Notes sur l’Italie nouvelle/04

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Paul Hazard
Notes sur l’Italie nouvelle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 576-605).
NOTES
SUR
L’ITALIE NOUVELLE

IV [1]
NAPLES. — SUR LA ROUTE DU RETOUR


NAPOLI VECCHIA

Quelle animation ! quelle vie : quelle exubérance ! Reste-t-il quelqu’un dans les maisons ? Par cette fin d’après-midi, harmonieuse et douce, toute la ville semble dehors. Il faudrait être haï des hommes et des dieux, pour travailler entre quatre murs, à l’attache, quand le ciel est si bleu, la mer toute dorée, l’air léger, et que l’heure est venue de la flânerie. Flânons. Suivons, comme tout le monde, cette longue via Roma où le flot des Napolitains se déverse ; mêlons-nous à cette foule bariolée ; écoutons ses propos ; divertissons-nous à ses gestes. Car on ne se contente pas, ici, d’exprimer ses sentiments et ses idées : on les gesticule. Un haussement des épaules, un clignement de la paupière, un plissement de la bouche, en disent plus long que de longs discours. Les mains s’agitent, dansent, virevoltent, comme pour une subtile et rapide escrime : elles se rapprochent du corps, s’éloignent, vont adroite, à gauche, descendent, remontent ; les poignets se tournent et se replient ; les doigts s’écartent, se referment, s’assemblent, se contractent ; l’index se détache, le pouce s’élève ; la main gauche vient au secours de la main droite : elles s’entr’aident, elles s’approuvent, puis elles se contredisent et se disputent : elles semblent douées d’une vie propre, ces mains intelligentes et bavardes, qui tracent inlassablement dans les airs les signaux d’une télégraphie sans paroles. Les gens du Nord font bien les dégoûtés, qui prétendent qu’on doit parler sans gestes, et qui rient de voir gesticuler. Se croient-ils si beaux, avec leurs bras collés au corps, et leurs mains sans emploi ? Ils sont tellement embarrassés de leurs doigts, qu’ils sont réduits à se les mettre dans les poches. Excusons-les ; et laissons ces barbares à leur malheureux sort : ils sont incurables.

Ici, on comprend tout au vol. L’intelligence est incroyablement prompte ; on la lit sur ces visages mobiles ; on la voit éclater dans ces yeux pétillants. Le plus divertissant des jeux est celui des idées ; n’y joue pas qui veut : il est familier aux Napolitains, dès qu’ils atteignent un certain degré de culture. Cette race fertile produit de nobles et hauts penseurs : n’est-ce pas sur le sol de la Napoli nobilissima que Benedetto Croce s’est plu à édifier les constructions de l’hégélianisme ? Esprits déliés, esprits agiles, ils comprennent d’intuition ce que nous n’arrivons à nous assimiler qu’au prix d’une longue patience et d’un pénible effort. Ainsi pour toutes choses. S’ils se donnent le luxe de flâner, au gré de leur caprice, c’est que le ciel favorable les a trop bien doués pour les condamner à travailler toujours.

Au reste, ces grandes rues marchandes, avec leurs magasins somptueux et leurs étalages cossus, ressemblent assez aux voies centrales de toutes les grandes villes européennes. Il faut le dire à l’honneur de Naples : elle éventre ses bouges, démolit ses quartiers malsains, jette bas des agglomérations entières, qui suaient la laideur et la malpropreté. Œuvre indispensable, qu’elle mènera jusqu’au bout. Déjà le pittoresque truculent qui éclatait partout aux regards, jadis, ne se trouve plus que par exception ; il s’est réfugié dans ses dernières citadelles. On l’assiège, on l’expulse ; dans quelques années sans doute il aura disparu. Puisque nous sommes en veine de flânerie, cherchons-le, par curiosité pure, comme dernier vestige d’une époque qui demain ne sera plus qu’un souvenir.

Elle est du côté du port, cette Napoli vecchia qui figure encore dans les guides, à titre d’attraction connue. Un cocher quémandeur nous y conduira à toute allure, claquant la langue pour exciter sa haridelle chargée de plumets, chargée de sonnailles, brandissant son fouet, bousculant les passants qui le maudissent, fier comme un roi, et plus heureux. Nous le laisserons à l’entrée des ruelles où commence une des plus étranges fourmilières humaines qu’on puisse voir. Imaginez d’abord tous les corps de métier installés à même le sol ; menuisiers, bourreliers, forgerons, encombrent de leurs planches, de leurs cuirs, de leurs ferrailles, l’étroit passage laissé entre les hautes maisons lépreuses. Représentez-vous ensuite les marchands de victuailles : ceux qui vendent des fruits, ceux qui vendent des gâteaux, ceux qui vendent des pâtés, ceux qui vendent des tripes ; humez les odeurs qui s’échappent des chaudrons de cuivre rouge où nagent dans l’huile bouillante poissons, poulpes, verdures, et vagues beignets. Celui-ci remue sa mixture avec un morceau de bois ; cet autre pêche avec une écumoire la friture qu’il vante. Une population grouillante a fait de la rue sa demeure : dans la rue on boit, on mange, on se lave, on s’habille ; des femmes installées sur des chaises sont paisiblement occupées à faire leur toilette, et livrent à des mains expertes leurs cheveux luisants, pour échafauder de savantes coiffures, luxe suprême. Tout cela gesticule, braille, glapit, mêle cent cris divers au bruit des tas de ferraille qui s’écroulent, au bruit des planches qui rebondissent sur les pierres. Vous trouvez là tous échantillons de la population des grandes villes et des vieux ports, matelots, tire-laine, fainéants, miséreux, bambins scrofuleux ou rachitiques, jusques et y compris quelques vieux prêtres faméliques, dont la soutane a résolument passé du noir au vert. Des chats, des chiens, des poules, des ânes, cherchent leur pâture. Par terre, des épluchures, des immondices, des eaux fétides. Tout en haut, sur des cordes tendues de fenêtre à fenêtre, du linge qui sèche, et quel linge ! Au coin des rues, des madones dans leurs petites cages, dorées, enluminées, ornées de fleurs en papier : une lampe électrique a remplacé la veilleuse des anciens âges. Dans les ghettos des villes du Nord, quelle tristesse planerait sur de pareils spectacles ! Que de regards haineux suivraient le voyageur qui passe ! Ici, la gaîté règne ; tous ces dépenaillés sont heureux de leur sort ; c’est à peine si l’étranger est honoré d’un coup d’œil, où il entre plus de dédain que d’envie. Le soleil verse sa magie sur ces haillons, sur ces misères. Il frappe de ses rayons l’étalage d’un fruitier et fait éclater tout d’un coup la plus brillante symphonie de couleurs, où se fondent le vert des melons d’eau, le jaune des citrons, le rouge des tomates, des piments, des pastèques entr’ouvertes ; et l’or des maïs ; et les figues d’Inde vineuses ; et les aubergines violettes : ravissement des yeux.

Sortons. Le pittoresque a son charme : mais l’air pur a son mérite. On éprouve une sympathie véritable pour les rues modernes, fussent-elles rectilignes, quand on échappe à cette cour des miracles. Il fait bon respirer librement... Mais voici qu’un groupe se. forme au milieu de la place que nous traversons : vite, allons voir, badauds qu’un attroupement n’a jamais laissés insensibles. Ceci encore vient d’un passé lointain. C’est un cantastorie, un chanteur d’histoires : ce descendant des vieux conteurs, qui ne soupçonne ni l’antiquité ni la noblesse de sa race, est en train d’exposer au public les péripéties d’un crime qui vient d’être commis dans les environs de Naples, et qui déjà passe à l’épopée. Lorsqu’il a fini sa narration, il chante, avec accompagnement d’orgue de barbarie, et nous enseigne à bien dire le refrain :


Avite letto ’o fatto dint’ ‘o giurnale
C’anno commesso sti’n fame assassini :
Hanno occiso o marite cumm’ e’ cane,
Pure’ a mugliera hanno tentato ‘a vita.
Chistu brutto delitto
Che loro hanno cummesso,
Papule ‘a força ‘e desse
Le faciarria muri [2].


Il a déployé une grande toile, que le vent vient enfler comme la voile d’un navire ; et sur la toile sont peintes, — tels les tableaux des primitifs qui voulaient fixer toutes ensemble les péripéties successives d’une même action, — et la scène de l’assassinat, et celle de l’arrestation du coupable, et celle du châtiment. Vaut-il la peine de dire que l’histoire est morale, et qu’elle montre le crime puni, à la fin ? Ainsi quelques gamins de Naples, au teint mat, à l’œil vif ; des amateurs de belles histoires, qui portent avec une élégance suprême vestes trouées et chapeaux de paille défraîchis ; cinq femmes sensibles ; et moi-même, nous contemplons avec horreur un bandit en veste rouge et en pantalon vert, qui vise une pauvre femme éperdue : et nous voyons tout à la fois la balle qui sort du fusil, le sang qui coule sur le visage et sur le corps de la femme, et l’incendie qui dévore toute la maison.


LA CHANSON NAPOLITAINE

Pourquoi, s’étaient dit les Allemands, qui avaient mis la main sur tout ce qu’il était humainement possible de prendre, pourquoi ne pas tirer meilleur parti d’un produit que les habitants du pays gaspillent encore ? Ils n’ont pas même l’air d’en connaître la valeur. Comme la bergamote, le citron, ou l’amande, la chanson napolitaine est un fruit de leur sol heureux ; exploitons-la. Ces cigales chantent tout l’été : profitons d’elles. Recueillons les refrains qu’on jette au vent du soir, du Pausilippe au Vomero. Assurons-nous une production régulière, suivant les meilleures méthodes commerciales : nous nous chargerons de l’écouler sur les marchés de l’Europe. Le bénéfice n’en sera pas méprisable et nous l’encaisserons.

Ainsi dit, ainsi fait : les idées géniales veulent être appliquées sans retard. Le Polyphon Musikwerk, pour débiter industriellement la chanson, fit le trust des chansonniers ; mandolines, voix et talents, entrèrent au service d’une maison de phonographes de Leipzig. Grâce au ciel, ces poètes fantaisistes qui se permettaient de ne chanter qu’à leurs heures, qui se donnaient le luxe d’attendre je ne sais quelle inspiration venue du ciel, deviendraient des commis rétribués ; si besoin en était, on les ferait travailler aux pièces ; et ce serait, une fois de plus, le triomphe de l’organisation.

Il ne restait plus qu’à voir venir les résultats. Ils vinrent, en effet, et détestables. Non pas que les chansonniers fussent insensibles au plaisir de toucher de belles espèces sonnantes, eu échange d’un effort qui leur pesait peu, mais c’étaient les chansons qui étaient décourageantes ; elles se ressemblaient comme des sœurs ; elles disaient toutes la même chose, sur des airs qui donnaient l’impression d’avoir été maintes fois entendus ; une banalité décidée devint la marque de fabrique de cette admirable entreprise. Bientôt il y eut des dissidents parmi les compositeurs ; fait curieux, ceux qui reprenaient leur liberté étaient précisément les meilleurs. Les Allemands n’y comprenaient rien. Ils comprirent seulement qu’il valait mieux liquider l’affaire ; et le trust échoua.

Mais le mal engendre le mal. Les commerçants ont remarqué que souvent la première tentative échoue, tandis que la seconde rapporte gros. Ainsi d’autres éditeurs survinrent qui se crurent plus adroits, et appliquèrent les mêmes procédés. Ils feront si bien, qu’à force de vouloir capter cette source capricieuse et menue, ils la dessécheront pour toujours ; elle se tarit déjà

Par bonheur, le talent ne se laisse pas étouffer sans résistance ; il porte en soi une étrange vitalité. Quand vient l’époque de Piedigrotta, il renait de lui-même : toute la ville est attentive à le voir paraître, et fredonne en l’attendant. Des littérateurs de marque, — un Salvatore di Giacomo, par exemple, — s’amusent volontiers à lancer dans l’air attiédi ces bulles irisées. Il arrive même qu’un homme du peuple, n’étant ni musicien, ni poète de profession, invente au gré de sa fantaisie paroles sonores et rythmes neufs. Naples, ses rivages, son golfe, ses îles, sa beauté souveraine, frappent si fortement ces imaginations ardentes, remplissent d’un tel amour ces cœurs ingénus, que l’inspiration reparait toujours, fût-ce chez les plus blasés. Voilà pourquoi, échappant aux pièges et aux prises, brisant ses entraves, en dépit du commerce et de l’argent, jaillit encore cette mélodie facile, chaude et mélancolique, qu’on appelle la chanson napolitaine.

Car elle est mélancolique ; quand elle évoque les soirs de printemps, la musique des sérénades et le parfum des orangers, les lumières qui s’allument aux fenêtres de la ville, le scintillement de la lune sur la mer, elle sait que cette fête sera brève pour les mortels périssables, elle pense aux automnes, aux hivers et à la mort. Quand elle dit les enchantements des grandes amours qui commencent, elle n’oublie ni les jalousies, ni les violences, ni les abandons. Elle est un hymne à la femme, mais elle rappelle en même temps les ruses et les tromperies de l’Eve éternelle. Elle célèbre la mer et les lointains voyages, la mer perfide et les voyages d’où les marins ne reviennent pas. Toujours elle laisse entendre qu’elle n’est pas dupe des pièges de la nature et de la vie : de sorte que, dans les chansons du peuple le plus insouciant de la terre, il y a de la tristesse et quelquefois des sanglots.


POMPÉI OU L’ANTIQUITÉ RETROUVÉE

Les sources d’où jaillissent les souvenirs de l’antiquité demeurent éternellement vives : inépuisable est leur vertu. L’Italie, qui a eu en partage la garde des trésors de la civilisation latine, ne les révèle que par degrés ; elle nous réserve toujours de nouvelles surprises, de nouveaux émerveillements.

Je reviens de Pompéi. Je me suis promené longuement dans ce décor de ruines, dont la tristesse pénètre l’âme, même après les spectacles d’horreur dont la guerre nous fut prodigue. Ailleurs, les champs refleuriront ; on rebâtira les demeures détruites ; les flèches des églises monteront vers le ciel ; les bruits joyeux de la vie rempliront les cités. Que restera-t-il de nos champs de bataille, lorsque quelques siècles auront passé sur eux ? — Ici, c’est le règne du silence ; seuls les pas des visiteurs troublent la paix de la nécropole ; ces lieux sont consacrés à la mort. En franchissant le seuil des maisons désertes, on pense entrer dans des tombeaux. Un manteau de deuil, gris ou noirâtre, est uniformément jeté sur les architectures mutilées. Menaçant, le Vésuve monte la garde à l’horizon.

Il faut voir l’étonnement des voyageurs qui, parcourant l’Italie vers 1740, furent témoins des premières fouilles : on commençait alors à découvrir Herculanum. C’était le sensible Gray ; c’était le spirituel Walpole ; c’était notre président de Brosses, tout pétillant d’esprit, qui se hâta d’écrire un mémoire sur un sujet si nouveau, si alléchant pour sa curiosité. Certes, ils connaissaient l’antiquité, ces voyageurs d’élite ; au moins la connaissaient-ils d’une certaine façon : majestueuse, grandiose et presque surhumaine. Pour eux, Rome était moins une ville qu’un Panthéon, tout peuplé de héros et de poètes. Eblouis de tant de gloire, ils distinguaient mal les traits familiers des personnages illustres que Tite-Live ou Plutarque leur avaient dépeints. Ils voyaient Cicéron toujours drapé dans sa toge, César toujours debout sur son char de triomphe ; penser que ces demi-dieux avaient mangé, bu, dormi, était une manière de sacrilège, qu’ils ne commettaient point. La vie domestique et journalière de l’antiquité, ils l’ignoraient ; de la place publique ils ne se représentaient que les Rostres ; des maisons, ils ne retenaient que l’atrium peuplé de clients. Aussi bien étaient-elles toutes des palais, à l’image du palais des empereurs ; toutes, sauf peut-être la chaumière des Bucoliques, dont le toit fumait à l’horizon. On leur avait montré dès leur jeunesse cette antiquité solennelle ; et ils continuaient à la chérir, avec piété, avec dévotion.

Mais arrivés dans l’Italie du Sud, après avoir cherché dans la Ville éternelle les traces d’un passé qu’elle dissimulait encore jalousement, les gens du pays leur parlaient d’une grande merveille. Tout d’un coup, on leur révélait l’existence d’une ville entière, restée telle qu’elle était au temps où Rome était encore maîtresse de l’univers ; on les faisait entrer dans des maisons, de vraies maisons : ils pouvaient toucher les murs du doigt. Ils regardaient non seulement les statues trouvées au milieu des décombres, mais les instruments familiers de la vie de tous les jours, les amphores, les réchauds, les écuelles. L’antiquité, perdue dans l’éloignement des siècles, entourée de révérence et de mystère, se rapprochait brusquement d’eux : les demi-dieux devenaient des hommes ; on pouvait entrer dans leur cuisine et dans leur salle à manger. « Rien d’analogue dans le monde, écrit Walpole ; une cité romaine tout entière... » Oubliant son habituel scepticisme, renonçant à ses airs légers, il se livre à son enthousiasme ; et son ami Gray n’est pas moins ému.

La même impression se renouvelle chaque fois qu’on pénètre dans l’enceinte de ces villes exhumées. Je n’ai jamais erré dans les rues de Pompéi, sans que j’aie senti tous les souvenirs latins prendre corps, et m’assaillir. Je vois les ornières creusées par les roues des voitures dans les dalles de pierre, et j’imagine les lourds chariots des paysans, chargés de blé, d’huile, ou de vin, qui viennent jusqu’aux faubourgs de la cité porter les provisions du jour. Dans ce temple en ruines, j’essaie de faire ma prière aux dieux qui s’en sont allés. Je vais au bain public ; et après les exercices qui assurent à mon corps force et bien-être, je parle avec mes amis des affaires en cours. Il ne me plaît pas de me ranger parmi la plèbe, encore moins parmi les esclaves ; j’ai trop fréquenté Tite-Live, moi aussi, pour hanter d’autres gens que les patriciens, chevaliers ou sénateurs. Je vais de porte en porte et partout j’appelle les habitants ; je me promène sur les places, que je peuple à mon gré ; je soulève le lourd manteau de pierre ponce, de cendre, et de lave, et je ressuscite la ville tout entière, dans son luxe et dans sa splendeur.

Encore y faut-il un effort continu de l’imagination ; et ma pensée ne complète pas sans quelque peine les données de mes yeux. Où est cette splendeur ? où est ce luxe ? Quels ornements portaient ces pierres dépouillées ? Pour une maison qui a gardé quelques peintures murales, cent n’offrent plus que des murs ternes et nus. Que sont devenus les marbres et les statues ? Le soleil, tombant lourdement sur ces rues que rien n’abrite, fait régner de proche en proche une étouffante chaleur. Où sont les jardins ? où sont les ombrages ? où sont les fontaines ? J’ai beau faire, il m’est difficile de vaincre l’impression de mélancolie qui se dégage de cette désolation ; la vie que je fais jaillir de ces débris ne laisse pas d’être factice. Je ne puis même pas me représenter exactement les maisons : il n’en est plus une qui ait son toit : faut-il les considérer toutes comme de simples rez-de-chaussée ? n’avaient-elles aucune vue sur le dehors ? et n’offraient-elles aux passants que la monotonie de leurs murs sans grâce ? Et puis, que contenaient-elles à l’intérieur ? les Pompéiens n’avaient-ils pas de meubles ? où serraient-ils leur linge, leurs habits ? J’ai la prétention de connaître ici leur vie familière ; et pourtant, dès que je veux préciser un détail, il m’échappe, et je suis déçu.

Mais j’accède à une partie des fouilles qui n’est pas encore ouverte au public ; et derrière l’immense porte vermoulue qu’un gardien ébranle pour mon service, l’enchantement commence. Au lieu de tendre ma volonté et de faire travailler mon imagination pour opérer des reconstructions idéales, au lieu de me trouver dans un cimetière aride, dont toutes les pierres rappellent la mort, j’entre de plain pied dans la grand rue d’une ville méridionale qui, au premier coup d’œil, m’apparait vivante, et je n’ai plus qu’à me laisser aller au plaisir de regarder sans effort. Les murs sont peints de couleurs éclatantes, portraits des grands et des petits dieux, compositions allégoriques, enseignes prometteuses, inscriptions électorales : votez tous pour Lucilius. Plus de trous béants à la place des portes, mais des portes authentiques, avec leurs panneaux, leurs serrures, leurs verrous, et les barres de fer qu’on tire quand vient la nuit, pour se protéger des voleurs. De la hauteur du premier étage, de larges auvents de bois projettent sur les trottoirs une ombre bienfaisante ; à la bonne heure : comment les Pompéiens auraient-ils pu circuler dans leurs rues, sous la morsure de cet ardent soleil ? O merveille ! au-dessus des rez-de-chaussée, qui ont retrouvé leurs plafonds, des étages apparaissent, des terrasses, des treilles : on voit les escaliers qui mènent à ces pièces supérieures : montez, s’il vous plaît d’y monter. Les villes antiques n’étaient donc pas un amas de cubes de maçonnerie, comme on voulait nous le faire croire ; les maisons avaient des yeux, respiraient, vivaient ; elles montaient vers la lumière ; elles se couvraient de roses. J’entre dans une de ces maisons ; un teinturier habitait là il est inutile que mon guide épuise son éloquence à m’expliquer la chose ; je distingue parfaitement la boutique, et puis l’atelier, avec ses cuves, ses vasques, ses canaux, et puis encore l’appartement privé. Je pénètre dans la demeure d’un riche : voici sa salle à manger, avec ses trois lits disposés autour de la petite table ronde ; voici sa chambre à coucher ; dans un coin, l’armoire où il mettait ses habits ; voici la grande salle des réceptions et des fêtes, toute ornée de peintures. Au centre, un jardin parfaitement entretenu ; les fleurs se balancent autour d’un menu jet d’eau, qui chante gaiment sa chanson.

C’est qu’au delà de la porte mystérieuse que j’ai franchie, on a continué les fouilles avec une méthode nouvelle. Il s’est trouvé un homme pour la concevoir, pour l’imposer malgré toutes les résistances, pour la suivre jusqu’au bout, pour animer ses collaborateurs et ses ouvriers même de ce feu sacré sans lequel il n’est pas de grandes entreprises. Rendons grâce à M. Spinazzola, directeur général des antiquités de la province de Naples, d’un effort qui permet de réaliser un progrès certain dans la connaissance du passé. Elle est très simple, cette méthode précieuse ; très simple à énoncer tout au moins. Autrefois, dès qu’on avait trouvé un objet qui présentait un caractère d’art, on le portait dans les salles funèbres d’un musée : maintenant, on laisse chaque objet dans son décor naturel ; c’est le premier point. — Voici le second : on respecte tout ce que donnent les fouilles ; absolument tout, sans exception. Lorsqu’on déblaie une maison, prudemment, pieusement, il n’est rien qu’on n’examine. On recueille les plus petites pierres des mosaïques, voire les plus minces débris : c’est ainsi qu’on me montre un revêtement d’une finesse admirable, qui ne comprend pas moins de mille cinquante morceaux de stuc, ramassés un à un, juxtaposés, recollés. On recueille les ais disjoints, les poutres à demi calcinées, les bouts de planches. On recueille les ferrures et les clous. Jadis on jetait cela ; on jetait la matière même dont les maisons étaient faites, et tous les témoins qui pouvaient enseigner le secret de la construction : aujourd’hui on garde tout. On coule du plâtre sur toutes les empreintes ; on retrouve ainsi jusqu’aux racines des plantes, dont il est possible de déterminer ensuite la nature. On traite ces vestiges du passé, en somme, comme on traitait déjà les textes anciens : avec une curiosité, avec une probité poussées jusqu’aux extrêmes limites. — Enfin, lorsqu’on possède des matériaux en nombre suffisant, on reconstruit. Pierres, poutres, chevrons, étais, supports, tous objets arrachés au temps, et protégés enfin contre l’ignorance des hommes, reprennent leur place : les édifices s’élèvent, et la ville renaît.

Tout au bout de la rue déjà reconstituée, les ouvriers sont en plein travail ; les bons ouvriers qui, de terrassiers vulgaires, sont devenus les restaurateurs de l’antiquité. Qu’elle est belle, cette vaste maison qu’ils sont en train de ressusciter, murs aux couleurs vives, salles commodes, vivier, treille, jardin ; et dans le lointain, pour clore la perspective et former le décor, les collines harmonieuses de Castellamare di Stabbia ! Elle est vaste, mais non point trop ; on comprend que ses habitants aient eu plaisir à y vivre, dans un luxe qui ne cessait jamais d’être simple. Elle n’est pas faite pour la défense, comme les architectures du Moyen-Age ; elle n’a pas la majesté sombre des grands palais de la Renaissance, qui semblaient construits pour des géants ; elle est humaine. Mais pour la faire revivre ainsi, que de peine ! On imagine la difficulté de l’entreprise : il s’agit d’enlever les matières hétérogènes qui l’ont recouverte tout entière, et qui se chiffrent par milliers de mètres cubes, sans laisser échapper aucun débris qui lui appartienne, qui soit capable de redire son histoire, et de reconstituer son être. Un tel travail ne peut s’accomplir qu’à force de science, d’art, et d’amour.

Lorsqu’on fit le projet, il y a quelques années déjà d’organiser une vaste collaboration de tous les Etats du monde, pour déblayer plus vite les villes mortes, et les rendre à notre curiosité, l’Italie le rejeta. Elle ne voulut pas seulement se réserver le monopole de son propre territoire ; elle estima qu’elle manquerait à sa tradition et à son rôle, si elle partageait avec d’autres l’héritage antique. Elle a eu raison. Nul doute qu’une fois passées les années de troubles, elle ne justifie davantage encore ce grand privilège ; elle l’a justifié dès maintenant, puisque nous voyons Pompéi revivre pour la deuxième fois.


LES ORIGINALITÉS RÉGIONALES


NAPLES APRÈS LA GUERRE

Soirée passée dans un théâtre populaire, à entendre un acteur du cru, qui s’appelle Viviani.

Ce n’était ni de la comédie, ni du vaudeville, ni de l’opérette, mais c’était tout cela en même temps. Il y avait de nombreux comparses, mais sans importance. Il y avait une intrigue, mais si légère, si ténue, qu’elle ne trompait personne, et que tout le monde la prenait pour ce qu’elle était : un prétexte, une ombre. Le jeu consiste à voir Viviani réapparaître sous dix incarnations différentes, qui représentent toutes des types napolitains : dans cette seule soirée, en effet, il a été chanteur des rues, garçon perruquier, commissionnaire ; il a été l’émigrant revenu d’Amérique, le cordonnier ambulant qui s’installe à la porte des maisons avec son outillage, le vendeur de « frutti di mare » qui vient offrir aux gourmets huîtres et coquillages, le charlatan qui profite de l’attention générale pour subtiliser dextrement la bourse d’un paysan qui l’écoute. Il parle, il déclame des vers, il chante : la prose, la poésie, lu musique sont de son invention ; il n’est pas seulement acteur, il est auteur. Et le public, ravi, l’a longuement fêté.

C’est que l’originalité provinciale demeure entière en Italie. Chaque région, chaque ville, conserve un caractère bien marqué. Lorsqu’un Milanais arrive à Naples, il se sent mal à l’aise ; le climat, la nourriture, le langage même, tout est changé pour lui ; il regrette sa grasse Lombardie, sa vie industrieuse, son risotto, son dialecte ; il lui faut, pour se plaire à une vie si différente de celle qu’il aime, un accommodement qui dure quelquefois des années, et quelquefois n’aboutit pas. Comme j’arrivais à Naples, la nuit, les fusées d’un feu d’artifice montaient dans le ciel. « Quand les Napolitains ont dix mille lires, bougonnait mon voisin de compartiment, au lieu de les employer à des œuvres de bienfaisance ou à des travaux d’hygiène, ils les gaspillent en feux d’artifice. — Vous n’êtes pas de cette région ? — Non, grâce au ciel ; je suis Piémontais. » Réaction injuste, mais instinctive de la part de cet homme du Nord ; opposition nettement marquée. Inversement, les Napolitains transplantés ont la nostalgie de leur ciel. Roberto Bracco, l’auteur de mainte pièce exquise, qui a derrière lui une glorieuse carrière, me raconte les déboires de ceux qui écrivent pour le théâtre. Chaque première est une véritable bataille ; l’auteur, fût-il très aimé du public, est férocement sifflé quand sa pièce ne plaît pas ; il doit toujours craindre une chute retentissante, même après les plus éclatants succès. On ne connaît pas ici les molles indulgences, les applaudissements polis, les compliments à fleur de lèvre, qui en France déguisent un échec. Passe encore pour cette rude épreuve. Mais voici qu’elle recommence de ville en ville : une pièce plaît à Naples, et déplaît à Rome ; à Turin, elle est portée aux nues, elle tombe à Milan ; le public de Venise est charmé, celui de Florence fait la moue. Pas de capitale du goût, pas de ville-lumière qui impose à l’obscure province ses arrêts définitifs : sans s’inquiéter du jugement de ses voisines, chaque ville, presque chaque bourgade, conserve la liberté d’applaudir ou de huer : tant restent vivaces, d’un bout à l’autre du pays, depuis Trapani jusqu’à Côme, les caractères originaux.

C’était une question de savoir si la guerre n’aurait pas effacé ces reliefs, fondu ces contrastes. Pas le moins du monde. Elle n’a pas brassé ensemble les soldats des provinces dissemblables : les Siciliens ont servi avec les Siciliens, les Sardes avec les Sardes ; le recrutement est resté régional, et régionaux les cadres, au moins les cadres subalternes : pas d’amalgame. Et même l’émulation qui a régné de régiment à régiment, de brigade à brigade, n’a pas laissé d’accentuer quelquefois la diversité des origines, en faisant de l’honneur régional un des ressorts puissants de l’âme du soldat. Tel se battait bien, parce qu’il était Italien sans doute, mais aussi parce qu’il était de Palerme ou de Sassari, et qu’il voulait montrer aux voisins de quoi l’on était capable, quand on était de Sassari ou de Palerme. La guerre, qui a parachevé l’unité politique du pays, qui a favorisé son unité morale en dépit des présentes dissensions, n’a guère atténué son régionalisme. Elle a puissamment servi l’idée nationale, elle n’a pas desservi les petites patries. Elle a unifié sans niveler. Puisse-t-il durer toujours, ce pittoresque chaque fois renouvelé du langage, des habitudes, des mœurs ! Il pare d’un charme unique les cent villes d’Italie, le cento città d’Italia, sans nuire à l’harmonie profonde de l’ensemble. Au contraire, il rend cette harmonie plus riche et plus sûre : c’est la Variété dans l’unité. L’Italie victorieuse s’affirme, non pas malgré les Italies, mais grâce aux Italies.

C’est ici l’une des Italies, et l’une des plus marquées. Sans doute serais-je encore plus frappé par cette diversité locale, si je poussais jusqu’en Sicile et jusqu’en Sardaigne. Elles ont joué un grand rôle pendant la guerre, ces provinces au sang généreux ; il vaudrait la peine de savoir jusqu’à quel point la guerre les a transformées. Peut-être reprendrai-je plus tard mon enquête : pour le moment, il faut que je songe à la route du retour. Naples, déjà suffit à satisfaire les plus difficiles en fait d’originalité locale. Elle vit de la vie générale du royaume, et en même temps d’une vie à part. La population n’est pas nécessairement agitée par les courants qui remuent les foules, là-haut, dans le Nord. La « question du Midi, » pour parler comme les économistes et comme les politiciens, est une de celles qui se posent tous les jours dans les feuilles publiques ; elle ne manque jamais de figurer au programme des ministères, quand ils prennent le pouvoir : elle consiste essentiellement à marquer que le Midi diffère des provinces septentrionales par sa mentalité, par ses intérêts, par tout son être ; qu’il est moins cultivé, moins prospère, moins heureux ; et à suggérer les mesures qui lui procureront l’égalité parfaite avec le Nord. Quant à les appliquer, c’est une autre affaire : les ministères changent, la question du Midi ne change pas. Peut-être faudrait-il, pour assimiler tout d’un coup la Calabre ou les Pouilles à la Lombardie ou au Piémont, abolir les effets des Gouvernements séculaires qui ont traité leurs peuples par l’inertie et par l’engourdissement ; peut-être faudrait-il changer la nature...

Assurément, Naples a souffert de la guerre. Outre qu’elle a connu pour son compte la douleur des deuils multipliés, et que son petit peuple sans épargnes a pâti des privations, son port, qui était plus particulièrement consacré au trafic des voyages, a cessé de lui fournir du travail, faute de voyageurs. Mais enfin, éloignée du théâtre des opérations, moins secouée que beaucoup d’autres villes, il semble qu’elle ait retrouvé plus vite son équilibre. Il n’y a pas eu ici, m’explique un avocat très versé dans le monde des affaires, de ruines colossales ; il n’y a guère eu de ces fortunes insolentes, édifiées ailleurs sur la misère publique : la race des « requins » a peu prospéré dans les eaux du golfe. Donc, on a moins souffert des brusques changements sociaux qui ont désemparé les grandes cités du Nord. La vie est relativement bon marché pour ceux qui n’aspirent pas à « faire figure, » à représenter. Le luxe se paye fort cher, — ce qui après tout est assez naturel. Mais la majorité de la population se tire d’affaire sans trop de peine : ce même avocat m’assure qu’une famille ouvrière de quatre personnes peut vivre sans excéder une dépense de vingt à trente lires par jour. Il faut se hâter d’ajouter que cette population est extrêmement sobre ; un morceau de pain et une tomate, voilà qui suffît, même aujourd’hui, au déjeuner d’un travailleur : lequel arrose ce frugal repas d’une grande lampée d’eau ; car il n’a pas cette passion du vin que la guerre a comme déchaînée dans d’autres pays. Le mets favori, ce sont les pâtes : régal facile, qu’on n’éprouve pas le besoin de faire suivre d’un plat de viande ; une orange fournit le dessert.

De l’étranger, cette population de sages se soucie assez peu. Les Allemands sont revenus, naturellement ; on en voit qui trônent dans les grands restaurants, cigare à la bouche, devant eux une coupe de Champagne ; les camelots viennent leur offrir les journaux de Munich ou de Berlin : on dirait des vainqueurs, qui jouissent non sans jactance des fruits de leur victoire. Toutefois, ils éprouvent quelque peine à reprendre la situation commerciale qu’ils avaient avant la guerre, et qui était de premier ordre. Plus que la politique étrangère, la politique intérieure passionne, mais surtout la politique locale. Les partis, qui portent les mêmes noms que dans le reste de l’Italie, ne représentent pas tout à fait la même chose. D’abord, ils vivent en bonne intelligence ; ils ne connaissent pas la tension continue, l’excitation permanente qui les caractérisent ailleurs. A quelques explosions près, vite calmées, ils aiment mieux vivre en paix que sur le pied de guerre. Et puis leurs convictions, théoriquement aussi fortes, sont pratiquement plus molles. Les socialistes, par exemple, se bornent à des revendications matérielles immédiates ; si on les leur accorde, ils se tiennent pour satisfaits ; si on les leur refuse, ils font grève, comme tout le monde : mais il n’y a pas de danger que la grève tourne en révolution. Les attentats politiques, quand il y en a, ne sont guère au fond que des vengeances personnelles. En Italie, le Midi ne bouge pas.

Des sans-travail, il y en a sans doute. Mais depuis que le port a retrouvé son activité, aucun de ceux qui ne boudent pas à la besogne n’a de peine à gagner sa vie. Des fâcheux, des quémandeurs, des mendiants, qui mettent leur ingéniosité naturelle au service d’une grande idée, celle de vivre le mieux possible avec le minimum d’effort, il y en a beaucoup. Comme les moustiques, ils préfèrent la chair fraîche, et pullulent autour des voyageurs inexpérimentés qui deviennent leur proie. Trop de porteurs, trop de guides, trop de cochers, trop de louches personnages assiègent la gare, les hôtels, les musées, et s’attachent aux trousses des étrangers ; c’est la rançon qu’il faut payer en échange des plaisirs du voyage : aujourd’hui, elle n’est ni plus légère, ni plus lourde qu’il y a quelques années. On ne peut même pas dire que la guerre ait augmenté la criminalité. Les filous, les « ladri di destrezza, » comme on les appelle joliment, ne manquent pas ; mais il faut leur savoir quelque gré de n’aimer pas la manière forte. Ailleurs, ils ont fâcheusement perfectionné leurs méthodes, ces temps derniers. J’aime encore mieux, s’il faut absolument choisir, le vol à la tire, que le vol accompagné d’effraction ou d’assassinat. Quand le sang coule, ici, c’est presque toujours pour une question d’amour, ou d’honneur. A cela près (quel grand port fut jamais l’asile de toute vertu ? quelle grande ville est exempte de ces tares ?), la population est, dans son ensemble, facile, plaisante, aimable. Elle est volontiers idéaliste, non sans un peu de rhétorique et sans quelque exagération verbale ; elle aime les grandes idées, les grandes causes. Elle n’est pas prétentieuse ni rechignée ; elle a je ne sais quelle jeunesse qui permet à chacun de rester toute sa vie bon enfant. Très vivement heurtée par le sentiment de l’injustice, il lui prend quelquefois de violentes colères. Mais elle est foncièrement bonne. La guerre ne semble avoir altéré aucun de ses caractères, ni surtout le principal : son amour de la vie. Elle aime la vie ; et elle sait vivre.

C’est peut-être la leçon qu’elle nous donne. Un jeune romancier de grand talent qui a dépeint avec une saisissante vérité la vie dans la région des Marches, Marino Moretti, déclare en souriant qu’il n’aime rien au monde plus que Naples : c’est, dit-il, une des rares villes où l’on puisse encore goûter pleinement le plaisir de l’existence. Aussi se déclare-t-il résolu à venir y terminer ses jours II n’est peut-être pas si loin d’avoir raison. Heureux celui que le hasard fait naître sur les bords du golfe ; ses yeux ne verront que beauté ; toutes les années lui seront comme des printemps ; les besoins matériels qui nous accablent, et font de nous des esclaves, ne l’assujettiront pas ; à son gré, il chantera, comme les oiseaux, ou pensera, comme les dieux ; il sera libre. Je songe à celui que le hasard fait naître sous un ciel brumeux, dans les tristes villes du Nord qu’emplit le bruit des tissages ; tout le long du jour, et tous les jours de sa vie, il sera condamné à surveiller ses métiers, dans le grand hall que secouent les machines ; le soir, il s’en retournera vers son logis malsain, à travers le brouillard, sous la pluie, dans la neige ; les jours de fête, il ira demander une excitation factice au cabaret. Je songe à celui que le hasard fait naître au pays des mineurs, qui tous les matins descendra dans la fosse et tout le jour piochera son filon. Des injustices du sort, celle-là qu’aucune réforme sociale n’abolira jamais, est à n’en pas douter une des plus sensibles. Ceux que la nature n’a pas fait naître en ses paradis doivent aliéner leur liberté pour vivre : et propter vitam vivendi perdere causas. Mais n’exagérons-nous pas nous-mêmes cette loi ? Notre activité devient fébrile ; nous ne sommes jamais satisfaits du rendement de notre pauvre machine humaine, nous la pressons toujours davantage. Nous regrettons que les jours n’aient pas plus d’heures, pour les remplir de notre effort. Nous en arrivons à croire que seul, le temps où nous travaillons d’ahan est du temps gagné : le reste est perdu. Peut-être pourrions-nous revenir, au moins par moments, à une sagesse moins étroite et comme plus humaine. Reprendre notre équilibre ; ne pas ajouter, à notre présent qu’assombrissent encore les conséquences de la guerre, un excessif souci du lendemain ; quitter quelquefois notre labeur, et nous redresser vers le ciel ; respirer ; calmer notre fièvre, en consacrant le plus de temps possible à notre rêve ou seulement à notre loisir : ne serait-ce pas là peut-être, la leçon de Naples ?


SUR LA ROUTE DU RETOUR
CIVITA VECCHIA, NOVEMBRE

Il faut rentrer ; il faut s’arracher à ce pays qui nous retient par mille étreintes. Au moins peut-on s’attarder en route, pour dérober quelques jours encore au temps qui nous presse. Le chemin qu’on regrette le moins de prendre est celui des écoliers...

Comment résister au plaisir de voir, en faisant un crochet, les lieux où Stendhal exerça sa majesté consulaire ? Elle est triste, cette Cività Vecchia où il fut envoyé, quand Metternich lui eut refusé l’exequatur à Trieste. Le très aimable M. Bucci nous fait les honneurs du bureau que le Consulat occupait, dans sa propre maison : M. Bucci, descendant de celui que Stendhal honora de son affectueuse estime, à l’heure où, dans sa vie qui s’assombrissait, il n’avait plus personne à aimer. Mais, sorti des livres stendhaliens qui restent dans le sanctuaire, la ville suinte l’ennui. Elle est massive et lourde ; elle élève sur une côte plate et disgraciée ses bastions, sa forteresse grise, son môle, les mornes édifices de son port de galériens. Si encore, comme autrefois, une des galères pontificales, battant l’eau de ses rames cadencées, apparaissait dans le lointain ! Même ce pittoresque médiocre a disparu ; la mer est vide. Comme souvenir de la domination des Papes, il ne reste plus, gravées sur des plaques de marbre, que des inscriptions louangeuses, exaltant à l’envi les bienfaits de chacun d’eux. La maison où Stendhal habitait ressemble à une caserne ; il devait s’y sentir emprisonné ; et toute cette cité d’un autre âge, qui fermait ses portes le soir venu, a elle-même l’air d’une prison. On comprend qu’il fût mélancolique, et qu’il s’échappât souvent vers Rome toute voisine, pour retrouver l’Italie vivante qu’il chérissait, et qu’il connaissait bien.

Comme il la connaissait bien ! Comme il avait su discerner ses réalités profondes ! Comme il reste, en matière de psychologie italienne, un des maitres qu’il faut révérer ! Tandis que les romantiques se contentaient de passer en touristes, courant de Venise à Naples, il pénétrait les secrets des cœurs. Il ne se laissait pas tromper par cette Italie de pacotille que les autres avaient imaginée plutôt qu’ils ne l’avaient vue, décor somptueux de leurs rêves. Henri Beyle, Milanais échoué à Cività Vecchia, révélait aux Français incrédules la puissance de cette race, qui avait gardé plus qu’aucune autre au monde la force primitive des instincts naturels. Moins usée, moins effacée que la nôtre, elle était, disait-il, aussi fraîche qu’aux jours du paganisme, quand l’homme n’avait d’autre règle que de s’exalter lui-même et d’exercer librement toutes les facultés de son être. Et il répétait que, dans ce sol généreux, la plante homme croissait avec une incomparable vigueur.

Seulement, par prudence, par peur d’être mêlé aux événements contemporains, d’être soupçonné de libéralisme, d’être menacé d’expulsion ainsi qu’il lui était arrivé à la fin de ses beaux jours milanais, il la rejetait dans le passé, cette Italie toute pleine d’une jeune sève. Il se plaisait à la ramener à l’époque de la Renaissance et d’évoquer en images colorées sa civilisation voluptueuse et ardente, à la fois raffinée et barbare. Ce n’est pas qu’il ignorât le présent ; mais il ne voulait pas le voir. Or la nation était emportée déjà par le grand mouvement qui la menait vers son unité. Fière de son pouvoir ancien, elle n’oubliait pas qu’elle avait été reine du monde. Humiliée par tant de dominations étrangères, elle était susceptible, frémissante ; et, dans chaque mot prononcé à son sujet, elle voyait une insulte à sa renaissante dignité. Assimilatrice, elle avait arrêté au passage, pour les développer en elle, toutes les idées de liberté qui agitaient l’Europe. Et courageuse, à travers tous les obstacles, elle arrivait à sa résurrection.

Si on résume l’effet de la guerre sur le caractère italien, on voit qu’elle a continué ce grand mouvement : tant il est vrai que, par une sorte d’instinct vital, les peuples saisissent parmi tous les faits ce qui est utile au développement de leur être. Quand le Risorgimento fut terminé, et que le calme fut rétabli après les longues années de trouble, restait une masse inerte, composée de plusieurs millions d’habitants : des paysans, des ouvriers, que la vie nationale n’intéressait guère, que l’action politique n’atteignait pas ; sceptiques, surtout dans certaines régions ; bornant leur idéal à une vie facile, et sans effort. Or, la guerre a servi de levain à cette masse ; elle l’a intéressée aux grands problèmes de l’avenir ; elle l’a forcée à se prononcer pour ou contre les idées qui avaient mis en jeu son existence même. Elle l’a jetée dans l’action. — Il y avait tout un parti que les conditions dans lesquelles le Risorgimento s’était achevé rendaient hostile à l’Etat, excluaient tout au moins de la vie publique. Or, la guerre a achevé de faire des catholiques une des forces les plus actives de l’Italie nouvelle. — Du petit peuple et de la bourgeoisie, la guerre, la guerre encore a fait jaillir le fascisme : autre force, dont personne ne peut dire à l’heure actuelle jusqu’où elle ira. Ainsi, malgré les secousses qui l’agitent et qui l’agiteront encore, l’Italie a repris sa marche en avant. avec des ressources accrues et multipliées. Le Risorgimento a fait d’elle une nation ; la guerre a continué à faire d’elle une grande nation ; et l’avenir lui reste ouvert.

Ce n’est pas que cette grandeur, en effet, soit entièrement stabilisée. A l’intérieur, subsistent encore bien des traces d’un passé indolent. Dans ses relations extérieures, son ambition dépasse quelquefois ses ressources présentes. Mais cette ambition même est un puissant ressort d’action. Il faut faire confiance aux destinées de l’Italie, non pas malgré les troubles dont elle est le théâtre, mais à cause de ces troubles mêmes, dont je persiste à croire, arrivé à la fin de mon enquête, qu’ils représentent une exubérance de vie. Il faut croire aux ressources infinies de l’âme italienne, non pas malgré les contradictions qu’elle présente, mais à cause de ces contradictions mêmes, qui impliquent la diversité de ses richesses. Elle est accessible aux sentiments, cette âme aux multiples aspects ; elle est accessible aux moindres nuances des sentiments ; il est difficile de convaincre sa raison, si on n’arrive pas d’abord à l’émouvoir ; elle est susceptible à l’extrême, et, si vous la blessez, tout est perdu. Et en même temps, elle est pratique ; elle ne perd jamais la conscience de ses intérêts immédiats, qu’elle s’efforce de saisir aussitôt ; elle a le sens des affaires et le goût du profit. — Elle aime la rhétorique, les beaux discours et les grands compliments. Mais elle n’y croit guère ; et sa qualité dominante, tous les superlatifs du monde n’y feront rien, restera toujours le bon sens. — Elle aime la représentation, les apparences, le décor ; elle tient à « faire figure : » et rien ne lui plaît tant que la simplicité, la bonhomie, et quelquefois le sans-gêne. — C’est pour elle qu’on a inventé ce mot si doux, la gentilezza ; mais elle sait être violente et dure. — On l’accuse d’être trop habile et elle ne manque pas d’habileté, en effet : ce qui ne l’empêche pas de pousser la franchise jusqu’à la naïveté, jusqu’à la brutalité quelquefois. — Elle est individualiste. « Faccio il mio comodaccio, » grognait l’autre jour, dans un tramway de Rome, un individu qui persistait à cracher autour de lui, malgré le règlement, les hommes et les dieux ; ce qui revient à dire, en adoucissant : « Je fais ce qui me plaît, et je me moque du reste. » « Nous sommes naturellement indisciplinés, » me disait une Milanaise, dont le mari commande à des centaines d’ouvriers. On rapporte que D’Annunzio, lorsqu’il était à Fiume, passait une bonne partie de son temps à calmer des dissensions bruyantes, nées d’un individualisme excessif. Et cependant, les deux grands partis qui s’imposent maintenant au pays, les populaires et les fascistes, fondent leur puissance sur la discipline que les chefs ont su inculquer à leurs troupes. On pourrait se livrer quelque temps encore à ce jeu des contradictions, si celles-là ne prouvaient surabondamment ce que l’on veut mettre en lumière : la richesse de cette âme, qui contient, prêtes à jaillir, les forces contradictoires de la vie.

Le ciel de France est plus léger, d’un bleu plus pâle ; la courbe de ses fleuves est plus molle, et plus douce la ligne de ses coteaux ; une harmonie plus discrète fond les couleurs de ses bois et de ses champs. Ici, le ciel est plus éclatant, la lumière plus puissante et comme implacable ; tout est plus heurté. Dans les jardins des collines romaines, les fleurs ont des couleurs plus vives que sous nos climats ; les plantes exhalent un parfum plus violent, la menthe, la sauge, le poivre ou la vanille. Et de même, dans les productions de l’esprit, je note un accent plus âpre. Chez les écrivains les plus représentatifs de la littérature d’après guerre, qui à eux seuls mériteraient une large étude, quel bouillonnement ! Chez un Borgese, que de passion, que d’intelligence ; quelle fougue, et dans cette fougue, que de raison ! Chez un Papini, quelle ardeur de lyrisme, quelle véhémence, quels emportements, et quelle sève ! Chez un Soffici, quel amour brûlant de la terre natale ; et comme on sent frémir, à travers tous ses écrits, l’âme d’un combattant ! J’ai retrouvé, en feuilletant ses pages, un pittoresque et paradoxal symbole, qui surprend au premier abord, mais qui ne laisse pas d’être chargé de sens. C’est une impression qu’il avait notée il y a quelques années déjà lorsqu’étant à Paris, il se sentait au cœur la nostalgie de la patrie lointaine. Il s’était diverti à décrire une de ces boutiques italiennes qui foisonnent dans notre capitale, voire une des mieux achalandées et des plus connues ; une de ces boutiques où s’entassent, dans le fouillis le plus amusant, des produits alimentaires de toute espèce : les formes des fromages s’érigent en colonnes, les jambons et les saucissons enguirlandent la voûte, les caisses de pâtes voisinent avec les sacs de riz, les barils d’anchois et les tonneaux d’olives sont protégés par des rangs serrés de fiaschi ; pas un coin n’est perdu. Ce que voyant, Soffici songe aux produits de son pays ; et, à les voir si sains, si plantureux, si abondants, si hauts en couleur, si riches, il se réjouit en lui-même. Ecoutons-le :

« C’est que, voyez-vous, Madame, cette boutique représente pour moi un morceau de la patrie lointaine. Elle est une tranche d’Italie, prise et placée là parmi la mièvrerie de la charcuterie française, comme un beau gigot rôti dans un festin épicé et poivré fait pour des estomacs délabrés ; elle est un des nombreux emblèmes de la santé et de la gaillardise de notre race. Si je n’avais pas peur de vous scandaliser, je dirais qu’elle est le dernier reste de poésie italienne, quelque chose comme une nouvelle de Boccace ou un chant du Roland furieux sous forme alimentaire.

« Parfaitement ! Dans notre beau temps, notre art était savoureux et sanguin comme ces jambons, succulent comme ces filets de cochon, parfumé comme ce vin vieux qui a mûri sur nos coteaux flambés par le soleil, et tout le monde s’en nourrissait...

« Ne riez pas, Madame ! je par le sérieusement... En allant avec vous chez ce charcutier, j’ai appris à ne pas désespérer tout à fait de l’avenir de mon pays [3]. »

De ce symbole amusant, et qui ne manque pas d’esprit, retenons plusieurs mots, dont chacun évoque une idée : la santé, la gaillardise de la race ; la saveur de son tempérament ; la surabondance et l’ardeur de son sang ; la fierté de sa jeune force, lorsqu’elle se compare aux civilisations usées qui ont besoin d’excitants ; le souvenir des dominations anciennes ; et son bel appétit pour l’avenir.


TURIN, NOVEMBRE

Et les jeunes ? Ceux qui attendent derrière la scène, impatients de commencer leur rôle ? Ceux qui trouvent que nous n’avons pas bien joué le nôtre, et, suivant l’éternelle illusion, s’imaginent qu’il est facile de mieux faire que leurs aînés ? Ceux qui nous poussent, et nous rejettent déjà vers le passé ? Peut-on les connaître, et sachant ce qu’ils pensent, prévoir ce que l’Italie sera demain ?

C’est la question que je pose à un professeur de Turin, qui vient de me faire l’histoire de la grande cité piémontaise pendant la guerre et depuis l’armistice : une des plus troublées, à n’en pas douter, parmi toutes les villes italiennes ; une de celles qui ont eu le plus de peine à accepter l’intervention, et qui ont le plus de mal à retrouver leur équilibre ; une des plus travaillées par la crise sociale ; et avec tout cela une des plus sûres de son destin pour l’avenir : dans le soir qui tombe, on voit le rougeoiement de ses usines.

Pour son compte, mon interlocuteur fait une grande différence entre les étudiants revenus de la guerre, et les plus jeunes, qui n’ont pas pris part à la mêlée. Il constate chez les premiers plus de sérieux, plus d’application, et comme une gravité recueillie. Sans doute, leurs connaissances sont limitées, mais elles sont limitées en étendue, non pas en profondeur. A l’école de la réalité la plus impitoyable, ils ont appris plus que dans les livres ; et, s’ils reviennent aux livres avec joie, ils les lisent autrement. On a plaisir, me dit-il, à diriger des esprits aussi mûrs. Les autres lui donnent moins de satisfaction. Une vague de paresse a passé sur eux, tandis qu’ils étaient encore au lycée ; exactement comme en France, l’intérêt porté vers d’autres batailles que celles que raconte Tite-Live, vers d’autres héros que ceux de Plutarque, l’absence des professeurs les plus actifs, le départ des pères, l’indulgence infinie des mamans, a désorganisé l’école ; et l’Université, qui reçoit aujourd’hui ces adolescents, les trouve mal préparés à leur tâche de futurs conducteurs d’hommes. Ils ont je ne sais quelle superbe ; ils s’imaginent volontiers que le génie suffit à tout, et que l’effort est le fait d’âmes médiocres : à la science patiemment acquise ils préfèrent l’intuition. Passe encore, quand en effet ils ont du génie : mais quand ils n’en ont pas, — et l’on sait de reste que le génie, même dans ce pays si exceptionnellement doué, n’est pas la chose du monde la mieux partagée, — les résultats sont désolants. Au reste, conclut-il, son expérience est assez restreinte, car les étudiants ne le choisissent pas toujours pour faire leurs confidences ; mais il m’enverra un article qui répond au souci qui m’occupe, et qui donne les résultats d’une véritable enquête sur la jeunesse, étendue à toute l’Italie.

Il me le fait tenir, en effet. M. Giuseppe Prezzolini a interrogé les maîtres qui lui paraissaient avoir le plus d’influence sur la génération qui vient, et il a résumé leurs réponses dans une très vivante étude publiée par le Corriere della Sera. Sur la transformation opérée par la guerre dans l’esprit des jeunes gens qui ont combattu, il y a unanimité d’opinion. Les formules comme celles-ci abondent : « Ils sont animés de préoccupations plus élevées et plus complexes. » — « Ils sont plus sérieux, plus laborieux, plus conscients de la gravité du problème de la vie. » — « L’étudiant qui a fait la guerre est, sinon supérieur, au moins plus pénétré de ses devoirs, et de l’importance des études. » Les signes d’un réveil religieux sont évidents : soit qu’ils se manifestent par une large adhésion au catholicisme, soit qu’ils se traduisent par une recherche philosophique plus intense, et par une inquiétude morale plus anxieuse. Laissons les embusqués de la guerre : ceux-là aussi sont les embusqués de la paix. Ils cherchent à passer leurs examens par tous les moyens, choisissant les procédés faciles plus volontiers que les procédés honnêtes ; et même, les facilités accordées aux vrais combattants profitent quelquefois aux guerriers de l’arrière ou des bureaux. C’est là un déchet inévitable ; mais, dans l’ensemble, la guerre a servi d’épreuve à l’âme de l’étudiant ; elle l’a trempée.

Voici un autre trait, que l’on constate d’un accord unanime : adieu le beau désintéressement qui portait jadis vers les études des esprits de choix, plus soucieux d’augmenter leur culture que d’amasser des écus ! Les jeunes gens sont doués d’un esprit pratique nettement caractérisé. Ils veulent acquérir des diplômes le plus vite possible, pour gagner le plus vite possible de l’argent. — J’avoue que cette observation, qui parait exciter la bile de quelques-uns des professeurs, ne me frappe pas outre mesure. A vrai dire même, je trouve tout naturel que les jeunes gens, frappés de l’âpreté de la lutte pour la vie, songent à s’assurer le pain quotidien. Ce n’est pas là spéculer, c’est vouloir vivre ; c’est même sauvegarder les droits de l’intelligence. A quelque pays du monde qu’ils appartiennent, l’utilitarisme des jeunes gens qui s’engagent dans la voie des études ne me parait pas inquiétant : tant d’autres voies plus faciles les sollicitent ! Ce sont encore des idéalistes que ces utilitaristes-là

On constate aussi, sans regret d’aucune espèce, la disparition de l’étudiant qui faisait autrefois le scandale des familles bourgeoises, avant que de devenir lui-même un bon bourgeois : il hantait tout le jour cafés et brasseries, rôdait tard par les rues, et la nuit rossait le guet. Sauf exception, l’étudiant d’aujourd’hui travaille ; il travaille même, quelquefois, loin des grandes villes, dans sa famille, contraint à venir suivre quelques cours seulement à l’Université. Car qui, sauf les millionnaires, peut aujourd’hui se donner le luxe d’entretenir ses fils à Turin, à Rome ou même à Naples, pendant plusieurs années ? Il y faudrait un patrimoine. Ainsi apparaît une nouvelle espèce d’étudiants, que la nécessité oblige à se tenir loin des grands centres, et qui ne recueille directement la parole des professeurs que par exception. Apparaît même une catégorie qui semblait réservée, jusqu’ici, à la civilisation américaine plutôt qu’à notre civilisation latine : certains étudiants mènent une double vie : d’une part, ils exercent un métier qui leur sert de gagne-pain ; et d’autre part, ils continuent à préparer, du mieux qu’ils peuvent, examens et concours. On en signale, pour la première fois, qui sont non seulement secrétaires ou journalistes, mais commis de magasin. La vie est dure...

En politique, ils sont en grande majorité ou fascistes et nationalistes, ou populaires. Et à moins d’événements qu’on ne peut prévoir, à moins qu’il ne passe sur le pays une de ces vagues qui bouleversent sa psychologie et le font passer brusquement d’un extrême à l’autre, l’Italie de demain sera composée de patriotes et d’hommes d’action. J’insiste sur cette remarque, et je tiens à extraire de l’enquête de M. Prezzolini quelques opinions très nettes, parce qu’il s’agit, — qui pourrait en douter ? — et pour l’Italie et pour ses voisins, d’un point essentiel ; parce qu’il est nécessaire qu’amis et ennemis soient avertis. Chez les étudiants, « un immense amour pour la patrie italienne ; et comme expression de cet amour, le fascisme. » — « Majorité écrasante de fascistes et de nationalistes ; un noyau de populaires. Ces opinions s’expliquent par un vif sentiment patriotique et par conscience de classe. » — « Ils sont beaucoup plus intensément nationalistes que leurs prédécesseurs, en ce sens qu’ils méprisent l’étranger, ou qu’ils l’admirent beaucoup moins qu’autrefois. Autrefois, on supposait toujours a priori que l’étranger était supérieur. On ne le suppose plus aujourd’hui. » Voilà ce que constatent les maîtres de la jeunesse ; voilà un des résultats de la guerre qui n’est ni parmi les moins curieux, ni parmi ceux que l’on doive le plus facilement oublier.

On m’assure qu’il en va de même dans les lycées, où la plus grande partie des élèves est, pareillement, fasciste. Je prends comme témoin cette blonde et frêle Paolina, fille d’un de mes amis, que je trouve transformée à chacun de mes voyages, et qui maintenant essaye ses jeunes ailes. Elle a quatorze ans ; elle tient la tête de sa classe, plus zélée et plus fine que les garçons : vous savez que l’enseignement est mixte ici, et que jeunes filles et jeunes garçons préparent leur baccalauréat sur les mêmes bancs, dans une émulation profitable pour l’étude. Paolina est d’une sensibilité délicate ; elle tressaille, comme ses parents, à toutes les émotions qui agitent l’Italie ; au point que, malgré sa jeunesse, elle n’a pas seulement vu la guerre : elle l’a personnellement sentie, et vécue. Elle me parle des professeurs, des événements de sa classe ; elle me dit qu’elle fait partie d’une association fasciste. — « D’une association fasciste, Paolina ? Vous vous déclarez, vous que toute injustice blesse au cœur, pour la violence ? Vous qui vous enthousiasmez pour cette harmonieuse vie des Grecs, que vous découvrez dans vos livres avec ravissement, vous voyez sans frémir ces coups de force ? Au moment où s’éveillent confusément en vous les premières aspirations de la femme, de quels rêves inhumains vous laissez-vous bercer ? Vous avez pu souhaiter le triomphe du fascisme à ses débuts : pouvez-vous, en vérité, le soutenir maintenant ? »

Paolina comprend que je la taquine, que je la provoque ; mais elle refuse d’entrer dans le jeu ; elle résiste. Et, réfléchissant, fermant ses grands yeux pour penser plus profond, cherchant à démêler les motifs de sa croyance, elle répond enfin : « Je suis fasciste, parce qu’on a voulu détruire mon pays, et que je ne veux pas que mon pays meure... » Le souvenir de la grande crise sociale qui a suivi la guerre a persisté chez elle ; et la force nationale, réveillée, s’affirme jusque dans cette âme juvénile. Une fasciste de quatorze ans, voilà qui peut faire sourire ; et personne n’est obligé d’attacher de l’importance à ce qu’elle dit. Mais inversement, on peut penser que Paolina n’est pas seule ; qu’elle traduit des idées communément répandues dans son milieu ; et chacun est libre d’imaginer, d’après elle, ce que sera la mentalité des classes dirigeantes en Italie, dans un avenir qui peut-être n’est pas très lointain.

Les élèves des écoles primaires, à Turin, à Milan, dans les grandes villes, sont socialistes : car ils ne laissent pas d’avoir déjà leurs opinions, dans la mesure où on a des opinions quand on joue encore au cerceau ou aux billes. Un instituteur de Gênes me raconte qu’à l’école où il enseigne, un jour où le professeur de musique voulait faire exécuter, toutes classes réunies, la Chanson du Piave, hymne de victoire, les élèves entonnèrent le Drapeau rouge, chant révolutionnaire : cet indice aussi veut être recueilli. Mais même là même dans ces milieux populaires, on rencontre des fascistes en herbe : ce qui est surprenant, et significatif.

Ce qui n’a pas changé, c’est la grande liberté qui préside à l’éducation des enfants. La contrainte sociale que nous leur imposons chez nous depuis leur plus jeune âge n’existe pas ici. Un homme du Nord, habitué aux règles de la civilité puérile et honnête, qui veulent que les enfants ne paraissent pas à table, qu’ils parlent peu s’ils y paraissent, qu’ils n’attirent pas l’attention, qu’ils se conduisent en toutes choses comme de petits hommes ou de petites femmes qui auraient peu de droits et beaucoup de devoirs, a souvent lieu de s’étonner. L’exubérance des petits n’est pas réprimée ; leurs cris et leurs rires résonnent sur un mode triomphant. Cette affreuse institution, qu’on appelle l’internat, et qui transforme les maisons d’éducation en prisons ou en casernes, n’existe en Italie qu’à l’état d’exception : heureuse Italie ! La personnalité, de même qu’elle se développe sans frein, s’affirme plus vite. Elle est précoce. On s’appelle « étudiant, » avec tous les privilèges attachés au titre, bien avant qu’on entre à l’Université ; on est étudiant dès le lycée. De simples collégiens manifestent dans la rue et, au besoin, font grève (cette forme de protestation a toute leur sympathie), comme nous voyons s’agiter chez nous les élèves de l’Ecole de Médecine ou de l’Ecole de Droit, ayant déjà barbe au menton.

Les jeunes Italiens se sont donnés ardemment aux sports ; ils fournissent en abondance coureurs, nageurs, cyclistes. Ils se sont même initiés aux jeux qui ont paru longtemps le privilège des Anglo-Saxons. Il est vrai que la boxe, qu’on tente d’acclimater, ne rencontre jusqu’ici qu’une faveur assez lente. Mais le foot-ball fait fureur. Quelquefois, quand le train vous emporte à travers la campagne, vous apercevez une pelouse verte où s’agitent les maillots bariolés des joueurs : vous vous demandez si vous êtes dans la vieille Angleterre, ou bien à Vercelli, à Gênes, à Novare. Ce jeu est si bien entré dans les mœurs, que l’Italie du Nord possède maintenant des équipes de choix, capables de rivaliser avec les meilleures du continent, et quelquefois même d’outre-Manche. Seulement, la tactique est différente. Les Italiens ignorent la discipline rigoureuse qui fait de chaque parti une machine, obéissant automatiquement à l’ordre de son capitaine. Si les joueurs se trouvent là où il faut, et quand il le faut, c’est par un instinct spontané ; s’ils parent les attaques, c’est grâce au sang-froid né du danger, le même qui faisait surgir de tous les groupes de soldats un chef improvisé, capable de concevoir et d’appliquer instantanément les mesures les plus propres à sauver la situation ; s’ils prennent l’offensive, c’est par la vertu de leur tempérament endiablé, qui déconcerte l’adversaire ; s’ils triomphent, c’est par le mérite de leur fougueuse individualité.


VERS MODANE

La nuit a gagné la campagne ; elle est entrée dans le wagon qui me mène vers la dernière étape, vers ce Modane où les voyageurs, courant de la douane à l’office des passeports, des passeports au buffet, du buffet aux guichets, empliront la gare de leur affolement. Les gendarmes, et les douaniers, et les porteurs, et les employés de chemin de fer, et les Italiens qui gesticulent, et les Français qui crient, et les habiles qui retiennent leurs places, et les maladroits qui ont perdu leurs bagages, feront entendre un bruit de houle, sur les quais du grand hall vitré qu’un souffle glacial balaye ; j’écouterai le halètement des machines, et les coups de cloche, et les sonneries, et les sifflets ; j’aurai encore une fois l’impression bizarre d’un grand navire en détresse, que les passagers quittent pour monter confusément dans les chaloupes, sous l’œil de l’équipage qui les regarde partir. L’heure du retour est venue.

La lueur d’une lanterne laisse voir, au passage, des rochers abrupts ; dans le lointain clignotent les vitres des villages accrochés aux montagnes ; il fait froid, la bise pénètre par les fenêtres mal jointes. Le train gravit les côtes en criant ; les roues grincent. Je suis plongé dans une somnolence où il entre de la fièvre, et d’où m’arrachent, par intervalles, les cahots ou les brusques arrêts. Dans mon esprit flottent les images accumulées depuis trois mois. Je suis las d’avoir eu l’attention toujours prête, d’avoir sans relâche écouté, regardé, noté, d’avoir recueilli tant d’opinions que mes amis Italiens ont confiées à ma garde...

L’acre fumée des cigares saisit la gorge. La lampe qui vacille jette sur les hôtes du compartiment sa lumière jaunâtre, faisant sortir de l’ombre, par échappées, des figures lasses et des corps affaissés. La tristesse pénètre les âmes.

En face de moi, une conversation s’engage. Celui qui la mène est un Piémontais qui voyage pour affaires. Mais il ne s’agit pas d’un de ces commis voyageurs qui débitent régulièrement des sornettes en même temps que des produits alimentaires ou des étoffes de première qualité. Il s’agit, — au moins je l’imagine, à l’entendre et à le voir, — d’un industriel ou d’un ingénieur, qui vient d’ouvrir une modeste fabrique, et surveille lui-même le placement de sa marchandise, en attendant un plus vaste essor. Il est jeune, trente ans peut-être ; sa figure, entièrement rasée, est délicate et fine : énergique cependant. Il a fait la guerre. Il était dans une usine ; mais son frère, sous-lieutenant d’infanterie, ayant été tué sur le Carso, il a pris du service pour le venger, et on l’a fait entrer dans l’aviation. Il ne parle pas en vainqueur ; ses propos révèlent, au contraire, une amertume profonde. Après tant de privations, tant de souffrances, tant de jeunes vies sacrifiées, on était en droit, n’est-ce pas ? d’espérer un peu de bonheur ; c’est cette perspective seule qui donnait courage et patience, quand on était là-bas, sur le front. La paix est venue, les mois se passent, et l’aube du bonheur attendu ne luit pas. On vit dans l’incertitude du lendemain, dans le trouble. Il faut peiner, pour arriver à gagner tout juste sa misérable vie. Et il dit, avec gravité, comme s’il prononçait un verdict :

« Nous avons fait la guerre pour des gens qui n’en valaient pas la peine, pour les embusqués, pour les requins, pour les bolchévistes. Ce sont eux qui triomphent maintenant... »

Mais voici que tous se réveillent, deux paysans cossus, un Français, qui regagne comme moi la France, un vieil homme et son fils, une femme, un mécanicien, qui s’en va rejoindre un navire à Glasgow. Nous oublions le lieu et l’heure, la longue route, la fatigue du voyage, le froid et le triste décor. Nous écoutons, tant que nous sommes, la voix de notre compagnon de route, qui trahit l’émotion. C’est qu’en revenant du cimetière, où il était allé saluer la tombe fraternelle, humble croix parmi tant d’autres, il s’est arrêté à Aquileia, et qu’il a vu les onze cercueils des onze soldats ramassés sur les points les plus divers du champ de bataille, entre lesquels une mère en deuil devait désigner le corps glorieux du Soldat Inconnu. Ces cercueils étaient là rangés ; et sur eux tombait une neige de fleurs ; les anciens combattants, les jeunes filles, les vieillards, les enfants des écoles, tous les gens de la ville et tous les gens des villages d’alentour, passaient devant eux en pleurant, et sur eux jetaient des fleurs. Il a vu lui-même, étant parmi les blessés et les décorés, cette mère vêtue de longs voiles noirs, soutenue par quatre soldats, s’avancer, hésiter, et tout d’un coup choisir. Il a vu le cercueil élu prendre la route de Rome. Et tout le long du chemin, il a vu la foule s’agenouiller, prier, pleurer, dans un délire sacré. Et il raconte que ce fut ainsi jusqu’au bout ; vers le train qui portait la dépouille de l’Inconnu, les paysans accouraient, venus des champs, venus des lointaines bourgades, venus des monts ; et, tandis que le train s’avançait, les femmes pleuraient, les prêtres bénissaient, et les enfants jetaient des fleurs, à pleines mains. La nuit, des torches s’allumaient, comme des flammes-d’apothéose ; les gares où le convoi s’arrêtait devenaient des temples ; et l’on entourait ce cercueil de tant de pitié, de tant de gloire, que jamais prince, ni roi, ni bienfaiteur de l’humanité, n’en put rêver de semblable. Et il ajoute, simplement, du même ton grave :

— Je suis content d’avoir vécu pour voir cela. Nous n’avons pas fait la guerre pour rien, tout de même...

Un silence ; et puis :

— On dira ce qu’on voudra, l’Italie est un grand peuple !

Et tous les auditeurs approuvent : c’est vrai, l’Italie est un grand peuple, qui pourrait le nier ?

Dans ce pays encore inquiet, troublé, agité de remous violents, mais qui n’en a pas moins pris son parti ; dans ce pays qui semblait devoir (il y a un an à peine, vous souvenez-vous !) recommencer pour son compte le drame russe, et sur qui le drapeau rouge flottait déjà vainqueur ; dans ce pays, qui a si vite, si prodigieusement évolué vers un état tout opposé, au point que ses jeunes forces et ses fraîches réserves d’humanité le portent au fascisme ; dans ce pays que les étrangers méconnaissent toujours, parce qu’ils ne soupçonnent ni ses ardeurs, ni ses violences, ni ses ambitions, ni son intensité de vie ; dans cette Italie nouvelle, voilà ce que j’enregistre enfin, près de regagner la terre de France : une plainte qui se transforme en hymne ; des regrets qui se changent en acte de foi ; un sursaut d’orgueil national.


PAUL HAZARD.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 1er octobre et 1er novembre 1922.
  2. « Vous l’avez lu dans les journaux, — le crime qu’ont commis ces infâmes assassins, — ils ont tué le mari comme un chien, — et la femme, aussi ils ont attenté à sa vie. — Ce crime affreux, — que ces gens-là ont commis, — il faudrait que le peuple les pende, — et qu’il les fasse mourir. »
  3. Italiens à l’étranger. Traduction Chuzeville, Anthologie des poètes italiens contemporains, 1921.