Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Inde

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DES
MISSIONS CATHOLIQUES
EN KORÉE ET DANS L’INDE ANGLAISE.


1859 ― 1860 ― 1861.
Hong-kong, mai 1859.
À M. le Vte  de La GUÉRONNIÈRE.

Il y a vingt-deux ans, un Français, un prêtre des Missions Étrangères, M. Mabault, se faisait jeter par une jonque chinoise, seul et sans autres guides que sa foi et son énergie, sur une plage que n’avait pas encore abordée le catholicisme, mais qu’on savait, par ses relations avec la Chine et le Japon, être celle d’une contrée populeuse et riche ; cette plage était celle de la presqu’île de Korée. Plus tard, deux autres Missionnaires venaient l’y rejoindre, l’y aider dans ses efforts apostoliques et y former un noyau catholique qui aujourd’hui, malgré les persécutions, a atteint des proportions assez importantes pour que, déjà en 1847, 768 adultes reçussent le baptême et 469 cathécumènes se fissent inscrire.

Ces succès furent chèrement achetés, et le meurtre de ces trois premiers Missionnaires, suppliciés dans l’intérieur du pays, décida le Gouvernement français à envoyer sur ce point des Mers de la Chine, tout éloigné qu’il fût : d’abord, en 1846, le contre-amiral Cécile ; puis, l’année suivante, une frégate et une corvette, la Gloire et la Victorieuse, avec la mission d’y obtenir réparation du sang français versé et d’y conclure, sinon un traité, du moins des conventions de nature à garantir l’avenir des Missions. Vous vous rappelez, sans doute, le triste sort de ces deux bâtiments qui se perdirent sur cette côte, aujourd’hui encore inconnue pour nos Marines, et dont les épaves gardées, pendant deux années avec le respect de la crainte, par le Gouvernement koréen qui s’attendait à la réapparition annoncée et promise d’une nouvelle expédition française, disparurent le jour où il fut avéré pour lui qu’on avait renoncé à cette expédition. Il est certainement regrettable, selon moi, qu’à cette époque, des considérations dont je ne discuterai pas ici la valeur, inutiles en tous cas à rappeler aujourd’hui, aient fait sacrifier la religion d’un engagement pris et renoncer à l’occasion si naturelle, si légitime, qui s’offrait à la France de planter, en Korée, un jalon qu’elle aurait pu conserver ou arracher, à son gré, selon les circonstances ; car ainsi on eût préservé bien des existences dans le présent comme dans l’avenir, et on aurait pu fonder, sur cette côte lointaine, l’influence du nom français.

Des questions d’un ordre à la fois moral et matériel semblent donc, dans de certaines limites, rapprocher la France de la Korée, du moins les empêcher de devenir jamais complétement étrangères l’une à l’autre.

La Korée est divisée en huit provinces, gouvernées comme celles de la Chine par des mandarins ou préfets. La forme de son gouvernement est despotique dans toute l’application du mot ; le Roi a cependant un conseil qui contre-signe tous ses décrets. La couronne est héréditaire. Le Roi n’a jamais qu’un seul enfant mâle reconnu, et si l’héritier vient à faire défaut, c’est aux Ministres qu’il appartient d’en trouver un et de le proclamer successeur légitime.

L’armée koréenne a une grande analogie avec l’armée chinoise, en ce sens que son organisation est aussi défectueuse ; c’est, en fait, une agglomération d’individus de tout âge, de toutes tailles, à moitié nus, sans discipline et sans chefs, faisant tous les métiers, sauf celui de soldat, et dont l’effectif atteint, avec peine, le chiffre de dix mille hommes ; en Korée, la résistance et le danger ne seraient donc pas là. Le fusil à mèche est la seule arme des Koréens, et dans la capitale, au dire des Missionnaires, il existe un canon à poste fixe.

Comme en Chine, les mandarins y ont leurs sicaires, leurs familiers ; race déguenillée, lâche et paresseuse, la lèpre de l’extrême Orient, qui sert à soutenir le maître par-dessous les épaules, quand il se lève ou qu’il marche ; qui porte la peau de tigre, les chaînes et les verges, insignes de sa dignité ; à l’occasion, fait le service d’archers, de bourreaux, etc. ;… et en fait de supplices, les Koréens ont des raffinements inouïs : ils savent taillader le corps des victimes sans causer la mort immédiate ; ou bien ils les enterrent à mi-corps, la partie supérieure exposée à l’ardeur du soleil et aux piqûres des insectes ; ou bien encore ils désarticulent les membres avec une hideuse habileté, cherchant avant tout à prolonger l’agonie du patient.

D’après le dénombrement présenté au Roi, il y a peu d’années, la population totale de la Korée était de sept millions trois cent quarante deux mille trois cent soixante et un habitants ; mais, vu l’état incomplet de l’état civil koréen, le chiffre réel peut être, affirment les Missions, évalué à huit ou neuf millions.

Il paraît qu’en fait d’arbitraire et de monopole, la noblesse koréenne laisse loin derrière elle cette même classe en Chine et au Japon. Qu’un homme noble soit riche ou pauvre, investi ou non de fonctions publiques, peu importe ; il est de race noble et tout plie devant lui : il peut emprunter et ne pas rendre, acheter et ne pas payer (c’est l’usage invariable) ; à toute réclamation il oppose ses titres de noblesse ; il est au-dessus du peuple, en dehors des lois, investi de privilèges inviolables et exorbitants ; il est défendu de fumer en sa présence ; sur les routes on doit lui céder le pas ; il faut descendre de cheval en passant devant sa maison ; de plus, il y a différents degrés de noblesse ; et si un noble épouse une femme du peuple, les enfants issus de ce mariage sont d’un degré inférieur.

Le peuple est, en Korée, le seul élément sérieux, le seul sur lequel l’avenir puisse fonder quelque espoir. C’est d’ailleurs lui qui, comme partout, travaille à la terre, tisse, fabrique, fournit en un mot aux besoins de toutes les classes. Le Koréen est de taille moyenne, robuste, d’un caractère ouvert ; et, quoique en général ami du repos, il se livre avec ardeur aux travaux les plus durs, dès l’instant qu’il les aborde. D’un tempérament très-vif, il a des colères terribles, et alors il devient cruel ; mais, livré à ses instincts naturels, et à l’abri de provocations, il est susceptible d’attachement ; comme qualités naturelles, il est donc infiniment supérieur au Chinois. Ses vêtements sont de toile de coton et de fil blanc pendant l’été ; doublés de fourrures pendant l’hiver ; et, bien qu’il soit son propre fabricant, à peu de frais, il achète en assez grande quantité des étoffes de fabrique européenne, qu’il recherche beaucoup et qu’il tire de Pé-king, comme tous les autres produits dont il fait usage.

Quant aux esclaves (car l’esclavage fait partie de l’état social en Korée), ils sont la propriété exclusive de leurs maîtres, qui peuvent en disposer à leur gré, et ont sur eux droit de vie et de mort. Il paraît que, dans certains cas prévus par la loi, ces esclaves sont aptes à recouvrer la liberté ; mais les détails font jusqu’à présent défaut sur cette classe de la société koréenne, emprisonnée, pour ainsi dire, chez les nobles ou les Européens n’ont pu encore pénétrer.

En fait, les femmes sont aussi des esclaves, du moins chez les gens riches, qui en possèdent autant qu’ils peuvent en acheter et en nourrir. Gardées avec la plus rigoureuse surveillance dans des appartements séparés, ou jamais ni étranger ni ami ne peut avoir accès, elles ne sortent que fort rarement, et encore n’est-ce qu’en chaise fermée, avec la permission du mari ou plutôt du maître, pour aller visiter leurs parents ou prier sur les tombes des morts. Dans la basse classe, les femmes ont une plus grande liberté ; mais, dans aucune famille, les filles ne font nombre, de même qu’elles n’ont jamais aucun droit à l’héritage ; le père les marie ou plutôt les vend à son gré ; et, après sa mort, les mêmes droits passent au fils aîné ; après lui, à son héritier. Par contre les enfants mâles, au contraire, résument et absorbent toutes les tendresses de la famille ; ils sont idolâtrés, et, chose incroyable, si elle n’était attestée par des bouches aussi pieuses que véridiques, les femmes nourrissent souvent leurs fils de leur lait jusqu’à l’age de huit ou dix ans ; aussi n’est-il pas rare de voir un grand et gros garçon renverser sa mère pour se jeter sur son sein et y étancher sa soif.

Il y a environ cinq siècles, le coton fut importé de Chine en Korée, et il est aujourd’hui, avec le riz, la culture première et la richesse du pays. Le froment et autres céréales, comme les légumes d’Europe, y sont connus ; mais ils sont dégénérés et mal cultivés. Dans la partie méridionale de la presqu’île, où le froid n’est jamais excessif, la moyenne thermométrique y étant de 15 à 20 degrés Réaumur au-dessous de zéro pendant les hivers les plus durs, les poires, les pommes, les pêches, même les raisins, sont abondants, mais sans saveur ; le vin de la vigne y est inconnu, et les habitants le remplacent par un composé de graines fermentées, comme cela se pratique, du reste, dans d’autres parties de l’extrême Orient. En revanche, le tabac y croît à merveille, et se vend à vil prix : la Korée n’en fait cependant un objet de consommation qu’avec la Chine et le Japon, et encore à des époques fixes et sur certains points déterminés du territoire. Nos animaux domestiques existent également en Korée, mais avec des applications différentes : ainsi le bœuf, par exemple, n’y sert qu’à labourer ou à porter des fardeaux, et n’est jamais bête d’alimentation (il en est de même en Chine et au Japon) ; c’est ainsi également que le cheval, bien qu’assez fort, malgré sa petite taille, pour rendre de bons services à l’agriculture et à l’industrie, y est tenu complétement étranger : il n’est qu’un objet de luxe ou une marque de noblesse.

On dit l’intérieur de la Korée très-riche en mines d’or et d’argent, de fer, de cuivre, de houille ; mais le Gouvernement ne permet l’exploitation que de celles de fer et de cuivre, se servant des superstitions populaires, très-vivaces en Korée, pour mettre les mines des métaux plus précieux, dont il prétend conserver le monopole, sous la garde de Génies malfaisants ; et il paraît que ce moyen, tout naïf qu’il soit, lui a jusqu’à présent réussi.

Chaque année, au nouvel an du calendrier chinois, le Roi de Korée envoie une ambassade avec des présents à Pé-king, mais aujourd’hui que la presqu’île koréenne est, en fait, indépendante de la Chine, c’est un hommage de forme à titre de précaution politique plutôt qu’un tribut réel, comme par le passé, qu’elle paye ainsi à un voisin devenu dangereux par son importance.

Au point de vue des arts, il serait assez vrai de dire que la Korée est à la Chine, ce que la Chine est à l’Europe. Toute la science du Koréen instruit se borne à apprendre quelques lettres chinoises ; et cette étude fournit un aliment inépuisable aux plus avides. La langue koréenne a une écriture alphabétique qui, même dans sa rudesse et sa simplicité, serait de beaucoup préférable aux quatre-vingt mille caractères de l’alphabet chinois ; mais elle est entièrement négligée, et, tous les ans, le Gouvernement envoie une seconde ambassade à Pé-king, afin d’y prendre le calendrier pour l’année suivante : c’est un voyage de trois mois.

Quelques mots encore sur la propagande catholique, et sur l’état actuel des choses en Korée.

Les Missions étrangères qui, jusqu’ici, ont été les sources presque uniques auxquelles aient pu être puisées les quelques données un peu complètes que nous ayons sur l’intérieur de la presqu’île Koréenne, assurent qu’au point de vue catholique, le terrain y est bon et bien préparé ; mais d’autre part, selon eux, la crainte de persécutions nouvelles après celle qui a eu lieu il y a dix ans, a, depuis quelques années, suspendu l’effet des premiers succès obtenus, en intimidant les consciences les mieux disposées, ou en décourageant celles qui étaient acquises ; surtout depuis que l’intolérance du Gouvernement koréen ne croit plus avoir à redouter l’intervention des puissances chrétiennes.

Les calculs des Missions portent à quinze mille le chiffre des chrétiens en Korée ; ce chiffre, on le voit, serait important en raison de sa population.

Le Roi régnant est jeune, et bien qu’issu d’une souche royale, mais depuis longtemps tombée dans l’obscurité et dans la pauvreté, il avait contracté, au milieu de la classe ou il vivait, des habitudes de débauche et de paresse qu’il n’a pu corriger depuis que des nécessités politiques l’ont fait rechercher et porter sur le trône : aussi laisse-t-il ses ministres gouverner en son lieu et place, se bornant à demander pour ses plaisirs sa part des fonctions publiques qui se vendent à l’encan : par tempérament, il est capricieux et cruel ; bref, les Missionnaires en font un portrait fort laid et fort inquiétant pour leur avenir. D’ailleurs, hommage doit être rendu à leur patience comme à leur courage, car depuis vingt-deux ans qu’ils se sont jetés en Korée, ils ne s’y sont maintenus qu’au prix de sacrifices et de souffrances de tous les moments ; et ils poursuivent leur tâche sans se lasser. La Mission actuelle se compose d’un évêque, de son coadjuteur et de sept missionnaires, dont un prêtre indigène. Depuis ces dernières années, la position de ces pauvres ecclésiastiques, loin de s’améliorer, a même été parfois assez critique pour qu’en présence de signes menaçants pour la religion et les personnes, ils aient été réduits à vivre loin des villes, dans les montagnes, ou cachés sous terre et nourris par quelques chrétiens isolés plus courageux que la masse.

Voilà les faits ; et quelles que soient les pratiques ou les croyances d’un chacun, c’est une bonne et vraie religion que celle qui se traduit en abnégation, en dévouement à une cause grande et juste, et en efforts persévérants pour la faire triompher.


1861

Depuis que j’envoyai cette lettre en France, peu de changements se sont produits dans la Mission de Korée. Au printemps de 1856, Mgr Berneux, évêque de Capse, s’était embarqué à Shang-hai, avec deux missionnaires, pour la Korée, dont il vient d’être nommé vicaire apostolique. Son coadjuteur, Mgr Daveluy, a été consacré sous le nom d’Évêque d’Aconès ; ce dernier est l’auteur d’un travail historique sur les martyrs de la fin du dix-huitième siècle, travail dans lequel il fait ressortir l’énergie de caractère bien supérieure à celle des autres habitants de cette portion de l’extrême Orient, dont est doué l’indigène koréen. Mgr Daveluy a fait en Korée un long noviciat, passant par les épreuves les plus dures ; il y est connu des populations, et en est estimé jusqu’à la vénération par la fraction chrétienne ; aussi son crédit, chez elle, est-il grand.

L’on avait craint un moment que les persécutions de 1845 ne vinssent à se renouveler ; car, depuis cette époque, en raison de l’abandon complet où la politique française a cru devoir laisser la Mission de Korée, des symptômes menaçants s’étaient renouvelés à plusieurs reprises ; ils se sont heureusement effacés, grâce à l’habile humilité de nos prêtres, humilité qui leur a permis de ne pas abandonner le terrain et d’y espérer encore un appui catholique qui les mettra en mesure de contrebalancer, s’ils étaient aidés, les envahissements avoués aujourd’hui de la politique religieuse de la Russie.

Huit chrétientés nouvelles ont été créées en Korée depuis dix ans ; une des plus nobles familles d’un des districts importants s’est convertie ostensiblement au Christianisme ; dans la capitale même, des conversions assez nombreuses ont eu lieu, et un catéchiste habile et zélé est actuellement établi dans la ville ou les Japonais ont leur comptoir commercial.

En un mot, la situation catholique s’est soutenue, en Korée, dans des conditions que je crois faites pour appeler l’attention du Gouvernement de l’Empereur. Je ne me dissimule cependant pas qu’au point de vue des intérêts et politiques et religieux, l’état des choses, dans l’extrême Orient, réclame en ce moment sa sollicitude la plus pressante sur un autre point plus menacé et plus important, sur la Cochinchine ; car c’est là qu’en ce moment aussi les choses ont pris les proportions les plus graves. Toutefois, n’y aurait-il pas opportunité à une démonstration, à une indication quelconque, toute passagère qu’elle puisse être, sur une côte où, en prêchant la doctrine catholique, le nom français persiste, sans se décourager, à militer en faveur de la civilisation ?

Pour ma part, je voudrais cet appui moral possible, et je le croirais utile, au moment surtout où nos derniers succès à Pé-king ont exercé déjà une influence incontestable, favorable à la France, sur les peuples voisins de la Chine. Cela est si vrai qu’en Korée, malgré les errements du passé et les sentiments du Gouvernement local, de tous temps hostiles aux idées chrétiennes, les Mandarins semblent, d’après les derniers rapports des Missions, vouloir faire trêve à la persécution ; ferment l’oreille aux dénonciations contre les Chrétiens, et même, fait qui n’a pas de précédent dans le royaume, amnistient des confesseurs indigènes sans exiger l’apostasie.

La politique française jugera-t-elle qu’il y a utilité et opportunité à user de cette situation : c’est une question que je n’oserais trancher, mais que mes convictions me font un devoir d’indiquer.


Indes anglaises, 1860.
À M. le Vte  de La GUÉRONNIÈRE.

J’arrive de Java ; et c’est avec un profond regret, je vous l’avoue, que je quitte cet admirable climat ; ces Hollandais à la fois si droits et si solides, et cette vieille société javanaise si vierge encore quand on va la chercher dans l’intérieur de l’île, plus à l’abri que sur les côtes, du flot malais qui tend tous les jours à l’envahir et à l’absorber ; cette société qui a pu conserver ses religions, sa nationalité, ses coutumes, même ses armes, sous la main de maîtres assez habiles pour les lui avoir laissées ; assez patients et assez forts aujourd’hui pour s’en servir en toute sécurité à l’avantage de leur domination.

Me voici à l’extrême frontière de l’Inde et de la Chine, à Singapoor, ville anglo-hindoue qui, il y a dix ans, comptait à peine dix mille habitants et dont la population actuelle, grâce à l’envahissement croissant de la race jaune, se compose de : 75,000 Chinois, 12,000 Malais, 10,000 Bengalis, Hindous ou Malabars ; d’à peu près 2,000 Portugais ou hommes de demi-caste ; d’Eurasians, mélange de sang européen et de sang asiatique ; de quelques Belges, Suisses, Hollandais, Allemands et Français et d’à peine 300 Anglais ; le tout fonctionnant régulièrement et placidement sous la garde d’un gouverneur plus civil que militaire qui n’a pour toutes forces que 5 à 600 Cipayes, gardant eux-mêmes trois cents galériens des Indes.

Mais avant de reprendre mon dernier vol vers la patrie, et encore endolori des agitations de toute nature que j’ai dû traverser depuis deux ans en Chine, j’avais besoin d’un peu de repos et j’ai espéré le trouver ici, grâce au tempérament anglais qui partout où il apporte sa politique et ses habitudes apporte aussi son calme et sa méthode ; grâce aussi à cette merveilleuse nature des tropiques toujours verte, parfumée et pleine de quiétude, autant qu’à des rapports jeunes de date, mais attachants, mais pleins de sympathique intérêt, avec un vrai pasteur de l’Église catholique militante, le R. P. Beurel, des Missions Étrangères, provicaire apostolique de la Malaisie, et depuis vingt ans dans l’Inde.

Il est pour moi l’exemple le plus frappant de ce que peuvent l’esprit de suite et la résolution réunis ; de ce que peut une volonté patiente qui, son but une fois choisi, marche sans broncher dans la voie qui doit la conduire au succès ; de ce que peuvent surtout l’intelligence et la simplicité des moyens mises au service des doctrines libérales et consolantes du Catholicisme.

D’ailleurs, lorsque, il y a quelque temps, je vous adressais sur la Korée des données bien incomplètes, il est vrai, mais, en somme, tout ce que j’avais pu recueillir sur cette contrée si peu connue dans ses détails, je regrettais de n’avoir à vous parler que de Missions en détresse ; que des souffrances de leurs prêtres ; que de leurs luttes pleines d’abnégation et de courage, sans pouvoir vous citer encore d’heureux résultats obtenus. Ici, au contraire, à Singapoor, je ne vois que des Missions qui, elles aussi, ont eu leurs labeurs, mais des labeurs qu’un homme a seul entrepris ; que seul il a pris à sa charge, et qui, aujourd’hui, ont abouti à une pleine prospérité : à côté des ombres, la Providence a voulu la lumière ; à côté des épreuves elle a mis la récompense.

Le R. P. Beurel est comme la personnification véritable et actuelle du Catholicisme tel qu’il se trouve placé dans la presqu’île malaise, entre deux sociétés, l’une toute protestante, l’autre toute païenne. Né dans les côtes du Nord, d’une famille sans fortune, il arriva aux Indes en 1839. Dans le début, ses supérieurs le destinaient à Siam ; mais en débarquant à Singapoor pour se rendre à son poste, il y fut retenu par le vicaire apostolique d’alors, Mgr Hilaire Courvezy, évêque de Bida, qui lui-même fut bientôt remplacé par Mgr Boucho, missionnaire à Pénang, sacré en 1845 évêque de Calcutta.

Dans le principe, le Vicariat de la Péninsule Malaise ou Malaïe comprenait trois grands districts : celui du Sud, composé de deux postes principaux, Singapoor et Malacca ; celui du Centre, renfermant Pénang, Battu-Kravan et la province Wellesley ; celui du Nord, s’étendant de Merguy à Martaban dans la Birmanie, jusqu’au seizième degré de latitude nord. Aujourd’hui, le district du Nord appartient à la Mission particulière de Birmanie, et ainsi, le Vicariat apostolique, ayant son siège à Pénang, ne se compose plus que des districts du Centre et du Sud, de tout l’ouest de la Péninsule et des îles du voisinage.

À son arrivée à Singapoor, le P. Beurel se trouva en présence d’un schisme portugais et d’obstacles de tous genres : il avait à apprendre les différents dialectes qui se parlent dans la presqu’île, et il n’en savait aucun ; il manquait de ressources pécuniaires, ne recevant que dix piastres par mois (60 francs) de la Propagande de la Foi ; rien d’une chrétienté insignifiante encore et composée d’ailleurs d’éléments pauvres et non attachés au pays ; enfin, dans les journaux anglais de la localité, il était, tous les jours, au début, représenté comme un intrus ou un vagabond : sa situation était donc des plus difficiles et des plus précaires.

Néanmoins, et c’est là le côté le plus remarquable de son œuvre, il parvint, dès 1843, à jeter les fondations d’une première église catholique, avec les seuls fonds que lui avait procurés une souscription ouverte en 1840, uniquement dans la société protestante dont il avait su se concilier l’estime et les sympathies par la moralité de sa vie, autant que par son habileté : comme appoint, sa communauté ne lui avait envoyé d’Europe que la modique somme de deux mille francs.

Ces premiers résultats heureux faillirent un instant être compromis à tout jamais, l’autorité locale s’alarmant de voir une église rivale prendre des proportions plus importantes que la sienne propre ; aussi le P. Beurel, fidèle à son système de temporisation et de prudence, se décida-t-il à la détruire, mais pour la relever plus tard dans les conditions architecturales vraiment belles et simples où elle se trouve aujourd’hui, à côté du temple protestant bâti dans le style gothique fleuri, généralement adopté par l’art anglais pour les grands édifices. Voulant enfin compléter son œuvre, notre missionnaire vint en France, en 1850, pour y chercher des auxiliaires chez les Frères de la Doctrine Chrétienne ; et, en 1852, il débarquait, une seconde et dernière fois, à Singapoor, avec 6 Frères, dont 3 pour Pénang, et 4 Sœurs de la Congrégation de Saint-Maur.

Les écoles des Frères, mises sur un autre pied que celui où elles se trouvent aujourd’hui, pourraient, à mon avis, donner de meilleurs résultats. Le caractère premier, comme la règle de ces établissements, devrait être la gratuité, prise du moins dans son application générale, et elle est loin d’y être comprise et pratiquée par le directeur actuel, malgré, il faut le dire, les conseils du P. Beurel ; d’où il résulte, vu la rareté et le peu d’aisance des catholiques anglais à Singapoor, que ces écoles ne font aucun progrès.

Il n’en est pas de même de l’établissement des Sœurs, dignes femmes qui, partout où elles se montrent, ne s’appellent que dévouement, bienfaisance et charité : cet établissement est à la fois une école et un asile pour les orphelines. Là, la gratuité est à l’état de règle et de pratique, ce qui fait que, sous le rapport de l’orphelinat, par exemple, dont les Sœurs s’occupent spécialement, elles ont obtenu un véritable succès, ayant, à l’heure qu’il est, dans leur maison, 70 petites ou jeunes filles, qu’elles entretiennent de toutes choses ; en total, 110 élèves, l’école comprise.

Les Frères ont environ 135 élèves, dont à peu près 30 seulement sont pensionnaires ou orphelins, c’est-à-dire entretenus par l’Œuvre, qui, chaque année, coûte au P. Beurel près de six mille francs, dont quatre mille francs pour le traitement des Frères : ce sont pour lui de coûteux auxiliaires.

Les Sœurs vivent, elles, de leur industrie et de ce qu’elles reçoivent de l’école payante.

Quant aux églises ou chapelles qui existent à Singapoor, il n’y en a proprement dit que 3. L’île renferme en outre 4,000 catholiques, parmi lesquels 12 à 1,500 Portugais schismatiques ou descendants de Portugais : du côté des catholiques, après les derniers recensements, assez exactement faits, l’on peut compter 1,200 Chinois, 300 Malabars, et une minime fraction d’Européens ou descendants d’Européens. D’autre part, à Singapoor, il ne doit y avoir que 5 à 600 protestants de toutes les dénominations.

À Pénang, il y a 2 églises et 2 écoles, et, à Battu-Kravan, comme à Wellesley, le nombre des chrétiens peut s’élever à environ 3,000. Malacca a également son église, bâtie dans le style gothique ; mais d’école, point ; et, dans l’intérieur du pays, une Mission, des plus intéressantes par la vie et les sacrifices des prêtres qui la composent, a déjà donné le baptême à plus de 400 sauvages idolâtres. En somme, de toutes ces institutions religieuses, la plus importante est, sans contredit, le collège de Pénang, destiné au clergé indigène des diverses Missions : il est dirigé par 6 professeurs, et renferme en ce moment 150 à 160 élèves chinois, cochinchinois, tonquinois et koréens.

À Singapoor, comme à Pénang, l’esprit de la population catholique est généralement bon, tout en se ressentant fatalement, à certains égards, du voisinage du protestantisme. Les Malais sont les plus résistants à la propagation chrétienne, tandis que les Chinois et les Malabars, qui, en fait, dominent par le nombre, lui donnent le plus d’adeptes. À ce propos, justice doit être rendue à l’autorité anglaise, qui laisse aux Missionnaires catholiques toute leur liberté de pensées et d’action, tout en se refusant, d’autre part, il est vrai, à les assister, à prendre même connaissance de leurs travaux : c’est de l’abstention impartiale, mais absolue. Le Catholicisme travaille donc seul à la civilisation des populations païennes de l’intérieur ; seul il bâtit des églises et des chapelles pour y attirer ces mêmes populations ; seul il cherche à les attacher au sol par le mariage, les Chinois, entre autres, en les aidant à faire venir, de leur patrie lointaine leurs femmes et leurs enfants ; moyen à peu près unique d’apporter quelque moralité chez des races qui sont arrivées aux derniers degrés de la démoralisation.

Enfin, pour clore ce rapide aperçu de l’état des Missions Étrangères dans la partie orientale des Indes : en Birmanie, nous avons 1 évêque et près de 25 missionnaires ; en Malaisie, 19, y compris les professeurs du collège de Pénang ; à Siam, 12 à 14 ; au Cambodge, 6 seulement ; au Laos, 3 ; en Cochinchine, fort peu en ce moment, bien que l’état constitutif de cette Mission soit de 7 à 8 évêques, chacun à la tête d’un gros personnel de prêtres. Mais, quant à présent, il n’y a sur les lieux que 5 évêques, ayant autour d’eux, disent les derniers rapports, plusieurs centaines de missionnaires fort zélés.

Un pareil ensemble de résultats est incontestablement aussi remarquable en lui-même que satisfaisant pour la Religion ; toutefois les meilleures comme les plus hautes causes ayant toujours, plus ou moins, leur côté faible, pourquoi, après avoir cherché à rendre aux institutions, aux hommes et à leurs actes, les éloges allant parfois jusqu’à l’admiration qui leur sont légitimement dus, ma conscience, comme mes observations, comme mes susceptibilités nationales, se croient-elles le droit d’adresser un reproche sérieux aux Missions en général, composées d’éléments français, Missions Étrangères ou Compagnie de Jésus (les Lazaristes exceptés), et de leur demander, en me fondant sur des faits notoires qui ne sont que trop fréquents, pourquoi, dans l’extrême Orient surtout, où leur rôle est plus large, plus militant que sur tout autre terrain, plus fatalement lié à celui de notre politique, elles persisteraient à sembler craindre, en général, dans la pratique, de se montrer françaises, tout en ne cessant pas pour cela de rester catholiques, deux qualités cependant essentiellement compatibles entre elles ?

Partout, et dans l’extrême Orient particulièrement, la France n’a-t-elle pas été, n’est-elle pas, ne sera-t-elle pas toujours la protectrice née du Catholicisme, la gardienne de ses intérêts temporels ? C’est même là une de ses forces et une de ses gloires : tous les jours, les Missions ne sont-elles pas, de sa part, l’objet de sacrifices moraux et matériels, en influences, en hommes, en argent ? Tous les jours, les Missions n’ont-elles pas, avec raison, recours à cette même France, pour la conservation de leurs droits ou pour la sécurité et le développement de leurs établissements ; et ne la trouvent-elles pas toujours prête ? Pourquoi, d’ailleurs, ne s’inspireraient-elles pas du sain exemple des grandes politiques de l’Europe, dont la sagesse et l’habileté consistent, plus que jamais aujourd’hui, à fuir l’isolement et à chercher leur force dans la cohésion des intérêts, dans les alliances assorties ? Et celle du Catholicisme et de la France n’est-elle pas essentiellement de ce nombre, traditionnelle, indiquée ? Enfin, dans mon vif désir de trouver un remède à un mal réel, j’irai plus loin, et je dirai aux Missions : Vous avez votre politique personnelle, vous voulez la conserver, soit ; mais, du moins, faites-la l’auxiliaire loyale et hautement avouée d’une puissance dont, constamment, je le répète, vous pouvez avoir besoin, et dont, constamment aussi, vous invoquez avec succès l’assistance. La Religion, qui est aussi la Civilisation, ne saurait que gagner à une pareille union, qui, en même temps qu’elle sauvegarderait les principes les plus respectables, viendrait doubler l’influence et les moyens d’action des causes qui l’auraient franchement contractée.

Que les Missions me pardonnent la franchise, peut-être même l’audace de mon langage : c’est parce que je suis convaincu, et que je me prétends catholique, que j’ose le leur tenir ; car je crois fermement que, plus que tout autre, aujourd’hui, il parle directement à leur intérêt véritable et bien compris, autant qu’à celui du Catholicisme, non-seulement dans l’extrême Orient, mais dans le Monde entier.

FIN