleil. Il ne compte plus que 106 845 inscrits ; parmi eux, 84 000 seulement étaient représentés au congrès ; on n’a enregistré que 79 000 volants. — Ce qui faisait la force du parti, c’est qu’il prétendait adoucir la grande misère des humbles. Mais il n’a été question d’aucune mesure pratique au long de ces cinq journées ; d’aucune. Les préoccupations sociales, seules importantes aujourd’hui, ont été exclues du tournoi oratoire auquel j’ai assisté. Je les ai vainement attendues ; on s’est borné à ces discussions politiques qui n’émeuvent plus les masses, et intéressent à peine les spécialistes du genre. — N’était-ce pas un parti courageux ? Or, la peur du fascisme semble le paralyser. Le fascisme a l’air d’être pour lui un de ces fantômes redoutables auxquels on pense toujours, mais dont on se garde bien de parler à haute voix, de peur d’en (Provoquer l’apparition. Deux ou trois imprudents ont manqué de tact au point de rappeler son existence : que cet ennemi mortel était toujours aux aguets qu’on avait conclu avec lui une trêve, mais qu’il l’entendait à sa manière ; et qu’à vrai dire, il la violait tous les jours Trêve qui ressemble fort, pour les fascistes, à la continuation de la bataille, et pour les socialistes, à l’obligation d’accepter la loi du plus fort... On a feint de ne pas entendre ces téméraires, et on a traité le mal comme s’il n’existait pas, sans doute parce qu’on n’avait pas de remède à proposer. — Ajoutons que le congrès n’a pas révélé l’existence de nouveaux chefs, dont le parti aurait cependant grand besoin. Ceux que j’ai entendus occupent la scène depuis nombre d’années ; leur crédit s’use, leur influence décroît ; ce sont les mêmes ténors qui reprennent les mêmes airs, accueillis par les applaudissements traditionnels ; leur voix n’est plus jeune, et leur chanson est fatiguée. Il ne m’a pas semblé qu’il y eût, parmi ces orateurs, d’originalité ou de puissance ; je n’ai pas été frappé par la révélation d’un caractère ; verbeux, violents, mais non pas efficaces, je n’ai saisi chez ces habitués de la tribune ni le mysticisme qui communique aux foules son exaltation et sa foi, ni la volonté qui domine et organise l’action.

Mais surtout, ce qui constituait comme le levain de cette masse, c’étaient les jeunes âmes éprises d’idéal qui venaient spontanément au parti. Quel esprit généreux, vers la vingtième année, commençant à constater la misère et l’injustice de ce bas monde, ne souhaite de toute son ardeur une rénovation sociale ? Et qui n’est pas tenté de se joindre à ceux qui la font espérer toute proche ? Que de fils de bourgeoisie, parmi les meilleurs, que d’intellectuels, parmi les plus nobles, ont apporté au socialisme, avant la guerre, l’appoint de leur désintéressement et de leur valeur ! Or il s’est produit ici ce changement essentiel, que la doctrine ne recrute plus d’adhérents parmi la bourgeoisie, ni parmi les intellectuels. Les excès commis pendant la récente période révolutionnaire ont dégoûté les bonnes volontés ; au lieu d’un effort pour organiser une société meilleure, on a vu le déchaînement brutal des appétits ; on a senti l’anarchie envahissante, et la ruine du pays qui déjà menaçait. L’illusion s’est dissipée, l’auréole s’est évanouie ; les jeunes Italiens d’aujourd’hui se détournent d’un parti qui vient de se montrer, à l’épreuve, néfaste pour la vie nationale, dangereux pour la civilisation humaine.

Cette situation durera-t-elle ? Je ne sais. Ce que je sais, c’est qu’en ce mois d’octobre 1921, en faisant son examen de conscience d’après guerre, le parti socialiste italien laisse une impression profonde d’impuissance et de désarroi.


15 octobre. — Oui, mon sentiment se fortifie et se précise ; ce pays que les étrangers veulent toujours ramener à un passé pour ainsi dire trop glorieux, tend tout entier vers l’avenir. Sa vie économique, que je ne peux nulle part mieux observer qu’ici, dans cette laborieuse Italie du Nord qui ressemble par tant de traits aux régions ouvrières de notre France, sa vie économique est difficile, troublée, incertaine ; mais ce sont là des signes de crise, non pas de dépérissement. La population supporte mal le présent ; ces années qu’on espérait joyeuses et faciles lui semblent lourdes à porter. Toutes les raisons du monde ne prévaudraient pas contre ce sentiment, contre cette sensation. Il faut enregistrer d’abord cette évidente souffrance. Mais il faut, en second lieu, en éviter l’obsession.

Il faut se rappeler que dans l’évolution séculaire d’un peuple, une période de malaise compte peu, si elle est la condition nécessaire d’un long développement heureux. C’est ici le cas. Je vois combien les temps présents sont difficiles à traverser, et j’en souffre moi-même. Mais j’entrevois des temps meilleurs, et j’en saisis déjà les présages. Comme je crois à la stabilité de la vie nationale italienne, malgré les troubles qui l’agitent encore, je crois à la prospérité économique de l’Italie, dans un avenir qui n’est peut-être pas très lointain.

C’est la conclusion qui s’affirme à mon esprit avec une force accrue, après beaucoup de visites, beaucoup de rencontres, beaucoup de bavardages sous la Galerie, et le déjeuner d’aujourd’hui. Si j’avais la veine épique à la manière des poètes italiens d’autrefois, je chanterais les tables milanaises. Copieuses, abondantes, simples, cordiales, elles font de l’heure du repas, j’ose le dire, la meilleure de la journée. Ne me parlez pas de Rome, insinuent mes amis Milanais : à Rome, dans des salons éclatants de dorures, on vous offre tout juste un verre d’eau. Ici, on sait traiter ses hôtes. Il y a une poésie du risotto, du salame et du grana. On a soin d’entretenir largement la machine humaine, dans la grasse Lombardie, parce qu’on sait qu’elle a un effort considérable à fournir. Dans les pays heureux où l’on dort, la tête à l’ombre et les pieds au soleil, sur les bancs des promenades, les marches des églises, ou les dalles du port, libre à chacun de se contenter d’un plat de macaroni et d’une orange. Ici, une race forte veut une nourriture forte. Nous connaissons dans un faubourg de Milan une auberge qui ne paye pas de mine, une auberge et non pas un hôtel ; le propriétaire, qui veille à ses fourneaux, reste fidèle au confort ancien ; si les vetturini d’autrefois revenaient par miracle en son logis, ils ne trouveraient changées ni la salle à manger ni la cour. Nous nous asseyons, quelques Milanais et moi, autour d’une table de chêne épais, dans une pièce qu’on nous réserve pour notre tranquillité, spacieuse, nue, peinte à la chaux. Ce diner est devenu un rite, comme il convient à des amis qui ont des traditions. Les hôtes sont toujours les mêmes : quelques médecins, quelques professeurs, deux commerçants et un abbé. Celui-ci, qui a pour métier d’écrire dans les gazettes, est l’âme de la compagnie. Il est gai, il est exubérant ; il est bâti en Hercule : quand il entre dans la salle, on dirait un vaisseau de haut bord qui arrive en roulant. Il est plein de pénétration et de finesse ; il a parcouru toute l’Europe, de manière qu’il connaît sa politique internationale sur le bout du doigt. Il ne se fatigue pas en plaisanteries, car il répète toujours les mêmes, qui sont toujours accueillies avec le même succès. Mais il abonde en aperçus ingénieux, en idées brillantes, en remarques de bon sens, voire en paradoxes qu’il soutient avec une grande énergie, dans le dialecte milanais le plus authentique. La nappe est mise ; dans les verres grossiers brille un vin des meilleurs crus ; déjà une truite des lacs étale son ventre argenté, et nous attend.

Avez-vous remarqué qu’on n’est jamais si disposé à philosopher sur les malheurs de ce monde que devant une table bien servie ? Je ne manque pas à cette loi générale et j’évoque les années lointaines où l’on vivait en prince quand on disposait de trois cents lires par mois. Mais ce souvenir semble émerger d’un passé inaccessible et prodigieux. Quelle transformation ! Tout est devenu inabordable. A Florence déjà j’avais lu avec intérêt un avis qui appelait l’attention des voyageurs, dès la porte de l’hôtel :

« Conformément au contrat de travail entre la société italienne des hôteliers, section de Florence, et la Fédération des ouvriers des hôtels et des pensions de Florence, les pourboires sont abolis. »

J’avais beaucoup aimé ce début ; un peu moins la suite :

« Sur chaque note sera fixé le pour cent de dix-huit pour cent pour un séjour jusqu’à une semaine ; le pour cent de quinze pour cent pour un séjour supérieur à une semaine... »

Après tout, l’institution n’est pas si mauvaise. Elle supprime toutes ces mains tendues qui harcelaient le voyageur, et donnaient un caractère spécialement douloureux au moment du départ ; si elle rend les domestiques moins servîtes sans les rendre moins obligeants, tant mieux ; et si la bêtise humaine n’ajoute pas à la taxe des pourboires un pourboire ressuscité, j’en louerai le ciel. Mais mon initiation ne s’est pas arrêtée là ; ma note ne s’est pas seulement alourdie de cette charge ; j’y ai vu aussi un supplément pour le chauffage ; et puis une taxe de luxe ; et puis une taxe de tourisme : que d’additions à mon addition ! — Je suis sorti de l’hôtel, je suis entré dans le prochain débit de tabac, j’ai acheté des cigarettes : on m’a demandé un franc cinquante pour le classique paquet de dix macedonia, quarante-cinq centimes pour une boite d’allumettes ; c’est cher ; j’ai trouvé que l’Etat usait sans modération de ses monopoles. — J’ai pénétré chez un libraire, j’ai jeté mon dévolu sur un ouvrage de critique littéraire, au prix de dix-huit lires : le commis, avec un sourire affable, m’a fait remarquer que je devais acquitter un supplément de dix pour cent, parce que je n’achetais pas le livre à sa maison d’édition. — Au café, une innocente glace, payée six fois son prix d’avant-guerre, m’a valu une taxe de luxe. J’ai commencé à être inquiet, et je me suis demandé si l’argent que j’avais apporté pour le voyage me suffirait... Encore n’ai-je aucun droit à me prendre pour une victime ; l’étranger qui se plaindrait de la vie chère, alors qu’il jouit de l’énorme bénéfice du change, aurait tort. J’ai quelque pudeur à penser qu’on me donne cent soixante-quinze lire pour mes cent francs ; j’ai compassion de ceux pour qui une lire ne vaut qu’une lire. Ce ne sont pas les touristes qui souffrent, mais les habitants.

On m’approuve fort ; et chacun aussitôt de dire son mot sur le même thème. Les variations n’en finissent plus. La maladie est chronique, dit un des médecins, qui aborde le rôti de l’air d’un homme qui n’entend pas faire diète. Par intervalles paraissent des décrets impératifs, qui ramènent théoriquement les prix à des tarifs raisonnables ; aussitôt les marchandises disparaissent et s’engloutissent dans des cachettes mystérieuses, d’où elles ne sortent qu’une fois le danger passé, et renchéries comme il est juste... Un des professeurs, qui prend dans la discussion des airs de mouton enragé, l’interrompt ici :

— Ne vous plaignez pas, lui dit-il ; les prix augmentent, même ceux de vos consultations ; vous n’y perdez rien, peut-être même y gagnez-vous quelque chose pour finir. Mais que dirons-nous, pauvres hères, qui touchons nos traitements d’il y a vingt ans, ou peu s’en faut ? L’après-guerre a renouvelé le sens de l’expression devenue banale, la lutte pour la vie ; elle l’a rendue tragique pour nous.

Si encore les affaires marchaient ! Mais l’inertie est générale. Tout d’un coup, un accès de fièvre semble s’emparer des trafiquants ; des spéculateurs achètent tout ce qui est achetable, dans l’espoir hypothétique que la situation va s’améliorer, et qu’on vendra. L’hypothèse se trouve fallacieuse, et le spéculateur est ruiné. Rien n’est plus joyeux, d’ordinaire, qu’un commis-voyageur : il paraît qu’on en rencontre maintenant qui sont tristes au point de vous donner le spleen. Ils déclarent qu’ils prennent une peine énorme pour ne rien gagner au bout du compte, que, de mémoire d’homme, on n’a vu période plus ingrate, que les clients s’obstinent à attendre la baisse et que le Gouvernement ne fait rien pour aider à la reprise des affaires. Ainsi les commis-voyageurs, désabuses, prononcent avec haine le nom de ces deux ennemis, la clientèle et le Gouvernement.

Quant aux impôts, mieux vaut ne pas en parler, c’est un sujet trop triste. Les taxes anciennes sont augmentées, et rendues insupportables ; d’autres sont créées ; un fisc à bout de ressources, et qui veut combler à tout prix un déficit insondable, en crée d’autres encore ; qui sait ce qu’il imaginera demain ? La liste officielle qui les énumère est si longue et si compliquée qu’on s’y perd. Et le contribuable italien, docile, paye, paye toujours. Les communes, dont le budget n’est pas mieux équilibré que celui de l’Etat, fondent sur lui à leur tour, et achèvent de l’écraser. Les convives me racontent, non sans ironie, l’expérience mémorable à laquelle la municipalité de Milan vient de se livrer.

— La prospérité de notre bonne ville, vous la connaissiez, me disent-ils ; vous savez qu’il n’était point d’initiative généreuse qu’elle ne favorisât, au point d’être donnée en exemple aux autres cités italiennes. Elle était riche à millions, littéralement. Or, savez-vous ce qui est arrivé ? Les communistes, qui aux dernières élections se sont emparés du pouvoir, après que l’administration socialiste avait déjà trouvé le moyen de compromettre gravement nos finances, ont entrepris à leur manière la réforme du budget. Ils n’ont pas perdu de temps. Vite, ils ont répandu sur les petits employés de la Ville le flot de leurs bienfaits. En un tournemain, un pompier s’est vu mieux rétribué qu’un colonel, un instituteur primaire mieux qu’un professeur d’Université, un conducteur de tramway mieux qu’un ingénieur des chemins de fer, un balayeur de rues mieux qu’un président de cour. Beau régime, qui n’a eu qu’un inconvénient entre autres, celui de mettre complètement à sec les caisses publiques. Maintenant, c’est fini de rire, le Pactole est tari. En théorie, le traitement moyen d’un fonctionnaire municipal est de quinze mille lires : mais on s’excuse fort de ne pouvoir le lui payer. En théorie, les salaires ont été augmentés de sept cent quinze pour cent depuis la guerre : mais on est navré que les circonstances présentes réduisent à des proportions plus bourgeoises cette belle ascension. Le déficit est déjà de douze millions ; et la municipalité cherche désespérément des prêteurs, fût-ce en Amérique. Mais les financiers américains ont proposé des conditions si dures, que l’État interdit cette ressource désespérée ; et personne ne sait au juste comment les choses vont finir. Personne ; sauf les contribuables, qui s’en doutent bien un peu.

Mais l’abbé, le vigoureux abbé qui a écouté les autres sans trop intervenir, aussi longtemps qu’on n’en fut pas au dessert et que le Barbera n’apparut point sur la table, n’entend pas qu’on se lamente ainsi. Il prend la parole à son tour ; et vous ne le feriez plus taire. Bien au contraire, les objections ne réussissent qu’à l’animer, et lui inspirent une nouvelle ardeur.

— Parbleu, dit-il, ne soyons pas si pessimistes, et sachons voir plus loin que le bout de notre nez. Vous allez faire croire à notre excellent ami, ici présent, que nous sommes perdus pour toujours, ou pour longtemps ; et c’est ce qu’il ne manquera pas de répéter en France, lorsqu’il y rentrera. Donnons-lui de nous-mêmes une plus juste idée, et plus raisonnable. D’abord, nous ne souffrons pas autant que vous voulez bien le dire. Et je le prouve. Savez-vous ce qui s’est produit en Italie, pendant la guerre et aussitôt après ? Une révolution sociale, tout simplement. Les classes moyennes, qui avaient été lentes à se former chez nous, mais qui se formaient enfin, contribuant pour une large part à la prospérité de notre jeune royaume, ont été arrêtées tout net dans leur développement. Les rentiers, incomparablement moins nombreux qu’en France, mais qui n’étaient plus si rares dans l’Italie du Nord ; les petits propriétaires ; les commerçants qui vendaient autre chose que des victuailles ou des habits ; les employés ; les gens qui exercent les professions libérales ; vous, messieurs, et moi-même, s’il vous plaît, nous avons été dépossédés de notre rang. Tandis que nous restions sur place, nous avons vu passer devant nous, à grande vitesse, les techniciens, les artisans, les ouvriers, même les manœuvres, les gens dont on avait besoin tout de suite et sans barguigner. Nous ne sommes plus les classes moyennes ; nous sommes la classe inférieure. Comment cette révolution sociale, si brusquement accomplie, ne serait-elle pas accompagnée de souffrance ? Seulement, cette souffrance n’est pas également répartie entre tous. Ceux qui doivent user jusqu’à la corde leurs vieux habits et jusqu’à la semelle leurs vieilles chaussures, ceux qui voyagent en troisième, ceux qui se sentent déchus et misérables, font très légitimement entendre des plaintes dont on est d’abord frappé, mais qui ne traduisent pas un état général. On les écoute de préférence, parce qu’ils avaient l’habitude d’exprimer l’opinion moyenne du pays, et que d’ailleurs ils savent parler. Mais ils ne sont pas les seuls. Le paysan lombard ne manque de rien, je vous assure. Le bon ouvrier milanais, qui gagne de trente à quarante lires par jour, ne manque ni du nécessaire, ni du superflu. Supposez une famille de six personnes vivant sous le même toit et mettant en commun les salaires à la fin de la semaine : calculez le revenu. Il est vrai que nous avons des chômeurs ; quatre cent mille dans le royaume, paraît-il. C’est beaucoup ; c’est assez pour produire dans les grandes villes industrielles, comme Turin, un état de malaise ; mais, étant donné la misère générale des temps, et si je songe à un pays comme l’Angleterre, par exemple (à ne parler que des plus riches et des plus heureux), c’est relativement peu. Ainsi, n’exagérons rien. Un brusque renversement des valeurs sociales a plongé dans la détresse une classe qui, avant la guerre, était en pleine ascension : ceci n’est que trop vrai. Mais, dans l’ensemble, l’Italie ne souffre pas plus que le reste de l’Europe ; plus que certaines nations, moins que d’autres, moins que beaucoup d’autres. Elle reste parmi les plus vigoureuses, parmi les plus sûres de leur avenir.

On voudrait répliquer ; mais l’abbé, après s’être réconforté d’une rasade, reprend la parole d’autorité.

— Oui, parmi les plus sûres de leur avenir ; et je le prouve aussi. C’est facile ; car rien n’est plus clair. Qu’était l’Italie avant la guerre ? Un pays qui avait conscience d’être en progrès continu. Mal doué par la nature pour ce qui est des ressources économiques : pas assez de mines et trop de montagnes. Mais sobre, frugal, se contentant du peu qu’il avait ; obligé de beaucoup acheter à l’étranger, exportant moins qu’il n’importait ; mais équilibrant ses finances et les faisant prospérer par l’appoint de deux ressources exceptionnelles : l’afflux des voyageurs qui venaient admirer ses ruines, ses musées, ses églises, le pittoresque innombrable de ses villes, son ciel, ses mers ; et l’émigration, puisque six cent mille des nôtres, et davantage, quittaient chaque année notre patrie, et lui renvoyaient fidèlement le meilleur de leur gain, en attendant le jour où ils rentreraient eux-mêmes, et bâtiraient sur le sol de leur village retrouvé la demeure stable qu’ils avaient rêvée toute leur vie.

« La guerre. Plus de voyageurs, ou si peu que rien. Plus d’émigrants : moins de cinquante mille en 1917, moins de trente mille en 1918. Pendant que nos recettes diminuent et tendent vers le minimum, nos dépenses augmentent dans des proportions inouïes. Nous n’avons pas de charbon, nous en achetons. Nous n’avons pas de minerai, nous en achetons, et à quel prix ! pour nos usines de guerre, qui surgissent comme par miracle. Nous n’avons même pas assez de grain pour nous nourrir, et nous en achetons ; pas assez de viande et nous en achetons. Nous nous chargeons d’une dette écrasante envers l’étranger.

« L’après-guerre. Nous sommes écrasés, comme il est logique. Notre budget de cette année est en déficit de dix milliards ; on escomptait quatorze ; de sorte que nous devons nous réjouir de n’avoir que dix milliards d’excédent de dépenses : nous sourions jaune. Nos industries de guerre, dont le développement était nécessaire, mais factice, s’écroulent en partie, non sans les répercussions bancaires les plus fâcheuses. Nous sommes étranglés par le change, et nous avons l’impression que ce sont nos alliés d’hier qui tirent le lacet. Vous voyez que je ne me fais pas d’illusions, et vous ne m’accuserez pas d’un optimisme excessif. Mais quoi ? Ne me laisserez-vous pas énumérer aussi nos raisons d’espérer ? Les étrangers n’ont-ils pas recommencé à franchir les Alpes, et ne suivront-ils pas l’invincible loi qui les attire, depuis qu’il y a une Italie et des Barbares, vers notre soleil ? Nos émigrants ne recommencent-ils pas à franchir les mers ? Il y en a eu quatre cent mille l’an dernier : que l’activité économique reprenne, et nous essaimerons dans tout l’univers. Nos régions dévastées sont presque entièrement reconstruites ; les maux causés à l’agriculture par la guerre sont en grande partie réparés ; malgré l’attrait des villes, nos masses agricoles n’ont pas diminué, et ont même augmenté dans quelques régions. De notre maigre sous-sol nous avons tiré plus que nous n’espérions ; la leçon a été bonne, nous ne l’oublions pas. Et quel effort pour nous libérer ! Quand je vois, le long de nos lignes de chemin de fer, les fils électriques qui s’apprêtent ; quand je pense que nous allons tirer de nos montagnes et de nos sources la force qui nous manquait, et que, d’ici quelques années, nous ne dépendrons plus que dans une faible mesure du charbon de l’étranger : en vérité, je suis plein de joie et de confiance. Qu’on nous accorde des crédits à longue échéance, qu’on nous facilite l’acquisition des matières premières, et nous sommes sauvés. Il est vrai que cela dépend des autres plus que de nous-mêmes ; point d’accords économiques sans que la paix véritable règne en Europe. Mais en Europe, n’avons-nous pas notre mot à dire ? Et ne devons-nous pas être, précisément, les pacificateurs [2] ?

L’abbé s’arrête un instant dans son discours, me regarde et ajoute :

— Ce qui importe essentiellement chez un peuple, ce qui le sauverait même dans les cas les plus désespérés, c’est sa volonté de vivre. Or, personne ne niera que cette volonté ne soit présente chez nous. La preuve que nous voulons vivre, c’est que nous nous multiplions. Même pendant la guerre, le chiffre des naissances, si diminuées qu’elles fussent, et le chiffre des émigrés rentrant dans la mère-patrie, ont contrebalancé celui des morts. Aujourd’hui, les berceaux sont redevenus plus nombreux que les tombes. La forte natalité qui avait permis à l’Italie d’égaler la France en population, lui permet de la dépasser maintenant. Nous sommes une quarantaine de millions. Nous n’avons pas encore procédé à un nouveau recensement, et il est difficile de donner des chiffres exacts. Mais l’accroissement de notre peuple, régulier, assuré, et comme triomphant, est un fait certain. L’Italie s’augmente tous les jours en forces humaines ; elle n’a pas à craindre les malheurs d’une race qui s’appauvrit et qui diminue ; à supposer qu’elle soit menacée de tous les autres dangers, elle est exempte du pire, de celui qui s’attaquerait aux sources mêmes de la vie.

Nous sortons sans cesser de bavarder. Dans ce faubourg ouvrier où nous tenons nos agapes, dans le vaste parc que nous traversons, sur les places, partout grouillent des enfants.


UNE SOIRÉE CHEZ LES MARIONNETTES

Même au milieu des divertissements, le souci de nos heures difficiles à vivre nous poursuit. Je n’ai trouvé de répit que chez les marionnettes.

Musco, le grand acteur comique sicilien, est ici pour un mois ; je me suis hâté d’aller l’entendre. Il a reçu des fées le privilège de dérider les hommes ; j’ai voulu me laisser aller au rire qui apaise et qui détend.

Musco entre en scène et le charme agit. Les Milanais ont gardé une admiration fidèle pour ce méridional, dont ils découvrirent jadis l’exceptionnel talent. Musco par le avec tous les traits de son visage, Musco parle avec ses mains plus qu’avec sa voix ; pas une de ses attitudes qui ne soit pittoresque, pas un de ses gestes qui ne soit expressif. Il communique à toute sa troupe un peu de la verve endiablée qui l’agite lui-même. Le rire fuse ; il jaillit par places ; il gagne tout l’auditoire ; il devient délire.

Mais Musco a mis à son répertoire des comédies à la mode du jour : il s’agit des nouveaux riches. Les nouveaux riches, qui figurent sur la scène, expriment, est-ce la peine de le dire ? les sentiments les plus bas dans les termes les plus saugrenus. Grande joie dans le public. Musco, avec une sobriété, une efficacité qui montrent en lui le grand artiste, campe la silhouette d’un vieux noble Sicilien, Il marchese di Ruvolito, ruiné, réduit aux expédients, expulsé de sa demeure par les nouveaux riches, très digne dans sa misère, et qui triomphe à la fin.

Allons le féliciter dans sa loge ; et puisque les honneurs et la gloire ne l’ont pas changé, et qu’il m’accueille avec force cris et embrassades, interrogeons-le. Si la guerre a eu quelque influence sur ses auditeurs ? Assurément. Non pas sur leur nombre, car il continue à faire salle pleine. Mais voici : les vrais connaisseurs, les gens d’esprit, vont maintenant au poulailler. Ils se cachent, se font tout petits, se sentent honteux. (Musco se recroqueville, relève le col de son habit, rabat son chapeau sur ses yeux.) Les parvenus se prélassent aux fauteuils d’orchestre. (Musco se carre, s’étale, promène autour de lui des regards satisfaits, joue ostensiblement avec une chaîne de montre imaginaire.) Ils applaudissent à contre-sens, ne comprennent que les plaisanteries les plus grosses, rient bêlement. (Et Musco s’affaisse sur mon épaule, tant il rit de ceux qui rient bêtement.) Il faut jouer pour les troisièmes galeries, tout là-haut...

J’ai été entraîné dans un de ces établissements de nuit qui veulent imiter ceux de Montmartre et qu’on appelle ici des « tabarins. » Nous descendons au sous-sol. Un jazz-band éperdu. Quelques couples tournoient. Des artistes d’un music-hall voisin, après minuit, viennent exécuter mollement des danses fatiguées. Du reste, peu d’assistants. Aux tables de luxe, où la consommation du Champagne est obligatoire, de rares soupeurs. Aux autres places, des curieux. A Paris, tout cela n’est pas très gai. Ici, c’est triste. On sent trop que ce plaisir frelaté est d’importation.

Ceux qui m’ont fait connaître ce lieu de délices me présentent un jeune industriel qu’ils plaisantent. « Il a gagné des millions pendant la guerre. C’est un nouveau riche... »

Et lui, philosophe : « C’est vrai, j’ai gagné des millions pendant la guerre. Depuis, j’ai tout reperdu. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Ainsi va le monde... »

Partout, et même ici, le souvenir de la guerre nous hante et nous obsède. Mais loin du monde et de ses vicissitudes, enfin à l’abri, j’ai découvert une oasis pacifique. Il s’agit d’un théâtre extraordinaire, d’un théâtre comme on n’en voit plus, d’un théâtre comme on n’en voit pas. Fi de tous les autres ! C’est un théâtre de marionnettes, qui s’appelle du nom de son principal acteur, le Gerolamo. Les marionnettes y jouent tous les soirs la tragédie, la comédie ou l’opéra, comme au naturel. Il y a généralement un ballet ; la première danseuse rendrait des points aux ballerines de la Scala. Elle a un tutu blanc, comme elles ; et en outre, des colliers de perles et des bracelets qui scintillent à la lumière de la rampe. Elle a des cheveux blonds, des joues roses, et elle ne cesse jamais de sourire, comme c’est l’habitude des danseuses et des poupées. Elle bondit, tourne, virevolte, fait mille grâces ; il suffit d’un peu de bonne volonté pour ne pas apercevoir les fils.

L’orchestre est composé d’un piston, d’un trombone, d’une clarinette et d’un piano, qui s’entendent comme ils peuvent. Pour se distraire en attendant le début de la pièce, le public mange des oranges ; une odeur aigrelette se répand dans l’atmosphère. J’avoue que j’ai oublié le nom de la tragédie ; mais je me souviens qu’elle était terrible. J’y ai vu des guerriers tout bardés de fer ; un roi à grande barbe noire, tout resplendissant de velours et d’or, qui ne disait pas : u ma femme, » mais « ma très noble épouse, » et sa très noble épouse, pour ne pas être en reste, l’appelait son très illustre époux. Tous sautillaient avec une dignité suprême. La princesse, qui est la fille du roi, mais que le roi ne saurait reconnaître parce qu’elle lui a été enlevée à un âge très tendre par d’affreux brigands, traverse de redoutables épreuves. Ses cheveux sont dénoués sur ses épaules ; ils s’accrochent par mégarde à l’épée d’un courtisan ; et l’infortunée jeune fille n’échappe à cette étreinte imprévue que par une série de petits mouvements saccadés que le public suit avec délices. Au moment où le pathétique est pénible à supporter, Gerolamo, l’astucieux valet, intervient et démasque le traître. Il était temps. Gerolamo lance des lazzi énormes, fait en aparté des réflexions qui soulèvent le rire de tout l’auditoire, parle le dialecte le plus savoureux. Il a toujours faim, toujours soif, et toujours peur des coups. Il a le privilège de remuer non seulement les bras, les jambes, la tête, mais même la bouche dans les grands moments. Quelle détente ! Quel bien-être ! Comme il est bon de ne penser à rien qu’à ce spectacle ingénu ! Et de retrouver ici l’Arlequin de la Commedia dell’Arte, quelle surprise ! Je me doutais bien qu’il était immortel.

Mais devant le ballet, mon ravissement n’a plus de bornes. Cela s’appelle De la terre à la lune. Il y avait une fois un jeune prince beau comme le jour, qu’adorait la reine sa mère, et le roi son père encore davantage. Lassé de toutes les merveilles du monde qu’on mettait à ses pieds pour satisfaire ses caprices, il s’éprit de la lune, de la lune qui dorait de sa lumière blonde les jardins royaux. Il se met à genoux, et chante une romance si douce et si tendre qu’on en est tout remué. Il va mourir, s’il ne peut atteindre l’objet de son désir. Alors le roi son père assemble tous les savants du pays, qui sont tout à fait ridicules et ne trouvent aucun remède ; jusqu’au moment où on propose de fabriquer un gros canon, dont l’obus portera vers la lune le Prince Charmant avec Gerolamo. Et j’ai vu l’obus traverser les espaces de l’air, et grimper, grimper courageusement jusqu’à la lune ; j’ai vu des marionnettes lunaires, avec une figure en forme de croissant, danser un ballet en l’honneur des nouveaux venus. Le roi et la reine de la lune font bien quelque difficulté pour accorder leur fille au prince inconnu, tombé de la terre : mais ils ne résistent pas à la puissance de son amour. C’est un beau rêve, qui finit bien.

Même dans la lune, Gerolamo ne se dément pas ; il a faim, il a soif, il a peur des coups ; pourtant il est l’homme de toutes les ressources, et dénoue les situations les plus compliquées. Il appartient à une illustre famille, qui régna au temps de sa splendeur sur toute l’Europe ; lorsqu’il s’appelait Arlequin, les rois se le disputaient pour les divertir, car il était capable de faire rire même les rois. Ses richesses étaient si grandes, qu’il en prêtait même à Molière, même à Shakspeare, libéralement. Quel est l’auteur comique qui peut se vanter de ne lui rien devoir ? Ceux même qui lui firent la guerre, comme son compatriote Goldoni, prétendant qu’il ne rendait pas la vraie nature, durent s’avouer battus. Oser dire qu’il ne rend pas la vraie nature, l’Arlequin de la Commedia dell’Arte ! C’est un blasphème. Ses procédés sont les plus naturels parce qu’ils sont les plus simples, et l’on sait de reste que le rire est le propre de l’homme. Vint sa déchéance, et il disparut des grands théâtres à l’époque où le monde se fit grave, vers la fin du XVIIIe siècle. Mais il n’est pas mort, je vous le dis ; il s’est réfugié au milieu du peuple, au milieu des petits et des simples ; et sous les noms divers qu’il a pris maintenant, Guignol, Punch, Karagheuz ou Gerolamo, il s’est réservé une gloire qui n’est pas méprisable : celle de dérider les humbles et de faire jaillir les rires clairs des enfants.


BRESCIA

18 octobre. — Je dine en compagnie de quelques voyageurs attardés, à la terrasse d’un restaurant qui donne sur la place de la gare, à Brescia. Avez-vous éprouvé quelquefois en voyage, seul à la fin du jour, cette étrange impression de détresse ? Il y entre de la lassitude, de la nostalgie, un grand dégoût de toutes choses créées. Une mélancolie puérile vous envahit peu à peu, et se change en tristesse profonde. Comme si quelque fée malfaisante rôdait, le décor, la scène, les personnages, tout paraît banal et misérable ; on est rebelle même à la caresse d’une nuit qui tombe ; on croit sentir déjà l’hiver. Les mets sont détestables : pourquoi manger ? Le vin est mauvais : pourquoi boire ? On est mal ici : on serait plus mal ailleurs, si on changeait. Un malaise analogue au vôtre semble régner autour de vous ; les voyageurs sont irascibles, les garçons somnolents prennent des airs dédaigneux. Les trains qui arrivent à grand fracas grondent et sifflent méchamment. L’âme d’enfant qui persiste en chacun de nous s’émeut et se désespère. On voudrait que le voyage fût fini ; et terminé aussi l’autre voyage, un peu plus long, celui de la vie.

Trois musiciens ambulants s’installent sans hâte devant notre terrasse éclairée. Ils ont des airs de grands seigneurs, qui veulent bien se faire entendre au vulgaire, mais pour leur propre plaisir. Ils accordent leurs instruments, et se mettent à jouer. O merveilleux pouvoir de la musique ! Tout change dès leurs premiers accords. Ils nous enchaînent à leur rythme, ils nous entraînent par leurs sons. Nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes ; nous les suivons dans les régions fabuleuses où règnent la mesure et le nombre ; un charme opère, et nous enchante, et nous transporte. Les dîneurs marquent le mouvement, les garçons égayés sifflotent, les passants qui tout à l’heure semblaient des ombres mauvaises se dissimulant sous les arbres se rapprochent et s’humanisent. La nuit n’est plus hostile ; le ciel se parsème d’étoiles. L’âme du voyageur s’apaise, et s’étonne d’une faiblesse que déjà elle n’éprouve plus.

De tous les instruments, le violon seul connaît le secret de pénétrer jusqu’au fond de l’être. Hélas ! celui-ci interrompt son chant divin. Les musiciens plient bagage. Leur quête sera fructueuse. De quel prix le plus avare ne payerait-il pas cette trêve, dont l’effet persiste après leur départ, comme si l’air était encore rempli de ces sons bienfaisants ?


VENISE

19 octobre. — Etendu dans la gondole noire, je glisse sur les eaux vénitiennes. Derrière moi, debout sur la poupe, le gondolier pousse la gondole d’un mouvement si souple et si aisé, qu’on le dirait continu. Sara, le vieux gondolier à la face ridée ; Sara, qui depuis cinquante ans circule sur ces eaux moirées, ayant promené tant de couples et connu tant d’histoires que rien ne l’étonne plus au monde ; Sara est bavard et sociable, ainsi qu’il convient aux races bien nées. Dès qu’il voit que le seigneur étranger prête l’oreille à ses discours, il abonde en propos éloquents. Si Venise a beaucoup souffert de la guerre ? Plus qu’aucune autre ville au monde. Tous les voyageurs partis, et même une bonne partie des habitants. Pensez donc, si près du front ; et les aéroplanes qui sont venus, et qui ont démoli une église ! Personne, sauf ceux qui l’ont vue, ne peut se figurer comment était Venise, une fois la nuit venue : pas une lumière, pas une ; on aurait dit un tombeau. Ailleurs, il y a eu des gens qui ont gagné de l’argent, et qui en ont dépensé : ici, on n’a même pas vu de profiteurs de guerre, pas de requins ; tout le monde a été malheureux.

— Et maintenant ?

— Maintenant, le pauvre monde a bien de la peine à vivre. Une gondole, qui coûtait mille francs, en coûte six mille. Cette rame, vous voyez cette rame ? Elle valait six lire, elle en vaut cent. La nourriture est hors de prix, et elle est détestable, c’est de la nourriture de prisonniers, roba da carcerati. On n’est pas plus heureux quand on est propriétaire ; les taxes mangent les trois quarts des revenus. Aussi les propriétaires ne font-ils plus aucune réparation ; on est obligé de blanchir soi-même ses chambres, à la chaux. Le Gouvernement devrait intervenir, et il ne fait rien ; le Gouvernement ne s’occupe pas plus de Venise, que si Venise n’existait pas. Aussi nous protesterons ; nous refuserons de payer les impôts. Par bonheur, on rencontre de temps en temps un étranger généreux, qui comprend les choses, et ne refuse pas de donner un bon pourboire au pauvre gondolier qui peine pour lui...

J’ai compris, Sara ; il y a longtemps que j’ai compris. Je sais même que tu ne me crois pas ta dupe, et que nous nous entendons à merveille. Il y a dans tes propos une virtuosité que j’admire, et dont je ne conteste pas le prix. Tu parsèmes tes discours d’interjections et de plaisanteries, quand tu croises, au détour des canaux étroits, un autre gondolier sur une autre gondole ; et ton dialecte vénitien est si doux, si puéril, si musical, que tes plaintes mêmes ont l’air d’un gazouillement d’oiseau.


20 octobre et jours suivants. — Je me souviens d’une soirée d’avant la guerre ; c’était au printemps ; la place Saint-Marc ressemblait à une grande salle de fête qui avait le ciel pour plafond. Venise, noble dame, l’avait magnifiquement ornée ; elle l’avait entourée de portiques aux lignes harmonieuses ; et pour que leur régularité ne devint pas monotone, elle les avait interrompus d’un côté par la perspective d’une riche église orientale, rare et somptueux décor. Elle y avait invité un public un peu mêlé, mais discret, et qui paraissait pénétré du charme de cette heure et de ce lieu. On y entendait parler à peu près toutes les langues, car des visiteurs venus de tous les points du monde s’y étaient donné rendez-vous. On y voyait passer aussi quelques gens du pays, et des filles au châle noir qui riaient. Des tables minuscules, chargées de sirops et de glaces, invitaient à s’asseoir ; et l’on pouvait entrer aussi dans les boudoirs blanc et or qui s’ouvraient sous les portiques. Un orchestre jouait des airs nonchalants, qui s’évaporaient dans le soir. On aurait dit qu’on attendait quelqu’un, et personne ne savait qui : sans doute les grandes dames en paniers de soie, enrubannées et masquées, avec leurs cavaliers servants qui les tiendraient par la main ; on les sentait proches et toutes voisines. Le passé se mêlait étrangement au présent ; tant de grâce et de folie avaient habité ce décor, qu’on croyait en sentir encore les effluves. Les flâneurs allaient retrouver leur gondole tapie dans l’ombre des canaux, et, dans le noir, tournoyaient autour des barques illuminées sur le grand canal, d’où partaient les trilles des chanteuses et les voix menues des mandolines. Le reflet des lanternes dansait sur les eaux sombres ; dans le ciel jaillissaient des feux d’artifice. Tout cela était si doux, et comme si naturel, que rien ne réussissait, quoi qu’on fit, à devenir banal. Le programme de la fête était toujours le même, et semblait toujours nouveau. C’était comme une ile de féerie, réservée, au milieu de notre civilisation trépidante, à la volupté et au souvenir.


AU CONGRÈS DES POPULAIRES

Le congrès des Populaires se tient à Venise. La cohue commence dès la gare ; la voûte résonne des refrains du parti, lancés à pleins poumons par de vigoureux gaillards. La place Saint-Marc est envahie, envahis les petits cafés paisibles où l’on croyait retrouver naguère les personnages de Goldoni. Beaucoup de prêtres ; des curés de campagne, rebondis et fleuris ; des méridionaux qui gesticulent, secs et agiles ; des monsignori au verbe haut, au geste autoritaire. Où sont les abbés galants d’autrefois ? Ceux-ci sont les officiers de troupes victorieuses, qui continuent, par prudence et en vue des prochains combats, à encadrer solidement leurs hommes. Quelle exubérance ! Quelle ardeur ! Venise n’a pas de salle suffisamment grande pour contenir tous ces congressistes à la fois. Les sections se réuniront dans les lieux les plus inattendus : le Cinéma Modernissimo ; l’hÖtel Bauer, qui vit plus d’un joyeux carnaval avant d’entendre des discussions politiques ; et l’antique salle de jeu, le Ridotto, où tant de nobles Vénitiens perdirent au pharaon tous les sequins de leur bourse. Seules les assemblées plénières auront lieu au théâtre Rossini.

Le théâtre Rossini ne contient pas deux mille personnes, il est trop petit de moitié. Une foule trépidante assiège l’entrée ; il est dix heures, on ferme les portes. Au dedans, l’agitation atteint son paroxysme. Refrains, hurlements, applaudissements, sifflets. Le congrès socialiste avait l’air d’une assemblée parfaitement bien tenue, voire un peu trop académique, si on la compare à cette foule qui détend d’abord ses nerfs. Le drapeau national et le drapeau de Saint-Marc, qui ornent la scène, ne contentent pas les congressistes ; ils exigent le drapeau du parti, on va le chercher : il apparaît, non sans une explosion d’enthousiasme bientôt suivie d’autres cris : il n’y a pas de crucifix, il faut un crucifix. Des poussées impérieuses les agitent ainsi. Tout d’un coup, grand émoi, grand tumulte ; un prêtre a cru voir dans la salle un représentant de la police : à bas la police ! à la porte la police ! Il ne faudra pas moins d’une demi-heure pour s’apercevoir qu’il y a malentendu.

Une telle assemblée ne donne peut-être pas l’exemple de toutes les vertus chrétiennes, sans exception, et entre autres, de la patience et de l’humilité. Elle ne pèche pas non plus par un excès de charité à l’égard de ses adversaires. Elle est nerveuse, batailleuse, agressive ; la douceur évangélique n’est pas son fait. Aussi bien nous répondrait-on que le parti populaire n’est pas confessionnel, tant s’en faut ; qu’il exige (c’est son programme) « la liberté et le respect de la conscience catholique, considérée comme rempart et comme fondement de la vie de la nation ; » mais qu’il admet tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs opinions religieuses ; qu’il ne dépend ni des évêques, ni du Vatican ; et qu’enfin, on peut bien concéder quelque chose à son jeune triomphe...

Car c’est bien un triomphe que l’on célèbre ici. Trois ministres, trois secrétaires d’Etat, la majorité des cent six députés inscrits au groupe ; des représentants de toutes les régions, même de celles qui étaient considérées comme les plus violemment anticléricales, les Marches par exemple ; des ouvriers des villes avec les paysans ; lorsqu’ils dénombrent une telle force, et songent que leur existence ne date guère que de deux ans, les membres du Congrès ont bien le droit, je pense, de se montrer orgueilleux, et bruyants.

Encore ce triomphe n’est-il pas seulement célébré sur les autres, mais sur eux-mêmes, lis étaient menacés, eux aussi, d’une crise intérieure ; ils ont une droite et une gauche, qui s’entendent assez mal ; ils ont pu craindre un schisme. La droite est composée de conservateurs timides, et de quelques sages qui ont peur des aventures où la gauche voudrait les entrainer. La gauche a pour les socialistes tendresse de cœur, et aspire à collaborer avec eux. Et même certains socialistes sont un peu pâles, à côté de la couleur rouge vif de ces Populaires avancés. Ceux-ci vont répétant que la classe bourgeoise a fini sa mission dirigeante ; que les circonstances appellent désormais au pouvoir les travailleurs ; que les organismes collectifs doivent remplacer les pouvoirs individuels. On ne voit plus au juste en quoi ils diffèrent pratiquement des communistes. Aujourd’hui, sur la scène du théâtre Rossini, le représentant de la droite est fraîchement accueilli ; son discours parait long ; il n’a pas l’oreille de l’assemblée. Les applaudissements qui accueillent le député Miglioli, représentant de la tendance extrémiste, montrent au contraire où va la faveur. Mais chacun met du sien, et l’unité se fait, — un peu à gauche. Une formule élastique satisfait les plus avancés, en sanctionnant la collaboration du parti populaire avec les partis de gauche ; et les moins avancés, en mettant des limites à cette collaboration.

Je suis frappé du soin qu’on met à appeler l’attention du Congrès sur les questions pratiques. Ainsi que me l’a expliqué le député Cavazzoni, avertis par la faillite du Congrès socialiste, qui s’est perdu en discussions théoriques ; désireux de réussir par les qualités mêmes qui ont manqué à leurs rivaux, et de prendre ainsi la place qu’ils ont laissée ; fidèles par instinct aux tendances dominantes du caractère italien, qui aime à ne pas perdre de vue les réalités tangibles, les dirigeants tiennent à faire de solide besogne. Le peuple aura l’impression que le parti ne l’a pas oublié, ainsi qu’avaient fait les socialistes, qu’on s’est occupé de lui, qu’on a pris en main ses intérêts : de sorte qu’il travaillera à son propre bien, s’il se rallie à ces utilitaires et à ces laborieux. La réforme de l’école, la transformation du patrimoine ecclésiastique, les dommages de guerre, l’exploitation des forces hydrauliques de l’Italie, le problème des ports de l’Adriatique, la crise économique, à la bonne heure : un programme hétérogène, mais dont chaque point est pratiquement réalisable, sortira des travaux du Congrès. Un article est particulièrement cher au cœur du secrétaire politique du parti, Don Sturzo. Il veut qu’au sujet de la décentralisation, on aboutisse vite à des projets très précis, très élaborés, prêts à se traduire en actes. S’il arrivait à réaliser cette grande réforme, désirée par tant d’autres et où tant d’autres ont échoué, quelle gloire ! Ce serait la marque éclatante de la vitalité du parti.

22 octobre, minuit. — La séance nocturne (car le Congrès travaille avec une sorte de fièvre, et les discussions se poursuivent jusque fort avant dans la nuit) a été orageuse ; mais ce n’a pas été la plus curieuse pour moi. J’attendais avec un intérêt tout spécial le débat sur la politique extérieure. On m’avait mis sous les yeux, à Milan, les impressions d’un Allemand qui était venu faire sur l’Italie d’après guerre l’enquête à laquelle je me livre moi-même, et qui a publié son Italienisches Beisetagebuch dans une revue munichoise, le Hochland. Il y constatait avec joie que trois grands pouvoirs travaillaient en faveur de l’Allemagne. D’abord, l’industrie et le commerce, car tous les liens du passé se renouent rapidement, et le flot des marchandises allemandes se déverse à nouveau sur l’Italie. Ensuite la science : médecins, chimistes, professeurs, ont étudié dans les Universités allemandes ; et la philosophie la plus répandue en Italie n’est-elle pas l’hégélianisme ? En troisième lieu, le catholicisme. « Je ne connais aucun curé italien, aucun ecclésiastique lombard (et l’on sait combien leur capacité d’organisation est apparentée à nos méthodes), qui aujourd’hui encore ne soient avec les catholiques allemands dans les rapports les plus cordiaux. La guerre n’a été qu’un épisode... » Voici le moment de voir si la guerre n’a été qu’un épisode, en effet. Je me méfie des témoignages allemands : l’attitude du Congrès sera autrement significative.

Or Don Sturzo ne limite pas ses ambitions à l’Italie ; il les étend à l’Europe, et peut-être au monde. Après avoir constitué un parti démocratique en face du parti socialiste, il veut constituer de même une Internationale blanche. Il espère l’adhésion des catholiques de tous les pays, des catholiques français, par exemple. Mais comment ne compterait-il pas, bien davantage, sur les catholiques allemands ? Ceux-là sont des forts. Le Centre, ce parti politique si admirablement organisé, quel exemple, quel modèle ! Est-il un allié plus souhaitable ? Le fait est que, personnellement, Don Sturzo revient de Berlin, et qu’il y a rencontré le succès le plus flatteur.

Quant au Congrès lui-même, il témoigne en cette matière de quelque incertitude, il admet parfaitement que le traité de Versailles constitue une injustice, qu’il faudra bien réparer quelque jour. Pour les relations internationales, point de limites à la charité chrétienne : les Allemands (sont-ils si mauvais qu’on le dit ? ont-ils eu tous les torts qu’on leur prête ?) doivent être pardonnés, et réhabilités au plus vite dans tous leurs droits. Mais se mettre à la remorque des catholiques allemands, c’est une autre affaire. Et surtout le projet de cette Internationale blanche n’est-il pas prématuré ? — Pour rallier l’unanimité des suffrages, Don Sturzo a un trait de génie : il manifeste son intention de faire de l’Italie même le centre du grand mouvement qu’il rêve d’organiser. « A l’heure actuelle, dit-il, nous avons commencé nos études sur le terrain pratique, sur l’instrument du travail international, c’est-à-dire la Société des nations et le Bureau international du travail. Nous ne portons pas devant le Congrès la question de l’Internationale populaire, parce que nos cadres ne sont pas encore complets. J’annonce cependant que vers février-mars, une assemblée se tiendra en vue de sa constitution ; et elle se tiendra en Italie, parce que c’est seulement de l’Italie, siège international du droit, siège international de la catholicité, que peut venir une parole d’universalité... »

En ce mois d’octobre 1921, le parti populaire italien fait éclater sa puissance. La guerre a permis aux catholiques de franchir une étape décisive. Il y avait longtemps qu’ils désiraient participer à la vie politique du pays ; en se tenant loin d’elle, il leur semblait qu’ils avaient des airs de parias ; faute d’exercer tous leurs droits, leur abstention, même volontaire, les rangeait dans une classe inférieure de la cité. L’exubérante ardeur qu’ils montrent aujourd’hui vient de cette longue abstention : ils ont une revanche à prendre. Les étapes avaient été infiniment lentes, au cours des années qui séparent 1871 de 1915 : ni élus, ni électeurs ; le non expedit ; l’abolition du non expedit ; les catholiques allant aux urnes pour appuyer de leur vote les partis d’ordre ; quelques députés envoyés à la Chambre... Tout d’un coup, la guerre... L’atmosphère est balayée ; les objections, les scrupules, les craintes qui empêchaient la naissance d’un parti catholique italien, disparaissent au point qu’on s’étonne de les avoir vus durer si longtemps, et qu’on a peine à les comprendre. En deux ans, des directives sont conçues et affirmées, un programme est élaboré ; les cadres inférieurs de l’Eglise sont utilisés pour une organisation solide et disciplinée, sans que l’Eglise elle-même lie sa cause à celle du parti naissant ; on se prononce nettement pour la démocratie, de façon qu’on gagne les masses ; on affronte la vie publique, on s’affirme comme une des forces vives du pays, on s’impose au Parlement, on conquiert les ministères : quelle brève et triomphale carrière ! Encore ne la considère-t-on pas comme terminée ; ces succès ne font qu’inspirer le désir d’autres succès plus vastes ; on ne se contente plus de la collaboration au pouvoir, on aspire au pouvoir total et sans partage, et on s’en va joyeusement vers l’avenir, avec une confiance superbe et un bel appétit.


SILHOUETTES

Don Sturzo. —Sec, maigre, noir ; tout en nerfs ; Sicilien, fils d’une terre ardente, ardent comme elle. Son activité tient du prodige. Il est loin d’être sans curiosité d’esprit ; il a même fait partie, autrefois, de ce groupe de la Culture sociale, dirigé par Murri, qui voulait ouvrir le catholicisme italien aux souffles de la vie moderne. Mais de modernisme, point ; il a su se garder de tout excès ; et aussi bien, c’est l’action qui l’attirait invinciblement. Chose étrange qu’un prêtre se soit jeté dans les luttes municipales, qu’il ait conquis, à la force du poignet, la mairie de sa ville, qu’il soit devenu le secrétaire général de l’Association des communes italiennes, qu’il se soit imposé à tous par ses extraordinaires qualités d’organisateur : la soutane va mal, d’ordinaire, avec des soucis de ce genre. Prêtre irréprochable d’ailleurs, il n’a pas d’autre ambition que de faire triompher ses idées ; ou plus exactement, que de traduire ses idées en actes. Il a l’instinct des réalisations pratiques, c’est sa passion. Il est partout, il voit tout, il prévoit tout, il intervient juste au bon moment pour proposer aux hésitants, aux indécis, aux brouillons, toutes solutions opportunes. Le parti populaire serait-il né sans lui ? Il ne serait pas arrivé, sans lui, à ce haut degré de prospérité. Don Sturzo l’anime, Don Sturzo le vivifie ; Don Sturzo le domine aussi : il est le dictateur. Je sais bien qu’il s’afflige quand on l’appelle de ce nom, et qu’il proteste ; il ne veut être qu’une unité parmi beaucoup d’autres ; il demande expressément que ses amis n’adoptent pas la définition de ses ennemis, à savoir que le parti populaire est celui d’un seul homme. Accordons-lui cette satisfaction, pour qu’aucune ne lui soit refusée ; et disons qu’il est un simple soldat, comme Napoléon était le petit caporal.

La première fois que je l’ai vu, c’était dans le hall d’un hôtel, entouré d’un état-major de fidèles ; je ne sais plus ce qu’il organisait, mais il organisait sûrement quelque chose. Autre décor favori : un wagon de chemin de fer ; il va de Naples à Milan comme vous allez de Paris à Versailles ; il vole à Berlin, parle avec vingt députés, assiste à une séance du Reichstag, visite des œuvres, inaugure une école italienne en quelques jours ; puis il se hâte de rentrer à Rome, pour dire son mot au président du Conseil. Partout où il faut donner une impulsion, on le rencontre. Aujourd’hui, c’est son apothéose. La reconnaissance qu’on éprouve pour son œuvre se traduit en admiration frénétique. Son âme de Latin ne peut pas ne pas tressaillir, devant cette foule qui s’émeut pour sa gloire ; son âme d’apôtre ne peut pas ne pas se sentir heureuse, s’il rapporte au Maître qu’il sert la moisson de ce jour. On l’applaudit, on l’applaudit encore ; il salue, il s’incline ému jusqu’aux larmes ; et comme ni les bravos ni les cris ne suffisent à exprimer les sentiments du public qui l’acclame, on lui jette des fleurs par poignées, de sorte qu’une neige d’œillets blancs s’abat sur sa soutane noire.


MEDA. — Une autre force du parti populaire ; une des forces de l’Italie.

Le corps est épais, l’allure pesante ; on reconnaît le sédentaire, qui ne se trouve nulle part mieux que dans un cabinet de travail, chargé de livres, bourré de dossiers. Si vous ignoriez qu’il s’agit d’un Italien, vous penseriez, en le voyant, à quelque Flamand flegmatique. Aucune exubérance et pas de gestes. La modestie, la simplicité même. Essayez d’aborder, en France, un homme qui détient une parcelle de l’autorité : il est rare qu’il ne vous fasse pas sentir son importance, ne fût-cc que par des nuances fugitives. En Italie, où la vanité du rang social n’est guère de mise, où l’étiquette est un supplice, on n’a pas à traverser de multiples barrières pour arriver jusqu’aux gens haut placés, et ils ne prennent pas à votre égard des airs de demi-dieux. Cette vérité générale s’applique tout spécialement à Meda. Ce ministre qui a exercé sur les finances du royaume d’Italie l’action la plus efficace ; ce chef de parti, qui a le droit de traiter d’égal à égal avec les plus puissants ; ce futur président du Conseil, ainsi qu’il est probable, est bien éloigné des faiblesses d’amour-propre.

Je lui rends visite au moment où on lui demande, avec de vives instances, de se rendre comme plénipotentiaire à la Conférence de Washington : il hésite, par une modestie excessive ; et aussi parce qu’à force de s’être occupé des intérêts de l’Etat, il a négligé les siens. Il faut bien qu’il reprenne son métier d’avocat, s’il veut vivre ; le métier de ministre ne nourrit pas son homme. Ce qui domine en Meda, c’est la fermeté, la lucidité de l’intelligence ; c’est la puissance de la raison. Son besoin d’exactitude se trahit de lui-même ; je ne lui pose pas une question sans qu’il la précise d’abord : « En quel sens l’entendez-vous ? Que voulez-vous dire ? » Et puis, ayant ainsi mesuré, limité, clarifié les choses, il répond avec netteté, avec vigueur. Il rappelle les débuts de la démocratie chrétienne, les premiers combats, et que la puissance du parti populaire procède en quelque mesure de ces humbles commencements. Il porte au fascisme, considéré comme phénomène politique, le plus vif intérêt : peut-être parce qu’aimant à voir clair en toutes choses, il ne distingue pas encore suffisamment ce qui s’agite dans ce parti en devenir ; et peut-être aussi, habitué à prévoir les lointains effets des mouvements d’opinion, est-il embarrassé pour mesurer au juste la portée de cet élan juvénile. Ecartant les contingences, et dominant toutes les petitesses, comme les bons géants de la légende dominaient et les villages et les villes et les montagnes qui semblaient si hautes aux frêles humains, Meda évalue et la souffrance présente de l’Europe, et les raisons d’espérer : celles-ci l’emportent. Il y a des hommes en compagnie desquels on ne peut vivre, fût-ce une heure, sans se sentir soi-même fortifié, tant ils sont forts : Meda est de ceux-là Leur saine raison agit comme un charme ; surtout lorsqu’on la sent nourrie par une vaste culture, et humanisée par une profonde bonté : c’est ici le cas.

S. E. LE CARDINAL RATTI. — Au cœur de l’active cité, un calme palais, la vie bourdonne autour de lui, mais la cathédrale l’abrite sous son ombre. Dès qu’on en a franchi les portes, on entre dans le recueillement. On traverse des cloîtres et des portiques, où glissent des robes noires. On gravit des escaliers de pierre larges comme des routes et beaux comme des monuments. On passe dans des salons si vastes qu’on y est comme perdu : on n’en a plus l’habitude. On attend ; et voici qu’apparaît Son Eminence le cardinal Ratti, archevêque de Milan.

Son allure est d’une dignité qui n’exclut pas l’aisance ; il paraît très jeune encore ; il n’est pas voûté, ainsi qu’il arrive d’ordinaire aux gens qui ont vécu courbés sur les livres ; son regard est très pur, son sourire affable. Il est heureux de se retrouver dans sa bonne ville après ses pérégrinations lointaines, il est heureux de se livrer tout entier aux soins de son ministère, pasteur au milieu de son troupeau ; il lui plaît de recevoir tous ceux qui veulent bien venir à lui, et d’aller lui-même au devant des malades et des affligés. Il a rendu visite aux prisonniers ce matin même. Il n’a pas perdu le souvenir des bonnes lettres, fidèles compagnes de sa vie ; il cite le nom des savants français avec lesquels il fut en rapports, lorsqu’il était le gardien des livres précieux et des manuscrits rares. Il parle avec émotion des fêtes célébrées en l’honneur de Dante, qui le réjouissent moins encore en sa qualité de savant que comme Italien. En rendant hommage à Dante, l’univers entier rend hommage à l’Italie, berceau de toute civilisation.

Partis de Dante, qui est à la mode, nous en arrivons à parler du rapprochement entre le Vatican et le Quirinal, qui est à l’ordre du jour. Tous en parlent, même ceux qui n’ont rien à en dire. Ceux qui savent procèdent-ils comme les commerçants, lesquels tiennent leurs projets d’autant plus secrets qu’ils veulent les réaliser plus prochainement, et mènent grand bruit autour de ce qu’ils ne veulent pas faire ?

Je lis dans mes notes l’opinion du cardinal : « Toutes les rumeurs qui circulent au sujet du rapprochement entre le Saint-Siège et le Gouvernement italien ne signifient pas que l’entente doive se réaliser demain. Tant d’articles, tant de discours, tant de propos de toute espèce, auront cependant un résultat : c’est de préparer les esprits et de chercher les voies. Mais ils ne précipiteront pas un mouvement qui ne saurait être que le résultat d’une lente évolution. »


MUSSOLINI. — Je ne sais si je pourrai assister au troisième congrès politique, celui des fascistes. Au moins ai-je vu Mussolini.

J’attends dans les bureaux de son journal, le Popolo d’ïlalia ; un bâtiment neuf dans un quartier neuf ; on entend, lorsqu’on entre, le bruit des presses. De tout jeunes gens, des soldats, des femmes, qui ne se contentent pas de ce que peuvent leur dire les sous-ordres, et qui veulent parler au chef en personne, attendent comme moi. Mussolini arrive d’un pas pressé, reçoit le rapport de ses hommes de confiance, leur donne des instructions, les congédie ; je puis entrer.

Voilà donc le lutteur, le dompteur des foules ; celui qui a couru toutes les aventures, tous les dangers ; le condottiere qui fait obéir à sa voix cinq cent mille hommes. Quelle étrange existence. Sorti du peuple, socialiste convaincu, et journaliste révolutionnaire ; se séparant de ses camarades à l’appel de la patrie, engagé volontaire de la première heure après avoir mené une campagne décisive pour l’intervention, grièvement blessé ; après l’armistice, l’adversaire le plus acharné des communistes italiens ; venant au secours de la bourgeoisie incapable de se défendre elle-même, affrontant les socialistes le soir même de leur élection victorieuse, engageant la bataille dans les rues de Milan, et rétablissant l’ordre par la violence ; avide de toutes les jouissances, et considérant la lutte comme la jouissance suprême ; combattant sans cesse, non seulement contre les partis adverses, mais contre ses propres compagnons, pour expulser les infidèles, ramener les hérétiques, réduire à l’impuissance les ambitieux qui sont à l’affût de toutes ses fautes pour provoquer sa chute. Il ne lui manque aucun des traits communs aux grands meneurs, ni un indiscutable courage, ni l’oubli des règles de la morale commune, ni la fascination personnelle, ni le mépris des hommes, mépris qu’il lui plaît de marquer quelquefois par un très apparent dédain. Alors il reçoit les hommages comme un dieu ennuyé.

Il y a des savants qui ont l’air de cordonniers, et des généraux qui ont l’air de professeurs en retraite. Mussolini a l’air de ce qu’il est. Vous le rencontreriez dans la rue que vous vous retournerez pour le mieux voir. Le teint est basané, le masque énergique ; la figure entièrement rasée a la beauté mâle et farouche des bustes de la Renaissance italienne. Trois choses frappent surtout : le menton fortement marqué, et volontaire ; les lèvres fines et sensuelles ; les yeux surtout, les yeux sombres et ardents.

Oui ; il le sait bien : il est un de ceux qui ont arrêté le bolchévisme dans sa marche envahissante, et qui lui ont décidément fermé les portes de l’Italie. Ce grand corps était menacé d’une infection dangereuse ; il l’a guéri : maintenant, il continue à veiller contre les rechutes possibles. Il ne considère pas sa tâche comme finie, car le patriotisme italien n’est pas encore formé... Comme je l’interromps ici, pour lui dire qu’aux yeux d’un étranger, le patriotisme italien est non seulement formé, mais tout à fait vibrant et comme exaspéré, Mussolini sursaute. Il frappe sur son bureau ; il se penche en avant ; son masque se durcit ; sa voix s’élève. Je n’y entends rien. Le patriotisme italien est bien loin du point où il veut l’amener. Sans doute, il s’est éveillé depuis quelques années, il s’est manifesté pendant la guerre. Mais à présent, comme s’il était pris de lassitude, il s’endort. Des discours, des déclamations patriotiques, tant qu’on voudra. Mais quand on demande des actes, et surtout quand on fait appel à la bourse, il n’y a plus personne. On croit qu’on a tout fait quand on a fait de la rhétorique. Il faut apprendre à l’Italie que ses efforts ne sont pas terminés, exiger d’elle de nouveaux sacrifices, et faire pénétrer jusque dans les classes les plus rebelles le sentiment de la dignité de la nation.

Ainsi par le Mussolini. La sonnerie du téléphone l’interrompt ; il s’agit d’un duel, dont il considère la perspective avec un certain plaisir ; d’autant plus que la police fait tous ses efforts pour intervenir, et qu’on la dépistera : double agrément. — Ce coup de téléphone, bien qu’il ressemble à un procédé utilisé au théâtre, n’est nullement préparé.

J’arrive à la plus grave question. Le fascisme est en pleine évolution ; il était une force d’action, qui s’opposait aux éléments anarchiques ; maintenant, il va devenir un parti. Ce grand changement peut-il s’opérer sans qu’il y ait transformation de substance ? Quel programme le nouveau parti politique adoptera-t-il ?

Mussolini est sûr de lui-même. En matière de politique extérieure, dit-il, notre programme sera sensiblement le même que celui des nationalistes, sans que nous nous confondions avec eux. Pour la politique intérieure, nous aurons un programme démocratique. Nous accueillerons peut-être les restes des vieux partis libéraux, sans crainte d’être subjugués par eux, parce que nous resterons les maîtres de choisir.

Il prend un temps, et ajoute :

— Après tout, qu’importe le contenu théorique d’un parti ? Ce qui lui donne la force et la vie, c’est sa tonalité ; c’est la volonté, c’est l’âme de ceux qui le constituent.

Évidemment…


GABRIELE D’ANNUNZIO[3]. — Il a choisi comme retraite, après les heures ardentes de Fiume, un paysage de rêve. Virgile, qui le chanta, y laisse encore errer son ombre. Au milieu de ses collines et de ses montagnes, le lac qui sourit au ciel a l’air d’un miroir enchanté gardé par des géants qui l’aiment. Il se plaît à faire valoir la gamme infinie de ses bleus, bleu tendre, bleu d’azur, bleu d’acier, bleu d’argent. Il est harmonieux sans être fade ; le noir des cyprès et des roches rehausse de tonalités vigoureuses ces bleus délicats. Si, dépassant Gardone et Fasano, on remonte vers le Nord, les montagnes s’escarpent, les pics neigeux apparaissent, les rives se resserrent, les routes bordent des précipices, le caractère grandiose de l’ensemble s’accentue. Les colères de ces eaux paisibles sont redoutables : le vent vient-il à souffler, en quelques minutes les vagues s’enflent, battent les bords qui les repoussent, engloutissent les barques ; et dans les profondeurs du lac, les corps humains s’engloutissent jusqu’aux abîmes inconnus. Il change d’aspect à toutes les heures du jour, ce beau lac lumineux. Ce soir, une buée s’est élevée à sa surface ; le soleil d’automne, pourpre et or, s’est enfoncé dans la brume ; perdue dans le crépuscule et dans le brouillard, la barque qui nous portait semblait glisser mystérieusement vers le pays des âmes, vers le pays des ombres, vers le royaume silencieux et impalpable des Cimmériens. À peine les lumières de Gardone, indécises, jaunâtres, et tremblotantes, nous indiquaient-elles le port et la présence des vivants.

La villa où le Comandante est attendu à dîner, est de noble apparence. Les gens du XVIIIe siècle finissant, qui l’ont bâtie sur la rive du lac, aimaient les vastes salles aux lignes sobres et sévères. Ils n’entendaient rien au confort, et leurs sucesseurs n’ont pas poussé le respect jusqu’à les imiter sur ce point, il s’en faut. Mais on ne les a pas trahis. On a gardé les fresques à leur goût, où vous voyez de tendres bergers mener leurs brebis au long d’un ruisseau qui serpente ; on a gardé les fauteuils hiératiques, les tables immenses, et, dans un coin, cette harpe. Deux têtes de marbre érigées sur des colonnes de porphyre contemplent de leurs yeux morts la petite société cosmopolite, — Anglais, Italiens, Français, — qui attend avec révérence l’arrivée du Commandant, hôte familier de cette belle demeure.

Je n’oublierai jamais, pour mon compte, qu’il nous a donné un peu de son cœur ; et je me rappellerai toujours qu’il fut avec nous à l’heure suprême. C’est le danger de la France qui l’a transformé, dilettante et sceptique qu’il était, en croyant, en soldat, en chef ; c’est le danger de la France qui a fait surgir de cet incomparable artiste un homme d’action. Sans lui, sans la puissance de son verbe, sans l’effort de sa volonté, la grande flamme qui illumina la conscience italienne aurait malaisément jailli. Il ne fut pas de ces ingrats qui, aimant les plaisirs que leur offrait la France, n’aimaient pas son âme et l’ont trahie : il a compté, au contraire, parmi ceux qui ont voulu lui rendre en sacrifices ses dons des jours heureux. S’il a marqué à notre égard, depuis lors, quelques mouvements d’impatience, c’est précisément qu’il nous chérit toujours, car on ne s’irrite pas contre les indifférents. Il a souffert de ne plus se sentir en harmonie avec nous, et il l’a dit magnifiquement, à sa manière. Il ne manque pas de me rappeler le mot de M. Clemenceau, ce mot qui a blessé toute l’Italie en même temps que lui : — « Fiume, c’est la lune... » — Mais il tient à rappeler aussi tous les liens qui l’attachent à notre patrie, et dont il veut qu’aucun ne soit rompu. Il me parle de la littérature française contemporaine qu’il connaît aussi bien que aucun homme au monde ; de sa nostalgie de Paris, la grande ville, qu’il voudrait revoir un jour ; ne fût-ce que pour y retrouver un incognito relatif, et échapper aux inconvénients d’une popularité qui devient un supplice. Il s’expliquera sans ambages, une fois ou l’autre, sur les différends qui séparent nos deux pays il me dit : « Saluez pour moi la douce France... » Pour les Italiens, que ne représente-t-il pas aujourd’hui ? La plus belle tradition de la Renaissance, ressuscitée dans ce joaillier des mots. La gloire des lettres, de tous les tré. sors le plus précieux pour un esprit latin, et qui fait resplendir au loin le nom de la patrie en même temps que celui de l’homme Le tragique poème de la guerre, la boue des tranchées, l’élan des assauts, les vols héroïques. La victoire. Au delà même de la victoire, l’effort désespéré pour assurer à l’Italie nouvelle sa plus grande place au soleil. Lorsque tant d’autres étaient des «. renonciataires, » comme ils disent, Gabriele d’Annunzio n’a pas renoncé

Mais quand on serait Cafre ou Hottentot, quand on ignorerait l’histoire de ces dernières années, quand on pousserait l’esprit de parti jusqu’à lui denier tout mérite, littéraire ou autre, il serait impossible, j’imagine, de n’être pas séduit par sa seule personnalité. Je ne sais quelle force émane de lui, comme si une source d’éternelle jeunesse, d’éternelle vigueur était cachée dans son âme et dans son corps J’ai l’impression d’être sous un charme auquel je ne saurais me soustraire, même si je voulais m’en défendre : ce qu’à Dieu ne plaise ! On raconte l’histoire des politiciens venus de Rome tout exprès pour le convaincre et qui s’en retournent convaincus par lui : je comprends cela. On me dit que devant une foule, encore qu’il ne ressemble en rien au type classique de l’orateur, on penserait entendre un enchanteur, qui la calme, l’excite, la dirige où il veut : je le crois sans peine. Les Parisiens le reconnaîtraient tel qu’ils l’ont vu chez eux ; il ne semble pas avoir vieilli, même à travers l’épreuve de ces rudes années. Il est svelte, mobile, nerveux ; sa voix est vigoureuse et bien timbrée. Il se prodigue dans la conversation, ne la domine pas, prêt à en accepter tous les caprices, à en suivre tous les rebondissements. Il se plaît infiniment à ce jeu délicat. Gabriele d Annunzio, causeur, a tous les genres d’esprit : de la gravité, de la profondeur, de l’érudition sur les plus diverses matières, du lyrisme qui brille tout d’un coup dans une éclatante image ; et non seulement de l’humour, mais de la très franche gaité.

Comme on se rappelle, en le voyant, ce mot d’Alfieri, que la plante humaine croît ici avec plus de force qu’en aucune autre terre ! Quelle individualité puissante ! On dirait qu’il est capable de mener à la fois plusieurs vies. On vient le trouver jusqu’en sa retraite, de tous les points du globe : hier, c’était un groupe de Japonais qui lui exprimaient leur admiration, voyant en lui le représentant de l’homme moderne ; avant-hier, c’étaient des journalistes américains qui voulaient à tout prix savoir son avis sur la Société des nations, sur l’avenir du monde, et sur quelques autres bagatelles. De toute l’Italie, on s’adresse à lui ; les jeunes gens surtout, qui cherchent une force dans le désarroi de l’heure présente. Il s’occupe de ses anciens légionnaires, au point d’assurer le sort de plusieurs d’entre eux avec une générosité qui ne s’est jamais démentie. Il a entrepris une grande édition de ses œuvres complètes. Il corrige, non sans remaniements infinis, les dernières épreuves de son Notturno, qu’il considère, me dit-il, comme la plus belle de ses œuvres. Il a des projets de romans, de pièces de théâtre, — voire de théâtre pour marionnettes. Il veut voyager. Plusieurs vies à la fois, en vérité, dont chacune suffirait à l’activité d’un homme ordinaire...

L’automobile est prêt : il est près de minuit, le commandant va partir. Mais non pas sans qu’on ait donné un coup d’œil au jardin, qu’éclaire féeriquement le clair de lune. On est tout d’un coup baigné dans cette douce lumière bleuâtre. . Au pied de la villa, le lac étend sa splendeur dormante ; on entend le clapotis de l’eau. Tout semble vivre d’une vie mystérieuse ; les orangers et les citronniers tressaillent ; l’agavier redresse sa silhouette pauvre et fière ; on distingue à travers l’épaisseur du feuillage les fruits pressés des kakis, qui regrettent la chaleur du jour. Les rayons lunaires glissant sur les antiques statues semblent éveiller la pierre elle-même : et voilà que vivent aussi les dames et les seigneurs vénitiens, debout sur la balustrade, occupés à regarder éternellement les eaux ; voilà que frémissent les Pomones et les Flores des pelouses ; et les deux petits lions de Venise, montant la garde devant la porte de fer qui dot l’escalier moussu, se racontent leur antique gloire et se regardent gravement.


APRÈS DEUX MOIS DE SÉJOUR

Voilà deux mois que je séjourne en Italie.

En arrivant, j’avais, je m’en souviens, quelque appréhension ; de si étranges nouvelles nous étaient parvenues ! Cette appréhension s’est vite calmée ; j’ai eu bientôt le sentiment que la vie nationale reprenait peu à peu son rythme régulier, après des secousses qui auraient brisé peut-être des organismes moins résistants. Il faut que j’enregistre à présent de nouvelles acquisitions.

La guerre a bouleversé la vie économique du pays. Elle a brusquement arrêté les progrès matériels d’une nation qui suivait des chemins prospères. Mais c’est un arrêt provisoire. Rien d’essentiel n’est lésé ; l’Italie reprendra sa route dès que l’Europe sera elle-même pacifiée.

La guerre a substitué, à une carte politique assez confuse, des plans très nets. Elle a supprimé, ou peu s’en faut, le parti républicain. Interventistes de la première heure, les républicains se sont ralliés à la monarchie, mettant le salut de la patrie au-dessus de leurs dogmes politiques. Ce premier sacrifice a été suivi du sacrifice de leur vie, car ils n’ont pas cessé de combattre parmi les plus vaillants, depuis l’Argonne. Pour ces deux raisons, toutes deux à leur honneur, le parti s’est affaibli jusqu’à l’épuisement, et ses possessions ne sont plus guère que des îlots épars.

Le parti nationaliste compte toujours ; non par le nombre, puisqu’il avait exclu coup sur coup les démocrates, et les libéraux eux-mêmes ; mais par la qualité de ses représentants et par la force de sa doctrine.

Il a servi de levain à la conscience italienne ; il y a en Italie plus de nationalisme que de nationalistes. Seulement, un concurrent redoutable s’est révélé : le fascisme. Le programme intérieur diffère, le programme extérieur se ressemble. Si bien que le parti nationaliste, qui ressemblait déjà à un état-major sans troupes, voit un général ami et allié lui enlever ses possibilités de recrutement.

Restent trois grandes forces : le parti socialiste actuellement en déclin ; le parti populaire, actuellement en progrès ; entre les deux, les partis libéraux en désarroi, dont le fascisme s’emparera peut-être ; le fascisme, qui a cessé d’être une force de sauvegarde, qui est devenu dans l’Etat une puissance dont l’Etat n’est plus maître, qui veut devenir un parti politique sans renoncer aux méthodes de violence, et qui est en pleine crise de transformation.

Les positions sont aussi nettes que possible ; point d’ambiguïté. Or depuis vingt ans, ou davantage, la vie politique italienne tendait à l’opportunisme. C’était le triomphe de la « combinaison. » La combinaison est assez étrangère à notre mentalité française ; c’est un art, l’art de trouver entre deux intérêts opposés le point par lequel ils pourront s’unir ; c’est une transaction, qui consiste à obtenir que chacune des deux parties en présence cède un peu de ses prérogatives, en vue de l’intérêt général ; c’est, un peu, l’oubli des principes abstraits, qui sont gênants dans leur intransigeance, au profit de la pratique. Elle suppose quelque scepticisme, un sens très développé de l’intérêt immédiat, l’habitude de considérer l’action comme indépendante de la théorie, elle est infiniment utile dans la vie courante, qu’elle facilite sans cesse ; on ne peut pas dire qu’elle soit toujours parfaitement morale. Elle était devenue un moyen de gouvernement ; on avait érigé en système le fléchissement des principes. Mais devant les décisions essentielles à prendre, pour le juste ou pour l’injuste, les principes se sont réveillés dans leur force. L’Italie s’est refusée à obtenir beaucoup, sans risquer grand chose par le jeu d’une habile combinazione. Elle a pris parti suivant sa conscience, sans transaction, au moment même où son intérêt, si elle l’avait écouté seul, lui aurait conseillé peut-être de s’abstenir. De l’esprit qui a commandé cette résolution suprême, quelque chose est resté. Les individus, les partis, la nation tout entière, ont réagi contre l’enlizement des années précédant la guerre. On n’a plus voulu des nuances subtiles qui permettraient de concilier les inconciliables ; le scepticisme a fait place à de vigoureuses professions de foi ; on est même passé de la « combinaison » à la violence. La tranquillité du pays n’y a pas gagné, pour le moment ; peut-on dire que sa moralité générale y ait perdu ?

Reste à savoir si une transformation analogue s’est accomplie dans les rapports de l’Italie avec l’étranger, particulièrement avec la France. Pour un Français, ce n’est pas le moins délicat.


PAUL HAZARD.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. On pourra lire, sur ce même sujet, le beau livre de M. Giorgio Mortara, Prospettive economiche, 1921.
  3. Ces lignes étaient écrites avant l’accident dont Gabriele d’Annunzio a été victime, il y a quelques semaines. Nous lui adressons nos meilleurs vœux de complet rétablissement.