Notes sur l’Italie nouvelle/03

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Paul Hazard
Notes sur l’Italie nouvelle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 87-120).
NOTES
SUR
L’ITALIE NOUVELLE

III [1]
ROME


Rome, 30 octobre 1921

La Rome vivante étouffe dans sa robe de pierre. Tout est plein. Qui néglige de retenir sa chambre risque d’errer d’hôtel en hôtel, sous l’œil goguenard des portiers. L’afflux des voyageurs se mesure à l’insolence de ces gens-là : plus de courbettes ; leur casquette galonnée vissée sur la tête, ils daignent à peine vous répondre d’un grognement : ils sont vos maîtres, vous êtes leurs humbles serviteurs. La chasse aux appartements, qui n’est pas moins passionnée qu’à Paris, ne donne pas plus de résultats. Il est vrai que l’on construit davantage : au Testaccio, au Monte Mario, des maisons s’élèvent ; on en bâtit même sur ce Monte Sacro, où nous savons par notre Histoire romaine que la plèbe irritée se retira. C’était le temps heureux où, pour la calmer, il suffisait d’une fable assez simplette, comme celle des membres et de l’estomac : les fables servent toujours, mais il en faut de plus compliquées. On m’avait beaucoup vanté ces maisons nouvelles ; j’ai voulu les aller voir, j’aurais mieux fait de m’en abstenir, pour garder intacte mon admiration.

Dans les rues centrales, la circulation est difficile. Pour prendre les petits autobus ou les lourds tramways, c’est à certaines heures une vraie bataille, où il faut jouer bravement des coudes ; les plus faibles restent sur le carreau. On était plus patient autrefois, dans la Ville Eternelle. Il est vrai que dès avant la guerre, sa physionomie s’altérait, suivant la triste loi de nos civilisations modernes, qu’il faut subir en tous pays. Par la brèche une fois ouverte dans la paisible cité des Papes, que de changements s’étaient introduits ! Aucune des Romes successives ne respecta la Rome qui la précédait ; toujours celle qui naissait voulut s’installer, non pas à côté de celle qui mourait, mais sur elle ; les palais du Rinascimento furent bâtis avec les marbres du Forum, et les églises avec les colonnes des temples païens. De même, lorsqu’on dut improviser en hâte la capitale de la troisième Italie, l’administration s’empara de la Rome pontificale : c’est tout dire. Et l’on continuait, au cours des années plus proches de nous : on écrasait le Capitole sous la masse du monument à Victor-Emmanuel ; il était même question d’un plan régulateur qui aurait englouti tout le passé, si on l’avait laissé faire. Mais si Rome changeait, les Romains, au moins, changeaient peu. Ces gens graves n’étaient pas encore des gens pressés. Il n’aimaient pas se hâter, et trouvaient ridicules les étrangers qui couraient follement à travers la ville. Maintenant, ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes ; Rome a la fièvre ; elle n’a pas échappé à la crise générale, et il est facile de distinguer les signes extérieurs de la maladie : une agitation continue, un mouvement sans répit. On voit des gens qui se précipitent, qui s’en vont, trépidants, vers leurs affaires : et ce sont des Romains. Ici comme partout au monde, le temps, qui jadis ne coûtait rien, est devenu de l’argent. Mes hôtes d’autrefois, qui m’hébergeaient à petit profit, m’expliquent que leurs maigres ressources ne leur suffisent plus pour vivre ; et dès lors ils trafiquent, achètent et revendent, vont à l’affût des occasions, se remuent tant qu’ils peuvent. Adieu les belles indolences ; le farniente, qui était un luxe à la portée de toutes les bourses, est hors de prix.

A cette fièvre nouvelle des habitants ajoutons celle des hôtes. Arrivent les députés, les fonctionnaires qu’une vie politique plus intense, et quelquefois tragique, appelle vers la capitale ; les anciens soldats, les anciens officiers, qui ont toujours quelque intérêt à débrouiller ici, et qui n’emploient pas volontiers la manière douce ; les hommes d’affaires, qui viennent secouer les employés des ministères, et réveiller le zèle somnolent d’une armée de bureaucrates, qui s’est considérablement accrue. Arrivent, de tous les points de l’horizon, les étrangers qui, quatre années durant, n’avaient pu satisfaire leur nostalgie de Rome, et qui apportent tous les remous de la guerre dans la nouvelle Cosmopolis

La vie contemporaine est mal à l’aise dans une ville qu’elle ne peut pas transformer entièrement à son usage. Elle déferle contre les vieux palais de pierre ; elle en ronge les bases, pour qu’on y insère bars, boutiques, et cinémas : ils n’en font pas moins obstacle à ses mouvements ; ils la contraignent, ils la gênent ; ils la contemplent de haut, majestueux et sombres, comme les témoins d’une civilisation séculaire qui ne veut pas abdiquer. Elle essaye de faire passer ses tramways et ses automobiles dans des rues construites pour les carrosses des cardinaux ; et c’est chaque fois un problème. Elle va chercher plus loin, dans de plus vastes espaces, vers les quartiers de la périphérie, son cadre normal. Mais une longue habitude, et une attraction invincible la ramènent vers le centre ; et l’on s’écrase au Corso.


Novembre 1921.

Je croyais que la France était un pays qui avait particulièrement souffert de la guerre ; saigné à blanc ; ravagé sur une bonne partie de son territoire ; appauvri, chargé de dettes envers des créanciers multiples, incapable de se faire rembourser son dû par son principal débiteur ; sans frontières naturelles pour le protéger contre une revanche à prévoir ; un pays qui a compris, après un moment d’attente, qu’il ne devait rien espérer que de lui-même, et qui peine à sa propre reconstruction. On s’instruit en voyageant ; je commence à connaître mon erreur. De même, je savais que nous avions beaucoup de défauts : je ne savais pas que nous en avions tant. Voyez jusqu’à quel point nous poussons la malice : les vices contraires s’excluent, d’ordinaire : nous avons trouvé le moyen de les concilier, et nous les possédons tous à la fois.

Si je m’amusais à mettre bout à bout les jugements que j’ai entendu porter sur notre compte pendant mon séjour de ce côté des Alpes, sans tenir compte de la valeur des témoignages et en me contentant de les accumuler, j’arriverais à quelque chose comme ceci :

« Nous sommes d’une indifférence révoltante à l’égard de l’Italie, et nous ne nous soucions pas plus d’elle que si elle n’existait pas ; nous l’ignorons, purement et simplement... Nous passons notre temps à contrecarrer la politique de l’Italie, qui nous trouve sur son chemin chaque fois qu’elle veut faire un pas ; voire nous avons organisé contre elle une manière de complot, dont les résultats se font sentir tous les jours... Nous proposons des échanges annuels de professeurs ; c’est pour favoriser notre propagande. Nous les suspendons : c’est pour empêcher la propagande italienne. La France ne fait pas assez de propagande en Italie, c’est pour cela que nous y sommes si mal jugés. La France fait trop de propagande en Italie, c’est pour cela qu’on réagit contre elle... Nous sommes impérialistes, tout hérissés de canons et de baïonnettes ; nous aspirons à l’hégémonie continentale, et nous sommes prêts à entreprendre des guerres de conquêtes. Nous sommes un peuple épuisé, dont la natalité diminue de jour en jour : bientôt, il n’y aura qu’à entrer chez nous sans coup férir. Nous sommes cléricaux. Nous sommes anti-cléricaux. Nous sommes de très fins politiques, capables de trouver les alliés les plus inattendus. Nous sommes, en matière de relations internationales, d’une gaucherie déplorable, et nous avons trouvé le secret de mettre le monde entier contre nous... »

Ainsi de suite. Ajoutons quelques jugements péremptoires : par exemple : M. Poincaré a pris une attitude hostile à l’Italie au moment de l’affaire du Manouba : il est classé ; quoi qu’il ait dit ou fait depuis lors, son cas est clair ; il compte au nombre des réprouvés ; il fait partie du complot. Souvenons-nous toujours que Lamartine avait appelé l’Italie la terre des morts ; et qu’Emile Zola n’avait pas lu les Promessi sposi...


UNE CONSULTATION

C’est un de ces diplomates étrangers qui ont fait de Rome leur séjour d’élection ; il n’y a guère que Rome où l’on puisse oublier ainsi sa propre patrie ; Rome ou Paris. Il a vécu longtemps à Paris ; vieillissant, il est venu s’établir à Rome. Sceptique, pour avoir vu de trop près, dans trop de pays divers, tous les manèges des hommes, il conserve cependant sa curiosité ; il prétend qu’il n’y a pas d’autre plaisir au monde que de regarder, dans un observatoire confortable, la comédie de tous les jours. L’après-midi, sa voiture le porte vers la Villa Borghèse ; le soir, au moment où le soleil se couche dans sa gloire, il le contemple du haut du Pincio. Il m’emmène et je me laisse enlever. Il me fait faire le tour de la Villa, et je lui fais faire le tour de l’Europe ; il se prête au jeu et bavarde, — non sans plaisir.

— Pour ce qui est de l’Autriche, me dit-il, cette grande haine, qui était un des sentiments les plus profonds de la conscience italienne, a naturellement disparu avec son objet. L’Autriche ne représente plus qu’un lambeau de territoire, avec une ville qui fait des prodiges pour conserver une vie factice : comment la détesterait-on ? Quelques explosions de colère rétrospective ; et une vigilance soupçonneuse, qui s’oppose à toute tentative de reconstitution, réelle ou supposée : voilà tout ce qui reste du passé. La vengeance a été si complète, le triomphe si éclatant, qu’on se trouve comme désarmé. L’habitude d’avoir un ennemi à détester manque tout d’un coup : dans l’orgueil de la victoire entre une nuance d’étonnement. Il est noble, mais dangereux, d’avoir un adversaire plus fort que soi ; il est agréable d’avoir un adversaire légèrement inférieur ; avoir un adversaire réduit à l’état de pygmée, voilà qui est délicieux, mais déconcertant. Les Italiens se portent volontiers, à présent, vers ce pays qu’ils considéraient naguère comme l’abomination de la désolation ; ils cherchent tout naturellement le bénéfice du change. Vous avez dû rencontrer déjà nombre de petits bourgeois se vantant d’avoir acheté à Vienne qui des souliers, qui des appareils photographiques, qui des fourrures. On a l’impression d’être millionnaire, quand on contemple dans sa sacoche des liasses de billets de mille couronnes : et en fin de compte, mille couronnes, cela fait treize lires. Il y a quelque joie, puérile si l’on veut, mais intense à jouer au Crésus à peu de frais, pour rapporter au logis des acquisitions avantageuses : utile dulci. Deux mille couronnes pour ma chambre d’hôtel, mille pour mon déjeuner, quinze cents pour mon diner : quelle profusion ! quelle munificence ! Et pourtant, voyez un peu : j’ai moins dépensé, en définitive, que je n’aurais fait à Milan ou à Gênes ; et je reviens vêtu d’une superbe pelisse, qui ne m’a pour ainsi dire rien coûté.

« Pour l’Allemagne : c’est le même sentiment qu’avant la guerre, si vous voulez : je crois pourtant saisir plus d’une nuance nouvelle. Vous avez bien du mal à comprendre, vous autres Français, qui projetez volontiers votre personnalité sur l’univers, que la psychologie italienne à l’égard de l’Allemagne n’a rien de comparable à la vôtre. Tandis que l’Autriche était pour l’Italie un pays allié et ennemi, l’Allemagne était un pays ami et allié. Elle n’est plus une nation alliée : elle reste une nation amie. La trame qu’elle avait patiemment ourdie pendant un demi-siècle était trop solide pour que trois années de guerre aient suffi à la rompre. Aussi, dès l’armistice, les Allemands sont-ils revenus. Ils se sont réinstallés comme si de rien n’était, accueillis sans rancune. J’en ai vu trois sur le Corso, hier encore ; reconnaissables entre mille, grands, lourds, la face balafrée, la tête rasée ; et quand on se serait mépris à ces signes, sachez qu’ils portaient leur chapeau vert suspendu à leur veste, au moyen d’un de ces petits appareils extraordinairement pratiques, où vous reconnaîtrez le génie de l’Allemagne. Ils ne se sentaient même pas ridicules, avec ce chapeau vert qui ballottait sur leur poitrine : ils se retrouvaient chez eux ; ils reprenaient possession d’un sol familier. A Rome, ils sont partout, à peu près comme devant. Ils ont repris leur propagande, et on se demanderait comment ils peuvent en faire les frais, au cours du mark, si on ne savait qu’ils la considèrent comme une opération commerciale : à raison de tant, elle doit rapporter tant, dans tant d’années ; le placement est sûr. Prospectus, catalogues, échantillons, visites à domicile, ils ne négligent rien pour reconquérir le marché, et ils y réussissent. Remarquez ce simple trait, qui vous en dira long. En France, inondés que vous étiez par des articles à bas prix défiant toute concurrence, vous avez fait de « marchandise allemande » le synonyme de « camelote, » — c’est bien le mot que vous employez, n’est-ce pas ? En Italie, c’est tout le contraire ; la marchandise allemande comporte une idée de supériorité en soi. Si vous hésitez à faire une emplette, le vendeur vous dit gravement : « C’est de la marchandise allemande ; » ce qui veut dire : « Vous ne trouverez rien de mieux. » L’objet est le même, j’imagine, en Italie et en France ; le vendeur cherche à vendre : c’est la psychologie de l’acheteur qui est radicalement opposée.

« Les Allemands sont revenus, sûrs de retrouver les sympathies anciennes, soutenus aussi par un parti bruyant, qui clame éperdument leurs vertus. Car ils ont des amis dévoués, intéressés et même désintéressés, qui ont été obligés de se taire au cours de la guerre, et qui rattrapent le temps perdu. Ils s’en donnent à cœur joie, je vous prie de le croire ; ils plaignent ces Allemands loyaux, ces pauvres Allemands qui ont été les victimes d’une conspiration universelle, et qui continuent à représenter la haute culture en même temps que la justice et le droit. Dirai-je que ces hérauts de la Germanie rencontrent tout crédit ? C’est ici que je crois discerner plus d’une nuance nouvelle. Sans doute, quelques bonnes âmes estiment que les atrocités allemandes sont pure calomnie ; il y a des gens qui nient jusqu’à l’évidence. Mais d’une façon générale, on s’est rendu compte que ces demi-dieux, qui passaient pour tout puissants, mais débonnaires, avaient pris avec la morale quelques petites libertés regrettables. On n’oubliera pas de sitôt la violation de la neutralité belge, par exemple ; rien n’a été plus sensible à la conscience du pays que cet abus de la force. On est moins dupe du masque courtois et de la parole affable ; on se méfie. Quelques-unes de leurs victimes directes, comme les prisonniers de guerre, leur ont voué une haine tenace. Leur prestige continue à être grand : mais il est un peu mêlé.

« Comme ils se rendent compte de cet état d’esprit, ils cherchent à le corriger par un redoublement de prévenances. Mais voici autre chose : cette inondation des produits allemands n’est pas sans inquiéter, car plus d’une industrie nationale a dû s’arrêter devant une concurrence impossible à soutenir. Des cris d’alarme retentissent de temps à autre, qui ont eu leur écho jusqu’à la Chambre même. Les nationalistes, qui sont comme les vigies du grand navire italien, perchés dans les mats pour signaler de loin tous les écueils, n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur ce danger qui va grandissant. Vous ne vous étonnerez pas, si je vous dis qu’en outre les Allemands se sont arrangés pour provoquer eux-mêmes l’inquiétude de l’Italie. Ils sont toujours ainsi : leur politique est rusée, tenace, et admirable à ceci près, qu’au moment critique ils commettent toujours une erreur grossière, qui démolit leur jeu et leur vaut d’être battus. Donc, l’Italie est entrée en possession du Haut-Adige, et elle s’est mise à administrer les territoires conquis dans un esprit de parfaite tolérance, respectant les institutions, les coutumes, la langue du pays, envoyant là-bas des fonctionnaires non seulement impartiaux, mais germanophiles. Il en est vite résulté que ses nouveaux sujets, inspirés par les Bavarois leurs voisins et amis, loin d’être reconnaissants d’un procédé si honnête, ont bientôt considéré l’Italie avec le plus grand mépris. Elle nous traite humainement, donc elle est faible, et elle a peur de nous ; c’est ainsi qu’ils ont raisonné : et en conséquence, ils se sont refusés à reconnaître sa juridiction, sa souveraineté ; ils ont prétendu se dérober à l’obligation du service militaire, exigeant une milice locale et indépendante ; quand le Roi est allé visiter les territoires annexés à la couronne, ils ont profité de l’occasion pour affirmer devant lui leur nationalité persistante. Le Deutscher Verband se dresse contre l’Italie. Et l’Italie, quelque bonne opinion qu’elle ait de la vertueuse Bavière, principale cause du mal, trouve qu’en l’espèce elle manque au moins de savoir-vivre et de bon goût.

« Ainsi les Allemands sont accueillis à peu près comme autrefois : toute la différence est dans l’à peu près. Mettez encore, dans cet à peu près, une nuance de contentement malicieux. Ils ont pourtant été battus, ces rois de la guerre, ces officiers qui possédaient le secret de la tactique et de la stratégie, ces ingénieurs si fiers de leurs canons monstrueux, ces savants qui mettaient leur science au service de la destruction ; ils ont été battus par les Italiens ; et tout battus qu’ils soient, ils sont trop contents de revenir en Italie...

« L’Angleterre : situation privilégiée. Maîtresse des mers, impérieuse et têtue, c’est un pays avec lequel il ne fait pas bon plaisanter. Comme elle est séparée de l’Italie par une respectable étendue de terre et d’eau, comme on ignore généralement son langage, et que d’ailleurs les Anglais sont gens fort réservés, il n’y a pas entre les deux pays de ces piques d’amour-propre qui finissent par envenimer les meilleurs rapports. Depuis le XVIIIe siècle, il est entendu que les Anglais sont des gens riches, et qui savent se servir de leurs richesses : ce principe n’a pas varié. En effet, l’Angleterre ne lésine point. On n’ose guère la critiquer, quoi qu’elle fasse. Son alliance ne cesse pas d’être considérée comme le plus grand des biens. Quand sa politique est favorable à l’Italie, on l’exalte ; quand elle est défavorable, on proteste, mais faiblement. Ce sont à peine des reproches, sauf de la part de quelques énergumènes qui tiennent à se singulariser ; ce sont des plaintes, des soupirs. Notez toutefois, puisque votre curiosité se plaît aux nuances, une nuance nouvelle dans ces rapports traditionnels. Même à l’égard de l’Angleterre, les jeunes seront moins respectueux que leurs aînés ; ils se montreront plus indépendants, parce qu’ils se sentent plus forts. Verra-t-on, quelque jour, de l’anglophobie en Italie, je veux dire de l’anglophobie ouverte et déclarée ? Je ne sais ; il faudrait que l’Angleterre y mît beaucoup du sien.

« Les Yougo-Slaves : voisins peu commodes pour l’Italie. J’ai remarqué que ces questions de murs mitoyens tournaient toujours mal.

« La Russie : il n’est peut-être pas de pays en Europe où elle excite plus d’intérêt. Les socialistes, quelque désillusion qu’ils aient éprouvée à son égard, ont toujours une tendance à la considérer comme la Terre Promise : il faut bien qu’ils aient un endroit, n’est-ce pas ? où abriter leur rêve. Les intellectuels étudient sa littérature avec une curiosité passionnée. Pas de mois, j’allais dire pas de semaine, où ne paraisse en librairie quelque traduction d’auteur russe ; les versions françaises, dont on s’était contenté jusqu’ici, ont paru insuffisantes, tronquées, faussées, donnant de l’âme russe une idée inexacte : on veut la voir telle qu’elle est, la connaître dans son intégrité, se débarrasser de tout truchement étranger entre elle et l’Italie. Les industriels espèrent trouver à bon compte sur le marché russe les matières premières qu’ils doivent payer fort cher ailleurs, en même temps qu’ils écouleront là-bas leurs produits manufacturés. Dans cette course d’obstacles que les nations européennes ont engagée vers la Russie, et dont le premier prix doit représenter non seulement des milliards, mais le salut économique, ils s’estiment avantageusement placés, et tiennent à conserver leur avance, comme il est juste. Je me demande seulement s’il ne s’agit pas là d’une course de petits chevaux, où ce ne sont jamais les joueurs, mais toujours le croupier qui gagne, pour finir. »

Là-dessus, mon compagnon feint d’avoir dit tout ce qu’il avait à dire, et ne veut plus se livrer qu’à des considérations esthétiques, pleines d’intérêt sans doute, mais que je n’écoute plus, je l’avoue, qu’avec une attention diminuée. — Et la France ? ne me parlera-t-il pas de la France ? — Il me regarde du coin de l’œil. Je lui jure que je l’écouterai sans broncher, quoi qu’il puisse advenir ; et que d’ailleurs je suis cuirassé, après tout ce que j’ai moi-même entendu. Je ne le tiendrai pas quitte avant qu’il ne m’ait donné son avis. Il se résigne, et accoudé maintenant sur le parapet du Pincio, devant le ciel qui devient couleur de pourpre et couleur d’or, il reprend le fil de son discours.

— Laissez-moi vous dire d’abord que la France a commis d’insignes maladresses. Il fut un moment où toute l’Italie allait vers vous d’un élan spontané ; ce moment, vous n’avez pas su le saisir ; et Dieu sait quand il reviendra ! Vous avez blessé l’Italie dans ses intérêts, car, une fois la paix signée, vous avez donné au moins l’illusion que vous souteniez contre elle vos anciens ennemis. Vous l’avez blessée dans son orgueil : vous lui avez marchandé sa part de gloire ; vous avez mésestimé son effort, qui a été aussi considérable qu’on pouvait humainement l’espérer ; vous n’avez pas compris l’immense sacrifice que la guerre représentait pour elle. Vous l’avez blessée dans son amour-propre. Qui dira jamais le tort que la « blague, » cet article de Paris, vous a fait dans le monde ? Que vous vous moquiez de vous-mêmes, de votre président, de vos ministres, de vos écrivains, avec une férocité charmante, c’est votre affaire ; mais tenez-vous-en là — n’est-ce point suffisant ? — et n’allez pas aussi vous moquer des autres, qui prennent pour des offenses mortelles ce qui n’est que taquinerie. Il y a des mots, de simples mots, qui vous ont fait plus de tort qu’une défaite. Vous êtes des gens charmants, qui ne gardez pas rancune à ceux que vous avez offensés : ceux-ci ont quelques petites raisons de ne pas oublier aussi vite. Bref, vous n’avez été ni justes, ni habiles ; soyons sincères : vous avez été injustes, et parfaitement maladroits.

« Seulement, les effets ont dépassé les causes. Un vent d’hostilité à la France a passé sur tout le pays, et il a tourné à la tempête. Je comprends qu’il y ait eu amertume : je comprends mal tant de fureur. Tout ce que fait la France est mal fait ; rien n’arrive qui ne soit la faute de la France. Les nouvelles les plus invraisemblables courent d’un bout à l’autre de la Péninsule et trouvent crédit, quand elles vous font du tort. Je ne sais si vous avez prêté attention à l’histoire du cuirassé Vedette : c’est une des plus amusantes que j’aie recueillies au cours de ma carrière. Un beau jour, toute la presse annonce un fait inouï, qui va jusqu’au Conseil des ministres : la France a donné à la Serbie un cuirassé, — rien de moins, — un cuirassé qui s’appelle Vedette. Indignation, diatribes, insultes, naturellement. Or, il ne s’agissait pas du cuirassé Vedette, lequel n’a jamais existé ; mais d’une vedette, d’une barque à quatre rameurs, qui stationnait à Belgrade depuis le début de la guerre, et dont la France n’exigeait pas le retour. Passe encore, si c’était un fait isolé ; mais les exemples du même genre sont en grande abondance et il s’agit d’un procédé constant. Les journaux consacrent des colonnes à des nouvelles sensationnelles qui prêtent un rôle odieux à la France : ces nouvelles se trouvent être fausses de tout point, et on les dément quinze jours après par deux lignes au bas d’une page. Si l’on imprimait que vous avez fait sauter le Palais de Justice, — ce qu’à Dieu plaise, car il est bien laid ! — ou volé le château Saint-Ange, il y aurait des gens pour le croire. Une certaine presse est comme enragée contre vous ; il existe à Rome des journaux dont la tâche essentielle semble être de déverser chaque matin des calomnies sur votre compte ; je ne crois pas qu’en Allemagne même, on fasse mieux dans le genre. En Allemagne, cela se comprend : en Italie, cela étonne tout de même un peu.

« Vous jouissez du traitement de la nation la plus favorisée : et je le prouve. Vous avez contre vous les socialistes, qui vous accusent tous les jours d’être les réactionnaires, les bourgeois, les impérialistes qui retardent le règne de la paix universelle. Vous n’avez pas pour vous les fascistes, qui vous accusent de faire obstacle à la politique d’expansion de l’Italie. Et les populaires, qui n’ont pas oublié votre anticléricalisme d’autrefois, qui connaissent assez mal la France catholique, et qui ont de nombreux liens avec l’Allemagne, ne vous aiment pas. Vous faites l’union.

« D’ici, on vous voit sous un jour singulier : c’est peut-être une des raisons qui expliquent que vos ennemis soient si nombreux, et que vos amis se taisent. On s’imagine que vous avez tiré de la guerre des avantages considérables, inouïs ; on grossit, on multiplie ces avantages imaginaires ; on se figure une France en pleine prospérité, riche, heureuse ; son commerce est actif, son industrie florissante : une France de rêve. De là rien n’est plus facile que de passer à l’idée d’une France égoïste, qui pourrait aider l’Italie si elle le voulait, et qui ne le veut pas ; qui refuse par malice ce qu’elle pourrait concéder sans peine. D’où l’irritation ; et comme les images une fois formées dans l’esprit des peuples sont tenaces et obstinées, d’où une injustice qui, au lieu de s’atténuer, s’accroit. Votre politique a bien changé depuis dix-huit mois ; vous avez soutenu l’Italie dans des circonstances délicates et difficiles : des publications officielles ont enregistré votre effort. Auprès de la masse, c’est jusqu’à présent peine perdue. On ne vous sait pas gré de ce que vous faites ; on vous sait mauvais gré de ce que vous ne faites pas...

J’ai tout écouté sans sourciller, suivant ma promesse. Il y a profit, souvent, à s’entretenir avec des hommes sans illusions. Celui-ci n’en a guère. Mais j’aurais préféré, malgré tout, qu’il épargnât un peu les miennes. J’en veux garder au moins quelques-unes, s’il est vrai que ce sont elles qui commandent, à la fin, la réalité.


A FRASCATl

Quel accès de gaîté nous prit hier, dans le vieux petit tramway qui nous conduisait hors de Rome, vers les collines, vers Frascati ? Un compagnon de route m’a rejoint ; mieux qu’un compagnon, un ami. Journaliste en vacances, ce Milanais va visiter la Sicile, qu’il ne connaît pas, et s’arrête à Rome, qu’il ne connaît guère. Il a l’air, lui aussi, d’un étranger en promenade ; il fait un voyage d’exploration, plein de découvertes : chaque découverte excite son humour d’homme du Nord, et ses yeux brillent de plaisir derrière son lorgnon. L’amitié, le soleil, l’excursion, l’air libre, et je ne sais quel démon, nous mirent en tête une gaîté puérile que tous les détails de la route entretenaient, qui gagna nos voisins, et qui nous rendit parfaitement heureux.

Que nous étions bien, à l’auberge où l’on fit durer deux heures notre déjeuner ! Notre optimisme résista même à cette épreuve, tant il était solide. Sans compter qu’il y eut un intermède fourni par l’arrivée de nouveaux riches, qui nous donnèrent la comédie. L’homme invita son chauffeur à s’asseoir à sa table, de façon que nul n’ignorât qu’il avait un chauffeur. La femme fit manger son chien dans son assiette ; elle portait aux oreilles de si gros diamants, qu’il était clair qu’elle avait tous les droits. Mon ami était fort scandalisé, prétendant qu’on n’aurait jamais vu pareil spectacle à Milan : et je l’assurais, pour mon compte, qu’on pouvait le voir tous les jours, en tous pays, dans les heureux temps de l’après-guerre. Le fait est que nous avions affaire à des nouveaux riches de la bonne espèce. Lorsque l’hôte leur apporta du beau vin blond de Frascati, ils lui demandèrent s’ils n’en avait pas du « plus meilleur. »

Après avoir erré sur la place coquette, où nous prîmes le frais sous les platanes ; après avoir vagué par les rues, et poussé jusqu’à l’église, il nous fallut bien remplir notre devoir de touristes, et songer à visiter une des villas célèbres qui sont parmi les curiosités du lieu. Sans hésiter, nous choisîmes la plus proche, et c’était la villa Aldobrandini. Une ruelle sordide, un raidillon, une grille : et nous nous trouvons dans un décor de rêve, devant le palais le plus majestueux, au milieu du parc le plus paisible et le plus grave. On dirait le jardin de la Belle au bois dormant : la Belle repose sans doute derrière les fenêtres grillées de cette villa massive comme une forteresse, et harmonieuse cependant. La nature y est recueillie ; si la mousse n’étouffait nos pas dans les allées, nous profanerions ce grand silence ; on n’entend que le murmure des eaux, qui s’échappent inlassablement des fontaines baroques ; et ce murmure même est discret et doux. L’automne doit se plaire en ces lieux, sous ces bosquets aux feuilles fauves, près de ce bassin verdâtre où dort une barque de pierre. Nous allons vers les terrasses, vers les balustrades qu’ornent de grands vases patinés par le temps ; et dans nos âmes déjà pleines de révérence, nous faisons entrer l’immensité du paysage qui s’étend devant nous. Au premier plan, et comme sous nos pieds, Frascati avec ses toits grisâtres, sa place fleurie, ses palmiers ondoyants, et son chemin de fer qui, vu de cette hauteur, a l’air d’un jouet pour enfants ingénieux. Tout de suite après s’étend cette triste campagne romaine, qui n’a pu se débarrasser encore de la marque que Chateaubriand a mise sur elle ; aussi morne, aussi solitaire que lorsqu’il la découvrait, il y a cent vingt ans. Elle est dominée, cet après-midi, par un ciel malade aux reflets changeants ; des nuages noirâtres, ourlés de blanc, y glissent avec lenteur, projetant des taches d’ombre sur le sol dénudé. Au lointain, le fouillis des maisons de la Ville ; et surgissant au milieu d’elles, le dôme de Saint-Pierre, cette pierre milliaire de la chrétienté. A l’Ouest, la mer d’Ostie : le soleil vient la frapper par une éclaircie, et elle étincelle comme les écailles dorées de quelque poisson monstrueux.

Alors, notre gaité est devenue mélancolie ; et cette mélancolie encore nous était douce. Mais voici qu’une amertume s’est élevée du fond de nos âmes. Elle ne naissait pas sans raison, cette aigreur qui pour un temps troubla l’accord de notre amitié ; elle traduisait le malentendu qui séparerait pour longtemps nos deux pays, si nous n’y prenions garde. Comme nous sortions de la villa Aldobrandini, nous avions croisé des trappistes allemands, qui de leur couvent descendaient vers Frascati. Mon ami me demanda si nous professions toujours, en France, la même hostilité envers les Allemands, à la vérité excessive ; et si nous ne reviendrions pas bientôt à des sentiments plus humains, nécessaires à la pacification de l’Europe. Je. lui demandai, en échange, s’il ne préférait pas réserver sa pitié aux victimes desdits Allemands, à nos quinze cent mille morts, à nos villes détruites. Là-dessus, piqué, il me répondit que les Français étaient toujours les mêmes, qu’ils ne se lasseraient jamais de faire valoir leurs sacrifices, lesquels étaient grands, à la vérité, mais non pas supérieurs à ceux des autres peuples, à ceux de l’Italie, par exemple. Et ce fut, peu à peu, l’habituel reproche : que l’Italie en avait assez d’être traitée par nous en sœur cadette ; que ce rôle de servante, que nous prétendions lui faire éternellement jouer, la révoltait, à la fin. En vain je lui affirmais qu’une telle attitude était bien loin de notre pensée : il frémissait ; et le point sensible étant touché, il répétait ses propos sur la France vaniteuse, inamicale, hostile. Vexé à mon tour, je déchargeai mon cœur. Je prononçai le vilain mot de jalousie ; je lui dis que cette passion-là pour peu avouable qu’elle fût, expliquerait bien des choses. Je lui dis que notre patience, si peu compatible avec notre caractère et pourtant si manifeste, risquait de s’épuiser, après tant de provocations venues de l’Italie. Que serait-il arrivé, si nous avions retenu seulement le quart, seulement la dixième partie des propos tenus contre nous ? Si nous avions rendu calomnie pour calomnie, insulte pour insulte ? Si nous avions interprété les offenses comme telles ? Si, à des gestes de violence, nous avions répondu par une violence égale ? Mais il ne voulait rien entendre ; et nos propos cherchaient à devenir blessants.

Or, dans le temps même où nous pensions nous aimer moins, notre affection profonde, attentive au danger, travaillait obscurément dans nos âmes. Elle agit sur lui ; elle lui inspira de dire qu’à cette étrange époque, où aucun peuple n’est heureux, les amours-propres sont excessifs, et les sensibilités maladives : j’en demeurai volontiers d’accord ; et aussitôt j’avouai que dans notre dure épreuve de près de cinq années, nous étions devenus plus brusques et plus susceptibles à la fois.

— Ah ! me dit-il d’un ton radouci, si seulement la France et l’Italie n’étaient pas si proches ! si nous n’avions pas de frontière commune ! Si un détroit, un tout petit détroit nous séparait, par la permission du Ciel ! comme nos relations seraient plus calmes !

— Ah ! lui dis-je en souriant, comme nous nous entendrions mieux, si notre langue vous était moins familière ! si vous n’étiez pas si attentifs à la moindre phrase du plus insignifiant de nos journaux ! Les choses désobligeantes que disent de vous les Allemands ou les Anglais, vous ne les comprenez guère ; et c’est bien heureux pour vous. Qu’un Français se permette seulement une plaisanterie, un mot, et il est perdu. Les philosophes nous ont déjà enseigné que, pour s’aimer un peu plus, il fallait se connaître un peu moins.

— C’est vrai, dit-il d’un air affable ; je n’y avais pas pensé. Mais écoutez ceci. Vous vous plaignez de ce que nous nous en prenons à la France, toujours à la France : et tout au contraire, vous devriez vous en féliciter. Car enfin, on ne récrimine que contre ceux qui en valent la peine : qu’importent les propos des indifférents ? Même si je le comprenais, un Hottentot ou un Patagon pourrait me dire ce qu’il voudrait sans m’émouvoir. Mais si c’est mon frère ou mon cousin qui me parle mal, je bondis aussitôt. Nous ne vous critiquons que par sympathie. Le jour où nous ne vous ferons plus de reproches, méfiez-vous : ce jour-là vous nous serez devenus étrangers...

Je lui réponds que nous préférerions peut-être une faveur moins exclusive et une sollicitude moins jalouse. Mais il est hors de doute que s’il est un nom qui retentit partout en Italie, depuis les Alpes jusqu’à la mer, souvent pour le blâme, rarement pour l’éloge, toujours présent et vivant, — c’est le nom de France.

Ainsi nous nous retrouvâmes ; et notre accord fut, comme notre discorde, l’histoire de nos deux peuples qui se répétait en nous.


SOUS LE CIEL DE ROME

Sous le ciel de Rome, les choses ne se passent pas tout à fait comme à Paris. Personne ne pourra qualifier cette vérité de paradoxale : c’est parce qu’on l’oublie, cependant, que naissent beaucoup de malentendus ; et les malentendus engendrent les inimitiés.

Parmi tant de mots qu’il est difficile ou impossible de rendre en français, il y a le sfogo : au moins peut-on chercher à l’expliquer. Agité par quelque émotion forte, l’Italien ne cherche pas à se contenir ; au contraire, il faut qu’il manifeste extérieurement sa colère ou sa joie. Si c’est de la colère, il entend, parbleu ! s’emporter tout de suite ; elle lui monte à la tête comme une ivresse subite ; il est du premier coup au paroxysme de la passion. Il ne ressemble pas à ces peuples qui commencent une discussion avec calme, se montent progressivement, et arrivent ainsi à une sorte de fureur concentrée. Au contraire ; comme il est vif en toutes choses, son premier mouvement est rapide, et volontiers excessif. Ce moment psychologique est quelquefois à craindre, surtout quand il se produit chez les gens du peuple, qui, n’étant pas maîtres d’eux-mêmes, ne se contentent pas d’invoquer désobligeamment la Madone, et se livrent à des violences qu’ils ont ensuite lieu de regretter. Mais le plus souvent, il n’est pas dangereux, à condition qu’on veuille bien le subir sans résistance inopportune, qu’on ne le prenne pas au tragique et qu’on attende le second moment, celui où le calme va sûrement revenir. Notre voisin se fâche d’abord ; quand il apprend une nouvelle qui le blesse, il ne s’inquiète pas de savoir si elle est fausse ou vraie ; il nous dit des choses désagréables ; il réagit instantanément, sans retenue ni mesure. Fort bien ; laissons passer sa fâcherie ; soyons assez sages pour ne pas nous fâcher également ; prenons quelque peu patience ; concédons-lui le luxe des propos imagés, des phrases malsonnantes, voire des gestes vifs : cet orage, qui a éclaté dans un ciel serein, passera vite ; et nous discuterons ensuite de bonne amitié. En échange, il nous fera grâce de tel ou tel de nos travers, que nous ne voyons point parce qu’il est nôtre, et qui le blesse également.

Un second trait dont il faut tenir compte, c’est l’habitude de la violence. En fut-il toujours ainsi ? Peut-être ; il ne serait pas difficile de trouver dans la littérature italienne des violents en grand nombre, de Dante à Carducci. En tout cas. la guerre a exaspéré ce sentiment. Pendant une longue suite d’années, il n’y a guère eu d’autre maxime politique en Italie que le laisser faire ; et l’on ne s’en trouvait pas trop mal, puisque les choses finissaient toujours pas s’arranger comme d’elles-mêmes. Mais au moment de la tourmente, et davantage encore après qu’elle fut passée, on s’aperçut que l’autorité s’en était allée, et puis le sens même de l’autorité. Dans la lutte des partis, plus de frein ; chacun cherche à s’imposer par la force. Si ceux qui veulent rétablir l’ordre procèdent à coups de trique et de revolver, que penser des autres ? Il est vrai qu’ils procédaient à coups de bombes. Les plus tranquilles se sont aperçu que, pour obtenir quelque chose, il fallait crier, menacer, tempêter. Ils ont naturellement adopté cette méthode, puisqu’elle était la seule qui leur fût laissée. Et par une pente non moins naturelle, ils se sont mis à l’appliquer aussi à la politique extérieure : ce qui ne va pas sans quelques inconvénients. Non pas, certes, ceux qui sont au pouvoir : harcelés par leurs adversaires et par leurs partisans, et obligés de tenir compte des réalités qui échappent à la foule, ceux-là sont bien embarrassés pour agir, et bornent leur ambition à se tirer d’affaire du mieux qu’ils peuvent. Non pas les sages de la nation. Mais les autres se laissent volontiers séduire par l’attrait de l’aventure, et par le plaisir de la violence. On en a vu d’illustres exemples.

L’étranger, qui n’a pas toujours occasion de ne fréquenter que les sages, qui écoute l’homme dans la rue, qui lit le Phare ou l’Informateur de l’endroit, est stupéfait. Il se demande à quoi riment ces défis, ces menaces. S’il parle avec un Italien qui se pique de connaître les affaires de l’Europe, celui-ci le traite comme un juge irrité, qui interroge un accusé soupçonné de crime. Que pensez-vous de l’Italie ? Pourquoi votre pays ne rend-il pas justice à l’Italie ? D’où vient qu’en telle circonstance, à telle date, tel de vos ministres a prononcé tel mot ? — L’infortuné, sur qui l’on fait peser tant de responsabilités redoutables, se sent confondu. Or ce ton de violence est simplement la mode du jour. C’est ainsi qu’on se parle entre fascistes et socialistes, entre socialistes et communistes, entre populaires et libéraux. Peut-on imaginer rien de plus impérieux, rien de plus exalté, rien de plus surprenant pour un observateur désintéressé, que le ton habituel d’un journal fasciste ? Ce qui est simple ne fait plus d’effet ; on force la note : c’est une exaspération continue. On ne se contente pas d’affirmer : on crie. Voilà ce dont il faut tenir compte : ici encore ne prenons pas au tragique tout ce que nous lisons, tout ce que nous entendons ; sachons en rabattre, et transposons, si nous voulons comprendre ce que parler veut dire.

Les plus étonnés, ce sont encore les Italiens qui vivent hors d’Italie ; qui, par leur nombre, leur activité, leur épargne, ne constituent pas une des moindres forces du royaume ; qui aiment leur patrie d’un amour aussi profond, mais différent, avertis qu’ils sont par l’expérience de l’étranger. Ils se rendent compte des périls que présentent ces méthodes insolites, lorsqu’on veut les transporter hors des frontières du pays, et prennent soin d’avertir de temps à autre leurs compatriotes, leur demandant de faire un peu moins la grosse voix. La France connaît mal l’Italie, hélas ! c’est trop certain. Mais pour la lui faire mieux connaître, convient-il de malmener les Français*,de les menacer même ? A vrai dire, ces remontrances n’ont guère de succès. Quand on vit dans une atmosphère d’orage, comment écouter les voix calmes du lointain ?

Le ciel de Rome m’a donné, ce soir, un spectacle grandiose. Alors que j’avais vu la Ville, tant et tant de fois, pour les premières découvertes ou pour les rêveries, d’un des observatoires qui l’environnent, de loin, de près, des monts Albains, de la terras-e de la Villa Médicis, du Janicule, mais toujours d’un point extérieur à elle : je l’ai contemplée aujourd’hui du haut d’une maison amie qui s’élève au milieu de la cité, sur la place de Venise ; de sorte que je me figurais être dans son cœur même. J’étais parmi ses monuments, qui s’étageaient autour de moi, sous moi, comme à la portée de ma main ; je n’avais qu’à me mouvoir pour varier chaque fois le décor ; et pourtant j’étais toujours au centre de Rome. C’était un amas d’architectures grandioses, des forêts de colonnes, des amoncellements de toits, des superpositions de coupoles ; non pas une de ces vues d’avion, où tout apparaît simplifié, schématisé, réduit à des proportions géométriques, mais la multiplicité des détails, la variété des matériaux donnaient à cette ville aérienne l’apparence d’une végétation touffue, vue par ses cimes. Rien non plus de brutal ou de heurté, sauf la blancheur encore crue du monument à Victor-Emmanuel, qui paraissait être mis au premier plan pour faire contraste ; une patine uniforme, étendue par le temps, fondait les rouges foncés, les ocres bruns, les ors ternis, dans une harmonie à la fois délicate et riche.

Or voici que le ciel s’assombrissait, prenait des teintes gris de fer, des teintes de plomb. Un immense nuage venait sur la ville, et la menaçait toute. Il cachait les collines à l’horizon, envahissait le ciel, se rabattait comme une cape de métal, prêtant à tout le décor, corniches, campaniles, dômes, et statues, une teinte funèbre. La chaleur était étouffante ; on respirait un air embrasé ; tout mouvement devenait une fatigue, et presque une peine ; on se sentait nerveux, et comme inquiet.

Maintenant, le gris tournait au noir ; le nuage et le soir tombaient à la fois sur Rome. Des éclairs verdâtres, sillonnant le ciel irrité, laissaient voir au lointain, en de nettes et rapides silhouettes, les cyprès et les pins parasols qui appréhendaient la tourmente.

Je m’enfuis, espérant regagner mon logis avant que l’ouragan se déchaînât. Mais à peine avais-je franchi la porte du palais, que la pluie se mit à tomber. Elle tombait à torrents, comme on dit qu’elle tombe aux pays des grandes sécheresses, lorsqu’après s’être longtemps amassée elle crève enfin le ciel ; elle tombait par paquets, giclant le long des maisons, chaque gouttière transformée en fontaine, chaque ruisseau transformé en torrent. On l’entendait crépiter sur les dalles de pierre, tandis que le tonnerre scandait sa chute de ses grondements. Le porche où je m’étais réfugié, sur le Corso, était assiégé par elle, avec fureur. L’eau s’élevait dans la rue et l’inondait ; les pâtés de maisons devenaient des manières d’iles, où nous fûmes pour une heure prisonniers.

Tout se calma. Le ciel reparut, paisible et plein d’étoiles. Plus un nuage ; plus un éclair. Dans les rues qui se dégorgeaient, les promeneurs reparurent. On aurait cru à un rêve, n’eût été la fraîcheur de l’air, et la transparence de l’atmosphère lavée, que l’on saisissait malgré la nuit.

Alors je fus romantique, pour une fois ; et je crus voir dans cet orage si brusque, si vite suivi d’une paix si profonde ; oui, je crus voir dans ces rapides vicissitudes, dans cette violence et dans cette sérénité, le caractère de Rome.


LE PALAIS FARNESE ET SON HOTE

Il n’aura pas son effigie sur les cartes postales ; on ne le montrera pas, dans les histoires illustrées, caracolant sur un cheval fougueux ; les rues ne porteront pas son nom. Et cependant, M. Barrère n’en est pas moins un des grands capitaines de la guerre. Jouons au petit jeu des questions : si l’Italie était restée l’alliée de l’Allemagne ? Si elle était restée neutre, c’est-à-dire si elle s’était enrichie en ravitaillant l’Allemagne de tout son pouvoir, que serait-il arrivé ?

Or, quand M. Barrère vint s’installer au palais Farnèse, Dieu sait si la France et l’Italie paraissaient destinées à s’allier un jour ! Des rues étroites qui débouchent sur la place de l’ambassade, on voyait paraître de temps à autre de petites troupes, généralement armées de tomates, que les carabiniers dispersaient aussitôt qu’elles avaient terminé leur manifestation. A ces signes, il était difficile de reconnaître une sympathie marquée. L’ambassadeur eut son idée stratégique : il pensa qu’il n’était pas possible que les deux pays fussent ennemis ; il pensa que les faits eux-mêmes avaient tort, et que la réalité n’était pas vraie. Il n’est pas toujours facile de ramener les choses qui sont, à ce qu’elles devraient être : c’est pourtant cette bataille pour l’idéal que M. Barrère voulut tenter. Il comprit l’instinct profond qui, en Italie, travaillait pour la France, parce qu’il portait en lui un instinct profond qui travaillait pour l’Italie. Rome le jugeait trop Français, et Paris trop Italien : fort bien. Pendant des années, il lutta. Sa tactique était simple : la droiture. Si le mot de diplomatie (on dit même, aujourd’hui, « la vieille diplomatie ») évoque l’idée de manœuvres, de compromissions, d’habiletés menues, ce mot ne convient pas à M. Barrère. Il eut Loyauté comme devise. Il est de la liguée des Foch : il est, comme lui, un caractère, un homme. Un homme qui sait vouloir, mais qui n’ignore rien des tendresses humaines, et qui est aimé parce qu’il aime.

M. Barrère a grande allure ; si le mot distingué n’existait pas. il faudrait l’inventer pour lui ; il est très simple et très grand seigneur. Haut de taille, élancé, l’immense salle du palais Farnèse où il tient ses assises sembla avoir été faite à sa mesure ; il est à son aise dans ce noble décor. Son regard, vif et profond, semble vouloir lire dans les âmes. Il s’est toujours réservé du temps pour la pratique des sports, d’où sa santé physique et morale ; de même qu’il a toujours accordé à son esprit quelques moments de détente, de façon qu’au lieu d’être écrasé par ses occupations, il les domine. M. Barrère a son violon d’Ingres ; et c’est précisément un violon.

Sur la place du palais Farnèse, il a vu paraître les Romains qui acclamaient la France, et qui unissaient les deux drapeaux tricolores : j’imagine quelle émotion dut étreindre, ce jour-là, son cœur passionné, généreux. Il fut un des plus sûrs artisans de la victoire. Puis, comme tout le monde, au moment où il croyait la bataille finie, il s’est aperçu qu’elle recommençait sous une autre forme. Elle le trouve fidèle à son poste, droit et ferme, n’ayant rien changé à ses sentiments ni à son vouloir. Il persiste à croire que la seule réalité qui compte, c’est l’amour de l’Italie et de la France. Je connais des pays où l’on n’aurait pas eu assez d’honneurs pour le remercier de toute une vie passée au service d’une grande cause. Que l’hôte du palais Farnèse soit assuré, au moins, de notre reconnaissance : et qu’il mesure la grandeur de son œuvre à la haine effrénée que les germanophiles lui ont vouée.


D’UN HOMME D’AFFAIRES

— Si vous tenez vraiment, en France, à ce que nos relations s’améliorent, soyez enfin pratiques. De grâce ! plus de toasts, ni de discours ; plus de banquets. Surtout, ah ! surtout, ne nous parlez plus des sœurs latines. Dans les manifestations qui n’ont pas de résultats concrets, immédiats, l’Italie ne voit pas seulement une rhétorique inutile ; elle les interprète comme une mainmise sur sa liberté. Sa susceptibilité, particulièrement ombrageuse à l’égard de la France, n’est guère moins vive à l’égard des autres nations, soyez-en sûrs. Voyez son attitude en politique étrangère : elle a été trop longtemps inféodée à une alliance pour se soumettre à un autre joug ; elle veut garder farouchement sa liberté ; elle prétend réserver chaque fois sa décision, sans se lier à un pays plutôt qu’à un autre, et en ne tenant compte que de ses intérêts. Je ne sais pas si la chose est possible ; je ne veux même pas discuter la question de savoir si elle est souhaitable : c’est un état d’esprit que je constate sans le juger.

« Mais étant donné les difficultés de toute nature où elle se débat, elle serait extrêmement sensible à un concours pratique, à une aide qui lui serait offerte à titre de réciprocité. Prêtez-lui votre appui, s’il est possible, dans son relèvement économique. Ayez ici des banques, qui trouveront leur avantage en faisant le sien. Prêtez-nous des capitaux à des conditions favorables. Considérez, par exemple, la question du change. Oui, je sais bien que le vôtre n’est pas fameux, que vous avez perdu votre position privilégiée ; je n’ignore pas que le problème est d’une complexité déconcertante. Mais enfin, supposez que, par miracle, la France montre à l’Italie qu’elle veut l’aider efficacement à sortir de son embarras : vous regagneriez en un jour plus de sympathies que vous n’en avez perdu en deux ans.

« Essayez de multiplier avec nous les relations commerciales ; de toutes les raisons d’aimer son voisin, la meilleure est encore l’intérêt bien entendu ; on n’en a pas trouvé d’autre qui dure. Déchirons le grand livre du passé ; ouvrons un compte nouveau sur une page blanche ; tâchons d’y inscrire des opérations qui soient favorables à tous les deux, et le reste viendra par surcroît.


IUNE IMAGE SACRÉE

Je résume ici mes impressions.

En ces années d’après-guerre, l’Italie a été prise d’un violent accès de francophobie. Le fait est hors de doute ; j’essaie de l’expliquer par des raisons historiques, et de le constater sans être ému : mais c’est en vain. Le rêve d’une amitié sereine qui aurait suivi la grande tourmente était trop beau, je le sais bien. Je sais bien qu’il en va de même entre tous les États ; j’entends les clameurs et les protestations qui s’élèvent d’un bout à l’autre de l’Europe ; quel voisinage est sans alarmes ? quelles relations sans aigreur ? Tout au long de leur histoire, Italiens et Français se sont montrés difficiles, ombrageux : cela ne les a pas empêchés de s’aimer, et de le faire voir, une fois venue l’heure des décisions suprêmes ; je le sais bien. Hier un Italien, s’adressant à un de ses jeunes compatriotes qui revenait de Paris, lui remontrait gravement que l’on ne pouvait pas être un bon Italien, si l’on aimait la France. Ce propos, qui d’ailleurs suppose une forte dose de bêtise est révoltant : mais à vrai dire, nous en avons entendu bien d’autres dans le passé ; si on veut en trouver une collection entière, il suffit de lire un livre qui porte un titre célèbre, le Misogallo, et qui est signé d’un nom illustre, Alfieri. Des lettrés, des professeurs, attaquent notre science, notre culture, notre langue, avec une fureur presque maladive : consolons-nous, ils n’arriveront jamais à être aussi grossiers, quoi qu’ils fassent, que leurs ancêtres du dix-huitième siècle. On remonterait ainsi le cours des siècles, qu’on y retrouverait toujours la même querelle, dont celle-ci n’est qu’une des phases. Le moment est mauvais : il y en a eu de pires. Ils ont passé : celui-ci passera. Il semble même, — est-ce parce que je le désire ? — qu’on entrevoit, dans un ciel déjà moins troublé, des signes d’apaisement.

Mais tandis que je me tiens ces discours philosophiques, et que je fortifie la raison par l’histoire, je n’en ai pas moins de tristesse. Il y a eu autre chose, cette fois, qu’un des jeux alternés de la politique ; il y a eu contre nous une conspiration des cœurs. Je me rappellerai longtemps cet ami délicat, chez qui j’allais l’autre jour, l’âme en joie, et qui, comme je lui demandais un livre, me répondit : « Prenez aussi la statistique des morts de la guerre, de notre guerre : on n’a pas l’air de la connaître en France. » J’ai trop souffert de sentir ces piqûres, de voir ces mines revêches, de saisir ces regards soupçonneux, pour que je me sente si facilement consolé. J’ai le sentiment d’une injustice à notre égard ; car si nous avons commis des fautes, elles sont hors de proportion avec le traitement qu’on nous inflige. Et surtout, j’ai de l’amertume à penser que ces belles fleurs d’estime et d’amitié, qui auraient dû être sacrées puisqu’elles avaient poussé sur les champs de bataille, se sont fanées si tôt,

Ainsi je ne puis rester impassible ; aussi longtemps que je n’habiterai pas Sirius, les considérations historiques sur les vicissitudes de nos deux pays ne me contenteront pas. Je serais capable de les contempler sans m’émouvoir, que je ne le voudrais pas davantage : je tiens, au contraire, à prendre parti. Entre les deux images opposées qui symbolisent l’attitude de l’Italie à l’égard de la France, mon choix est fait ; je ne changerai plus.

L’une des deux est récente ; elle date exactement du 23 septembre 4021. Une mission militaire italienne, sur l’invitation officielle du Gouvernement français, est venue rendre hommage aux soldats italiens tombés sur notre front ; elle a été reçue par nous, à Paris, à Reims, à Bligny, avec une amitié que justifient les lois de l’hospitalité, la camaraderie des armes, et le caractère même de la commémoration. En retour, le Gouvernement de Rome invite une mission militaire française à venir rendre hommage à ceux de nos soldats qui sont tombés sur le front italien. Cette mission arrive ; elle est accueillie avec froideur à Turin, avec hostilité à Milan ; elle est insultée à Venise. Nos généraux, choisis parmi les plus glorieux, sont hués. Notre drapeau est sifflé à son apparition Notre ambassadeur est publiquement offensé. La population assiste à la scène, goguenarde ; et le lendemain, la presse, tout en avouant qu’il s’agit là d’un acte contraire à toutes les lois de l’hospitalité, commente le fait avec une manière de satisfaction <ref> Signalons ici, toutefois, parmi les protestations qui se sont élevées, le noble et vigoureux article du Corriere della Sera, intitulé : Seminatori di viltà.</<ref>. Image pénible, accompagnée de pénibles légendes ; le déshonneur n’en est pas pour nous, mais elle ne laisse pas de se présenter quelquefois à l’esprit avec la force d’une obsession.

Pourtant, nous devons l’écarter ; non parce que nous sommes un peuple frivole et léger, qui oublie tout, comme on nous en accuse ; nous avons suffisamment montré, je pense, que nous savions nous souvenir. Pour l’écarter, cette image qui nous blesse, il faut évoquer l’autre, si éclatante qu’aucune ne peut soutenir la comparaison avec elle, et que toutes s’estompent et s’effacent devant sa splendeur. Ce n’est pas une image arrêtée et figée ; elle est mouvante, et vivante encore. Je vois toutes les villes d’Italie, depuis Milan jusqu’à Naples, et la Sicile aussi, et la Sardaigne, tressaillir à l’idée du danger que court la France. C’est à la fin du mois d’août 1914 ; on vit dans une atmosphère lourde et angoissée ; on raconte que les armées de l’empereur d’Allemagne ont envahi la Belgique, ont pris Liège, et descendent, descendent vers la France avec la régularité d’une machine dont rien ne peut plus arrêter le mouvement. Elles s’en vont vers Paris, la grande ville menacée de la destruction que ces armées formidables apportent partout où elles passent ; déjà la flamme des incendies monte à l’horizon. Telles sont les nouvelles qui arrivent en Italie. On se dispute les éditions des journaux, on va le soir lire les télégrammes ; les gens qui ne se connaissent pas s’abordent et s’interrogent ; une fièvre tient éveillées tard dans la nuit les foules anxieuses ; la population de Milan, la grand ville, vit dans un état d’exaltation continue : on dirait que Milan est menacé, comme Paris. Alors tous, ceux de Turin, ceux de Venise, ceux de Rome, sentent s’éveiller dans leur cœur une grande pitié pour la France qu’ils aiment. Car ils l’aiment, ils le sentent bien maintenant, d’un amour profond, insoupçonné, comme un instinct qui se réveille. Et cette pitié n’est pas la sympathie lointaine et peureuse des neutres ; elle est courageuse et efficace ; elle pousse vers l’action. Le sort en est jeté ; rien ne pourra s’opposer au flot qui emporte successivement tous les obstacles dressés devant lui. Comme on les accumule ! Comme on cherche à détourner, à endiguer, au nom de la sagesse, au nom de l’intérêt, ce flot irrésistible ! C’est en vain ; devant la mer génoise, d’Annunzio prêche la croisade ; l’Italie ne séparera pas ses destinées de celles de la France.

Cette image-là je veux l’avoir toujours présente devant les yeux. Il faut qu’elle soit autre chose qu’un souvenir émouvant, et qu’elle dirige ma conduite, afin que, par sa vertu, elle me conduise toujours vers ceux qui, dans l’un et dans l’autre pays, travaillent à l’union des esprits et des cœurs. N’a-t-elle pas quelque chose de sacré ? Comme font les gens pieux qui portent toujours une relique des saints, et qui la contemplent lorsqu’ils sont sur le point de tomber en tentation, je la garderai. Je ne la garderai pas pour moi-même, je m’efforcerai de la montrer aussi à ceux qui doutent. Elle agira, s’il est vrai que les puissances de haine sont toujours moins fortes, à la fin, que les puissances d’amour.


AUTOUR DU VATICAN

Je n’accomplirais pas tout entier mon dessein, si avant de quitter Rome je n’obtenais une audience du Vatican ; je l’ai demandée, j’attends qu’un des huissiers traditionnels m’apporte la feuille blanche.

C’est ici la ville des prêtres. Ils sont revenus maintenant, ces séminaristes étrangers qui sont comme des figurants dans le décor de la ville ; ceux-ci, dont la soutane noire est barrée d’une large ceinture de couleur ; et ceux-là tout de rouge habillés, que le peuple appelle des écrevisses ; et les Écossais, qui jouent bravement au foot-ball sur les pelouses de la villa Borghèse, en remontant leur robe jusqu’à la ceinture. On les rencontre par les rues, les chefs des missions lointaines qu’appelle la Propagande, bronzés, barbus, aguerris. Voici les évêques étrangers, que la guerre avait retenus dans leurs Amériques, et qui viennent ad limina. Passent les cardinaux dans leurs voitures ; on entrevoit un lambeau de rouge, une figure ridée ; comme leur rang princier leur interdit d’aller à pied dans les rues de Rome, ils se font conduire vers la campagne : hors des portes seulement, ils se dégourdiront les jambes et se réchaufferont au soleil.

Oui, des prêtres de toute espèce vivent ici, depuis les plus humbles qui, n’ayant pas grand chose à offrir, offrent cependant à Dieu tout ce qu’ils ont, jusqu’aux plus grands personnages de la hiérarchie romaine, jusqu’à la puissance suprême qui veille derrière les murs du Vatican. A Saint-Pancrace, sur la hauteur, se trouvent une osteria que connaissent bien les promeneurs du dimanche et un pauvre couvent. On me conduit à l’osteria pour diner ; mais on me fait traverser d’abord la modeste église près du couvent, parce qu’on veut me faire faire la connaissance de Padre Paolo. Justement, Padre Paolo est là qui gourmande les enfants du catéchisme : un moine tout menu dans sa robe de bure, tout ridé, aux yeux innocents. Padre Paolo est peintre : il peint, en miniature, des madones qui n’ont rien à envier aux maîtres florentins. — Padre Paolo, très louché de ce compliment, se défend avec gaucherie, comme font les simples. Padre Paolo est poète ; il compose des vers dans le genre de Métastase, sur les mêmes sujets, avec les mêmes rimes ; il parait qu’il a fait une poésie satirique aussi vigoureuse que du Juvénal. — Padre Paolo rougit de plaisir. Padre Paolo est musicien ; il a une voix magnifique qu’il fait retentir quand il le veut bien, pour les fidèles et pour ses amis. — Padre Paolo ne se tient plus d’aise. « Padre Paolo, ne viendriez-vous pas nous rejoindre un peu plus tard, vers l’heure où l’on se met à table, pour nous tenir compagnie ? » Non, Padre Paolo ne viendra pas. La semaine dernière, il a cédé à une tentation du même genre ; il s’est attardé ; il a failli trouver porte close lorsqu’il est rentré au couvent, à huit heures sonnant : une seconde de plus, et c’en était fait. Le Prieur, qui est rigoureux, ne tolérerait pas une telle liberté.

Nous nous installons sous les grands lauriers de l’osteria ; et qui apparaît, au bout d’un temps ? Padre Paolo en personne. Il n’y avait pas de feu, explique-t-il, à la cuisine du couvent ; alors il est venu demander à l’hôtesse de lui faire cuire un œuf, qu’il apporte : un œuf, ce sera tout son diner ; un œuf, et un peu d’herbes...

Asseyez-vous, Padre Paolo ; ne faites pas tant de façons entre amis ; prenez une tranche de ce beau jambon rose, buvez un verre de ce vin généreux des châteaux romains. Vous prendrez bien aussi des pâtes, qui sont exquises, ici. Et ce poulet, Padre Paolo, le dédaignerez-vous ? Padre Paolo se défend, accepte, s’assied, boit et mange. Il s’anime ; il tire de dessous sa robe une de ses œuvres, qu’il avait prise, dit-il, par hasard : une madone toute bleue, sur un fond d’or, l’œil est seulement un peu de travers. Il récite des vers, dont il fait valoir les beautés, en les commentant. Il rit.

Mais quelqu’un dérange la fête. Hélas ! on vient chercher Padre Paolo de la part du Prieur. Il est huit heures cinq. Padre Paolo a oublié son œuf, et le règlement. Il sera puni ; il sera condamné à s’agenouiller au milieu de la salle à manger des moines, et le Prieur le regardera sévèrement. Frères lointains de saint François d’Assise, humbles âmes, vous peuplez encore les couvents et les églises ; vous êtes les innocents et les simples ; et plaise à Dieu que nous ne péchions jamais plus que vous !

Je ne me lasserais jamais de contempler le petit monde qui fourmille autour du Vatican, employés, scribes, secrétaires, journalistes. Ils n’ont pas le moins du monde la morgue des employés de nos administrations civiles ; au contraire ; ils sont prêts à l’expansion et à la confidence, possèdent des secrets d’État, et font circuler dans Rome les nouvelles les plus contradictoires, toutes également fondées, à en croire leurs auteurs. — Il paraît, raconte l’un, que le Pape veut aller en Amérique : voilà pourquoi il songe à un rapprochement avec le Quirinal, de façon à sortir librement de Rome. La ligne d’Ostie ne passe pas bien loin des jardins du Vatican : une légère extension territoriale, et voilà le Souverain Pontife qui gagne une petite gare qu’on bâtirait tout exprès, qui s’embarque à Ostie, qui débarque à New-York. Un Pape en Amérique, vous voyez l’effet ! — Le cardinal Gasparri a eu hier un entretien personnel avec M. Nitti, souffle cet autre ; ce n’est pas le premier. — Je sais de bonne source, dit un Monsignore, que les pourparlers pour ramener vers Rome l’Église russe ont fait des progrès décisifs. — Ou bien : « Le Pape est malade, le Pape est très malade, son médecin est tout à fait inquiet. » Cette dernière révélation revient avec une curieuse régularité, et la presse s’y laisse prendre presque chaque fois. Il n’y en a qu’une qui soit plus fréquente : celle du très prochain départ du Cardinal Secrétaire d’État.

Plus haut, voici ceux qui savent vraiment les choses et qui ne les disent pas ; les membres des tribunaux, les membres des commissions, les membres des congrégations ; les futurs envoyés extraordinaires, les futurs nonces, les futurs cardinaux, que leurs fonctions désignent d’avance pour le chapeau rouge. Tous les ouvriers qui travaillent à la vigne du Seigneur, ceux qui la protègent, ceux qui amènent vers elle l’eau du ciel, ceux qui s’occupent des ceps ou des feuilles, ceux qui recueillent les grappes, ceux qui font la vendange, ceux qui préparent les jeunes pousses, afin qu’elle soit éternellement vive. Et il y a aussi ceux qui l’émondent. Je vais voir quelquefois un de ces bons ouvriers, un des plus jeunes et des plus aimables. Je me hâte de dire qu’il ne m’a jamais rien révélé qui ne fût pertinemment connu de tous ; parmi les vertus de la diplomatie pontificale, il possède au plus haut degré la discrétion ; il est entendu, lorsque j’arrive chez lui, que je ne viens pas pour savoir, mais seulement pour le plaisir. J’aime sa gravité romaine et sa dignité souriante. Fin connaisseur, il tient toujours en réserve quelque tableau, quelque vase, quelque intaille, qu’il montre volontiers à l’admiration de ses amis. Il a mille occupations, sans jamais avoir l’air pressé, car il est de ceux qui pensent qu’un air affairé n’avance rien aux affaires. Il est large et libéral, tout en professant peu de goût pour les aventures ou les expériences hasardées ; son esprit est sage et fin. Il a pour la France une secrète affection, qu’il n’avoue jamais, mais qu’il laisse voir quelquefois. Tous les hauts fonctionnaires du Vatican sont-ils semblables à lui ? En ce cas, les affaires de la chrétienté sont entre bonnes mains.

Et, tout en haut, le Pape qui a commencé son règne quand éclatait la guerre, Benoit XV.


AUTOUR DE LA QUESTION ROMAINE

La question romaine est, une fois de plus, à l’ordre du jour. Que de discussions ! que d’articles ! que de fausses nouvelles, faites pour être démenties ! Que de démentis, faits pour n’être pas crus ! Que d’agitation ! que de bavardages ! Comme il passionne l’Italie, et comme il passionne le monde, ce problème reste sans solution depuis un demi-siècle ! On a tant et tant écrit à son propos, depuis la guerre, que la Consulta a réuni dans une brochure spéciale les différents avis que la presse italienne et la presse étrangère ont exprimés : nouveau dossier versé à cet interminable débat. La publication n’est pas officielle, mais officieuse seulement ; je ne pense pas qu’elle soit tout à fait désintéressée.

A en croire les prophètes qui vaticinent dans les salles de rédaction, ou devant les tables du café Aragno, les temps sont révolus, et le Pape n’attendrait qu’une occasion propice pour franchir les portes de bronze. A vrai dire, ces mêmes prophètes ont annoncé, aussi, plusieurs occasions propices, qui n’ont pas vu se produire l’événement prédit : ce qui prouve que pour garder en ces matières quelque crédit, il vaut mieux s’en tenir aux généralités. Pour moi, qui ne fais pas métier de savoir l’avenir, et qui me contente de noter ici les mouvements d’opinion, à mesure que je les discerne ou qu’on veut bien me les montrer, sans prendre parti, je remarque :

En premier lieu, une diminution du nombre des irréductibles, des gens qui considéraient que le Quirinal aurait commis une véritable trahison s’il avait consenti à établir avec le Vatican quelque rapport que ce fut. La génération qui a fait le Risorgimento est désormais éteinte, ou peu s’en faut ; elle ne compte plus que quelques représentants tout chargés d’années, qui s’inclinent vers le sol. Derrière les cortèges patriotiques, ou voit encore quelques vieux garibaldiens à chemise rouge ; mais ce sont des reliques du passé ; le rouge n’est plus à la mode, la mode est aux chemises noires des fascistes. Certes, les adversaires du Vatican ne désarment pas ; mais leur travail reste obscur, secret ; et, sur l’opinion du moment, de peu de pouvoir.

Le désir d’un rapprochement est favorisé, en second lieu, par des considérations pratiques. En fait, le règlement des affaires courantes entraîne entre Gouvernement et Papauté d’incessantes relations. Elles seraient plus faciles, plus nettes, si on cessait de se livrer au jeu qui consiste à parlementer en feignant de ne se connaître pas. Des sous-secrétaires d’Etat, des ministres ont leurs entrées au Vatican ; et le Vatican les ignore ! Cela devient une fiction diplomatique : autant l’abandonner.

En troisième lieu : quel Gouvernement soucieux de ses intérêts ne voudrait entretenir avec le chef de la catholicité des relations suivies, maintenant qu’il existe en Italie un parti catholique qui compte parmi les plus puissants, et qui aura demain peut-être la majorité ? Il va de soi que le Vatican reste en dehors de l’action de ce parti, qu’il ne perd jamais une occasion d’affirmer son indépendance, et qu’il a toute sorte de raisons, en effet, d’empêcher la confusion de s’établir. Mais quoi ? penseront toujours les gouvernants ; à des catholiques, le Pape n’aura-t-il pas son mot à dire ? Un homme comme don Sturzo, par exemple, lui échappe en tant que secrétaire politique des Populaires ; en tant que prêtre, il dépend de lui. Du jour où l’on a abrogé le non expédié, on a pris une nouvelle route, qu’il faudra bien suivre jusqu’au bout ; et au bout de la route, on trouve l’accord.

Sentiment moins net, qui n’est pas explicitement affirmé, mais qui ne laisse pas d’agir sur certains esprits : avoir comme alliée une Puissance qui voit venir à elle, en humbles pèlerins, des représentants du monde entier ; une Puissance qui envoie de ses représentants dans tout l’univers, qui est présente partout, et, dans quelques endroits, souveraine ; une Puissance qui couvre l’Orient de ses écoles, de ses congrégations, de ses missions. Pour un Gouvernement qui aspire à faire une politique mondiale, quelle tentation ! quel mirage ! Ce n’est pas seulement le Sacré Collège qui a un intérêt majeur à ce que le Pape soit toujours un Italien ! c’est le Gouvernement lui-même.

Voilà pour ceux qui constituaient, jadis, un des deux camps en présence. Pour les catholiques, d’autre part, je crois pouvoir noter plusieurs changements : deux au moins ont leur importance.

L’idée d’un rétablissement possible du pouvoir temporel, non pas même sous sa forme ancienne, qui ne serait plus concevable, mais sous une forme atténuée, intéresse beaucoup moins les esprits. Si on fait exception d’une infime minorité d’intransigeants, elle apparaît comme désuète. On connaissait l’action spirituelle exercée par le Vatican sur le monde : la guerre l’a montrée plus étendue et plus profonde encore qu’on ne pouvait le supposer ; elle l’a pour ainsi dire rafraîchie et ravivée : aujourd’hui, cette action éclate aux yeux, dans sa force et sa continuité. En comparaison, que représente le pouvoir temporel ?

Entre la politique d’un Léon XIII à l’égard de l’Italie, et ses sentiments intimes, il n’y avait pas divorce. Aujourd’hui s’est produit le dédoublement que voici. D’une part, la Papauté reste fidèle à l’attitude de neutralité que son caractère mondial lui impose ; elle l’a montré pendant la guerre ; elle continue à le montrer aujourd’hui. Elle est au-dessus des patries, les dominant toutes. Mais d’autre part, un Pape ne croit plus devoir, en prenant la tiare, renoncer à son amour pour son pays. Au contraire, il manifeste volontiers cet amour dans ses conversations privées ; il participe à ses joies comme à ses deuils ; si une calamité vient à le frapper, il ne feint pas de l’ignorer. Un Monsignore me suggère cette formule : « Maintenant, le Pape aime tous les peuples d’un amour paternel, et l’Italie d’un amour filial. »

Tels sont les différents mouvements d’opinion que l’on m’indique ici. A vrai dire, il n’y manque que l’essentiel : c’est à savoir la pensée du Pape lui-même. Lorsque Benoit XV, le Pape de la guerre, regarde Rome du haut des chambres du Vatican, quelles idées naissent dans son esprit ? quelles volontés ? quels désirs ? Heureux qui pourrait les rapporter ! Ce n’est pas moi. « On fait trois pas en avant, deux pas en arrière, » me souffle encore un ancien attaché à la diplomatie pontificale, qui aime les images ; « de sorte qu’on avance tout de même un peu. » Soit. A la vérité, il semble que la guerre ait changé quelques données du problème, sans en fournir encore la solution.


AUTOUR DU PAPE

Ce qui fait la grandeur du Vatican, ce ne sont pas ces escaliers majestueux, ces cours, ces antichambres, ces passages, ces voûtes, ces couloirs, dédale où le visiteur se trouve étrangement perdu. Ce n’est pas la perspective de ces salons en enfilades qui, sous leurs vastes plafonds à caissons, à fresques, à volutes, tendus de soie, de damas, de brocart, font éclater la gamme des rouges et des ors. Tapisseries, tableaux, sculptures, grands Christs d’ivoire, lourdes pendules, tables de mosaïque ou de marqueterie, consoles, tapis étendus sur les dalles de marbre poli : ces salons immenses ont recueilli l’apport de tous les siècles et de tous les pays, pour la montre et pour l’apparat. Profusion qui fatigue, éclat que l’on souhaiterait plus discret, abondance où l’on voudrait voir davantage l’œuvre du goût, entassement de richesses l’une sur l’autre accumulées ; ensemble qu’il est impossible de changer sans doute, puisqu’il représente l’héritage du passé, mais qui ne répond plus à notre temps, qui date d’une époque où l’on croyait qu’il n’y avait aucune puissance qui ne s’accompagnât de splendeur, et où le faste était la mesure du pouvoir : non, ce n’est pas cela qui fait la majesté de ces lieux.

Ce qui fait la grandeur du Vatican, c’est encore moins la minuscule armée qui monte ici la garde. Dès l’entrée, les Suisses au justaucorps bariolé, appuyés sur leur hallebarde, ne laissent pas de faire sourire. Il est vrai que leur costume a été dessiné par Michel-Ange ; cela ne les sauve pas du ridicule, ces soldats habillés comme on voit au théâtre les archers de Guillaume Tell, et qui ne sont en effet que des figurants. Des soldats, nous savons ce que c’est, maintenant. Qui de nous, à quelque pays qu’il appartienne, ne les a vus quand ils revenaient du front, déguenillés, boueux, grandioses sous leur uniforme terni, et atteignant dans leur simplicité la beauté suprême ? Des soldats, ce ne sont pas des concierges, des huissiers, ou des domestiques. A quoi servent ceux-ci, désormais ? Qui songe à les attaquer ? Et si on les attaquait, quelle résistance opposeraient-ils ? Tout au plus faut-il des gardes pour assurer la police des palais ; mais non pas de prétendus soldats ; car il semble qu’on ne doive plus jouer au soldat, après cette guerre. Et voici, à mesure qu’on continue sa route à travers les demeures du Prince de la paix, des gendarmes tout chargés de buffleteries, où pendent leurs cartouchières vides ; des soldats qui ressemblent vaguement aux mobiles de 1870, avec leur tunique, leurs parements lie de vin, et leurs petits képis ; et des officiers de cavalerie à la taille cambrée, reluisants, haut casqués, avec des cimiers, des plumets, des aigrettes, qui évoquent l’idée du casque homérique d’Hector ; ils font claquer leurs talons en saluant, à l’allemande. Que sais-je encore ? Toute une variété d’uniformes, de cuirasses, de bottes, de galons, de décorations ; musée rétrospectif sorti des armoires, souvenir des temps héroïques où il importait d’effrayer l’ennemi par son seul aspect : vain appareil, qu’il ne faut pas prendre au tragique sans doute, qu’il faut expliquer par la persistance de la tradition, mais qui choque aujourd’hui. Car à supposer que ces soldats de parade veuillent représenter la force, ce n’est pas la force de ce monde qu’on attendrait ici. Quel pontife fera le geste qui débarrassera ses antichambres de ces guerriers ?

Ce qui fait la grandeur du Vatican, c’est le vieillard en robe blanche qui porte sur ses épaules fatiguées le poids d’une tâche surhumaine. Ses traits sont marqués par la souffrance ; sa main qui bénit est effilée, amaigrie. Un feu brille dans ses yeux creusés. Quand apparaît le successeur de Pierre, on oublie le décor, et le lieu, et l’entourage ; on ne songe plus aux antichambres ni aux gardes, ou l’on s’étonne d’avoir pu y songer ; toutes les préoccupations qu’on avait apportées jusqu’au seuil s’effacent et s’évanouissent, comme si elles se consumaient à la flamme de l’esprit.


A LA FONTAINE DE TREV1

Le charme de Rome conserve sa puissance. Gardons-nous d’imiter ces dilettantes qui, ne retrouvant plus l’exacte qualité de leur plaisir, déclarent qu’il n’y a plus de plaisir possible. Qui ne sait que la vie romaine a perdu de son nonchaloir ; et qu’elle est devenue plus difficile et plus dure ? Pourtant, son rythme s’est moins accéléré qu’à Paris, à Londres, ou à New-York. Jouissons de cette différence, qui nous laisse encore une marge entre ce qu’elle était hier, et ce que nous retrouverons demain. Et puis, la Ville Éternelle renferme des îles heureuses où il suffit d’aborder pour oublier toutes les tempêtes. Les batailles entre fascistes et socialistes n’émeuvent pas les ruines du Forum ; elles n’empêchent pas le lierre de pousser sur les marbres du Palatin ; elles ne troublent pas l’harmonie des buis, des roses, et des pins parasols, sveltes et graves, qui parent les jardins de la Villa Médicis ; leur écho n’ébranle pas les murs du Colisée. Nulle part au monde la nature ne donne une leçon : de sérénité plus olympienne, l’histoire une plus sûre leçon de sagesse. Dès qu’on revoit ces lieux sacrés, on est repris par le charme de Rome.

Sur le point de les quitter, si vous voulez y revenir un jour, il y a un rite qu’il faut remplir. Allez à la fontaine de Trevi ; celle-là et non pas une autre, parmi les eaux jaillissantes qui épandent dans toute la ville leur murmure et leur fraîcheur. Pour nouer le lien mystérieux qui attachera votre âme, il vous est facile de provoquer vous-même l’enchantement. Vous vous arrêtez devant la fontaine, vous prenez une monnaie et vous la lancez dans la vasque. Ainsi vous aurez accompli le sacrifice qui vous vaudra le retour ; vous serez désormais sous le charme ; et quand vous iriez jusqu’au bout du monde, vos yeux ne se fermeront pas qu’ils n’aient revu le ciel de Rome.

Je ne manquerai pas d’accomplir le geste rituel ; je veux avoir la joie de penser, au lointain, que je ne puis pas ne pas revenir à l’appel de ces eaux. Mais je n’entends pas le fracas de leur chute, qui couvre d’ordinaire tous les bruits environnants ; elles ne tombent plus, en nappes, en gerbes, en poussière irisée, en écume neigeuse, du haut du vaste portique qui nuit et jour les versait à profusion. Des hommes circulent entre les jambes de Neptune, et caressent familièrement les Tritons : Neptune paraît courroucé, et les Triions, penauds, soutient en vain dans leurs conques marines. Ces hommes nettoient, frottent, brossent ; comme s’ils ne savaient pas que le limon doit couvrir la barbe du Dieu, ils raclent les mousses, ils arrachent les viscosités. Qui aurait pensé que ces divinités de pierre avaient besoin, pour leur toilette, de ces petits hommes qui grimpent irrévérencieusement sur leur dos ?

Tant pis. La vasque n’est pas tellement desséchée, qu’une flaque d’eau propice ne puisse encore recueillir mon offrande. Je la jette, sous l’œil des passants qui ont vu trop souvent pareil spectacle pour en être encore étonnés. J’ai peur qu’elle ne profite aux serviteurs plus qu’aux maitres des eaux. C’est leur affaire : j’ai lié partie, pour mon compte, avec les dieux du retour.


PAUL HAZARD.

  1. Voyez la Revue des 15 août et 1er octobre.