Notes sur le Bas-Vivarais/01

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Notes sur le Bas-Vivarais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 448-465).
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NOTES SUR LE BAS-VIVARAIS

I.
LE PAYS.

Au temps de mon enfance, dans la province où j’ai grandi, la bibliothèque de tout bon Vivarois contenait deux livres de fonds : ouvrages obscurs, presque introuvables aujourd’hui, qui furent pour moi les premières, les inépuisables sources de l’enchantement du cerveau, des curiosités passionnées, des visions intérieures. L’un d’eux s’appelait les Commentaires du soldat du Vivarais ; c’était le récit d’un gentilhomme du parti catholique, qui avait couché sur le papier les belles actions des siens pendant la plus dure période de nos guerres de religion, entre 1619 et 1630. Guerre de Troie, rallumée en Vivarais après les édits de pacification par les yeux de la belle Paule de Chambaud ; le brave Brison, chef des huguenots, le jeune Lestrange, un des principaux parmi les catholiques, se disputaient l’héritière du château de Privas. L’incendie parti de nos montagnes gagna tout le royaume ; la prise de La Rochelle ne découragea pas nos religionnaires, et Louis XIII ne put les réduire qu’en venant de sa personne assiéger Privas. Pour comprendre la durée et l’acharnement des luttes religieuses dans la province de France qui en a le plus souffert, il faut lire notre Montluc cévenol ; à la satisfaction naïve avec laquelle il narre par le menu, sans se lasser de leur monotonie, les arquebusades, massacres, prises et sacs de villes, on sent que c’était là pour ses contemporains une fonction de l’activité vitale aussi naturelle que la respiration. Sortir le matin de son donjon, avec quelques amis, pour aller couper la route à des cavaliers du parti contraire, se retrouver la nuit pour appliquer des échelles aux murs de quelque bicoque, ces plaisirs, ce sport, comme nous dirions aujourd’hui, étaient aussi instinctifs chez nos pères, aussi indispensables à leur contentement et à leur bonne hygiène que l’exercice de la chasse pour le propriétaire d’un domaine giboyeux. Les querelles de foi furent souvent, chez nos paysans des Boutières, une forme de la révolte démocratique contre les seigneurs ; et pour la noblesse, une occasion de continuer les mœurs féodales. Au besoin, on eût élevé du calviniste comme on élève aujourd’hui du lapin. Les Commentaires le font bien voir : c’est un livre admirable de férocité candide.

L’autre livre, plus doux, était l’Album du Vivarais, où l’excellent M. Albert du Boys décrivait, dans le style à la mode vers 1840, les beautés pittoresques de nos montagnes. Il y avait là un admirable fouillis de traditions et de légendes, rattachées aux noms familiers des maisons parentes ou amies ; on y retrouvait ceux qui donnèrent les plus beaux coups d’épée, parmi les aïeux, celles qui furent les plus aimées parmi les aïeules, et qui en souffrirent, enfermées dans des tours ou châtiées par des tyrans jaloux. Il y avait surtout des images délectables, ces lithographies à la manière anglaise, en honneur sous Louis-Philippe, qui étaient aux arts du dessin ce que le genre troubadour fut à la littérature. Nobles crayons, dédaigneux du réel, où la plus humble masure et le plus sordide chevrier s’idéalisaient dans un romantisme effréné ; crayons infiniment sages, puisqu’ils montraient à l’enfant le seul monde vrai pour lui, un monde merveilleux et conforme à ses rêves. J’entends que le grand souci de nos jours est d’inculquer aux mioches des notions exactes sur toute chose ; je ne sais ce qu’il faut le plus admirer dans cette doctrine, la cruauté irréfléchie qu’elle implique ou l’ignorance de la psychologie enfantine qu’elle dénote. Nous passons notre vie à descendre notre échelle de Jacob : pourquoi renverser la marche naturelle, et faire gravir d’abord les durs échelons d’en bas à ceux qui arrivent d’en haut ?

Le lac d’Issarlès, le pont d’Arc, les grottes de Saint-Marcel, la Gueule d’Enfer ! Avec quelle intensité de désir j’ai souhaité voir ces lieux, si beaux sur les dessins de l’Album, embellis encore de tout ce que l’enfant, sous la lampe du soir ajoute à l’image d’où se lève le songe qui va continuer dans son sommeil ! Il ne me fut jamais donné de réaliser ce désir ; les communications étaient rares et difficiles, à cette époque, entre le haut et le bas Vivarais ; une barrière d’âpres montagnes nous séparait des terres du Midi, elle reculait ces terres promises de l’Album presque aussi loin dans l’impossible que les Syries et les Égyptes de la Bible de Royaumont. Puis, la vie me chassa devant elle. Le monde déroula sous mes regards des horizons plus fameux ; ces spectacles n’oblitéraient pas les anciennes images, qui tenaient bon et travaillaient en dessous, toutes fraîches dans la clarté d’aube où elles étaient restées. Et jamais le loisir ou l’occasion ne s’offraient d’aller en vérifier la ressemblance. Enfin, l’été dernier, je m’ordonnai les eaux de Vals, non sans ressentir un peu de cette angoisse secrète qui précède toute possession, — autant dire toute désillusion. J’y reviens cette année, j’ai vu et revu tous les sites décrits par le bon Albert du Boys. Eh bien, la part faite à l’inévitable déchet du réel, ni lui, ni son illustrateur, ni mon prisme enfantin n’avaient trop exagéré. Il y a des régions plus majestueuses dans notre France ; il n’y en a pas, à ma connaissance, de plus originale et surtout de plus contrastée, où l’on puisse comme ici passer en quelques heures de la nature alpestre à la nature italienne ; il n’y en a pas où l’histoire de la terre et des hommes soit écrite sur le sol en caractères aussi clairs, aussi vivans. Ajouterai-je qu’il n’en est point de plus ignorée et où l’on ait davantage le plaisir de la découverte ? Depuis que nos alpinistes et nos romanciers ont déniché les causses du Tarn, sur l’autre versant des Cévennes, le massif vivarois est la dernière citadelle encore détendue contre l’alpenstok et contre la plume du « vulgarisateur. » Au cours des années récentes, les voies ferrées ont commencé de mordre sur les vallées basses qui descendent au Rhône ; le labyrinthe central leur résiste ; dans les vénérables pataches qui en gravissent les lacets, on ne vit jamais un Anglais, et le Parisien y est encore un animal rare, dévisagé avec une juste défiance.

Ce petit pays est si peu connu qu’il ne sera pas inutile de le situer exactement dans l’esprit du lecteur. Le Vivarais, qui tirait son nom de Viviers, sa ville épiscopale, forme aujourd’hui le département de l’Ardèche. Entre le bassin industriel de la Loire, au nord, et les plaines du Gard, au midi, cette pelote de montagnes volcaniques se dresse en face du Dauphiné ; ses pentes abruptes dévalent de fa crête supérieure des Cévennes au lit du Rhône. Tandis que le versant occidental de la chaîne de partage s’abaisse vers l’océan par une pente insensible, avec les larges plateaux et les croupes de la Lozère, le versant oriental s’écroule brusquement dans la vallée du grand fleuve méditerranéen. Placé à la corne septentrionale du Languedoc comme un bastion qui défendait les royaumes du midi contre les gens du nord, le Vivarais est une marche frontière, disputée entre deux natures, entre deux races d’hommes. Le haut pays, — « la terre d’Empire, » disaient naguère encore les bateliers du Rhône, — appartenait avant la révolution au diocèse de Vienne en Dauphiné. Cette partie du département de l’Ardèche est rattachée au centre de la France par ses cultures, ses mœurs, ses intérêts ; elle ne diffère guère du Forez, qui la relie aux régions lyonnaises. Malgré mes sentimens filiaux pour ce cher et pauvre sol, je suis contraint d’avouer que la nature ne lui a pas prodigué les richesses pittoresques dont elle fut si libérale envers le Bas-Vivarais. Ce dernier est séparé de l’autre par l’arête centrale du Coiron, qui dessine, du Mèzenc au Rhône, le faîte de ce toit de montagnes. Tout incliné vers la Provence, le Bas-Vivarais lui porte ses torrens, absorbés par le plus considérable d’entre eux, l’Ardèche. La Provence, avec tout ce qu’il y a d’extrême et de capiteux dans sa chaude nudité, commence brusquement au point où la rivière s’échappe des gorges montueuses et s’épand au large dans la plaine d’Aubenas.

La station thermale de Vais est située à ce point précis où deux natures se heurtent, au seuil des montagnes, à l’orée des vallées resserrées de l’Ardèche et de la Volane. Dès l’extrémité méridionale de la bourgade, sur le tournant d’une roule, l’ardente chan- son du Midi éclate dans le fourré luisant des chênes verts, dans les oliviers et les cyprès, moines gris, moines noirs, penchés sur les treilles joyeuses. À l’autre extrémité, les maisons s’étagent sous les châtaigniers qui tapissent les coteaux ; il ne faut guère s’élever pour atteindre des fermes encloses entre un verger de pommiers let une prairie où paissent des chèvres, suspendues sur les ravines des torrens. Il y a quelques centaines de pas entre cette Italie et cette Savoie. Selon que le vent souffle, il apporte de là-bas le Paume des lavandes et tous ces encens brûlans que la garigue distille au soleil, de là-haut le frais parfum des bruyères, des fougères. La petite ville est charmante, au fond de la gorge qui s’évase |sur le confluent des deux rivières, avec ses toits rouges noyés dans ces verdures sombres ou tendres, toute ruisselante d’eaux qui se précipitent, suintent aux parois des roches, jaillissent des vasques en fontaines intermittentes. La plupart de ces sources arrivent minéralisées du sous-sol volcanique ; les gens du pays en avaient reconnu l’efficacité depuis des siècles ; l’observation médicale y a découvert une gamme extrêmement étendue, adaptée au traitement de nombreuses affections. Un peu plus haut dans la vallée de l’Ardèche, les eaux chaudes de Neyrac étaient célèbres dès le XIIe siècle ; on y avait fondé une léproserie à l’époque des croisades.

Vals est le Vichy méridional. Tout ce qu’il y a de dyspeptiques et de gastralgiques entre le Rhône, la Méditerranée et la Garonne, vient se faire réparer ici. Cette population de baigneurs ne rappelle en rien celle de nos grandes stations à la mode ; l’eau qu’elle boit n’est pas empoisonnée par un élégant et incurable ennui. C’est le Midi pur, expansif, bruyant, patriarcal, content de peu. À peine si quelques froides voix du nord détonnent sur l’accent alliacé qui est de règle. La langue de Mistral résonne fréquemment sous les quinconces, et Tartarin déploie ses grâces devant les belles Arlésiennes en costume national. Vals n’a fait que de faibles efforts pour attirer la clientèle de luxe et rivaliser avec ses grandes sœurs, malgré la beauté des environs que toutes pourraient lui envier. Le civilisé des régions polaires est d’abord un peu dépaysé par le confort très relatif des installations. Le Midi n’en a cure ; ces braves gens se consolent par quelque bonne partie dans les cabarets de la montagne. Entre une truite du torrent et une grosse perdrix rouge des Cévennes, on y peut vérifier la justesse de l’axiome émis jadis par Victor Hugo : nul ne fait meilleure chère que les rouliers. L’écrivain manquerait de gratitude et d’équité, s’il négligeait de transmettre à la postérité le nom de cet homme unique, M. Bernard Pouchet, qui ensevelit dans l’auberge de Montpezat un génie digne des plus illustres fourneaux.

Néanmoins, dans ce pays pauvre et resté fidèle aux simples habitudes du vieux temps, Vais est le seul centre où le touriste puisse s’établir commodément, pour rayonner de là sur les vallées avoisinantes. Elles serpentent en tous sens dans les replis des montagnes ; nous verrons tout à l’heure, du haut du mont Mézenc, comment les masses de granit et de lave ont été soulevées par les éruptions plutoniennes dans un désordre inextricable. Ces vallées offrent, au premier coup d’œil, une physionomie uniforme ; et chacune d’elles a ses grâces, ses curiosités particulières, une infinie variété de surprises. C’est l’arrangement des sommets, amphithéâtre toujours diversifié avec les mêmes élémens ; c’est l’alternance des draperies roses et vertes sur les pentes rocheuses, où la bruyère fleurit sous l’éternelle forêt de châtaigniers. Groupés en masses puissantes ou profilés élégamment sur les crêtes, ces arbres atteignent ici la vigueur et la majesté de nos chênes du nord ; il n’est pas rare d’en rencontrer qui mesurent cinq à six mètres de tour. Plus bas, dans les fonds tièdes, les vergers de mûriers et de vignes réchauffent le regard. Au creux de la gorge, un torrent rassemble les eaux qui tombent des ravines supérieures, parfois de cascades comme le Ray-Pic à Burzet, comme la Gueule d’Enfer à Thueyts. La rapidité de chute et la multiplicité de ces ruisseaux sont une menace perpétuelle pour le bas pays ; l’Ardèche, leur réceptacle commun, ne roule à cette heure qu’un mince filet d’eau sur le large lit de sable et de roches entraînées qui rappelle ses débordemens ; vienne une nuit d’orage, elle se changera au matin en un fleuve dont le débit peut égaler celui du Rhône. Il y a deux ans, lors de la terrible inondation qui fit tant de dégâts et de victimes humaines au pont de Labeaume, au pont d’Aubenas, à Vogüé, la rivière poussa dans la plaine une trombe de vingt mètres de hauteur au pont d’Arc. L’an dernier, les routes encore détruites, les ponts emportés sur tout son cours attestaient l’exactitude des récits que l’on me faisait sur la cruelle matinée du 22 septembre 1890.

Les affouillemens séculaires de ces violentes masses d’eau, creusant très profondément les berges où elles sont encaissées, ont mis à nu la curieuse constitution géologique du sol. En remontant l’Ardèche, l’Alignon, la Volane, le long des routes de Thueyts, de Jaujac, d’Antraigues, on marche durant des heures sur les Chaussées des géans, ces hautes parois de basalte qui descendent à pic dans le lit des rivières. Les prismes bleuâtres, tantôt alignés verticalement comme des buffets d’orgues, tantôt couchés en désordre et se présentant par leur section, forment des voûtes cintrées, des portiques, des colonnades d’une régularité si parfaite que l’on croit y reconnaître le travail de l’homme. Au-dessus, la couche de pouzzolane et terre végétale est d’une fertilité inépuisable ; des rideaux de vigne folle retombent sur la muraille basaltique, et les plus riches vergers reposent sur ces énormes pilotis. Les cratères voisins, les coupes de Jaujac et d’Aizac, la Gravenne de Montpezat, ont vomi ces fleuves de lave figée. De loin, les évens du foyer vivarois ne se distinguent pas des sommets environnans ; la teinte rouge des cendres sur leurs flancs se confond avec la pourpre du tapis habituel de bruyères. On y monte, on pénètre par l’échancrure, et l’on se trouve dans une cuvette régulière, où les châtaigniers poussent dru sur les scories qui obstruent la cheminée de la vieille fournaise éteinte. De là on peut suivre la marche de ces coulées qui contournèrent les montagnes intermédiaires et allèrent fort loin combler les vallées, déblayées à nouveau par l’action des rivières. Nulle part l’histoire de la terre n’est gravée en caractères aussi clairs ; car nulle part ces phénomènes ne sont aussi fréquens et aussi grandioses que dans l’Ardèche.

i c’est l’avis de Faujas de Saint-Fond, auteur d’un beau Discours sur les volcans brûlans, qu’il dédia galamment au cardinal de Bernis, originaire de Saint-Marcel d’Ardèche. Ce grand ouvrage traite avec beaucoup d’agrément des feux souterrains et des pierres qui en sont sorties. J’avoue mon faible pour ces livres de science du dernier siècle ; ils n’ont pas la sécheresse et le pédantisme des nôtres ; éclairés déjà par les lumières rationnelles de M. de Buffon, ils interrogent la nature avec une application soutenue, mais sans trop présumer de ce qu’on peut lui arracher. Les termes sont faciles, à la portée de tous. On n’y sent pas la morgue de l’enseignement ex cathedra ; ils donnent l’idée d’honnêtes gens, curieux de la philosophie des choses, qui voyagent pour s’y avancer et s’entretiennent le soir de leurs observations. Beaucoup d’obscurités sont éclaircies dans l’appendice par les lettres du chevalier et de l’abbé, qui eurent occasion de voir des pierres rares dans les cabinets formés par nos ambassadeurs à l’étranger. C’est une science pleine d’urbanité, discrète dans l’hypothèse, pas beaucoup plus conjecturale que la nôtre, diront nos neveux ; et un vieux parfum d’alchimie y flotte encore sur de jolis mots.

Comme l’histoire de la terre sur ces roches, l’histoire des hommes est écrite dans les ruines des châteaux qui gardaient chaque passage de ces vallées. Les rives du Rhin ne sont pas plus riches en burgs féodaux. Partout où se dresse un piton d’accès difficile, bien placé pour commander la rivière, couper la route aux gens de guerre, percevoir le péage sur les bateliers et les marchands, on aperçoit les pans de murs d’une ancienne seigneurie. Cratères éteints, eux aussi, jadis foyers d’une rude flamme de vie, centres actifs des convulsions qui ont secoué ce pays. La plupart portent les noms de familles considérables dans les annales du Vivarais, et l’inspection des lieux montre que la grandeur ultérieure de ces familles fut presque toujours due à l’heureux emplacement de leur aire originelle. Chacun de ces manoirs a son cycle de légendes ; elles ont été recueillies dans les nombreuses publications de M. Henry Vaschalde, le travailleur érudit à qui je dois tant d’utiles renseignemens. Chacun a son histoire ; pour la voir se ranimer, il faut visiter ce pays avec les Commentaires du soldat du Vivarais, le livre qui garde l’âme de ces ruines, qui les rajeunit de trois siècles et nous les montre intactes, vaillantes, battues par le fauconneau, sonnant sous le fer des piques.

Les plus beaux restes sont incontestablement ceux de Ventadour, berceau de la maison de ce nom. Le squelette du château est encore debout, résistant à l’assaut des lierres, des buis, des yeuses qui se cramponnent aux pierres disjointes. Un houx méchant luit au fond de l’oubliette. L’échauguette, accrochée au sommet du donjon comme un nid de cigogne, continue de surveiller les vallées et le confluent des trois rivières qui forment l’Ardèche au pont de Labeaume. Tout à l’entour, les Chaussées des géans semblent les remparts avancés de la forteresse. Détachées sur un cap de rocher qui domine le plus merveilleux site de la contrée, encadrées par les arrière-plans des hautes montagnes, les ruines de Ventadour peuvent défier les plus féeriques décors d’opéra. Il faut vraiment que notre Vivarais soit bien ignoré pour que la peinture et la photographie n’aient pas popularisé ce rare bijou. — C’est au contraire dans une gorge sauvage qu’on découvre par hasard Boulogne, la place d’où les Lestrange interceptaient les communications des huguenots entre Vals et Privas. Le refuge est sûr et de facile défense, à pic de tout côté. Un élégant portail Renaissance adoucit sa mine morose. La fondation de la chapelle adossée au mur oriental est racontée de deux façons, toutes deux cruelles pour les châtelaines d’antan. Selon les uns, le sire de Lestrange l’aurait fait bâtir en expiation de sa vivacité ; il avait précipité dans un souterrain la dame de Langeac, son épouse, trop remarquée par le dauphin, fils de François Ier, durant le séjour que ce prince fit à Tournon, en 1536. Selon d’autres, un baron de Latour-Maubourg, du temps que Boulogne appartenait à cette maison, mit à mort un vilain qui avait su plaire à sa fille Marie. La jeune fille, désespérée, se jeta sur le cadavre du haut du donjon. Le père éleva sur le lieu même cette chapelle et y suspendit une lampe qui devait rester toujours allumée. Une nuit, la flamme s’étant éteinte, Marie de Latour-Maubourg revint remplir la lampe avec le sang de son amant, recueilli sur le sol où on l’avait versé. Depuis lors, la lampe répandit une lueur rougeâtre ; elle ne s’évanouit qu’avec la vie du malheureux père. — Du château d’Antraigues, qui commandait les défilés de Volane, il ne subsiste qu’une tour, aujourd’hui clocher du petit bourg si coquettement perché sur cette aiguille volcanique. Elle évoque le souvenir de son dernier seigneur, ce singulier comte d’Antraigues qui marqua dans la Révolution. Député aux états-généraux, sa ferveur libérale et l’éloquence de ses pamphlets le désignèrent un moment comme le rival possible de Mirabeau. Revenu à l’autre extrême, émigré et royaliste fougueux, il fut l’âme de toutes les intrigues contre Napoléon, le plus habile rédacteur des gazettes de la coalition. Nul adversaire ne donna plus de souci à l’empereur. Traqué par les agens français sur tout le continent, il périt dans des circonstances mystérieuses, assassiné à Londres avec la Saint-Huberty qu’il avait épousée.

Quand nous descendrons de la montagne dans la plaine méridionale, nous retrouverons ces témoins des guerres féodales et religieuses plus nombreux encore sur le cours de l’Ardèche, incrustés dans tous les escarpemens qui la tiennent en respect, là où elle devient navigable. C’est Vogüé, blotti dans le premier étranglement de la rivière qui ferme la plaine d’Aubenas, à l’entrée d’un couloir où quelques hommes arrêteraient une armée : pauvre vieux berceau voué à tous les fléaux ; le choléra y prit 40 victimes sur 400 habitans en 1884, l’inondation de 1890 y emporta champs et maisons. C’est Rochecolombe, la plus âpre ruine du Vivarais dans la plus farouche de ses gorges : écroulement de pierres où les chèvres broutent le fenouil sur les tombes que j’allais saluer ; un berger a bâti son étable sur cette triste source de notre sang. C’est Balazuc, penché sur les eaux perdues au fond de son précipice. Ce nid de grands aigles assura de bonne heure à ses possesseurs une situation hors de pair. On sait que Pons de Balazuc, l’ami et le compagnon en Palestine de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, nous a laissé une histoire de la première croisade. Tandis qu’il guerroyait sous Tripoli et mourait d’un coup de pierre au siège d’Archos, sa nièce, Yseult du Béage, était enfermée comme lépreuse dans la tour penchée de Soyons. Pons avait emmené dans sa troupe Jacques de Bermond d’Anduze, fiancé d’Yseult. Le bruit vint d’au-delà des mers que tous les croisés étaient morts. Le baron de la Voulte qui convoitait les fiefs de la jeune héritière, imagina de la retrancher du monde en la déclarant atteinte du terrible mal. L’évêque de Valence emmura la malheureuse dans une tour branlante, qu’on voit encore inclinée au bord du Rhône. L’ai-je assez attendu, quand j’avais dix ans, le retour du chevalier Bermond d’Anduze, qui devait faire éclater l’innocence et mettre fin à la grande pitié d’Yseult ? Est-il besoin d’ajouter que Bermond revint, châtia le traître, et que la lépreuse de Soyons, solennellement purifiée par l’évêque, fut conduite de son cachot à l’autel où le fiancé l’attendait ? Il y a aussi de belles histoires sur la tour de Brison, qu’on aperçoit de loin au flanc du Tanargue, sur Joyeuse, où Henri III vint chercher son favori pour en faire un amiral, sur Jalès, d’où sortit la Vendée vivaroise, ce mouvement contre-révolutionnaire dirigé par le comte de Saillans et qui a gardé le nom de Camp de Jalès. J’arrête une énumération qui évoquerait toute la geste touffue de notre Languedoc, déroulée autour de ces ruines.

Revenons à la montagne. Les bourgades qu’elle abrite dans ses replis, Jaujac, Thueyts, Montpezat, racontent le passé aussi éloquemment que les châteaux. Elles ont soutenu des sièges, subi l’escalade ; on vous montre le conduit par où s’introduisirent une belle nuit les catholiques, les protestans. Beaucoup de maisons aux balcons de fer forgé, aux fenêtres à croisillons, portent le millésime de 1500. Au-dessus des châteaux et des bourgades, sur les hautes pentes où les châtaigniers se font déjà rares, des paysans allaient se mettre en sûreté, loin des vexations et des dangers qui les poursuivaient dans la vallée. De petits hameaux sont perchés sur ces crêtes, parfois d’humbles paroisses, avec leur clocher perdu dans les arbres. De sa vieille voix cassée, rouillée, le timbre y sonne d’anciennes heures, qui tombent de là-haut toutes grêles dans le bruit du torrent.

Une des paroisses les plus élevées est celle des Oubrets, sur les flancs du Signal Sainte-Marguerite, le sommet culminant des environs de Vais. Il atteint mille mètres, et l’on a de sa cime une vue étendue sur les Alpes du Dauphiné. L’an dernier, comme je m’étais attardé au crépuscule en descendant du Signal, je fus étonné d’entendre un beau son de cloche, grave et plein ; il me remit dans ma route. En rejoignant le chemin, j’y rencontrai un vieux prêtre qui causait avec des carriers. J’allais pousser mon cheval sans m’arrêter, quand j’aperçus un ruban de la Légion d’honneur sur cette soutane élimée. — Un curé décoré, si haut, et par le temps qui court ! Ce n’est pas naturel, il doit y avoir une histoire sous ce ruban ! j’abordai le curé des Oubrets, je le suivis à son presbytère. Le presbytère de Jocelyn : une chambre au-dessus de l’âtre, quelques livres, un petit enclos de treilles sous les châtaigniers, avec des échappées de vue sur les Alpes, quand on lève les yeux du bréviaire ; la pleine solitude, le grand silence des choses d’en bas ; le commerce avec le monde, à de rares intervalles, réduit au strict minimum. Ce ne fut pas facile de confesser le modeste prêtre ; il ne me dit sûrement pas tout. J’appris pourtant ceci. En 1870, lors de la déclaration de guerre, il avait écrit à la grande aumônerie de l’empereur pour solliciter un poste dans les troupes actives ; l’armée, c’était son goût, sa vocation. Évincé de ce côté, il avait pu se faire nommer aumônier des mobiles de l’Ardèche ; il avait partagé leurs peines et leur résistance tenace en Normandie. On n’a pas oublié que ce régiment fut mis à l’ordre du jour pour la dure et brillante affaire de Château-Robert, où il contint un moment 15,000 ennemis. Après la guerre, l’abbé X… passa à l’aumônerie militaire de Privas. Le drapeau lui manqua, il y a dix ans, quand ces emplois furent supprimés ; il se trouva sur le pavé. On le pourvut de cette petite cure, trois cents âmes environ. Il préférerait sans doute un régiment ; mais il se dit heureux aux Oubrets, et bien résolu à y mourir. Comme je prenais congé de lui : « Tiens, fit-il, mais nous avons votre nom sur notre cloche ! » Nous grimpâmes à l’échelle vermoulue qui mène dans son clocher ; il alluma un bout de bougie, la nuit étant venue : je grattai la poussière sur le vieux bronze ; à la clarté qui tremblait dans le vent, j’y lus la date de la cinquantième année du règne de Louis XV ; au-dessous, la cloche portait en effet le nom de l’aïeul dont la voix était venue me chercher dans la montagne.

Cette année, mon ami le curé des Oubrets m’a engagé à monter avec lui au Signal Sainte-Marguerite, le jour où les habitans des hameaux voisins se rendent en pèlerinage à la chapelle qui couronne le sommet. C’était le 1er  septembre, anniversaire de Sedan. Les montagnards gravissaient par bandes les sentiers pierreux, avec leurs femmes et leurs enfans ; ils se groupaient là-haut autour des feux de genêts, en des campemens pittoresques. Nous en trouvâmes plusieurs centaines, beaucoup plus que ne pouvait contenir le très pauvre oratoire. Aucun ornement sur ces quatre murs nus : mais la porte grande ouverte y mettait une rosace magnifique, où s’encadraient au soleil levant les cimes du mont Ventoux et des Alpes dauphinoises. Le flot des nouveaux arrivans, poussant les premiers venus, pressait l’officiant contre l’autel ; il pouvait à peine faire en liberté les gestes liturgiques. Au dedans, au dehors de la chapelle, les visages étaient abîmés de ferveur. J’entendis que l’Évangile du jour se référait au début du Sermon sur la montagne. Le curé des Oubrets dit à ces pauvres gens les paroles de pitié pour la foule et la béatitude de ceux qui pleurent. L’office terminé, ils entonnèrent le Magnificat ; ils chantaient très doucement les versets terribles : « Il a déposé les puissans, il a exalté les humbles ; il a comblé de biens les affamés, il a renvoyé riches à jeun… » Les pèlerins se dispersèrent en entonnant l’Avé Maris Stella, qui s’égrena avec leurs petits groupes sur toutes les pentes du signal. Je laissai le prêtre-soldat au sort qu’il a choisi ; tant que ses forces ne le trahiront pas, les longs hivers des Cévennes le trouveront arpentant les sentes de neige, portant à toute heure le viatique aux fermes lointaines qui forment sa paroisse ; il vivra de privations dans ce rigoureux isolement, consacrant au soutien de son école libre la meilleure part de ses émolumens ; émolumens si dérisoires, que le dernier ouvrier de nos villes refuserait de travailler pour un salaire réduit à ce taux. Et je pensais en descendant que, si ces gens-là n’existaient pas, celui qui les inventerait ferait preuve de quelque génie. Les tracasser, les mettre en quarantaine comme un danger public, c’est montrer autre chose que du génie ; en français plus élémentaire, c’est idiot.

Quand on dit ici « la montagne, » il est rare qu’on entende par ce mot la région moyenne où je retiens le lecteur, parce qu’elle est la plus caractéristique. La vraie montagne, pour le Vivarois, ce sont les hauts plateaux qu’on aborde en atteignant par le sud crête du Coiron, et qui s’étendent vers le Velay, au-dessus d 1,000 mètres, sur les bords de la Loire naissante. La zone des pâturages, des hêtraies et des sapinières, y succède à la zone des châtaigneraies. L’air y est très vif, même au cœur de l’été. Ce que doit être l’hiver, on le voit assez par les lourdes plaques de lave qui pèsent sur les toitures inclinées jusqu’à terre, au Béage, à Sainte-Eulalie ; par les porches avancés, défense nécessaire de ces maisons contre l’amoncellement des neiges ; par les pieux qui jalonnent la route du Puy, pour aider à la retrouver dans les chasse-neiges : souvenir de la steppe russe aux horizons tout pareils. De grands troupeaux sont parqués dans ces herbages ; les bergers y roulent leurs cabanes, ils vivent de la vente du fait, de la récolte des violettes et des pensées sauvages qui émaillent les prairies, La foire des violettes se tient en juillet à Sainte-Eulalie ; les filles de la montagne y portent des panerées de fleurs ; les droguistes du midi viennent ici s’approvisionner de simples et laissent dans le pays des sommes relativement élevées.

Le plateau est bossué de loin en loin par des cônes rocheux de formation volcanique, des sucs, suivant l’appellation locale. Le plus fameux est le Gerbier de Joncs, pain de sucre régulier qu’on dirait posé artificiellement sur le sol. Quelques petites sources naissent à ses pieds ; l’une d’elles a conquis et gardé le nom de Loire. Pourquoi celle-là ? Hasard des grandes fortunes. Elle fuit sous les hêtres, absorbe ses sœurs ; trois kilomètres plus bas, c’est déjà un ruisseau présentable ; le pont du Taron ouvre son arche pour l’enjamber ; premier pont, premier galon du glorieux fleuve. Un suc se distingue entre les autres par sa masse et son élévation : c’est proprement le mont Mézenc, le point culminant de notre France entre les Alpes et les Pyrénées. En partant du village des Estables, on y monte du côté ouest par une pente assez facile ; des tables de lave, dressées verticalement, indiquent le chemin ; à l’heure nocturne où l’on se met en route, ces fantômes qui surgissent dans la prairie ont d’inquiétantes silhouettes humaines. De la cime du Mézenc, à l’altitude de 1,750 mètres, on a sous les yeux une bonne partie de la France centrale ; à l’orient, le Mont-Blanc et les autres géans de glace, « les montagnes du matin », comme disent ces bergers, brodent leurs dentelles blanches sur le ciel rose. D’ici, la structure de notre Vivarais se découvre dans toute sa singularité. Tandis que les larges vagues de la Lozère et du Cantal s’inclinent à l’ouest, presque plates, tandis qu’au nord l’Auvergne et le Velay, terres pesantes, gauchement taillées, font moutonner leurs gros dômes trapus, à l’est et au sud un furieux chaos de montagnes surgit du précipice béant sous nos pieds. Les chaînes confondues se ruent en tout sens vers la tranchée du Rhône ; impossible de discerner un plan, une ligne directrice. Il semble qu’un forgeron ivre ait jeté les uns sur les autres ces blocs de granit, tels qu’il les arrachait des fournaises dont on aperçoit çà et là les orifices. Pourtant, ce n’est pas lourd comme le massif auvergnat ; c’est puissant et hardi, les profils sont francs, les arêtes accusées ; ce torrent de feu solidifié donne encore l’impression du jaillissement, et de l’impétuosité.

On descend en quelques heures du Mézenc dans la profonde cheminée de volcan où se cache le lac d’Issarlès. À 1,000 mètres d’altitude, la vasque régulière se creuse sur un pourtour de 5 kilomètres ; les eaux ont par endroits 130 mètres de fond, et on m leur connaît pas de déversoir. L’Album ne l’avait pas surfaite, cette nappe de saphir dans un écrin de forêts ! Des hautes parois de l’entonnoir, l’épais manteau de sapins se déroule jusqu’à la berge, jetant sur les flots un voile d’ombre immobile. Je ne sais pas de lieu plus chastement élyséen, plus charmant et plus solitaire. Son charme est fait surtout de sa solitude. On le découvre à grand’peine. Je n’y ai trouvé d’autres êtres vivans qu’un vieux garde, qui rabotait des sabots dans un atelier de troglodyte, une excavation de rocher où il a élu domicile ; quelques vols de canards sauvages, et des truites qui deviennent énormes, mais ne se reproduisent pas dans ces eaux calmes et froides. Sauf la différence des végétations, le lac d’Issarlès rappelle très exactement celui de Némi : même coupe, de mêmes dimensions, au fond du même puits volcanique. Il y a trois mois, assis près de Genzano sur les colonnes brisées du temple de Diane, je regardais Némi sous ses amandiers en fleurs. Mais là-bas, les touristes ont effarouché Diane. Elle a dû se réfugier ici, dans son autre domaine mieux préservé. Si ridicule que soit aujourd’hui la mythologie, j’ai compris un instant le sentiment des anciens, en voyant le fin croissant glisser hors des sapins et guetter la chute du jour pour se mirer dans le bain d’eau vierge. La clarté pensive mettait seule une existence, et parfaitement harmonique avec le site, en ce vide absolu de bruit, de vie, de mouvement. Et dire que des projets de chemin de fer menacent d’amener la locomotive aux environs ! On ne devrait permettre l’approche d’Issarlès qu’aux ombres de Virgile et de Shelley. Qu’il demeure ignoré, puisqu’il n’a jamais reflété ce qui fait les lacs fameux et immortels : un visage de femme, contemplé quelques instans par un de ceux qui savent les paroles avec lesquelles on remue éternellement les cœurs. Faute d’un soupir de bonheur et de souffrance, les douces syllabes du nom d’Issarlès frapperont vainement l’oreille des hommes, sans y laisser plus d’écho que le vol des oiseaux sauvages n’en laisse sur ces eaux qu’il frôle.

En regagnant le bas pays par le Val de Loire, on traverse les forêts de Bauzon et de Mazan, où la framboise et l’airelle mûrissent sous des sapins d’une venue superbe. Un léger détour conduit à l’abbaye de Mazan. Ici comme partout, les moines furent défricheurs de forêts et seigneurs des montagnes. Ils firent de grands établissemens dans ces retraites silencieuses, à la Chartreuse de Bonnefoy, cachée sous le pied du Mézenc, à la Trappe de Notre-Dame des Neiges, à la Villedieu, à Mazan. Cette vieille maison de Cîteaux, fondée au XIIe siècle, fut détruite une première fois par les routiers anglais en 1375, une seconde par le vandalisme des habitans, il y a quarante ans. Les vieillards ont vu l’église encore intacte. Par la beauté des proportions et de l’appareil, par l’assemblage d’élémens peu habitués à se rencontrer, ce monument était précieux pour l’étude de l’architecture dans nos contrées. La voûte en berceau de la nef romane s’appuie sur des collatéraux coupés par des arcs ogivaux, qui reposent sur de légers pilastres arrêtés aux deux tiers de leur portée. La coupole, au centre d’une croix très régulière, supporte un tambour à huit pans. Au lieu d’approprier l’édifice aux besoins du culte paroissial, l’ancien curé eut la barbarie d’en piller les matériaux pour construire plus loin une méchante bâtisse ; les paysans ont suivi l’exemple. Une masure s’accote contre la fine rosace, un forgeron a installé ses soufflets et son enclume dans le chœur. Les crevasses béantes de la voûte et des bas-côtés ne sont plus rapiécées que par des morceaux de ciel bleu ; quelques années encore, et il ne restera rien de l’église de Mazan. Pourtant elle est classée, me dit-on, comme monument historique ; il faut croire que cette protection officielle n’est une sauvegarde efficace que pour les joyaux moins éloignés des regards de la commission.

À quelques lieues de Mazan, le voyageur peut aller coucher sans crainte à l’auberge de Peyrebeille, de sinistre mémoire. Les personnes d’âge qui ont lu l’Ossuaire, du vicomte d’Arlincourt, savent comment les époux Martin, dits Leblanc, aidés par leur domestique Rochette, égorgèrent et détroussèrent impunément leurs cliens pendant vingt-cinq ans. Ces aubergistes romantiques furent enfin exécutés devant leur porte, le 2 octobre 1833, de la façon la plus solennelle, par M. Roch le père, bourreau de Monde, assisté de son fils, le bourreau national que nous avons connu. Il en résulta d’innombrables drames pour les théâtres du boulevard et l’œuvre littéraire que j’ai citée plus haut.

Par Thueyts ou par Montpezat, de belles routes en lacets ramènent rapidement dans les vallées inférieures. C’est une joie de retrouver le châtaignier, puis le mûrier, et enfin le poteau du télégraphe, autre arbre auquel il faut dire adieu, ainsi qu’à la poste, lorsqu’on passe de la zone tiède dans la haute montagne. C’est un enchantement, quand on s’est chauffé le matin sous le manteau de l’âtre, de pouvoir le soir même, à quelques portées de fusil au-delà de Vals, respirer de nouveau les vapeurs dorées et les chaudes émanations de la terre provençale.

Car c’est bien la Provence, qui nous appelle là-bas, au sud. En arrivant sous Aubenas, l’Ardèche s’étale enfin dans une large vallée. La petite ville, pelotonnée autour de son vieux château, découpe son élégante silhouette au sommet d’une colline ; sentinelle placée là pour garder les défilés des montagnes, elle se dresse, inquiète, au-dessus de sa ceinture de jardins. La rivière s’enroule à ses pieds, saignée par les prises d’eau des magnaneries et des moulinages. La position d’Aubenas, au centre de ce paysage gracieux au premier plan, grandiose à l’horizon, semble choisie par le plus habile peintre de panoramas ; et sa banlieue offre un contraste piquant, l’abondance des eaux entre les vignobles, les mûriers ; la fraîcheur et l’animation des vergers normands dans la végétation méridionale, habituellement si morne, si sèche. Cette oasis prend vite fin. L’Ardèche rencontre devant elle des chaînes de hauteurs qu’elle traverse ou contourne par d’étroites brèches. Des montagnes continuent d’enclore son bassin, le séparant du Rhône et des plaines du Gard ; mais elles n’ont plus rien de commun avec celles d’où nous sortons ; aussi nues que les autres étaient boisées, ces longues croupes baignées de lumière rappellent au regard, par la finesse de leurs lignes et l’éclat de leurs couleurs, les encadremens des vallées grecques ou italiennes. Le calcaire a succédé brusquement au granit. Le sol aride, caillouteux, prend une teinte rouge sous les lentisques et les oliviers ; la rivière coule entre des murailles blanches, taillées à pic, divisées en assises régulières par des stries longitudinales ; le chêne vert s’agrippe aux corniches et couronne les entablemens ; les villages plaqués contre ces parois se confondent avec elles dans la même tonalité d’un gris éblouissant. Voilà bien les aspects essentiels de notre Midi, la subordination de tous les élémens du paysage à la pierre, la blancheur diffuse de cette pierre polie par les eaux, la végétation rabougrie et luisante sur un pulvérin d’ocre rouge.

C’est à Balazuc, sur les bords de la faille profonde où serpente l’Ardèche, que cette nature acquiert toute son intensité. Partout la roche ; la terre, réduite au minimum, disparaît dans les champs sous de larges tables calcaires ; quelques arbustes, quelques sarmens de vigne se tordent désespérément dans les cassures de ces dalles. Sol indigent et noble, terre arabe, toute d’os et de muscles, il sans chair. Mon voiturier me le disait très bien : — « Ah ! monsieur, la terre est si nerveuse, ici… » — Le village lui-même a une fière mine africaine, avec ses rues voûtées, ses petites maisons en terrasse, son maigre clocher fait comme un minaret, et ce donjon ruiné des Balazuc, véritable affût de corsaires barbaresques. Le type des habitans complète l’illusion ; d’après une tradition très accréditée, les Sarrasins, qui occupèrent longtemps ce pays, ont laissé ici comme à Largentière et en d’autres cantons des colonies de leur sang. Des médecins m’affirment que ces paysans diffèrent des nôtres par tous leurs caractères ethniques, qui les rattachent à la race berbère, et, en particulier, par la finesse des articulations. S’il en est ainsi, leur atavisme doit être à l’aise dans cette campagne. Quelle lumière ! On dirait que tous les trésors du soleil se dépensent là, dans la folle incandescence de midi, sur cette lande pâmée, stridente du cri des cigales. — j’ai connu jadis un brave Allemand, fort épris de la Grèce, qui avait fait un livre sur les Paysages homériques et s’était attiré les quolibets des puristes en écrivant cette phrase : Eine melodische Warmheit, une chaleur mélodieuse. Il avait peut-être tort de devancer nos décadens instrumentistes ; on excuserait sa licence à Balazuc, même s’il eût ajouté : mélodieuse et parfumée. De chaque brin déplante qui vit dans cette roche, lavande, thym, pauvres touffes de buis et d’yeuse, l’embrasement dégage des arômes violens. Griserie une et multiple de la vue, de l’ouïe, de l’odorat ; joie intime de tout l’être, qui reprend contact avec le creuset brûlant d’où il a tiré ses esprits vitaux… Mais pas plus que la vie, on ne peut rendre avec des mots cette chaleur, mère de la vie. Et pourquoi essayer d’en faire comprendre l’ivresse aux gens du Nord ? Ils croient aimer le soleil, et le Midi, parce qu’ils vont en hiver demander au ciel de la Corniche quelques rayons plus tièdes. Ils y portent des parasols ! Une vraie caresse du père des choses les fait fuir épouvantés. Ils n’entendront jamais ce qu’il y a de délicieux et d’éperdu dans la plainte de nos cigales. Pas plus que les gens de la pâle lune, s’il y a des gens dans la lune, ne pourraient imaginer le plaisir qu’éprouvent les terraqués en respirant à pleins poumons.

Il faut descendre l’Ardèche jusqu’au-dessous de Vallon pour trouver la grande curiosité du Vivarais, le pont d’Arc. La rivière arrive dans un cirque fermé par une haute muraille de roche d’où il ne semble pas qu’elle puisse sortir. Aux lointaines époques de la Terre, elle faisait un long détour pour contourner l’obstacle sur la gauche. Son effort répété pendant des myriades d’années a fini par forer la montagne, droit au fil de l’eau ; elle s’engouffre sous ce pont naturel, dont je ne peux mieux donner idée qu’en disant qu’il présente à peu près l’aspect, les dimensions en hauteur et en largeur de la première arche de la tour Eiffel. Des arbustes et des plantes grimpantes jettent leur tablier de verdure sur le pont d’Arc. Jadis il donnait passage d’une rive à l’autre ; les armées protestantes du Bas-Languedoc s’en étant servies à plusieurs reprises pour s’introduire en Vivarais, Louis XIII fit rompre la corniche. Les abords de l’arche sont encombrés de troncs d’arbres et de débris que l’Ardèche apporta dans l’inondation de 1890, quand elle monta presque jusqu’à la voûte ; on comprend comment ces béliers qu’elle a dû charrier de tout temps et jeter contre le roc ont avancé son travail de creusement. Néanmoins, ce travail suppose une accumulation de siècles qui effraie l’esprit. C’est le commentaire de la devise que je lis sur un cadran de 1745, au-dessus de la maison du batelier-pêcheur : — « Songe à l’éternité, le temps s’en va ! » — Les eaux apportent aussi, contre les espaliers de cet entonnoir à l’abri de tous les vents, un limon fertile qui en fait une véritable serre chaude. Les micocouliers, les grenadiers y portent fruit ; des vignes sauvages s’enroulent jusqu’à la cime des genévriers et des cyprès. Je n’ai vu pareille opulence de végétation que dans quelques vallons du Caucase et de Crimée.

En amont comme en aval du pont d’Arc, le tuf poreux des parois de roche, en surplomb sur la route, est criblé d’excavations, de cavernes qui se prolongent parfois fort loin dans la montagne. On y parque aujourd’hui des troupeaux de chèvres et de moutons, dont les têtes effarées se montrent là-haut. On en a retiré des monceaux de cendres et d’ossemens. De temps immémorial, ces retraites ont servi d’asile aux vaincus, aux bannis, aux réfractaires de tous les régimes, Sarrasins, Albigeois, routiers, huguenots, camisards, émigrés. Mon conducteur, un habitant de Vallon, me raconte tout ce qu’il sait de légendes sur ces grottes. Des bohémiens gîtèrent longtemps dans l’Averne, un de ces repaires. La bohémienne Mendès, enceinte des œuvres du seigneur de Vallon, y mit au monde un enfant. Il fut élevé au château, et quoique sourd-muet, il fit bientôt l’admiration de tous par sa. vaillance et sa subtilité. La mère n’avait qu’un désir, revoir son fils ; mais le châtelain ne consentit à la recevoir qu’à la condition qu’elle lui livrerait les secrets de sa horde. Mendès trahit la tribu par amour maternel. Le chef de la bande eut des soupçons ; un soir que la délatrice rentrait avec des fruits du château donnés par son enfant, il la cloua au rocher d’un coup d’épée. Comment le sourd-muet en fut instruit, comment il avertit le seigneur et vengea sa mère en enfumant les bohémiens dans leur terrier, c’est ce que le lecteur devinera sans doute et ce qui n’aurait pour lui qu’un médiocre intérêt, parce qu’on ne le lui racontera pas en roulant au bord de l’eau, sous les rayons bienveillans d’étoiles qui semblaient remises à neuf ce soir-là, et contre la montagne où gît le cadavre de pierre du vieux Vallon, entièrement ruiné par les guerres de religion.

Et je voulais parler de Lagorce, de Salavas, ces lieux où l’on s’est tant battu. Il faut lire dans les Commentaires comment la dame de Lagorce, surprise dans Salavas par ses vassaux huguenots qui avaient forcé les deux enceintes, défendit seule le réduit avec un sergent et la nourrice de ses enfans. Capturée par les assaillans, « Mme de Lagorce fut menée elle et ses enfans au-devant de la tour de Lagorce et le poignard à la gorge ; pour se tirer de cette prison et garantir ses enfans de la mort, elle fut contrainte à demander leur vie et la sienne à ses soldats, le cœur desquels, après une résistance de trois semaines, s’attendrit plutôt par les larmes de leur dame qu’ils n’auraient fait par des coups de canon ; de sorte qu’ils se rendirent. » — Et je devrais m’étendre sur Villeneuve-de-Berg, l’ancien chef-lieu du bailliage de Bas-Vivarais, la place disputée où les maisons montrent encore sur leurs portes la statuette de la Vierge imposée aux religionnaires, où l’on voit la maison de Louis XIII et le conduit qui donna entrée à ceux de la Réforme, la nuit qu’ils précipitèrent dix-huit prêtres dans le puits de l’église. Il faudrait s’arrêter à Joyeuse, à Largentière, les villes sarrasines du Tanargue ; à Viviers, la petite cité épiscopale que chacun a pu admirer du chemin de fer, avec sa cathédrale avancée dans le Rhône comme une proue de navire… Il faudrait un volume.

Le pays est petit, mais si plein de choses belles ou mémorables ! C’est assez d’avoir soulevé un coin du voile qui le couvre, si seulement j’ai pu donner à quelques-uns l’envie de le visiter, et un peu d’inclination à l’aimer. Il me reste d’ailleurs une autre tâche, pour achever ces notes de vacances ; il me reste à dire, dans une prochaine causerie, quels sont les habitans de ce pays, ce que j’ai vu de leur condition, ce que j’ai pu observer de leur état d’esprit vis-à-vis des problèmes qui s’imposent à la France contemporaine. Enquête partielle que chacun devrait faire sur un canton du territoire national, ne fût-ce que pour corriger la suffisance avec laquelle nous prononçons, à Paris, sur les besoins, les volontés, les sentimens de cette obscure, complexe et bien-aimée personne, la France d’aujourd’hui.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.