Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Texte

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Charles de Chassiron

Notes sur le Japon, la Chine et l'Inde

Texte complet



NOTES
SUR
LE JAPON, LA CHINE
ET
L’INDE,
Par le Bon Ch. DE CHASSIRON.

1858. — 1859. — 1860.
禮高
南禄
PARIS,
E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR | CH. REINWALD, LIB.-ÉDITEUR
Palais-Royal, Galerie d’Orléans, 13. |  Rue des Saints-Pères, 15 
1861




À MON PÈRE.
Paris, 1er décembre 1864.

Lorsqu’on publie une relation de voyage, et que l’on vise à intéresser ceux qui la liront, il y a deux manières de procéder :

La première, une dose suffisante de mémoire, d’imagination et de littérature étant donnée, consiste, une fois de retour chez soi, à composer, sur des notes plus ou moins exactes, ou prises en courant, des récits attachants, habillés, selon l’expression consacrée, de couleur locale et entremêlés d’historiettes amusantes ; quitte, il est vrai, à altérer souvent la vérité des individualités ou des choses, ou à faire bravement du posthume en fait d’actualité.

La seconde, un journal de chaque jour, rigoureusement exact jusqu’à la minutie, et où le familier vient se mêler au sérieux, étant également donné, se réduit à transcrire presque littéralement ce journal ; quitte aussi à rajuster quelques phrases, à adoucir quelques angles, en supprimant des personnalités qui auraient fait leur temps ; à harmoniser, en un mot, un ensemble que les incidents divers d’un voyage long et lointain auraient pu rendre nécessairement décousu.

Cette dernière méthode est celle que j’ai choisie, parce qu’elle m’a paru la plus simple, et qu’en outre, je lui trouve l’avantage de conserver à la relation un caractère de probité qui ne peut qu’en augmenter l’intérêt.

Elle m’a servi surtout pour la matière principale de cette publication, le compte rendu de l’Ambassade du baron Gros au Japon. Cette Ambassade, la seule que la France ait jamais envoyée dans une contrée qui jusqu’alors s’était obstinément fermée à l’Occident, a été suivie d’un Traité dont les négociations m’ont semblé un tableau si curieux des mœurs et du caractère indigènes, que j’ai tenu à n’en rien omettre ; dussent certains détails paraître au premier abord, insignifiants, même puérils.

Quant aux lettres qui font suite, adressées pendant le cours de mon voyage à un collègue et à un ami, déjà, grâce à l’hospitalité d’un journal de Paris, elles ont eu de la publicité ; mais, à ma rentrée en France, je les ai trouvées pleines de lacunes, et par ce motif si tronquées comme pensées, dans nombre de passages, sans doute sous l’empire de circonstances du moment que la distance ne m’avait pas permis d’apprécier exactement, que, par indépendance d’opinion, autant, je l’avoue, que par amour propre de voyageur, j’ai voulu les reproduire, aujourd’hui, telles qu’elles avaient été écrites, sous le coup des événements, ou sous l’infuence de mes sensations d’alors.

C’est du passé, je le sais, qu’elles pourront sembler avoir la prétention de rajeunir ; mais ce n’est-il pas, depuis des siècles, celui du pays de l’immobilité par excellence, en fait de politique, en fait d’institutions, en fait de passions ! Et, pénétré de cette vérité, j’ai pensé que mes impressions, porteraient-elles la date de 1858, pourraient encore, en 1861, avoir quelque opportunité ou quelque intérêt ; qu’elles pourraient servir encore à ceux qui viendraient à me succéder, sous le ciel et au milieu des hommes où je les avais ressenties, où je les avais décrites.

Enfin, à part des considérations très-générales, ou des réflexions personnelles échappées à la plume de mon journal, autant que possible, mais non sans effort parfois, j’ai cherché à m’abstenir de commentaires et de jugements développés.

Dans l’extrême Orient, pendant deux années, ma position exceptionnelle me les défendait :

En France, fonctionnaire, je ne me crois pas, quant à présent, le droit de traiter à fond des questions toujours menaçantes, selon moi, quelque satisfaisants qu’aient pu paraître certains résultats déjà obtenus, et dont la solution véritable se rattache fatalement, elle-même, à celle des plus grosses questions de la politique européenne.

Telle est la teneur de ces notes et tel en est l’esprit.

Bon Charles de Chassiron,

Maître des Requêtes de le classe au Conseil d’État
Détaché extra. en Chine et au Japon de 1858 à 1860.


LA PREMIÈRE
AMBASSADE DE FRANCE
AU JAPON.


1858.


Shang-haï (Chine), novembre 1858.
À M. LE Vte DE LA GUÉRONNIÈRE.

La Mission de France est de retour de son expédition au Japon. Sous peu, elle va se rendre dans la rivière de Canton pour y régler définitivement, dans ses détails, le mode de remboursement de l’indemnité si vigoureusement enlevée à Ta-kou ; puis elle songera à rentrer en France, après une longue et laborieuse campagne de dix-huit mois. Quant à moi, qui suis destiné à m’en détacher, je songe à la Cochinchine, à Java ; je songe aussi à la mère-patrie ; mais je dois attendre les événements et accepter le sort qu’ils me feront.

Je vous envoie par ce courrier, tout incomplète qu’elle soit, partie de mon bagage de retour du Japon, de ce pays si inviolable et si inviolé jusqu’à ce jour qu’à mon grand regret, nous n’avons qu’entrevu. Ce que nous en rapportons, comme données un peu certaines ou comme faits un peu précis, nous avons, pour ainsi dire, dû le voler au temps si court de notre séjour dans le vieil empire de Nipon ; aux mystères d’une société se dérobant, depuis des siècles, à l’œil et au contact de l’étranger ; ou l’arracher à un système administratif et politique monopolisant tout, les hommes comme les choses, et défendant aux uns comme aux autres, de se livrer aux envoyés de l’Occident, sans s’être préalablement soumis à l’arbitraire et au contrôle de l’autorité, arbitraire des plus exclusifs, contrôle des plus rigoureux.

Autrement dit : je vous transcris sommairement quelques pages de mon journal de voyage ; vous y trouverez du moins l’itinéraire exact de la première Mission française au Japon.

Partis de Shang-haï vers le milieu de septembre, sur la corvette à vapeur le Laplace, escortée de deux bâtiments légers, le Prégent, aviso de la marine impériale, et le Remy, clipper de commerce frété pour l’expédition, après une navigation heureuse de sept jours, nous sommes arrivés à Simoda. C’était la première étape choisie pour reposer les équipages, avant de pousser jusqu’à Yeddo, la capitale de l’empire et le seul point où l’Ambassadeur de France consentît à traiter. Américains, Russes et Anglais nous y avaient précédés ; ils en avaient déjà emporté leurs Traités respectifs ; pour nous le terrain des négociations était donc tout fait, tout tracé : la saison, d’ailleurs très avancée dans ces parages, où les typhons étaient encore menaçants, avait décidé le baron Gros à en terminer au plus vite avec le Japon, et l’avait déterminé à réserver, pour le retour sur la Chine, la relâche que la Mission tenait à faire à Nagha-zaki, où ne l’appelait d’ailleurs aucun intérêt politique, mais qui devait être le complément de son curieux voyage.

Depuis quelques années, des bâtiments français, entre autres la Constantine et la Sibylle, avaient fait des reconnaissances sur les côtes du Japon. Ils s’étaient présentés devant Simoda, mais n’avaient pu obtenir d’y débarquer ; leurs rapports avec la terre s’étaient bornés à quelques politesses échangées entre les autorités du lieu et les commandants français ; aussi, arrivant dans ce petit port et descendant librement sur cette terre, jusqu’alors interdite aux étrangers, ouvrions-nous un droit que le Traité conclu par la France consacre désormais pour l’avenir dans plusieurs des ports du Japon.

Averti de notre arrivée par la Mission d’Angleterre à son passage à Simoda, le Gouverneur, dès que le Laplace fut sur ses ancres, s’empressa de venir offrir ses services au baron Gros. Dans cette première entrevue, ce fonctionnaire ne put dissimuler, sous les circonlocutions les plus polies, l’instruction qu’il avait reçue de Yeddo de faire tous ses efforts pour arrêter la Mission française sur la route de la capitale, en proposant à l’Ambassadeur de traiter à Simoda même ; se faisant fort, dans ce cas, d’exhiber des pouvoirs suffisants ; manœuvre déjà tentée, du reste, sans succès, auprès du chef de la Mission anglaise : aussi le baron Gros repousse-t-il toute proposition de ce genre, et établit-il, de la façon la plus nette, qu’il resterait à Simoda le temps qu’il jugerait convenable à ses projets, et ne traiterait que là où avaient traité les Alliés de son Souverain ; ce qui, en effet, a eu lieu.

Les formes et la tenue des officiers japonais qui accompagnaient le Gouverneur de Simoda, lorsqu’il s’est présenté sur le Laplace, les premiers du reste que nous eussions encore vus, nous ont tous fort surpris ; bien qu’issus, à n’en pas douter, de la même souche que les Chinois, c’est à peine s’ils ont conservé le type originel qui devrait leur être commun. Ils tranchent surtout sur leurs frères d’outre-mer par la simplicité de leur tenue, par la propreté de leurs vêtements, et, au premier abord, par la franchise intelligente de leurs physionomies : à l’usé, dans les rapports d’affaires, le côté intelligent reste entier ; mais il se double d’une finesse cauteleuse et d’une défiance tenace que sembleraient exclure les apparences premières. Leur maintien est calme et digne, comme du reste celui des peuples orientaux ; ils dédaignent tout ornement futile, toute dorure sur leurs habits ; à peine en tolèrent-ils sur leurs armes ; et quant au costume en lui-même, celui des gens du peuple ne diffère de celui des hauts personnages, de celui du souverain lui-même, que par la nature ou la qualité des étoffes, de soie dans la haute classe, de coton dans la basse : chez l’une comme chez l’autre la couleur de ces mêmes étoffes est toujours sombre, jamais éclatante : point nouveau et frappant de dissemblance avec les habitants du Céleste-Empire.

Les nobles et les fonctionnaires portent tous, comme l’une des marques distinctives de leur rang, deux sabres demi-courbes, de grandeurs différentes, qui ne quittent jamais leurs ceintures, qu’ils soient debout ou assis, c’est-à-dire accroupis ; le port de ces deux sabres semble donc indiquer un signe de noblesse ou de fonctions ; sorte d’Éperon de la noblesse japonaise. Ils ont aussi, imprimés sur la partie supérieure de leurs vêtements, de petits médaillons blasonnés à leurs armes personnelles, et se font précéder d’un nombre de piques proportionné au rang qu’ils occupent dans la hiérarchie civile ou militaire.

Les personnages considérables sont toujours accompagnés d’une suite nombreuse ; et cet ensemble d’officiers, de gens de service, vêtus uniformément aux couleurs de leurs maîtres, armés de lances aux formes bizarres et ornées de guidons de toutes nuances, rappelle d’une façon singulière le moyen âge avec ses barons, ses écuyers et ses varlets : n’est-il pas étrange que ce soit au Japon, au dix-neuvième siècle, que pareille fantasmagorie vienne à se produire !

Du reste, l’organisation politique du Japon est encore toute féodale, dans la forme du moins ; nombre des anciens grands Feudataires ou Détenteurs de fiefs importants, qui, par le passé, reconnaissaient avec peine l’autorité du Suzerain, ayant été, depuis un siècle à peu près, réduits à faire entre ses mains abdication de leurs anciens droits. Deux princes ou Damios, cependant, dont les fiefs sont situés aux extrémités de l’île, ont su, même de nos jours, maintenir sur leurs domaines leurs prérogatives féodales ; et, au tribut annuel près qu’ils ne cessent d’envoyer à Yeddo, ils ont conservé une position assez indépendante et assez redoutable pour que l’Empereur ou Taïgoun ait eu, en toutes circonstances, à compter avec eux et à les caresser. Chez l’un d’eux, le prince de Satzouma, la politique de Yeddo a même invariablement cherché un appui qui la mît à l’abri des entreprises de ce grand vassal, en demandant à sa maison des épouses pour la couche impériale ; ainsi, l’impératrice douairière actuelle est encore une princesse de Satzouma.

Simoda n’est réellement qu’un gros bourg détruit, il y a peu d’années, par un tremblement de terre et récemment rebâti : sa population est de deux à trois mille âmes à peine. Son importance, comme le titre de ville qui lui a été donné, ne datent que de l’époque où son port s’est trouvé l’un des deux seuls ouverts aux Étrangers ; du jour où, par un échange que les Traités viennent de consacrer, les mêmes Étrangers n’y auront plus le droit de résidence, Simoda rentrera dans sa modeste et charmante obscurité ; charmante, car rien n’est plus ravissant et plus pittoresque à la fois que la vallée toujours fraîche, luxuriante de cultures et sillonnée de ruisseaux dont les chutes se répètent à chaque pas, qui s’étend à perte de vue au fond de sa baie ; que les montagnes gigantesques qui l’enveloppent, les unes bronzées et volcaniques, les autres tapissées de cèdres, et de ces pins dont Kœmpfer, le savant Hollandais, dit avoir constaté, au Japon, plus de soixante variétés.

Notre arrivée devant la baie de Yeddo, au fond d’un golfe de 60 milles de profondeur, a été rapide. Nous étions restés six jours à Simoda : de ce point à Yeddo, le trajet est de douze heures, et le matin du 14 septembre voyait notre pavillon flotter là où jamais couleurs françaises ne s’étaient montrées depuis que l’Occident a lancé ses navires dans l’Extrême-Orient.

Bien que nous eussions mouillé à 3 milles à peu près de la côte, le tirant d’eau de nos navires ne leur permettant pas de la serrer davantage, la visite des autorités japonaises a été immédiate, comme à Simoda. Cette fois, six fonctionnaires civils d’un ordre élevé, nommés Bougnos, c’est-à-dire gouverneurs ou plutôt maires, si l’assimilation est permise, les mêmes du reste qui avaient traité avant nous à Yeddo avec les Russes et les Anglais, et qui, plus tard, devaient être chargés de traiter avec nous à titre de Plénipotentiaires, avaient été choisis pour venir complimenter l’Ambassadeur de France au nom du Gouvernement impérial du Japon.

Les mêmes efforts qu’à Simoda furent tentés auprès du baron Gros pour le dissuader de débarquer à Yeddo ; efforts spécieusement colorés, cette fois, du prétexte de la mort récente de l’Empereur « circonstance qui, en couvrant l’Empire de deuil, nuirait fatalement à l’apparat et aux honneurs avec lesquels le Gouvernement japonais tiendrait à recevoir l’envoyé de l’Empereur de France ; de plus, une cruelle épidémie, le choléra, sévissant en ce moment sur la population de la capitale, les existences des Français pourraient se trouver compromises. » Des offres même furent faites de traiter à bord de notre corvette. Toutes ces tentatives devaient naturellement échouer, devant la résolution du Chef de la Mission, qui persista plus que jamais dans son refus de traiter, ailleurs que dans Yeddo méme.

Enfin, après quatre jours de pourparlers, nous sommes entrés dans la ville, le drapeau français en tête du cortège de l’Ambassadeur. Nous avons été conduits à une Bonzerie ou couvent de moines Boudhistes, qu’avait déjà habitée avant nous la Mission russe et qui nous avait été offerte pour la durée de notre séjour dans la capitale de l’Empire. L’Ambassade anglaise avait choisi une autre résidence, dans le voisinage plus animé de la baie et du quartier marchand.

Le baron Gros ayant déclaré son intention d’activer les négociations, rappelé qu’il était en Chine par l’arrivée prochaine à Shang-haï des deux Hauts-Commissaires délégués pour le règlement des tarifs douaniers, on est entré immédiatement en conférences. Comme je vous l’ai déjà dit, le Gouvernement japonais y était représenté par les mêmes Bougnos qui s’étaient rendus auprès de l’Ambassadeur, à son arrivée devant Yeddo.

L’esprit pointilleux et défiant, jusqu’au ridicule, que les commissaires japonais n’ont cessé d’apporter dans les discussions, a souvent réduit le baron Gros à les suivre, avec une patience singulière, dans les détails les plus puérils, ou sur des terrains qui s’écartaient complètement de la question ; aussi la longueur des séances s’en est-elle ressentie. La prudence du négociateur français, inspirée par les circonstances, n’a pas cru devoir, à certains chapitres, aborder des points délicats réservés à une révision que la lettre du Traité fait prochaine ; mais, en somme, aucun des articles que le Gouvernement japonais, dans le principe des discussions, avait cherché à repousser ou à amender n’a été cédé : tous ceux que le Gouvernement français avait résolus et établis ont été acquis ; et d’outrageantes coutumes insultant, depuis des siècles, à la foi chrétienne, sont désormais abolies dans tout l’Empire. La France a donc aujourd’hui avec le Japon un Traité d’Alliance, de Commerce et d’Amitié, relativement aussi conforme à ses intérêts politiques et à ses besoins commerciaux que ceux de l’Angleterre et de la Russie ses alliées.

Le Traité d’Yeddo a été signé le 9 octobre : cinq grands ports sont ouverts aux commerce étranger ; les Puissances contractantes pourront envoyer à Yeddo, avec droit de résidence dans la ville même et de parcours dans tout l’Empire, un agent diplomatique ou un consul général ; des consuls, dans les quatre ports obtenus. Le but de l’expédition a pleinement réussi ; et de l’Empire japonais il est permis de dire, avec non moins de confiance, peut-être, que de l’Empire chinois : le Japon est ouvert.

Yeddo est une ville immense ; les statistiques de l’Empire, régulièrement établies chaque année par le gouvernement japonais, avec cet esprit d’ordre méthodique qui caractérise tous les rouages de son administration, et dont le consul général des États-Unis à Simoda, M. Towsend Harris, le seul agent euro péen ayant eu résidence fixe au Japon depuis quatre ans, a pu obtenir communication officielle, constataient l’année dernière, à Yeddo, une population de deux millions cinq cent mille âmes ; chiffre énorme, mais qui cesse de paraître exagéré quand l’on pénètre dans les quartiers marchands de la ville ; véritables fourmilières, que peuvent seules régler et contenir les barrières de bois bardées de fer, qui, à des distances mesurées à la population des pâtés de maisons, servent à fermer, à un moment donné, les grandes artères de la ville industrielle.

Yeddo peut se diviser en trois zones bien distinctes :

En ville marchande, qui forme un cordon non interrompu autour du noyau principal, sur une superficie d’à peu près 20 milles de circonférence ;

En ville noble, habitée par les Damios, par les fonctionnaires ; et, au Japon, tout individu qui n’est pas marchand ou cultivateur, doit remplir une fonction quelconque ; la race des oisifs ou des riches inutiles n’y est pas plus connue qu’elle n’y serait tolérée. Ces fonctionnaires forment une armée, sorte de Landwehr, en dehors des troupes régulières dont l’effectif est très-restreint : pendant la guerre, ils sont appelés à prendre les armes pour la défense du pays ; pendant la paix, à remplir des fonctions diverses.

L’une de ces fonctions la plus prisée, comme la mieux récompensée, c’est l’espionnage public et privé. Le Gouvernement japonais prétend pénétrer dans les replis les plus profonds de la société qu’il régit ; être présent partout et à toute heure, dans le tumulte de la rue, comme dans le silence des familles, et, par des primes à la délation se traduisant en avancement aux fonctions publiques, primes recherchées et hautement avouées, du reste, par qui les reçoit, avec un cynisme inconnu aux époques les plus gangrenées, les plus serviles, de la société vénitienne, il est parvenu à établir, sur toute la surface de l’Empire, un système général d’espionnage organisé, qui est la base peu morale, il est vrai, mais en fait, jusqu’à ce jour, la force première de sa politique intérieure ;

En ville impériale, qui ne renferme que les palais du Taï-goun et des hauts fonctionnaires composant le personnel de la Maison Impériale, dont l’ampleur dépasse de beaucoup, dit-on, celle de nos Cours d’Europe ; ce qu’il est permis d’admettre aisément, à en juger par le nombre incroyable d’officiers subalternes, d’écrivains, de familiers, de gens de service de toutes sortes, qui accompagnent tout fonctionnaire, même d’un rang ordinaire.

L’intérieur des palais de la ville noble, véritables prisons, créées par l’autorité impériale pour garder en otage et sous sa main les familles des princes ou personnages considérables pendant qu’ils exercent leurs fonctions, soit auprès des deux Empereurs (car il y a deux Empereurs au Japon, l’un spirituel, l’autre temporel), soit dans les provinces, répond à la simplicité extérieure de la société japonaise ; de grands et beaux jardins en résument à peu près toute la richesse. Au centre de ces habitations, vraiment seigneuriales par leur étendue, par la solidité et le fini de leur construction, mais toutes uniformément à un seul étage et sans autres ouvertures extérieures que de massives portes de cèdre, ornées de clous de bronze doré, et surmontées de l’écusson blasonné du maître, se trouve le palais de l’Empereur. Il commande la ville du sommet de talus gazonnés, à proportions colossales, et communique avec elle par quatre ponts jetés sur les larges douves qui l’enveloppent. Comme l’enceinte impériale, celle qui contient les palais des Damios est également isolée de celle que nous habitions, par une ceinture de fossés intérieurement revêtus de blocs de granit assemblés sans ciment, à la façon cyclopéenne, et couronnée d’une double ligne de cèdres, formant chemin de ronde autour de ses murailles : tout cet ensemble est grandiose et fort.

Pendant le séjour à Yeddo de la Mission de France, séjour qui a duré près de vingt jours, seuls, sans armes et n’ayant pour toute sauvegarde personnelle, lorsque nous sortions, que deux ou trois des espions assermentés, décorés du nom d’officiers (ya-cou-nynn), qui ne quittaient ni jour ni nuit les portes de notre Bonzerie, tous, nous avons, ensemble ou isolément, parcouru la ville dans tous les sens, dans ses quartiers les plus populeux ; et partout nous avons trouvé une population gênante par sa curiosité, avide de nous voir de près, de toucher nos vêtements ; mais dans aucune circonstance, pour mon compte, je ne l’ai trouvée ou offensive ou même à l’aspect hostile : différence frappante avec les villes de la Chine, ou l’attitude des habitants est insolente ou dédaigneuse, quand elle n’est pas agressive.

Souvent, à Yeddo, la populace nous pressait, nous étouffait, au point que les gens de police qui nous suivaient pas à pas, par ordre supérieur, chargeaient la foule pour nous faire livrer passage, frappant sans distinction autour d’eux, avec de longues tringles de fer dont ils sont armés, pour garder les quartiers et y maintenir l’ordre ; et jamais je n’ai vu la moindre lutte ou la moindre résistance s’ensuivre : ce qui m’a fait plus d’une fois regretter, à Yeddo, qu’au mode d’éducation politique et aux moyens près, bien entendu, nombre de gens en Europe ne fussent pas venus au Japon pour y apprendre le respect de l’autorité ; car là, il existe réellement, comme nous le prouve tout ce que nous en avons déjà vu.

En résumé, le peuple japonais, tel que nous venons de l’approcher, sans avoir eu encore le droit de le fouiller, est intelligent, doux et industrieux ; il est surtout discipliné : aussi fais-je des vœux sincères, qui, je l’avoue, ne sont pas exempts de doutes et de regrets, pour que la civilisation de l’Occident, en lui apportant ses lumières et ses progrès, en l’initiant à des jouissances et en lui donnant des appétits qu’il a ignorés jusqu’à présent, ne déflore pas, si elle n’arrive pas à les faire entièrement disparaître, les qualités natives et essentielles, utiles à son équilibre social autant qu’à son repos intérieur, que, dans l’état actuel, il est impossible de méconnaître chez lui.

Le 11 octobre, nous quittions la baie de Yeddo, et, après une traversée de cinq jours, nous entrions dans la passe de Nagha-saki, le point le plus méridional du Japon, en regard des côtes de la Chine.

C’est là que la Hollande, au prix de sacrifices dont l’origine et la portée ont souvent échappé à l’opinion en Europe, a su, depuis à peu près deux siècles, conserver sur la terre du Japon une étape à l’Occident. On sait, par des ouvrages nombreux et par les rapports de nos Marines, dans quelle situation fâcheuse se trouvait, il y a peu d’années encore, le comptoir hollandais, parqué dans l’îlot de Désima, sous les verroux qui se fermaient chaque soir, et qui viennent à peine s’ouvrir pour lui à la communication avec la ville et avec l’intérieur du pays ; comme on sait aussi depuis longtemps, par des relations naïvement consciencieuses, les exigences ridicules et humiliantes auxquelles, en d’autres temps, étaient soumis les exilés de Désima.

Mais ce que l’on ne sait pas assez, et ce qui ne doit pas rester ignoré davantage, alors que, comme dans les circonstances actuelles, les produits de l’Occident viennent d’être dotés de nouveaux débouchés, et que, par l’ouverture du Japon, de grands intérêts commerciaux vont trouver, s’ils veulent se maintenir loyalement dans les limites des traités, d’importants bénéfices à réaliser, c’est, à mon avis, la part aussi honorable que modeste que la politique de la Haye a le droit de réclamer dans la solution de Yeddo. Depuis plusieurs années des Notes successives et pressantes, dont la dernière a été récemment communiquée à tous les Cabinets européens, avaient été adressées par la Hollande au Gouvernement japonais. Elles n’avaient cessé de conseiller à ce même Gouvernement, dans les termes les plus sages et les plus fermes à la fois, de mettre un terme à l’état de séquestre, inadmissible aujourd’hui, sous lequel il persistait à maintenir son empire. Tout en prêchant auprès de lui la cause des idées civilisées, elle ne lui avait rien caché des dangers qui pourraient naître pour sa dignité nationale autant que pour son intégrité territoriale, d’une obstination que l’Europe et l’Amérique briseraient à leur gré, dès l’instant que leurs intérêts le leur conseilleraient ; elle avait, en un mot, prévu depuis longtemps ce qui vient d’avoir lieu, cherchant en même temps à hâter par ses avertissements la fin d’un monopole, qu’en fait elle avait absorbé jusqu’à présent, mais qu’elle sentait devoir partager à l’avenir, et à sauver à son ancien allié les chances toujours périlleuses d’une situation imposée. Aussi, pour être impartiale et juste, l’histoire des derniers événements du Japon donnera-t-elle à la Hollande sa large part morale des succès pacifiques que l’Occident vient d’y obtenir.

Le courrier me presse ; mon journal de voyage se chargera plus tard de vous dire tout ce que j’ai vu à Nagha-saki, et, avec plus de détails, ce que je pense de ce petit empire japonais.



MON JOURNAL.


Shang-haï, 5 septembre 1858.

Enfin ! notre départ pour le Japon est irrévocablement arrêté ; nous partons demain 6 septembre. Le baron Gros a fait les choses avec sa conscience habituelle. Voici quinze grands jours qu’il attend inutilement ici les deux Commissaires envoyés de Pé-king pour réviser les tarifs douaniers, de concert avec les représentants des Puissances européennes ; il serait bon pourtant qu’une fois pour toutes les Chinois apprissent que, si l’exactitude est la politesse des rois, elle doit être aussi celle de leurs ambassadeurs ; chapitre sans doute oublié dans l’Incomparable Manuel des rites de l’Empire du Milieu.


À bord du Laplace, 6 septembre.

Nous sommes installés à bord du Laplace, qui porte le pavillon de l’Ambassadeur. C’est une assez belle corvette de 400 chevaux, commandée par M. de Kerjégu, capitaine de frégate ; l’état-major est de huit officiers, l’équipage de cent trente hommes. Le baron Gros, dont pour ma part je suis invariablement la fortune, ne garde auprès de lui de son personnel, à bord de la corvette, que M. de Contades, deuxième secrétaire, faisant fonctions de premier en l’absence de M. Duchesne de Bellecourt parti pour France avec le traité de Tien-tsin, et l’abbé Mermet, des Missions étrangères, notre futur interprète au Japon, qui, grâce à un séjour de plusieurs années aux îles Lieou-Kieou, possède à fond la langue japonaise. C’est pour la Mission de France une acquisition des plus précieuses, qui la sauve de la nécessité de recourir, comme la Mission d’Angleterre, aux offices du secrétaire interprète du consulat général des États-Unis au Japon ; et à tous égards, dans les conditions nouvelles des futures négociations qui peuvent avoir leurs délicatesses, il vaut mille fois mieux que nous ne vivions que de nos propres ressources.

MM. de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise et de Flavigny, attachés au baron Gros, sont embarqués à bord du Rémy, bateau à vapeur de commerce, affrété par l’amiral Rigault de Genouilly pour le service de l’ambassade. Le Prégent, aviso de la marine impériale, commandé par le comte d’Osery, le même officier qui nous a fait faire dernièrement, en Mantchourie, une exploration si habile et si rapide à la Grande-Muraille, complète notre petite flottille. Sur le Rémy, les passagers auront toutes leurs aises ; les aménagements y sont assez spacieux pour que le baron Gros, malgré sa première résolution, fondée sur des motifs politiques, de n’adjoindre qui que ce fût au personnel de sa Mission, ait consenti, sur ses vives instances, à autoriser M. Jules Lecomte, de Paris, à titre purement officieux bien entendu, à faire partie de l’expédition ; mais avec certaines restrictions personnelles, eu égard au séjour que nous devons faire dans la capitale du Japon. M. Lecomte, en ce moment en Chine comme simple curieux, est accepté d’autant plus volontiers par nos jeunes collègues, qu’il a la réputation d’un voyageur universel et infatigable, malgré ses cheveux blancs ; il dit avoir parcouru le monde entier ; il n’est personne qu’on lui cite qu’il ne connaisse, et cause de tout et de tous avec une imagination qui ne tarit jamais, que rien ne sait jamais faire hésiter ; en somme, c’est pour les hôtes du Rémy une addition qui s’annonce agréable.

Depuis deux heures nous avons quitté les quais vaseux de Shang-haï. Notre corvette a pris un pilote américain pour la sortie du Yang-tzé-Kiang, dont le Whampoo n’est qu’un affluent ; avant la nuit, nous serons dans la grande mer. Nous filons six nœuds, le cap sur l’Est ; le temps est superbe, et le baromètre plus rassurant que les pessimistes de la colonie anglaise, qui, dans cette saison, ne rêvent que typhons ; ils nous en ont promis au moins un avant notre rentrée en Chine ; s’ils ont dit vrai, ce sera pour le Laplace une bonne occasion de faire ses preuves, lui qui passe pour des plus vaillants dans le gros temps.


7 septembre.

Nous sommes en pleine mer, sans autre horizon qu’un ciel bleu et transparent ; pas le moindre nuage ; le baromètre reste haut. Journée sans intérêt. Chacun de nous rêve et songe à part ; nos matelots conservent seuls leur imperturbable gaieté, on pourrait dire leur insouciance : qu’ils sont heureux !


8 septembre,

Le temps s’est maintenu au beau ; toujours le cap sur l’Est. À six heures du matin, nous avons reconnu, derrière un léger rideau de brume, les deux premières îles de l’archipel japonais : au Nord-Est la Roche-Poncier, au Sud-Ouest Ingersoll, soulèvements volcaniques sans habitants comme sans végétation, aux contours noirs et dentelés. Nous entrons dans le détroit de Van-Diemen, et, ce soir, nous serons dans le Pacifique. À deux heures, la partie de la terre ferme du Japon, ou se trouve Nagha-saki, s’est vaguement dessinée à l’Est ; à notre droite commence à s’ouvrir l’archipel Cécile, et déjà il me semble que le vent nous apporte des senteurs étranges de ce Nipon mystérieux, que nous ne faisons que deviner encore. Toute la nuit, par prudence, nous naviguerons lentement et sans serrer les côtes.


9 septembre.

Le beau temps persiste ; dans la matinée, nous avons pris le Rémy à la remorque ; mais force nous a été de l’abandonner bientôt : il aurait retardé notre marche ; aussi le baron Gros, qui, avant d’aller à Yeddo, tient à arriver à Simoda le plus tôt possible, lui a-t-il donné rendez-vous dans ce port, choisi pour notre première échelle : sous deux jours, à moins d’accidents, nous devons y être. Jusqu’à présent, notre machine se conduit bien, et, depuis que nous nous sommes allégés du Rémy, nous filons deux nœuds de plus : la moyenne de notre marche est de sept à huit nœuds. Nous continuons à laisser à l’Est la terre du Japon : notre route est au Nord-Est. Ce soir, vers six heures, nous devons doubler le cap Azi-suri-Nomo : il commande la première des trois grandes îles qui composent l’ensemble de l’empire du Japon.


10 septembre.

Nous sommes en vue du cap Idsumo, dont les contours indécis se dessinent à l’horizon. On vient de signaler, à un mille de distance, une bande de petites baleines : il paraît qu’à une certaine époque de l’année, elles abondent sur les côtes du Japon. Bien que le vent soit ordinaire, nous roulons beaucoup depuis midi : à la profondeur de ses lames, on reconnaît le Pacifique, et décidément, selon le langage du métier, le Laplace est marin.


11 septembre.

Depuis le lever du soleil, le vent étant devenu plus fort, nous nous sommes tenus toute la journée loin des terres. Nul incident, nulle remarque à noter.


12 septembre.

Nous nous rapprochons du cap Noga-tzura, derrière lequel s’abrite Simoda ; mais la violence du vent empêche le commandant de tenter, de nuit, la passe peu connue et obstruée de roches sous l’eau : demain, de grand matin, nous toucherons au but tant désiré.


13 septembre.

SIMODA.

À cinq heures du matin nous doublons le cap à la hauteur duquel nous nous sommes maintenus sous vapeur toute la nuit. À notre gauche est Rock-Island, grande île volcanique dénudée comme celles que nous avons reconnues en entrant dans l’archipel japonais. Le commandant du Laplace règle sa marche beaucoup plutôt sur ses vigilantes observations et sur sa longue vue, que sur les indications des cartes anglaises et américaines, qui sont des plus incomplètes sur cette zone des mers de la Chine. Malgré l’éloge plus ou moins fondé qu’en fait le commodore américain Parry, dans sa curieuse et volumineuse relation de son expédition au Japon, la rade de Simoda, bonne tout au plus pour des jonques du pays, qui peuvent se mettre à l’abri derrière des rochers, dans de petites criques, sans avoir besoin d’une grande profondeur d’eau, serait insuffisante pour des bâtiments du tonnage de ceux d’Europe ; sans abri contre les vents du Sud-Ouest, elle est des moins sûres à certaines époques, comme elle est des plus dangereuses, quelle que soit la position du vent, en raison du nombre de roches sous-marines, non visibles à la haute mer, qui garnissent le fond de sa passe et de sa rade. La seule excuse, et elle a sa valeur, que l’on puisse invoquer en faveur de l’incomplet, du superficiel des données du commodore Parry, dont la réputation maritime est d’ailleurs incontestable, c’est de dire que cet officier n’a pu étudier que peu de jours la rade de Simoda ; que, pendant son court séjour, le temps était resté au beau fixe, les vents placés au Nord-Est, c’est-à-dire venant de terre ; qu’enfin surtout la saison était excellente, et que, par conséquent, il s’était trouvé des moins bien placés pour donner un jugement aussi entier et arrêté que celui que contient sa relation, sur une question dont, par la force des choses, il n’avait pu étudier qu’une face. Il n’est pas douteux pour moi que les observations consciencieusement faites par les officiers de notre expédition, ne donnent des résultats beaucoup plus certains et beaucoup plus complets.

À neuf heures du matin, nous avons mouillé sans accident au fond de la rade. Le Rémy, que nous n’avons plus eu en vue depuis que nous avons abandonné sa remorque, n’arrivera probablement que demain. Les contours de la baie sont charmants, et je comprends l’enthousiasme des rares voyageurs qui nous ont précédés ici.

Nous étions depuis une heure à peine sur nos ancres, qu’un bateau japonais, longue barque à charpente de bois blanc, sans peinture et sans goudron, montée par six hommes, et portant le pavillon impérial noir et blanc, s’est présenté à l’échelle du Laplace : trois officiers japonais subalternes sont montés à bord, prévenus sans doute, dès que nous avons paru sur la rade, par le pilote de Simoda, pris à un mille en dehors du goulet, et qui, ses indications une fois données, avait pris le devant sur nous. Ces officiers étaient armés de deux sabres, de grandeurs inégales, passés dans leur ceinture ; et il paraît que la coutume japonaise n’accorde qu’aux fonctionnaires le droit de porter ces deux armes. Au premier aspect, la race est incomparablement plus belle, l’expression du visage aussi fine, mais plus ouverte qu’en Chine. Nos visiteurs se sont informés du but de notre voyage, de nos intentions présentes, et cela avec une persistance dépassant les limites de la curiosité : nous étions, du reste, déjà prévenus que, dans l’ordre social japonais, tout individu est espion par ordre de l’autorité supérieure.

Le rang subalterne de ces trois officiers n’a pas permis au baron Gros de les recevoir : ils n’ont communiqué qu’avec le commandant et l’abbé Mermet, entré aujourd’hui dans le plein exercice de ses fonctions d’interprète, et nou plus en aumônier comme à notre départ de Shang-haï, mais en costume laïque, la tête couverte d’une casquette à galons d’or, notre coiffure à tous. Cette métamorphose, qu’il supporte d’ailleurs très-bien, a été jugée indispensable dans l’intérêt de nos rapports nouveaux avec un peuple chez lequel la vue d’un habit religieux, rappelant celui des jésuites portugais expulsés violemment en 1637 par l’empereur Yezaz-Sama, n’aurait provoqué que colère ou répulsion, et aurait été de nature à entraver radicalement nos futures négociations. Les Japonais ont déjeuné à bord ; ils ont goûté à tout sans cacher leur préférence pour les liqueurs et surtout pour le champagne, au plus grand profit de leurs démonstrations expansives à la fin de la collation. Ils sont partis en annonçant la visite du gouverneur avant la fin de la journée. N. Towsend Harris, consul général des États-Unis, le seul représentant européen qui depuis quelques années ait été toléré su Japon à côté du résident hollandais, jusqu’ici interné pour ainsi dire à Nagha-saki, s’est empressé d’envoyer ses compliments au baron Gros par M. Hewskin, son secrétaire, Hollandais de naissance au service américain, et parlant le français à merveille : j’ai beaucoup causé avec lui, et il m’a paru aussi instruit et aussi aimable que cordial dans les offres de service qu’il m’a faites : aussi suis-je bien décidé à abuser de ses connaissances pratiques autant que de ses jambes pendant le court séjour que nous devons faire à Simoda ; mon avis étant que, comme il faut être marchand, savant ou marin pour revenir, de gaieté de cœur, deux fois d’Europe au Japon, quels que soient ses éléments attractifs, il est sage à moi, qui ne remplis aucune de ces conditions, de ne rien négliger sur la route que des circonstances imprévues sont venues, à quarante ans, ouvrir devant moi.

À deux heures, le baron Gros, M. de Contades et moi, nous sommes allés à terre rendre à M. Harris la visite que des rhumatismes, contractés dans de longs et pénibles voyages, l’avaient empêché de faire le matin en personne à l’ambassadeur.

Nous avons trouvé un homme aussi ardent de tête que fatigué de corps ; impatient de son inactivité forcée, et, dans la conversation, sautant d’un sujet à un autre avec une chaleur presque fébrile ; mais en même temps avec un brillant de pensées et d’expressions qui m’a singulièrement surpris chez un Américain du Nord. Il parle de la France avec enthousiasme, et, dans sa bouche, l’éloge de mon pays m’a fait du bien, parce qu’il m’a paru sincère et sans exagération ; celui d’un cerveau qui étudie, analyse et déduit.

De tous les agents européens au Japon, M. Harris est le seul qui, avec le résident hollandais interné à Nagha-saki, ait, on peut le dire, arraché et imposé au gouvernement japonais le droit de résider dans l’empire, en dehors des anciennes limites prescrites ; de faire même, dans l’intérieur du pays, des excursions jusqu’alors sévèrement interdites : aussi, en peu de mots, pendant notre visite, nous a-t-il fait de l’état politique et pittoresque du Japon une esquisse qui, toute rapide qu’elle a été, m’a plus frappé que tout ce que, jusqu’à présent, j’ai lu ou appris sur la terre que nous foulons depuis quelques heures.

L’esprit d’observation et la volonté me paraissent être les qualités dominantes du caractère de M. Harris. L’existence qu’il mène à Simoda est des plus simples : il n’a pour domestiques que des indigènes, spécialement des femmes, qui, au Japon comme du reste dans tous les pays asiatiques, ont en partage les plus durs travaux de la vie intérieure. M. Harris prétend être ainsi mieux servi que par des Européens ; il pourrait bien avoir raison.

Son habitation, entourée de grands et beaux arbres, de champs aux cultures variées, et de haies de camélias sauvages, des plus abondants au Japon, est située sur le bord de la baie, à une demi-lieue de Simoda, au milieu d’un groupe de maisons de pêcheurs avec lesquels le consul nous a dit vivre dans la meilleure intelligence ; le peuple japonais est d’ailleurs naturellement doux. Je comprends parfaitement que M. Harris se soit ainsi isolé du grouillement de la ville, qui, en fait, n’est qu’un gros bourg, placé pour les besoins des habitants à la bouche d’une vallée, au bord de la mer, et dans la partie la plus plate, la moins saine et la moins pittoresque de la localité. Ce bourg a été rebâti, il y a peu d’années, sur l’emplacement d’une petite ville détruite par l’un de ces tremblements de terre si fréquents sur le sol volcanique : depuis lors le gouvernement japonais n’a donné à ce petit port une influence morale passagère, qu’afin d’y tenir, jusqu’à nouvel ordre, éloigné de la capitale, l’agent étranger que la politique de Yeddo était obligée de subir. Les nouveaux traités vont nécessairement changer cet état de choses, et Simoda redeviendra un point effacé comme par le passé.

À quatre heures, le gouverneur de la ville s’est rendu à notre bord sur une barque entièrement semblable à celle des officiers du matin, et sans autres marques distinctives qu’un petit pavillon mi-parti noir et jaune, le pavillon officiel, placé à l’avant de l’embarcation ; sa suite était de huit personnes, toutes uniformément vêtues d’étoffes simples et sombres : cette première entrevue a été curieuse.

Le gouverneur, ne s’adressant personnellement qu’au baron Gros, après nous avoir fait à tous une inclination de tête qui ne manquait pas d’élégance, a commencé l’entretien par toutes ces banalités creuses sur la santé, sur le voyage, sur l’état du ciel, auxquelles ne nous ont que trop habitués les fils du Céleste-Empire, toujours au plus grand détriment de la marche des affaires. Les formules polies une fois épuisées de part et d’autre, et le baron Gros s’étant informé de la santé de l’Empereur du Japon, le Gouverneur, qui, en japonais, porte le titre de Bougno, a répondu que son souverain se portait à merveille ; puis, notre ambassadeur a cru devoir résumer ainsi sa situation :

« Il vient tout pacifiquement, au nom de la France, conclure avec le Japon un traité de paix, d’amitié et de commerce, tels que ceux déjà signés avec les États-Unis, la Russie et l’Angleterre ; s’il a amené avec lui moins de bâtiments que les représentants des autres puissances dont la France est au moins l’égale, c’est qu’après la prise des forts du Peï-ho et le traité avec la Chine qui en a été la conséquence, la flotte française est allée en Cochinchine en châtier les habitants, qui s’étaient rendus coupables du meurtre de plusieurs de nos prêtres ; qu’enfin, il compte se reposer quelques jours à Simoda, et qu’ensuite il se rendra directement à Yeddo, la capitale de l’empire, avec l’espoir d’être reçu par l’Empereur (le Taï-goun) ; honneur que n’a pu avoir son collègue, l’Ambassadeur d’Angleterre. »

Le baron Gros avait à peine cessé de faire traduire ce programme de sa mission par l’abbé-interprète, que le gouverneur, oubliant sans doute son premier dire affirmatif sur la bonne santé de son souverain, s’est hâté de répondre : « Qu’alors que l’Envoyé de France arriverait à Yeddo, l’Empereur ne serait certainement pas remis de la grave maladie qui l’avait empêché de voir Lord Elgin, l’Envoyé anglais, maladie qui durait encore ; que, par conséquent, si l’Envoyé français n’allait à Yeddo que dans le but de voir le souverain en personne, il ferait beaucoup mieux, pour s’éviter aun voyage inutile, de rester à Simoda ; que lui, gouverneur, muni de pouvoirs suffisants, se chargerait de transmettre à son Gouvernement tout ce que le Baron Gros voudrait bien lui confier ; et pendant que cette petite comédie se jouait à bord du Laplace, le baron Gros, informé, dès la Chine, de source authentique que l’Empereur du Japon était mort depuis quinze jours, était déjà intérieurement résolu à refuser le vain cérémonial d’une présentation à l’héritier du souverain défunt, un enfant de douze ans, et à n’avoir que des rapports sérieux avec les ministres qui composent le conseil supérieur chargé de la tutelle du nouvel Empereur. « Il a donc décliné les offres du gouverneur de la façon la plus ferme ; a répété son intention irrévocable de se rendre à Yeddo, et de ne traiter que dans la capitale selon ses instructions, et avec la confiance qu’il trouvera les mêmes facilités que ses collègues qui l’ont précédé, pour conclure d’une facon prompte et satisfaisante le traité désiré par l’Empereur de France avec celui du Japon.

Notre Bougno, se sentant deviné et voyant que ses artifices de langage n’avaient pu faire passer ses propositions, a pris son parti de bonne gràce, et de ses airs les plus gracieux a invité l’ambassadeur et son personnel à venir déjeuner chez lui, demain 14 ; offre acceptée avec autant d’empressement que de curiosité ; car ce sera notre premier pas dans la vie intérieure japonaise.

Pendant la visite que le gouverneur ai faite à bord du Laplace, une abondante collation de gâteaux arrosés de champagne et de liqueurs lui a été servie ; elle a paru si fort de son goût et de celui de sa suite, que, dans l’intérêt de la dignité de l’entrevue et de la grosseur des personnages en scène, on a dû arrêter les largesses du commandant de Kerjégu ; il était grand temps : déjà le gouverneur si calme au début de l’entrevue, riait aux éclats, et, au dire de notre interprète, échangeait avec ses officiers des lazzi de bas étage, peu en harmonie avec son caractère officiel. Avant de quitter le bâtiment, et sachant que le commandant lui rendrait les honneurs dus aux Excellences, il a insisté pour assister, du pont même, au salut qui lui était destiné, une fois qu’il aurait été au large dans son embarcation ; il a également désiré faire jouer lui-même la batterie d’un des canons chargés ; a tenu ensuite à descendre dans la machine, et ce qui m’a frappé, bien que tous nous fussions déjà prévenus que, depuis des années, la nature intelligente et inquisitive des Japonais n’a cessé de s’aiguiser et de s’instruire au contact des Hollandais, des Américains et des Russes, que par conséquent nous devons nous attendre à les trouver au courant de nombre de nos perfectionnements, c’est que le gouverneur et ses officiers nous ont paru connaître les plus petits détails techniques d’un navire de guerre : ce qui m’amène à penser qu’il faudra jouer serré avec de pareilles gens. Tous sont partis, en apparence enchantés de l’accueil que leur a fait l’Ambassadeur.

La nuit est limpide ; par la fenêtre ouverte de ma cabine, pendant que j’écris mes notes de la journée, m’arrivent des brises de terre tout imprégnées des émanations des pins et des mélèzes qui tapissent les contours de la baie. Quelques lumières scintillent du côté de Simoda et tout est d’un calme profond que je trouve délicieux, parce qu’il me dit que je vais pouvoir dormir sans secousses et sans craquement autour de moi.


14 septembre.

Le Remy, après avoir fait lente mais bonne route, a mouillé ce matin par notre travers, au lever du soleil. Le baron Gros a maintenant son ambassade au grand complet ; toutes les santés sont excellentes.

À midi, heure indiquée hier par le gouverneur, nous sommes arrivés chez lui. Il a recu l’Ambassadeur dans une habitation attenante à un bazar ouvert aux étrangers de passage à Simoda, et où ont été réunis, à ce qu’il paraît, des laques, des ouvrages de marqueterie et de bambous travaillés, c’est-à-dire les plus élégants produits de l’industrie japonaise. Le logement du gouverneur se compose d’une construction en bois, à un seul étage, sur le modèle de toutes les habitations riches ou pauvres de l’empire de Nipon, formant un carré long, fermé par un corps de logis principal du côté de la ville, et ouvert sur un large espace vide, clos d’une palissade de bambous du côté de la campagne.

Le gouverneur avait envoyé tous ses officiers au-devant du baron Gros pour le recevoir sous une sorte d’auvent qui commande l’entrée principale de l’habitation, et abrite les premières marches d’un escalier conduisant à plusieurs portes pour pénétrer dans les appartements intérieurs. Selon l’étiquette japonaise, le maître de la maison se tenait au haut de l’escalier, en arrière de ses officiers.

Dès que notre Ambassadeur a eu gravi quelques marches, le Bougno est venu le prendre par la main, et, après nous avoir tous salués, l’a précédé, lui montrant le chemin jusqu’à une grande salle longue, garnie des deux côtés de divans en bois, très bas, sans dossiers et ornés de nattes de bambou d’une finesse et d’un brillant parfaits. Au fond de la salle se trouvaient deux de ces divans plus élevés que les autres, sur lesquels le gouverneur a fait asseoir le baron Gros, le commandant et moi ; sur ceux inférieurs se sont rangés les autres membres de la Mission, dans l’ordre suivant : MM. de Contades, d’Osery, de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise, de Flavigny. Notre interprète, l’abbé Mermet, avait été placé entre les deux divans supérieurs, ayant l’Ambassadeur à sa droite et le gouverneur à sa gauche ; du côté opposé de la salle s’étaient alignés les officiers du Bougno au nombre de neuf.

Devant chacun de nous était placée une petite table en laque noire très-brillante, sans aucun ornement, de quelques centimètres de hauteur. Les divans, légèrement inclinés, sont faits de façon à ce que l’on puisse s’y tenir assez commodément assis, soit à l’européenne, les genoux un peu haut ; soit accroupi sur les talons et les mollets, à la façon japonaise.

Pendant que les sept domestiques qui faisaient le service de la table apportaient les nombreux plats devant composer le déjeuner, le gouverneur a présenté au baron Gros un de ses officiers, sous-gouverneur de la ville, qu’il a intitulé pompeusement Prince ou Kami ; puis ses autres officiers nominativement. Tous ces noms japonais, les premiers que j’entendais, m’ont paru de plusieurs syllabes, à terminaisons en a, en i et en o. Le gouverneur s’appelle Namoura-nada-nouano-kami.

Après quelques compliments et force saluts à la japonaise, en s’inclinant à plusieurs reprises le haut du buste sur les genoux repliés sous le corps, déjeuner a commencé par des tasses de thé bouillant, sans sucre ni miel, comme du reste il se sert en Chine, la feuille entière se déroulant à l’infusion et surnageant sur le liquide. Je n’ai jamais pu et ne pourrai jamais m’habituer, pour mon compte, à cette manière de prendre le thé, qui donne à la boisson une amertume des plus désagréables, et fait regretter le thé si savoureux et si parfumé que nous prenons en Europe : il est vrai que ce dernier est séché par le voyage, et que son arome s’est développé à la concentration dans des boîtes hermétiquement fermées.

Après le thé, le gouverneur nous a offert de fumer d’un tabac jaune clair ressemblant à de l’étoupe hachée, et placé devant chacun de nous dans une petite boîte de laque à côté d’une pipe japonaise ; cette pipe, tube fort court de bambou ou de métal, est terminé par un petit récipient en forme de dé, capable tout au plus de contenir une pincée de tabac. Les parties de métal de ces pipes sont ornées de damasquinures légères qui m’ont paru charmantes. Les Japonais doivent, être d’habiles ouvriers et de grands artistes, à en juger par le peu que j’ai déjà vu des spécimens de leur industrie. Pour en finir avec le tabac japonais, il est d’un goût agréable, et n’est pas huileux comme celui de Chine ; à tout prendre, il est très inférieur au tabac américain, voire même à nos tabacs ordinaires de France.

Le costume du gouverneur, semblable à celui de ses officiers, se composait d’une sorte de surtout en gaze noire, à longues manches plissées en éventail sur les épaules, passé sur une chemise jaune clair croisée sur la poitrine et serrée aux hanches par une ceinture soutenant un pantalon de soie verte très-ample, qui s’ajuste pardessus la chemise et se termine, sur les pieds, en forme de jupe plissée. Dans tout l’Empire, le costume est uniforme, depuis le plus haut échelon de la société jusqu’au plus bas, avec cette seule différence que, dans les classes inférieures, les cotonnades remplacent la soie et la gaze, exclusivement réservées aux classes élevées.

À une heure le déjeuner a commencé. En voici le menu exact :

Après le thé :

premier service

1. Une soupe au poisson.
2. Du porc entouré d’herbes aromatiques.
3. Des châtaignes en pâle saupoudrées de vanille.
4. Du poisson bouilli coupé en menus morceaux, et relevé
d’herbes hachées.

deuxième service.

5. Du poisson relevé de gingembre vert et de carottes.
6. De grosses crevettes, coupées en morceaux.

troisième service.

7. Deux espèces de vins très-chauds ayant le goût bitumineux des vins grecs.
8. Une julienne.

quatrième service.

9. Un gros poisson bouilli, de l’espèce des mulets, dressé avec beaucoup d’art, au milieu de joncs vivaces et fleuris.

cinquième service.

10. Du riz cuit à l’eau.
11. Du poulet bouilli coupé en petits morceaux.
12. Une troisième espèce de vin chaud jouant le punch.
13. Du thé.

Au Japon, comme en Chine, le thé ouvre et ferme tout repas ; plusieurs de ces plats étaient plus que mangeables ; ils étaient bons.

Entre le quatrième et le cinquième service, le Bougno a porté des santés à quelques-uns d’entre nous. il avait débuté avec le Baron Gros, qui a décliné sa courtoisie, en alléguant que sa santé lui défendait l’usage du vin, refus d’autant plus sage qu’ayant dû faire honneur, à mon tour, à l’appel du Bougno, j’ai trouvé le vin d’une violence extrême à l’estomac, et, de plus, d’un goût fort désagréable. Ce doit être une boisson composée, faite pour enivrer promptement, bien que prise à petites doses.

Le déjeuner une fois terminé, deux des officiers les plus hauts en grade, après le Gouverneur, ont quitté leurs places et sont venus, en commençant par M. de Kerjégu et par moi, porter, le verre à la main, des défis auxquels toute notre jeune mission a bravement répondu. Pour mon compte, vu le triste état de ma santé, je me suis borné à quelques gorgées, qui seules ont suffi pour me laisser dans la gorge un feu qui a duré une partie de la journée. C’est du vitriol que ce vin japonais !

Au milieu du repas, le Gouverneur a demandé au baron Gros la permission de lui envoyer à bord un souvenir d’amitié, dont, d’avance, il a excusé la modestie dans les meilleurs termes. Notre Ambassadeur, prévenu le matin par l’abbé Mermet de la coutume japonaise en pareilles circonstances, a répondu du tic au tac à la gracieuseté future du Bougno par le don d’un couvert de vermeil qu’il avait en poche, et dont le Gouverneur a paru ravi. J’allais oublier qu’avant de nous mettre à table, le Gouverneur avait fait distribuer à chacun de nous des éventails très-simples, sans peintures, à montures de bambous ; le papier, fait avec des orties blanches, en est d’une épaisseur et d’une solidité remarquables. Le mien m’a été des plus utiles pendant le repas : il m’a servi de calepin pour faire à la dérobée les notes que je complète ce soir. L’éventail et un encrier à long manche passé dans la ceinture sont les accessoires indispensables de tout Japonais.

Le déjeuner, commencé à midi, a duré jusqu’à trois heures. Alors que nous avons quitté Simoda, le Sous-Gouverneur a demandé à l’Ambassadeur la permission de venir lui rendre ses devoirs dans la soirée, à bord du Laplace.

À cinq heures, il s’est en effet présenté à notre bord, accompagné de quatre officiers, et, en montant sur le pont, il a eu soin de se faire annoncer par l’abbé Mermet comme Prince (Kami) et Prince héréditaire, appelé, à ce titre, à garder toujours l’autorité dans la province ; ajoutant que son supérieur du moment, le Gouverneur, n’avait, lui, que des fonctions annuelles qui, seules, lui donnaient temporairement ce même titre de Kami. Ces explications ont été débitées avec une assurance qui, jusqu’à plus ample information, ne permet pas le doute ; aussi le baron Gros l’a-t-il reçu dans son salon comme il avait reçu le Gouverneur. L’entrevue a été courte : il est satisfait du salut dont la corvette l’a gratifié à son départ.

Pendantsa visite chez l’Ambassadeur, sa grande préoccupation, comme celle de ses officiers, paraissait être de savoir combien de jours nous comptions passer encore à Simoda ; aussi, dès qu’il a su que notre séjour ne se prolongerait pas au delà de deux jours, à moins d’incidents imprévus, s’est-il empressé, au nom du Gouverneur comme au sien, d’annoncer l’envoi à Yeddo d’un exprès qui préviendrait le gouvernement de l’arrivée de l’ambassade de France. D’après ce que nous savons déjà du mécanisme remarquable de la police politique au Japon, il n’est pas douteux que la chose ne soit ponctuellement faite ; ce qui, du reste, ne vient contrecarrer en rien les intentions du baron Gros, décidé qu’il est à ce que ses projets, comme ses actes, soient clairs, précis, nettement formulés : à sa place, je ne ferais pas autrement ; car c’est le caractère que doit toujours conserver la politique qu’il représente.

La journée est finie : elle a été pleine d’intérêt, mais aussi pleine de fatigue pour mon corps si souffrant depuis que nous avons quitté la Chine. Malgré toutes les curiosités qu’éveille chez moi l’inconnu qui se présente à mes yeux, j’ai de tristes heures où ma volonté a ses faiblesses ; car alors je songe à mes affections que j’ai dû quitter brusquement ; je songe à la distance si grande qui me sépare de mon pays et de mes habitudes, et je sens l’isolement moral où le sort m’a lancé au milieu d’étrangers dont j’ai vu les visages pour la première fois, il y a trois mois. Et cependan le but m’a soutenu jusqu’à présent, il me soutiendra jusqu’au bout ; il le faut, et cela sera. Ce qui doit me suffire ici, c’est de conserver aussi bonnes que possible, avec le représentant de l’Empereur près duquel je me trouve momentanément détaché, des relations par elles-mêmes pleines de nuances.


15 septembre.

J’ai revu seul ce matin M. Harris dans son cottage japonais ; ce n’est décidément pas un homme ordinaire : il paraît connaître son Japon sur le bout du doigt. Entre autres détails curieux, il m’a édifié sur notre Sous-Gouverneur d’hier, le prétendu Kami, Prince héréditaire réclamant les honneurs dus à son rang, ce que, du reste, le commandant Kerjégu lui a d’autant plus aisément accordé, que, depuis deux jours que nous sommes au Japon, sans nulle indication précise sur les hommes ou sur les choses, nous nageons en plein inconnu. Ce grand seigneur, qui se pare d’un titre pompeux afin de se faire donner quelques coups de canon, et peut-être écrire à Yeddo que nous sommes de crédules étrangers dont on peut avoir bon marché, nous a joué une parade tout à fait, dit M. Harris, dans l’esprit japonais. La vérité est que c’est un homme de rien, mais un agent habile et impudent, que le gouvernement a cru devoir faire monter en grade en l’honneur des Anglais et des Français, depuis le temps proche encore cependant où il le donnait comme courrier, pour commander les relais et les haltes à ce même M. Harris, se rendant, par terre, conclure son traité dans la capitale de l’Empire. Notre Japonais n’en était pas, du reste, avec nous, à son coup d’essai : il a seulement mieux réussi avec la Mission de France qu’avec celle d’Angleterre, le chef de cette dernière, lord Elgin, dans sa défiance hautaine à l’endroit des Asiatiques qu’il a beaucoup pratiqués, s’étant refusé, à son arrivée à Simoda, à recevoir le prétendu prince et à lui accorder le titre et le rang d’Excellence qu’il revendiquait.

Ce petit incident, plus comique que sérieux, réveille chez moi, dans un ordre d’idées plus élevées, une réflexion que j’ai souvent faite depuis quelques années que j’ai beaucoup voyagé : c’est qu’une fois hors du territoire, dans ses contacts avec d’autres civilisations que la sienne, avec celles de l’Asie spécialement, le tempérament français se montre toujours, en général, trop promptement facile ; qu’il se livre avec trop d’abandon, ou du moins avec une confiance apparente trop grande, avant de bien connaître ces mêmes civilisations : d’où j’arrive à conclure, envers et contre la majorité de l’opinion en France, que jusqu’à présent nos rapports politiques en Chine, par exemple, ne se sont pas suffisamment armés de défiance préventive, ou ne se sont pas appuyés d’une façon assez soutenue sur la force matérielle, cette raison première et d’action et de succès chez des peuples qui n’en ont jamais reconnu d’autres, qui surtout ne sont pas encore mûrs aux bienfaits de l’influence morale livrée à ses propres forces. En modifiant cette manière de voir et d’agir, de graves événements seraient prévenus, de gros embarras ne viendraient pas surgir. Loin de moi, cependant, la pensée que, pour être effective, la politique française doive se lancer dans les usurpations ou les violences de celle de l’Angleterre, excès qui répugneraient à nos traditions autant qu’à nos sentiments nationaux : mais je suis convaincu que, prendre un terme moyen, c’est-à-dire se montrer toujours juste et protectrice, souvent sévère et rarement confiante, dans l’acception facile que donnent à ce mot nos idées civilisées, serait, pour la France, la raison la plus certaine de succès dans l’extrême Orient, tel que nous le trouvons constitué à l’heure qu’il est.

Mais me voici bien loin du consul américain. En le quittant, j’étais allé au bazar de Simoda. J’ai été ébloui, et il m’a pris une véritable fièvre d’achats, en face de toutes les choses jolies, nouvelles, pleines d’art, qu’on avait étalées à notre intention ; aussi je me suis déjà ruiné, et, prodigue endurci, je compte bien me ruiner encore à Yeddo. Ce sont de grands artistes, de grands ouvriers que les Japonais ! Quant à M. Hewskin, il pratique avec largesse ce qu’il offre ; il a bien voulu me servir d’interprète ; et certainement je lui dois les bons marchés que j’ai faits au bazar, ou j’ai trouvé la Mission vidant ses poches à la plus grande satisfaction des vendeurs. En somme, les prix nous ont paru à tous assez raisonnables : mais peut-être aussi les appâts étaient-ils très-tentants et nos appétits quelque peu aveugles ; nous compterons plus · tard.

J’ai arrangé avec M. Hewskin, pour demain, une course à cheval, en tête à tête, de quelques milles dans l’intérieur du district de Simoda : il me promet de l’intérêt et du nouveau ; je le crois d’avance, et je voudrais dévorer les heures qui me séparent du soleil de demain, tant j’ai la foi, tant l’inconnu a de charmes, tant, surtout, ce qui est défendu a toujours de tentations, quoi qu’en disent les sages ; cet inconnu, ce prohibé s’appelant surtout Japon ! Je me sens moins souffrant et moins fatigué qu’hier. J’y songe : les officiers du Gouverneur sont aussi les caissiers du bazar ; ils étaient ce matin au grand complet, derrière le comptoir, enregistrant nos achats et touchant nos fonds : le cumul est singulier, on l’avouera.


16 septembre.

À midi, M. Hewskin m’attendait sur la plage de la baie, en face de notre mouillage, avec deux chevaux d’assez bonne apparence. Ces deux bêtes japonaises, les premières que je vois au Japon, se rapprochent beaucoup, par les formes, des chevaux barbes ; ils m’ont seulement paru avoir un peu plus de corps et les membres plus forts. En quittant Simoda, que nous avons traversée dans toute sa longueur, nous avons longé une vallée semée de rizières, de plantations potagères des plus variées, et sillonnée par un ruisseau d’eau courante d’une limpidité parfaite, qui, après être descendu des montagnes qui ceignent la vallée en amphithéâtre, va se jeter dans la baie près des dernières maisons de la ville. Les Hollandais, ces grands maîtres en matière d’irrigation, qui, seuls, jusqu’à présent, ont été à même d’étudier d’un peu près certaines régions intérieures du Japon, attribuent, avec raison, sa fertilité aux innombrables cours d’eau qui le sillonnent sur toute sa surface. Dans la vallée de Simoda, j’ai retrouvé la betterave d’Europe, mais beaucoup plus petite et moins sucrée. J’y ai retrouvé également le chou, comme forme et même comme goût, m’a affirmé mon guide ; tandis que celui que produit la Chine en diffère complétement sous ce double rapport.

À l’extrémité de la vallée, qui peut avoir un mille de profondeur, nous nous sommes engagés dans la montagne, et, par une pente si roide que nous étions forcés de nous coucher sur le col de nos montures, nous sommes arrivés à un plateau couvert de pins, de mélèzes et de chênes-liéges, d’où la vue s’étend sur une plaine d’un plantureux surprenant ; on se croirait dans la contrée la plus fertile et la mieux cultivée de notre Europe.

Cette montagne, que nous avons littéralement escaladée, et notre ascension a duré trois quarts d’heure, est curieuse dans ses détails. Pour arriver à son sommet, on passe entre deux murs de rochers à pic d’à peu près 15 mètres de hauteur et d’à peine 2 mètres de largeur ; le sol de ce couloir de pierre, taillé de main d’homme, forme un escalier dont nos chevaux ont gravi les dalles glissantes avec une sûreté de pied digne des mulets des Pyrénées ou des Alpes ; à la condition, toutefois, de leur rendre complètement la main, de les abandonner à eux-mêmes. À droite et à gauche de ce couloir sont pratiquées, à hauteur d’homme, des niches où les habitants des environs font fermenter le fumier qui sert d’engrais à leurs champs ; aussi, en passant près de ces niches, l’air en est-il empesté.

Du sommet du plateau, où nous nous sommes reposés près d’une heure, M. Hewskin m’a montré à l’horizon un volcan nommé Oho-Zima, qui fume presque continuellement, et qui, malgré la distance, a l’aspect imposant ; il est cependant moins élevé que son frère, le célèbre Fuzi, que nous pouvions plutôt deviner que reconnaître à l’extrême horizon, et dont les colères, qui ont duré plusieurs siècles, disent les traditions, ne se sont éteintes qu’après avoir détruit nombre de villes. Le Fuzi a un caractère essentiellement sacré pour les Japonais, qui lui donnent une large place dans leurs récits et le reproduisent dans la plupart de leurs dessins. La plaine qui s’étendait sous nos pieds est, dit-on, des plus giboyeuses.

Après avoir descendu le versant de la montagne opposé à celui de la vallée de Simoda, nous nous sommes arrêtés dans une ferme où nous avons été reçus avec une curiosité facile à comprendre, mais avec une bienveillance extrême, qui me donne déjà la meilleure opinion du tempérament du peuple japonais. Dans la cour de cette ferme, on vannait du riz, et l’on équarrissait de gros bambous destinés sans doute à des clôtures. Une vieille femme nous a apporté du thé ; je l’ai trouvé plus amer que jamais, et je vois que, comme en Chine, c’est ici le premier chapitre de toute hospitalité. Dans l’intérieur de l’habitation, qui était d’une grande propreté, j’ai vu une troupe d’enfants qui n’avaient rien du sauvage des enfants chinois, généralement élevés dans la haine et le dégoût des diables d’Occident. Le temps ne m’a pas permis d’examiner les instruments aratoires de la ferme, partant de les voir fonctionner ; deux cependant ont attiré mon attention : l’un, une charrue, et l’autre une herse en forme de fer-à-cheval, dont mon guide, malgré sa connaissance pratique du pays, n’a pu m’expliquer l’application spéciale, et qui tous deux, comme ajustement des pièces, m’ont paru mieux et surtout plus simplement faits que les nôtres. J’ai également remarqué que le soc de la charrue, plus court et plus léger de fer que ceux dont nous nous servons en Europe, était très-effilé et bifurqué à son extrémité, ce qui me fait supposer qu’ici la terre est légère.

Là s’arrêtent mes notes de la journée. À cinq heures nous rentrions à Simoda par une petite vallée charmante, qui, en tournant le pied de la montagne, a eu le double avantage et d’abréger notre route et de nous sauver des fatigues d’une nouvelle ascension.

Je suis ravi de ma journée ; mais que j’en aurais été plus satisfait encore, s’il m’avait été possible de moins effleurer tout le nouveau qui s’est trouvé à ma portée !


17 septembre

Le lendemain me fait d’ordinaire payer les jouissances de la veille. Aujourd’hui j’ai le corps malade, et, depuis ce matin, ma cabine est pleine de papillons noirs que je ne puis réussir à en chasser. Cependant, après le déjeuner, les voix joyeuses des matelots m’ont attiré sur le pont : ces cris étaient provoqués par une bande d’aigles pêcheurs de la plus grande espèce, décrivant leurs courbes autour du navire en poussant des cris aigus ; ils semblaient nous reprocher d’être venus troubler le calme solitaire de leur baie. J’en ai abattu six, dont l’équipage compte faire son régal ce soir. Toutes les santés sont bonnes sur nos deux bords. Le baron Gros vit très retiré dans sa cabine.


18 septembre.

Ce matin les vents, au calme depuis deux jours, ont changé, et, en dehors des passes de la baie, la mer est devenue très-mauvaise ; mais notre mouillage est si bien abrité, que nos bâtiments n’éprouvent aucun mouvement sur leurs ancres. Je suis allé faire une seconde visite au bazar : toujours des tentations nouvelles, auxquelles j’ai aimé à ne pas plus résister que la première fois. M. Hewskin m’y attendait : je lui avais dit que je tenais à faire une seconde course à cheval dans la vallée de Simoda, que nous n’avions que côtoyée avant-hier. En effet, nous avons remonté, jusqu’à sa chute des montagnes, le cours d’eau qui l’arrose dans toute sa longueur. Rien de plus ravissant que cette vallée : c’est tout à la fois de la Suisse, du Tyrol et de la plaine la plus fertile de notre Occident ; de petites fermes construites en bois, d’une grande propreté, entourées de clôtures bien faites et de jardins potagers bien soignés ; des cascades naturelles, se répétant de distance en distance ; des champs de riz ou de plantes indigènes cultivés avec le plus grand soin ; le tout dominé magistralement par des montagnes aux pics abruptes qui viennent ajouter, par le contraste, au charme verdoyant de la vallée. Malgré sa bonne renommée, j’étais loin de m’attendre à de pareilles surprises au Japon.

Sur les côtes de la Chine, terrain d’alluvion généralement plat, les rizières, qui couvrent des espaces énormes, ont un aspect monotone et marécageux qui attriste l’œil, tandis qu’ici, échelonnées en amphithéâtre sur les versants des montagnes, elles forment de larges gradins de verdure du plus joli effet. Le riz est le froment de la Chine comme il est celui du Japon ; il est donc l’aliment indispensable, la raison première de l’existence et de la richesse de ces deux contrées : on serait presque tenté de l’appeler le froment aquatique de l’extrême Orient. Ce qui m’a frappé dans mon excursion de ce matin, c’est que le paysan japonais tire parti du plus petit coin de terre comme notre paysan de France, avec d’autant plus de sagesse que le roc, élément principal d’un sol essentiellement volcanique, ne prend que trop de surface déjà aux cultures réclamant de la terre nourrissante.

À mon retour à bord du Laplace, j’ai trouvé trois officiers du gouverneur, venant en son nom notifier au baron Gros la mort toute récente de l’Empereur du Japon. C’est le second acte de la comédie de l’autre jour, à laquelle notre Ambassadeur s’est laissé d’autant moins prendre, qu’il sait la date à peu près précise de cet événement, de la bouche même de lord Elgin, auquel on avait refusé une audience impériale, sous le prétexte de la maladie du Taï-goun, tandis qu’il était mort depuis quelque temps déjà. D’après des indications certaines recueillies à Yeddo, l’interprète anglais a supposé que cette mort était antérieure de dix jours au prétexte allégué. Il est donc évident aujourd’hui, pour qui veut compter un instant avec la politique du Japon comme avec ses tendances séculaires, que le gouvernement de Yeddo cherche, en isolant autant que faire se pourrait les négociateurs européens de la personne même du Souverain, à amoindrir, du moins dans sa forme, l’importance des traités qu’ils viennent conclure, et cela dans le but de rendre cette conclusion moins solennelle, c’est-à-dire moins compromettante en ce qui le touche vis-à-vis de ses populations.


19 septembre.

YEDDO.

À cinq heures du matin, nous avons fait nos adieux à Simoda, et, par une bonne brise de nord-est, nous nous sommes engagés dans le canal de Yeddo, large bras de mer semé d’îlots nombreux que nous avons côtoyés sans encombre. En douze heures, nous avons mouillé dans une vaste baie, à trois milles de terre, le fond nous manquant pour serrer la côte davantage, en face de quatre forts à fleur d’eau, à batteries barbettes, et sans embrasures ; ces forts paraissent gazonnés et bâtis sur pilotis. Dès que nous avons été signalés, une véritable flottille de jonques japonaises s’est détachée de terre, et s’est mise à sillonner la rade, afin de surveiller nos mouvements.

À huit heures, une barque, portant deux officiers, accostait l’échelle du Laplace. Bien qu’ils se soient annoncés comme officiers supérieurs, le baron Gros s’est refusé à les recevoir. Ils venaient lui présenter leurs compliments et s’informer de ses intentions : l’espionnage est naïf. Ils sont partis en annonçant pour demain la visite de personnages d’un rang élevé.

Le costume de ces officiers était identiquement le même que celui de nos Simodiens : étoffes de couleur sombre, sans la moindre marque distinctive. Quant à leurs allures, elles m’ont paru aussi posées, mais avec une nuance de roideur qui n’existait pas à Simoda. M. Hewskin m’avait, du reste, prévenu que nous trouverions ici des attitudes plus résistantes, un accueil moins facile et moins ouvert.

Il s’est déclaré deux cas de choléra à bord, cas heureusement non mortels, et Dieu veuille, pour notre équipage jusqu’à présent si bien portant, que le mal ne devienne pas épidémique. Nos visiteurs de tantôt nous ont assuré qu’il sévissait à Yeddo, ce qui pourrait être, s’ils disent vrai, une complication fâcheuse pour la prompte conclusion de nos affaires.


20 septembre.

À midi, un personnage s’annonçant comme premier gouverneur de la ville (premier Bougno) s’est présenté à bord de notre corvette. Il était accompagné de seize officiers, dont huit, inférieurs en grade, portaient derrière leurs supérieurs le plus long des deux sabres qui d’habitude ne quittent jamais leur ceinture. Quand, nous dit l’abbé Mermet, les hauts fonctionnaires reçoivent chez eux une visite ou la rendent, un de leurs officiers est constamment debout derrière eux, tenant ce même sabre long perpendiculairement, la garde à la hauteur du menton ; aussi s’appellent-ils porte-sabres, rapprochement nouveau avec les habitudes de notre ancienne Féodalité. Selon toutes probabilités, nous avons affaire cette fois à de véritables hauts fonctionnaires.

Après l’échange des compliments d’usage, la conversation s’est engagée, de la part du gouverneur, sur le laps de temps que l’Envoyé de France comptait séjourner à Yeddo, ou plutôt, s’est-il repris aussitôt, à Sina-gaoua, lieu déjà proposé à lord Elgin ; la capitale même pouvant présenter de nombreux inconvénients et même des dangers pour des étrangers, entre autres dans les circonstances actuelles, celui du choléra qui décime en ce moment certains quartiers de la ville. Il est vrai que cette proposition avait été faite au chef de la Mission anglaise, mais, ce que le Bougno s’est bien gardé d’ajouter et ce que nous savions déjà, c’est le refus catégorique de l’Envoyé anglais. Bien que Sina-gaoua soit, pour ainsi dire, un des faubourgs de Yeddo, il ne me semble pas possible d’admettre un instant la résidence de la Mission de France ailleurs que dans la capitale même ; ce qu’ont voulu et obtenu les Anglais, nous devons le vouloir et l’obtenir également : telle a été l’opinion du baron Gros, qui est resté ferme sur Yeddo dont il a fait d’avance une condition sine quâ non.

Le gouverneur a paru très-embarrassé, et a déclaré à son tour qu’il en référera aux ministres, mais qu’il prévoit de grandes difficultés sur cette question de résidence dans l’intérieur de la ville, en raison de la mort récente de l’Empereur, qui trouble momentanément tous les détails de l’économie politique et administrative. Le baron Gros, passant à un autre point, et ayant exprimé le désir de descendre à terre dans le plus bref délai possible, pressé qu’il est de rentrer en Chine, l’agent japonais a objecté à ce projet de débarquement immédiat, qu’aucun palais n’est disposé pour recevoir l’Ambassade de France ; que, surtout, n’ayant pas de pouvoirs suffisants pour trancher la question, il doit avant tout prendre les ordres de ses chefs. Enfin, un second désir du baron Gros, celui de faire remettre immédiatement les lettres de créance au ministre des relations extérieures, n’a pas été mieux accueilli que le premier. Le Bougno a continué à se renfermer dans l’absence complète d’instructions à cet égard, ajoutant que, dès l’instant que l’Envoyé de France se trouve en désaccord avec le Gouvernement japonais et sur le lieu de débarquement et sur celui de la résidence pendant le cours des négociations, il s’agirait d’abord de s’entendre sur le premier point, qui est important, quitte à régler le second plus tard.

Ces pourparlers se sont continués une grande demi-heure ; ils auraient pu se prolonger indéfiniment sans rien résoudre, si, de guerre lasse, le baron Gros, qui tient, avant toutes choses, à conclure son traité et à le conclure dans Yeddo même, n’avait cru devoir abandonner aux Japonais le choix du lieu ou il prendait terre : alors a été décidé que la remise des lettres de créance pourrait se faire sans retard dans une Bonzerie qui se trouve située entre Sina-gaoua et Yeddo. M. de Contades doit aller examiner le lieu proposé.

Ma conviction personnelle étant plus que jamais que, dans les sociétés telles que celles-ci, une concession même de forme, et quel que soit le but à atteindre, peut avoir des conséquences que l’on ne prévoit pas d’abord, il est on ne peut plus regrettable, tout le monde le sent ici, que la situation étranglée faite au baron Gros par ses instructions ministérielles, en l’obligeant rigoureusement à sacrifier l’accessoire au principal, l’ait mis dans l’impossibilité de résister sur ce point du débarquement ; et nous venons après les Anglais, qui, tranchés comme d’habitude dans leurs conditions, ont obtenu tout ce qu’ils avaient demandé ; il est vrai qu’ils s’appuyaient ce que nous nous n’avons pu faire, sur un nombre respectable de bâtiments de guerre, et que surtout ils portaient avec eux l’un des plus puissants moyens d’action chez les peuples orientaux, des présents dignes d’une grande nation, à offrir à un gouvernement avec lequel on traite pour la première fois. Notre situation, je le répète, est des plus regrettables pour les individualités en jeu comme pour le pavillon.

Le Bougno, reprenant la question du séjour dans Yeddo, a répété « que l’arrivée de l’Ambassade de France avait surpris le gouvernement et l’avait empêché de lui préparer un palais convenable ; qu’il ne serait pas possible de lui donner le même qu’avait occupé la Mission d’Angleterre, vu que ce palais était une pagode qu’on avait rendue aux sacrifices depuis la mort de l’Empereur ; enfin que la France venant pour la première fois au Japon, et la France étant une des grandes nations de l’Occident, elle devait être reçue dignement, et que, dans l’intérieur de Yeddo, il n’y avait pas d’autres palais disponibles ; tandis qu’il serait facile d’en trouver un très-convenable hors de la ville. »

En dépit de tous ces arguments, le baron Gros n’a pas varié sur la question de résidence dans la capitale même, ajoutant que « la France regarderait comme une injure, que ses dispositions pacifiques ne sauraient justifier, d’être traitée par le Gouvernement japonais autrement que ne l’avaient été les Anglais. » À la suite de ce petit débat, le Gouverneur a demandé au baron Gros, avec une assurance presque risible, quel était le contenu de la lettre qu’il comptait faire remettre au premier Ministre, en même temps que ses lettres de créance ; la réponse de l’Ambassadeur se devine : « Le premier Ministre est seul compétent à le savoir. »

Sur l’offre de vins et de liqueurs faite à nos visiteurs, ils se sont retranchés pour la refuser derrière la mort de l’Empereur, qui leur impose, de plus, l’obligation de rester un certain laps de temps sans se raser la tête ni la barbe, et de faire abstinence.

L’entrevue, déjà fort longue, paraissait terminée, lorsque le Bougno a cru devoir revenir sur les motifs de ses premières résistances à l’endroit de la remise de la lettre de créance et du séjour dans Yeddo, cherchant à convaincre le baron Gros que ces mêmes résistances du Gouvernement japonais sur ces deux questions n’avaient d’autre source que la mort de l’Empereur, qui était venue apporter dans toutes les affaires une perturbation profonde.

L’Ambassadeur a paru accepter ces assurances comme bonnes et vraies, puis il a ajouté : « que les relations entre la France et le Japon n’ont jamais été aussi bonnes qu’elles le sont aujourd’hui ; que si celles avec la Chine sont devenues un instant mauvaises et ont nécessité une réparation armée, c’est que le cabinet de Pé-king avait apporté dans ses relations politiques avec la France et l’Angleterre une mauvaise foi indigne d’un grand Souverain et d’un grand État ; en que, quant à lui, le représentant de l’Empereur des Français, s’il a insisté sur la remise immédiate de ses lettres de créance, sans apparat, au premier endroit venu du rivage, c’est qu’il a hâte de consacrer, par un traité, les bonnes relations entre la France et le Japon. »

À cette dernière phrase, l’envoyé japonais n’a répondu que par le silence ; mais, reprenant pour la troisième fois la question de Yeddo comme dernier argument, il a déclaré que, « par intérêt pour les membres de l’Ambassade de France, il doit les prévenir que le choléra-morbus (et le mot a été très-purement prononcé) est en ce moment terrible dans la ville ; qu’en dix jours il est mort trois mille personnes ; trois cents par jour. » Ce à quoi le baron Gros s’est empressé de répondre « que les Français ne craignent pas le choléra ; que l’on « a même en France d’excellents remèdes pour le combattre et le guérir ; et, tenant à justifier son affirmation, il a fait apporter par le docteur du Laplace plusieurs formules écrites de traitements par l’opium et par les toniques, que la députation japonaise a acceptées avec un empressement qui n’avait rien de simulé ; ce qui nous fait penser que le choléra doit en effet régner à Yeddo, quitte à en rabattre des chiffres donnés par les parties intéressées. Ces chiffres d’ailleurs, seraient-ils exacts, n’auraient rien de bien alarmant ni d’excessif dans la population d’une ville estimée par les Hollandais et les Américains à deux millions d’habitants.

Cette première visite des Japonais a duré de midi à trois heures ; elle a été un enseignement pour le baron Gros ; car elle a démasqué une partie des petits moyens, des impedimenta puérils que la politique de Yeddo mettra certainement en usage pour embarrasser et amoindrir la portée des résultats que le Gouvernement français vient chercher au Japon.

En se séparant, il a été définitivement convenu que, demain matin, deux officiers viendront prendre M. de Contades et l’abbé Mermet pour les conduire au lieu proposé pour la remise des lettres de créance.

Ce soir, l’abbé Mermet me racontait qu’au début de l’entrevue tous les officiers japonais, le Bougno le premier, affectaient, en parlant de l’Empereur Napoléon, de ne se servir que de l’expression de Ho-no, titre inférieur à celui de Taï-goun, l’Empereur temporel du Japon, et que, non-seulement il avait vertement relevé l’expression, mais il avait établi « qu’à tous égards une égalité parfaite devait être maintenue entre les deux Empereurs, et que, même, si l’on prenait rigoureusement le sens vrai du titre et la valeur réelle de la dignité, cette égalité pourrait être modifiée à l’avantage du Souverain français, qui gouverne un État plus considérable, plus peuplé, et surtout mieux armé que le Japon. »

Ceci me rappelle que j’ai eu hier soir une longue et intéressante conversation avec notre abbé, sur l’autorité impériale au Japon, et que je l’ai trouvé complétement d’accord avec ce que l’ouvrage de Siebold et les renseignements récents de deux hommes compétents, MM. Harrys et Hewskin, m’avaient déjà appris sur la matière.

Les Japonais ont deux Empereurs : l’un spirituel, l’autre temporel. Le premier, qui porte le titre de Mi-ka-do, est la personnification la plus ancienne et la plus élevée de la tradition souveraine : il est le chef de la religion, mais reste complétement étranger aux affaires de l’État ; c’est une individualité mystique, gardée à vue à Miako, l’ancienne capitale de Nipon, dans un palais inviolable, et rendu invisible au peuple, qui, une seule fois par an, est admis à adorer la plante de ses pieds, à travers un plafond à claire-voie qui dérobe le reste de sa personne aux hommages de ses sujets.

Le second Empereur s’appelle indistinctement Taï-goun ou Sio-goun, selon qu’il est à la tête des affaires en temps de paix, ou qu’il commande l’armée en temps de guerre : le Taï-goun, c’est l’Empereur justicier ; le Sio-goun, c’est l’Empereur guerrier. Cette double dénomination, bien distincte, explique celles diversement données au même souverain dans tout ce qui a été écrit sur le Japon par les Portugais, les Hollandais, les Américains et les Russes. Pendant cette première entrevue, l’interprète japonais, nommé Mori-ama, bien que parlant, assure-t-on, très couramment le hollandais et passablement l’anglais, avait affecté de ne se servir que du dialecte du pays, dans une intention qui, sous le rapport de l’exactitude et de l’interprétation, ne pouvait être à notre avantage ; aussi a-t-il paru ébahi de la facilité avec laquelle notre intelligent interprète, qui joue à ravir son rôle de laïque attaché à la Mission de France, parle le japonais. C’est ce même Mori-ama qui, dans les conférences du traité anglais, a été opposé à M. Hewskin que, dans sa pénurie d’interprète, lord Elgin avait obtenu de l’obligeance courtoise du consul général des États-Unis.

La journée s’est passée sans cas de choléra nouveaux.


21 septembre.

Les deux officiers japonais ont été ponctuels. MM. de Contades et Mermet sont partis, accompagnés du valet de chambre de l’Ambassadeur, portant la copie de ses lettres de créance enveloppées dans une étoffe de soie et renfermées dans une boîte de confection japonaise.

À une heure, ces messieurs sont rentrés à bord, après être restés une heure à terre ; le trajet du Laplace à la côte a été de trois heures. Le canot qui les portait et qui gouvernait forcément sur les indications des deux officiers japonais, n’a pu accoster la terre faute de fond, et l’on a dû se servir d’un bateau plat du pays pour faire aborder nos compatriotes et leurs guides. Il est plus que probable que, dans le but de nous cacher les passes praticables, c’est encore une ruse à la japonaise dont, du reste, s’il était besoin, nos sondes feraient aisément bon marché.

MM. de Contades et Mermet ont débarqué à la gauche des forts que nous avons devant nous, à environ trois milles, à Sina-gaoua même. C’est une petite localité maritime sans importance, que les Anglais ne désignent sur leurs cartes que sous le nom de village, et qui, bien que traitée par les Japonais de faubourg de Yeddo, en est, en réalité, distante d’un mille et demi. Sina-gaoua est l’un des ports ouverts par les Traités américains et anglais, dont le baron Gros doit réclamer également l’ouverture aux navires français.

Le Bougno d’hier et l’un de ses nouveaux collègues ont reçu nos deux envoyés dans un local destiné aux étrangers (le Kon-Kouan des Chinois, le Khan des Arabes). Ils se sont engagés à apporter demain la réponse du conseil des ministres aux lettres de l’Ambassadeur de France, et se sont déclarés autorisés à promettre un palais dans Yeddo même : c’est un pas important de fait dans la question, dû à la solidité des déclarations de l’Ambassadeur.

M. de Contades a terminé l’entrevue en insistant sur l’intérêt du concert complet de l’alliance anglo-française autant que sur la confiance qu’a le baron Gros d’emporter du Japon d’aussi bons souvenirs que son collègue lord Elgin.

Au total, l’esprit de la journée a été à la conciliation ; et, quant à l’attitude de la population que nos Français ont trouvée sur leur passage pendant leur séjour à terre, ils nous affirment qu’elle n’a en rien d’hostile, qu’elle n’a été que bienveillante et surtout curieuse.

Le Prégent nous a signalé un cas de choléra à son bord.


22 septembre.

À midi, les Japonais, au nombre de six, portant tous également le titre de Bougnos, sont venus rendre à l’Ambassadeur la réponse attendue par lui touchant la résidence à terre. Elle est affirmative quant au principe ; mais une nouvelle question vient à surgir, qui a son importance : les Japonais persistent à affirmer que le local occupé par lord Elgin étant une pagode rendue actuellement au culte, et où, après-demain encore, des sacrifices seront offerts à la mémoire de l’Empereur, le gouvernement se trouve dans l’impossibilité d’offrir à l’Ambassadeur de France d’autre palais que celui occupé dans Yeddo par le comte Poutiatine, l’Envoyé de Russie, lequel palais est une Bonzerie : malgré cette affirmation, le baron Gros a réservé son acquiescement définitif au nouveau local proposé, qu’il enverra examiner demain ; tout en déclarant d’avance qu’au cas où, comme le lui a dit lord Elgin, il se trouverait en dehors de la ville officielle, il y aurait lieu de traiter la question à nouveau.

Je crois le baron Gros tout à fait dans le vrai ; sa fermeté d’hier sur le point principal a déjà, nous le voyons, porté ses fruits ; il doit, avant tout, rester conséquent, et être assuré que ce qu’il demandera lui sera accordé. Ne devons-nous pas d’ailleurs vouloir autant que nos alliés ?

D’après lord Elgin, le palais occupé par la Mission russe serait situé hors de la ville ; selon les Japonais, il se trouve, au contraire, dans un quartier central de la ville officielle : c’est là un point de fait à éclaircir.

Celui des Bougnos qui depuis deux jours conduit les députations japonaises se nomme Hori-beno-kami. D’après les renseignements de l’abbé Mermet, il ne primerait ses collègues que par l’antériorité de date de sa nomination aux fonctions qu’il occupe ; le rang des Bougnos qui l’accompagnaient se réglerait de la même façon ; et quant à l’étendue et à la qualité des fonctions, elles seraient les mêmes chez tous.

Une collation de vins, de liqueurs et de gâteaux, comme pendant leur première visite, alors refusée par les Japonais sous le prétexte de la mort de l’Empereur, a été aujourd’hui acceptée par eux, uniquement par déférence pour l’Ambassadeur, et ils ont eu soin de le faire remarquer à plusieurs reprises, tout en faisant honneur au vin de Champagne en particulier. Les estomacs de ces gens-là sont aussi politiques que complaisants. Le baron Gros a repris la conversation, déclarant que rien ne pourra être réglé tant qu’il n’aura pas reçu un titre écrit qui lui donne les noms et qualités des commissaires désignés pour traiter avec lui, et qui indique le lieu où aura lieu l’échange des pouvoirs ; tant qu’enfin toutes les formalités n’auront pas été déterminées autrement que de vive voix : ce à quoi les Bougnos se sont empressés de répondre qu’il en sera fait selon ses désirs. Décidément le vent a tourné.

Après quelques minutes passées à examiner la montre à répétition du baron Gros, mécanisme que les Japonais connaissent, du reste, parfaitement, l’entretien a repris sur les affaires de Chine. L’Ambassadeur, indiquant sur une carte les ports ouverts dans cet empire par le dernier traité, ainsi que la portion de la Mantchourie, dans le voisinage du fleuve Amour, que les Russes ont acquise par une convention toute récente avec la cour de Pé-king, l’Ambassadeur a été très naturellement amené à leur parler du général Mourawief, commandant en chef l’armée des frontières, ainsi que de la façon dont il a entamé l’occupation de cette nouvelle adjonction au territoire russe. Les Japonais ont paru très-surpris du nom de cet officier général, prétendant ne connaître que celui du comte Poutiatine. Puis, passant aux causes premières de la guerre de l’Angleterre et de la France avec la Russie, et associant, dans de certaines limites, les faits accomplis avec les éventualités de l’avenir, le baron Gros en est arrivé, par inductions, à essayer de leur démontrer la nécessité d’un traité entre le Japon et la France aussi solide et aussi sincère que celui déjà conclu avec l’Angleterre.

Pendant que l’Ambassadeur parlait, les Japonais n’ont cessé de donner des marques d’assentiment ; ils ont surtout paru très-frappés du voisinage de la nouvelle conquête pacifique de la Russie, « qu’ils ne s’imaginaient pas si proche de la Korée et du Japon ; » et, quand on leur a montré sur la carte l’étroitesse du bras de mer qui sépare la terre russe de la terre japonaise, en leur faisant le calcul exact de sa largeur en milles marins, ils sont restés quelque temps silencieux et réfléchis : « Du reste, a ajouté l’un des Bougnos, nous savons parfaitement que les Russes sont forts et patients autant qu’ambitieux. » (Textuel.) L’étude des impressions diverses qui se succédaient sur les visages de ces hommes, nouveaux pour moi, était des plus intéressantes.

On s’est séparé dans les meilleurs termes : le baron Gros, très-satisfait d’avoir pu développer toute sa pensée sur des points politiques importants ; les Japonais, mis à l’aise par leurs instructions, par conséquent dégagés de toute responsabilité, et heureux aussi d’emporter avec eux, dans l’intérêt de leur conservation personnelle, des remèdes efficaces contre un fléau dont ils paraissent avoir une peur d’enfants. Le choléra est à Yeddo ; il n’y a plus à en douter.

Pendant toute la visite des Bougnos, j’avais près de moi l’interprète Mori-ama, qui est bien décidément le plus retors et le plus intelligent d’eux tous. Grande a été ma surprise d’entendre dans quels termes, sans nulle provocation de ma part, pendant que la conversation était générale, et en se penchant à mon oreille de l’air le plus sérieux, il m’a fait observer, cette fois en fort bon anglais, que, pour l’échange des pouvoirs, comme pour la lettre du futur traité, en un mot pour toutes les affaires qui allaient se négocier entre les deux gouvernements, il serait très-important que les traductions fussent exactes, et qu’elles ne donnassent matière à aucune interprétation fausse, à aucune erreur de mots, d’où pourraient découler souvent des conséquences graves. Je l’ai rassuré de mon mieux à cet égard, en ce qui touche du moins l’Ambassade française, lui faisant remarquer qu’il est de l’intérêt des deux parties contractantes qu’il en soit ainsi ; et que d’ailleurs la France a toujours pour ses Traités un respect égal à sa loyauté : exemple que ne suivent pas invariablement certaines nations de l’Occident.


23 septembre.

À une heure de l’après-midi, MM. de Contades et Mermet quittent le bord pour aller s’assurer des véritables conditions matérielles du palais (selon l’expression des Bougnos) proposé par le gouvernement japonais à l’Ambassade française.

Ces messieurs sont revenus à sept heures, après avoir rempli leur mission.

Ils ont trouvé, prête à nous recevoir, la Bonzerie qu’avait occupée le Comte Poutiatine : elle est vaste et très-propre. L’habitation qu’avait choisie lord Elgin est moins grande et serait insuffisante pour loger le personnel de notre Ambassade, dont les Japonais ont en le soin de nous demander le chiffre exact, qui leur a été donné aussitôt : vingt personnes. Ce dernier local est moins bien disposé et surtout moins propre que le premier ; de plus, il se trouve placé à quelques minutes du débarcadère, dans un quartier sale, ouvert, et non central ; et cette dernière condition a son importance. Il est vrai qu’on y aurait un petit jardin attenant à l’habitation principale, tandis que la maison habitée par la Mission russe n’en a aucun dans ses dépendances ; mais cette considération est avec raison de peu de valeur aux yeux du baron Gros.

En résumé, l’ancienne résidence des Anglais est située près de la mer, dans le quartier le plus populeux de la ville marchande, au milieu du mouvement le plus bruyant du rivage, et loin du centre politique de Yeddo.

Celle des Russes, au contraire, se trouve dans une partie plus centrale de la ville, comprise dans une sorte de vaste square, fermé par des barrières et réservé, à ce qu’il paraît, aux fonctionnaires se rendant à Yeddo ou qui y sont appelés pour affaires de service.

À leur débarquement, nos envoyés ont trouvé sur le rivage une affluence de populaire considérable, s’écartant docilement devant la police japonaise. Cette police, composée de trois ou quatre individus armés de longues tringles de fer, se relayait à chacune des barrières qui se succèdent de cent pas en cent pas dans les rues par lesquelles on arrive à l’habitation qui nous est proposée. La population a continué d’être curieuse sans la moindre nuance d’hostilité, comme à Sina-gaoua.

Depuis ce matin, la qualité comme les fonctions véritables des officiers d’administration portant le titre de Bougnos, tels que ceux que nous avons vus jusqu’à présent, sont parfaitement définies pour nous.

D’après certaines données de l’Ambassade anglaise, Bougno signifiait pour nous une sorte de gouverneur de ville, et l’immense Yeddo en aurait eu plusieurs, à en juger par le nombre de nos visiteurs se donnant ce titre ; ces fonctions leur constituaient donc, à nos yeux, une position politique élevée : là était notre erreur. Il est bien avéré pour moi aujourd’hui, d’après tous les renseignements recueillis à terre par l’abbé Mermet, aussi bien que par les remarques particulières qu’il a été en mesure de faire sur les formes de respect hiérarchique observées entre les différentes catégories de fonctionnaires avec lesquels il s’est trouvé en rapport toute cette journée, que les Japonais que nous avons reçus à bord sont bien, en effet, des Bougnos et des Sous-Bougnos ; mais que ce titre ne correspond qu’à celui de nos maires et de leurs adjoints, lesquels s’inclinent très-humblement devant des sous-préfets qui, eux-mêmes, relèvent des préfets, mais à une distance, dans la hiérarchie, beaucoup plus grande que celle consacrée par notre système administratif ; car, ici, les préfets sont des gouverneurs de province, véritables petits vice-rois, investis de pouvoirs énormes : il y en a quatre-vingts dans l’Empire.

Autre erreur empruntée encore aux Anglais et aux Américains. Le titre de kami dont s’étaient décorés les fonctionnaires de Simoda, ne signifie pas prince, comme nous le croyions. C’est tout simplement le synonyme de notre particule de, n’indiquant que la noblesse d’origine. Nous faisons des progrès.

La réponse des Ministres à la lettre de l’Ambassadeur, annoncée pour huit heures ce soir, est arrivée exactement. Elle est, nous a dit le baron Gros, conçue dans les termes les plus courtois, et il est convenu que la France aura pour traiter les mêmes Commissaires que l’Angleterre : quant à la résidence dans Yeddo, l’Ambassadeur se décide pour la Bonzerie. À titre de remarque incidente, il est bon de noter que le local qu’avait choisi lord Elgin, et qu’hier encore les Japonais affirmaient ne pouvoir nous offrir en raison de l’application religieuse qui lui avait été rendue à l’occasion des funérailles de l’Empereur, a été trouvé, par l’abbé Mermet, rempli de Bonzes, plus occupés à fumer, à boire du thé et à causer, qu’à invoquer Boudha en faveur du souverain défunt.

Ce soir, du pont du Laplace, nous avons aperçu au-dessus de la ville une sorte de point lumineux dont personne d’abord ne se rendait bien compte : on a reconnu que c’était une comète à sa première période visible.


24 septembre.

Journée sans incidents. C’est aujourd’hui, au dire des Japonais, qu’ont dû se célébrer les funérailles du Taï-goun. Des barques chargées de légumes frais, de cailles, de faisans et de poissons, sont venues approvisionner notre corvette, sous la conduite d’un employé du gouvernement, chargé de surveiller la livraison et le prix des denrées. Tout se fait ici avec ordre et méthode, et toujours sous le contrôle de l’autorité. Chaque marchand, en livrant sa marchandise, remet à notre commissaire une note déjà vérifiée par l’agent japonais, et qui lui est payée de la main à la main : manière de procéder excellente, qui devrait bien exister en Chine où, pour le moindre achat, il faut lutter de poumons souvent et de finesses toujours avec le vendeur. La santé de nos équipages continue à être bonne.


25 septembre.

Ce soir, à cinq heures, est arrivé à bord le Bougno qui, le premier, s’était présenté à notre arrivée sur la rade de Yeddo, et que le baron Gros n’avait pas cru devoir recevoir avant d’être plus informé sur ses titres et qualités. Il paraît que c’est ce personnage qui doit être définitivement attaché à la Mission comme premier intendant, pour toutes les questions matérielles de la vie, pendant notre séjour à terre. Il a été chef du district de Simoda ; sa figure est ouverte et riante, son œil intelligent ; il est escorté d’un second officier, d’après ce principe invariable au Japon, que tout individu chargé de remplir une fonction quelconque a toujours près de lui, à titre de conseil, et, à l’occasion, de contrôle, un second qui, en fait, n’est autre qu’un espion ; la vie publique ne repose donc ici que sur un système d’espionnage réciproque organisé. L’abbé Mermet m’avait, du reste, déjà édifié à cet égard. Curieuse société !

Notre Japonais, une fois admis chez l’Ambassadeur, a débuté par donner comme motifs de sa visite les compliments qu’il croyait de son devoir d’apporter au grand personnage qui allait être l’hôte de l’Empereur à Yeddo  ; puis il a demandé au baron Gros s’il avait des instructions particulières à lui donner comme désormais attaché à sa personne, et quelle était l’heure à laquelle il comptait descendre à terre, afin que tout fût prêt, que surtout la police fût à son poste pour écarter la foule, qui serait considérable.

Jusque-là le langage du Bougno se renfermait dans les limites ordinaires indiquées par les convenances et par la situation ; mais j’avoue que, d’après mes observations à l’endroit du caractère japonais, depuis que je me trouve en contact avec lui, il me paraissait bien singulier que le susdit Bougno eût, presque à la nuit tombante, fait trois milles en rade pour apporter des congratulations banales ou faire des questions sans intérêt pressant. Je ne me trompais pas.

Sa tirade d’entrée une fois débitée, il a fait demander à l’Ambassadeur, de sa voix la plus douce, et à titre de prière des autorités de Yeddo, de renoncer pour demain, jour arrêté du débarquement, à la salve de dix-neuf coups de canon qu’il sait devoir être tirés au moment où le représentant de l’Empereur des Français quittera son bâtiment, motivant cette prière sur ce que a le bruit de l’artillerie produirait certainement de l’émotion dans la population et viendrait troubler le deuil et le recueillement où elle est plongée à l’occasion de la mort du Tai-goun ; » étrange raison, à la distance de terre où nous sommes mouillés, et si l’on compte surtout avec l’indifférence parfaite qui distingue les populations de l’extrême Orient en matière d’affection ou d’enthousiasme politique.

Le baron Gros n’en a pas moins eu l’air d’accepter comme du meilleur aloi les motifs de la requête du gouvernement japonais, et il a promis d’y souscrire : il n’y aura donc, à son départ du Laplace, que « cinq salves de cris de Vive l’Empereur ! » poussés par l’équipage rangé sur les vergues.

Il est convenu, d’autre part, qu’une fois à terre, l’Ambassadeur sera précédé du pavillon français, tenu par un matelot du bord depuis le lieu de débarquement jusqu’à la résidence de la Mission, et que, de sa propre personne, il sera porté, par des Japonais vêtus de sa livrée officielle de Chine, dans la chaise qu’il avait lors de la signature du traité de Tien-Tsin.

Ces points une fois arrêtés, on s’est séparé en apparence satisfait de part et d’autre ; je dis en apparence d’un côté du moins, car je suis bien convaincu, et ce n’est pas sans motif que je pense ainsi, que le baron Gros, pour être conséquent, sacrifie, à son corps défendant, une forme qui en tout a sa valeur, et que certainement il sent, tout comme moi, que cette nouvelle exigence des Japonais n’est au fond qu’un moyen détourné, tout à fait dans l’esprit du pays, de lui faire immoler un usage qui, dans les deux hémisphères, consacre invariablement force et dignité aux yeux des populations ; mais, toujours homme de devoir, se renfermant strictement dans la lettre de ses instructions, cette fois encore il n’a pas cru devoir hésiter.

Le vent est aux petites difficultés, difficultés et morales et matérielles. Pour mon compte, je prévois ces dernières surtout, avec le chagrin égoïste d’un curieux avide de tout voir de près, avec la religion d’un pèlerin qui regretterait les coquilles qu’il n’aurait pu attacher à son manteau.


Dimanche, 26 septembre.

À onze heures, nous avons quitté le Laplace par un temps gris, presque brumeux, afin de profiter de la marée avant qu’elle fût trop basse, et de nous mettre en mesure d’aborder sur une côte plate et sans fonds. accompagnais le baron Gros dans le canot du commandant avec MM. de Contades et de Kerjégu ; MM. de Moges, de Latour-Maubourg, de Trévise, de Flavigny, et le premier chirurgien de la corvette étaient dans le canot-major.

Selon les stipulations de la veille, les hommes se tenaient sur les vergues, et ont salué le départ de l’Ambassadeur de cinq hourras de « Vive l’Empereur ! » Nous laissons tous ces braves gens en bonne santé ; Dieu veuille que nous les retrouvions tous en nous rembarquant !

Le commandant du Prégent nous a ralliés dans sa baleinière. Notre petit convoi se composait donc de trois embarcations ; les trois premières françaises, qui aient porté sur la terre japonaise une Ambassade de France.

Nous avions devant nous, entre notre mouillage et la ville, cinq forts qui en défendent les approches. Ces forts, dont la construction, d’inspiration sinon d’origine hollandaise, paraît remonter à plus d’un siècle, sont à six faces du côté de la mer, et à trois du côté de la terre ; ils s’espacent, à distances égales, sur une étendue d’à peu près deux milles. Ce sont bien, ce que nous avaient déjà dit nos longues vues, des ouvrages sur pilotis et à barbettes, mais n’ayant pas de feux rasants uniformes ; du système Vauban bâtard : ils sont en pierres sèches cimentées de mortier.

Derrière cette première ligne de forts, sur la terre ferme, il en existe une seconde de fortins du même mode de construction ; mais la plupart de ceux-ci ont leurs terre-pleins envahis par des habitations et par des jardins, tandis que les forts en mer paraissent maintenus dans un bon état de défense. Leurs talus gazonnés sont bien entretenus et garnis de canons de bronze de petit calibre, sur affûts de rempart du côté de la mer, sur affûts de campagne du côté de la terre ; tous maladroitement placés à découvert.

Au dire des hommes du métier, on aurait aisément raison de ces défenses, qui paraissent peu formidables ; l’obstacle sérieux serait le peu de profondeur d’eau qui ne permettrait qu’à des canonnières du plus petit modèle d’approcher d’assez près pour ouvrir un feu de nature à produire des effets sûrs et prompts : des canons rayés pourraient seuls atteindre ce but.

Nous venions de nous engager entre le quatrième et le cinquième fort, quand nous avons été accostés par une grande barque envoyée pour éclairer notre route et portant deux officiers japonais chargés de nous conduire à terre.

Cette barque, de modèle européen, mais non mâtée, peinte en rouge et à formes rondes, comme les embarcations hollandaises, était armée de quatre rameurs japonais ; ces hommes, nus, ainsi que la plupart de ceux que nous avons vus sur les jonques depuis notre arrivée sur les côtes du Japon, se servent d’avirons énormes qu’ils manient avec une grande aisance et un ensemble parfait ; aussi obtiennent-ils une vitesse de marche bien supérieure à celle de nos embarcations européennes. Ces marins japonais sont grands, forts et musclés, et autrement plus alertes que leurs voisins les Chinois, qui passent cependant pour d’assez bons marins.

De la corvette, nous avons mis trois quarts d’heure pour atteindre la première ligne des forts, et déjà, à un demi-mille de la plage, nous touchions le fond ; s’il est égal sur toute la région de la baie, les atterrages de Yeddo doivent être difficiles. Du reste, il est possible, probable même que les Japonais, fidèles à leur système vis-à-vis des étrangers, nous ont montré avec intention la partie la moins abordable de la côte.

Comme point de débarquement, nos guides avaient choisi l’un des fortins dont j’ai parlé tout à l’heure ; mais l’état de la marée ne permettant pas d’aborder à sec les talus qui descendent en pente douce vers la mer, et où, d’ailleurs, ce qui m’a frappé, il n’existe aucun escalier, seule disposition matérielle indiquée par les plus simples convenances pour recevoir l’Ambassade, le baron Gros s’est résigné, afin d’entrer sans retard dans la ville, à escalader, sur une échelle de bambou, l’une des faces du fort qui s’élève perpendiculairement au-dessus de l’eau. Je ne craignais qu’une chose, c’est que, pour combler la mesure, quelque chute dangereuse ou quelque incident ridicule ne vint compromettre nos caractères officiels vis-à-vis de la population qui couronnait les crêtes des talus. Tout le monde s’en est heureusement bien tiré derrière l’Ambassadeur, qui nous donnait l’exemple avec l’assurance de pied et l’agilité de la jeunesse.

Un petit mécompte nouveau l’attendait sur le parapet du fort : l’abbé Mermet est venu lui annoncer que les autorités japonaises s’étaient refusées à laisser pénétrer dans l’intérieur du bastion la chaise d’apparat qui l’avait précédé à terre. Une fois encore il a fait acte de résignation, on pourrait dire de modération, afin d’éviter tout débat avec des agents subalternes, et il a traversé à pied l’enceinte fortifiée.

Bien que l’on eût amené pour tout notre personnel des chaises du pays nommées No-ri-mons, qui, par parenthèse, ne sont que des boîtes en bambou, des plus incommodes, où l’on ne peut se placer que les jambes repliées sous le corps, à la façon japonaise, d’un commun accord nous avons décidé que nous accompagnerions l’Ambassadeur à pied, flanquant sa chaise à droite et à gauche, et précédés, selon les conventions d’hier, d’un matelot portant le pavillon français.

C’est ainsi que s’est opéré notre trajet du rivage à la résidence de l’Ambassade, par de longues rues larges et bien percées, aboutissant la plupart à de petits carrefours, tous munis d’un corps de garde, où se tiennent nuit et jour de quatre à six hommes de police. Ces employés sont vêtus d’une sorte de justaucorps mi-parti rouge et noir (sans doute les couleurs de la ville), et armés de longues tringles de fer creux, garnies à leurs extrémités de larges anneaux de fer mobiles, qui, en se choquant l’un contre l’autre, produisent un bruit aigu qui avertit les habitants qu’ils ont à s’écarter : dans une mêlée populaire, c’est une arme qui doit certainement valoir l’épée de nos sergents de ville.

Toutes les maisons de Yeddo, bâties réglementairement à un seul étage, sont en bois, sur des assiettes d’un granit gris qui, à en juger par l’emploi général qui en est fait, doit être la matière de construction la plus commune dans cette partie du Japon. Ces maisons n’ont donc qu’un rez-de-chaussée percé sur la rue, de petites ouvertures carrées et garnies de barreaux de bois, à cinq ou six mètres au-dessus du sol ; lesquelles ouvertures sont fermées par des jalousies en bambou tressé, qui masquent complétement la vue de l’intérieur ; enfin, le long des murs extérieurs de chaque maison, à droite et à gauche de la chaussée de la rue, de petits fossés maçonnés servent à l’écoulement non interrompu des eaux de la ville, et doivent puissamment contribuer à la propreté de la voie publique.

Ce soir, l’abbé Mermet m’affirmait que toutes les habitations de Yeddo, bien qu’assises en apparence sur des fondations de pierre granitique dont les parties supérieures s’élèvent au-dessus du sol, n’en sont pas moins toutes bâties sur pilotis, vu la nature du terrain, qui est d’alluvion.

Il faut convenir qu’extérieurement l’aspect de ces maisons basses peintes uniformément en blanc et en gris, avec des toitures de tuiles d’un ton brun foncé, et n’ayant d’autres larges ouvertures que des portes pleines en bois de cèdre ou de mélèze, garnies de clous de bronze ou de cuivre, selon le rang et la richesse des propriétaires, est singulièrement monotone. On dit cependant qu’à l’intérieur elles rachètent par de beaux jardins, par des galeries ouvertes élégantes, la tristesse de leur enveloppe.

Ainsi, aujourd’hui, 26 septembre, à deux heures, l’Ambassade française a pris, dans Yeddo, possession de son palais, puisqu’il est admis de réserver au local qui vient de nous recevoir le titre pompeux dont les Japonais le décorent : il est à un quart d’heure du lieu de notre débarquement.

Une heure après notre arrivée dans la ville, se sont présentés les mêmes Bougnos qui avaient été dernièrement reçus à bord, et qui définitivement seront les Commissaires des futures Conférences du Traité ; ils en ont apporté l’avis ofüciel à l’Ambassadeur.

Ils lui ont ensuite déclaré, de la part des autorités, que nous ne devons pas quitter notre résidence, sous peine de grands dangers à courir du fait de la population. C’est donc un emprisonnement de la Mission qu’elles méditent ; mais je doute qu’elle se laisse faire ; et, pour mon compte, je suis bien résolu à ne tenir que peu de compte de ladite défense.

Chacun de nous vient de choisir son logement : les chambres sont étroites et peu fermées ; nous camperons tant bien que mal.

Le temps tourne à la pluie.

Nous avons une garde d’honneur d’à peu près vingt-cinq Japonais, c’est-à-dire de vingt-cinq espions, qui, sous le prétexte de veiller à notre sûreté, resteront établis en permanence, nuit et jour, dans les deux salles qui précèdent les logements intérieurs : ce sont tous des employés à deux sabres.


27 septembre.

La nuit s’est bien passée, grâce à notre literie apportée du bord, et surtout à la fatigue de la journée d’hier.

Après le déjeuner, j’ai proposé à MM. de Kerjégu et d’Osery d’essayer d’entamer, de compagnie, le manteau d’inviolabilité et de mystère dont Yeddo semble vouloir s’envelopper pour nous. Notre projet était de marcher à l’inconnu, privés que nous sommes de toute indication topographique, et de pénétrer dans l’une des parties de la ville comprise dans l’une des trois enceintes qui divisent, dit-on, Yeddo en trois grands quartiers bien distincts.

En effet, malgré les efforts de notre escorte de Japonais (Ya-kou-nyns) qui cherchaient à nous maintenir dans le voisinage de notre palais, nous avons pris précisément, à l’inverse de leurs indications, une direction qui, selon nos prévisions, nous a conduits à l’une des enceintes désirées, ou nous nous sommes trouvés en face de grandes douves de 15 à 20 mètres de largeur, ceignant le pied de murailles de 8 à 10 mètres d’élévation, à pans inclinés, et faites de pierres granitiques. De distance en distance, ces douves sont coupées par des ponts de bois sur assiettes maçonnées, qui conduisent à des portes de cèdre colossales bardées de ferrures de bronze ; par ces portes, on pénètre dans la seconde enceinte.

Enfin nous sommes entrés dans Yeddo, dans la vraie ville, et nous pouvons le dire avec certitude, comme saint François Xavier, depuis 1549, nous sommes les premiers du pays de France.

L’aspect de ce nouveau quartier est à peu près le même que celui du quartier que nous habitons ; seulement les maisons y présentent, sur la rue, de plus grandes surfaces, et leurs portes, plus ornées de garnitures de fer, sont la plupart surmontées des écussons blasonnés de familles qui en sont les propriétaires ; nous n’y avons pas vu une seule boutique, tandis que, près de notre résidence, nous avons des rues purement commerçantes et remplies de bazars.

Les Conférences ont commencé ce matin ; tous les Commissaires étaient présents. Conséquents avec le système général pratiqué envers nous depuis notre arrivée au Japon, ils ont ouvert cette première séance par une escarmouche non interrompue de subtilités et de petites ruses qui présagent au baron Gros un travail qui aura ses longueurs et ses difficultés.


28 septembre.

Mes idées ou plutôt mes conjectures premières sur la topographie de la ville commencent à se régulariser. D’après mes renseignements de ce matin, recueillis à la bonne source, c’est bien la deuxième enceinte de Yeddo que nous avons franchie hier, les commandants et moi. Si l’on peut risquer une pareille classification, il existe trois villes dans une seule : l’une, formant noyau, ne se compose que du palais impérial, forteresse véritable d’une immense étendue ; l’autre ne renferme que les palais des Damios ou princes et des grands personnages ; la troisième, qui est la ville des bourgeois et des marchands, et qui enveloppe les deux villes intérieures d’un large cordon de seize milles de tour, n’est habitée que par les fonctionnaires secondaires et par la classe ouvrière.

Notre résidence est donc bien définitivement sur l’extrême limite de cette dernière enceinte, à quelques pas de la seconde.

Ce matin a eu lieu la deuxième conférence. Il paraît qu’elle est de nature à faire pressentir de nombreuses difficultés de détail dans la suite de la discussion des articles. Je suis sorti avant le dîner, escorté, comme d’habitude, de nos éternels Ya-kou-nynns, qui sont d’un obsédant et d’un gênant à lasser les plus rudes patiences. Même devant les menaces, ils rient sans se fâcher jamais, et restent quand même accolés à nos personnes, épiant tous nos gestes, prenant des notes, contrôlant notre moindre achat chez les marchands : ces derniers ont, à ce qu’il paraît, défense de nous livrer quoi que ce soit sans l’autorisation de nos surveillants, et encore faut-il qu’ils apportent les acquisitions que nous avons pu faire à notre habitation, ou là encore elles passent par un nouveau contrôle. Dans un local ouvert, ressemblant à un bazar, au milieu d’objets d’usage de toute nature, vieux et neufs, et soigneusement étiquetés, comme, du reste, tout objet de vente au Japon, j’ai découvert de petits ivoires travaillés, anciens, d’un fini charmant. L’abbé Mermet suppose que le hasard m’a fait entrer dans un de ces monts-de-piété organisés sur le même pied que ceux d’Europe, qui abondent, m’a-t-il dit, dans les quartiers ouvriers de la ville.


29 septembre.

Nous avons parmi nous quelques malades ; mais rien de grave : chacun paye plus ou moins son tribut à ce climat nouveau.

En dehors de la conférence d’aujourd’hui, les Commissaires sont revenus, avec un étonnement extrême, sur la définition que, dans le cours de la séance, le baron Gros avait appliquée au Japon, en le qualifiant de pays le plus civilisé de l’extrême Orient ; ils ont paru très-surpris qu’il n’ait pas dit du monde entier. C’est beaucoup d’orgueil ou beaucoup d’ignorance ; je croirais plutôt au premier.

Ma promenade d’habitude a été ce soir insignifiante ; je m’en suis consolé grâce à la causerie de mon compagnon d’aujourd’hui, M. de Latour-Maubourg, dont l’esprit original et observateur, sous une enveloppe presque constante d’indolence ou d’indifférence, a pour moi beaucoup de charme ; de plus, il est très-simple et très-vrai, deux grandes qualités dans la vie commune.

À Yeddo les gamins pullulent comme à Paris, et ils y sont aussi curieux, aussi gênants et aussi criards ; ils se jettent dans nos jambes, touchent nos vêtements, et ne paraissent nullement dégoûtés de notre contact comme les enfants chinois, remarque que j’avais déjà faite à Simoda. Les hommes et les femmes se contentent de nous entourer et de nous dévisager de près, quand encore nos espions le leur permettent ; mais leur curiosité est silencieuse et leur air bienveillant. Cette population m’est des plus sympathiques. Au Japon, la crainte de l’autorité donne à toutes les formes extérieures de la population un aspect et des façons qui se ressentent de la main ferme de cette même autorité, et lord Elgin me disait que, pendant son séjour à Yeddo, il n’a vu qu’un exemple d’hostilité envers les étrangers, se réduisant à quelques cailloux inoffensifs, lancés par des enfants qui se sont ensuite enfuis en riant. Tout cela dénote-t-il chez le bas peuple l’esprit d’hostilité sourde, dont les Bougnos voulaient nous faire un épouvantail à propos de notre résolution de circuler dans la ville ?

Ici, la fécondité des femmes est, assure-t-on, surprenante, favorisée par la promiscuité des sexes dans les classes inférieures principalement, et par certaines latitudes de la loi japonaise en matière d’infidélités conjugales.

Dans les bains publics, où le Japonais, quelle que soit sa condition, passe invariablement sa soirée, quand ce n’est pas sa nuit, à fumer, à prendre du thé, aussi bien qu’à causer de ses affaires, hommes, femmes et enfants se baignent pêle-mêle et sans nuls vêtements.

Une pareille tolérance de l’autorité est bien faite pour choquer nos idées de morale civilisée ; mais ici elle paraît toute simple, car elle est dans les mœurs, et ne présente pas en réalité, pour la moralité publique au Japon, tous les dangers qu’elle pourrait présenter ailleurs : ne serait-ce que par ce fait, commun, du reste, à l’humanité entière, c’est que l’habitude ou la facilité suppriment généralement le désir en éteignant l’imagination.

Ces bains, dont l’entrée est formellement interdite aux étrangers, sous peine des châtiments les plus sévères pour le maître de l’établissement, se composent de vastes salles garnies circulairement de bassins de pierre où chacun, pour faire ses ablutions, vient à son tour puiser, dans des écuelles de fer ou d’étain, l’eau froide et l’eau chaude qui s’y déversent sans interruption.

La vapeur, maintenue dans ces salles à une température très-élevée, constitue, comme dans les étuves de l’Orient, le véritable bain japonais.


30 septembre.

À midi, le baron Gros m’a proposé de l’accompagner dans la première promenade à pied qu’il ait faite, depuis son arrivée, dans la ville qu’il n’a entrevue qu’à travers les stores de sa chaise, du point de débarquement à notre Bonzerie. MM. de Moges et de Kerjégu étaient avec nous ; quant à l’abbé Mermet, on comprend qu’il soit toujours, en pareil cas, le compagnon indispensable.

Nous avons pris le chemin de la deuxième enceinte, celle de la ville fermée, le même que j’avais ouvert, le lendemain de notre arrivée à Yeddo, avec les commandants. Le baron Gros a paru surpris et enchanté de l’aspect régulier et propre de ce qu’il a vu ; une fois dans la ville, les palais des Damios ou autres grands personnages l’ont surtout frappé comme moi. Après avoir dépassé le point extrême de notre première excursion, nous avons contourné à peu près le tiers intérieur de la troisième enceinte, dans laquelle se trouve le Palais impérial.

L’aspect extérieur de ce palais est grandiose et pittoresque ; d’immenses talus de gazon l’entourent et viennent mourir dans des douves d’à peu près 30 mètres de largeur, couronnées par un mur fortifié, au sommet duquel se dressent de vieux cèdres qui forment cordon autour du palais.

Nous avons marché près de deux heures par une chaleur très-forte, et, à notre retour, nous avons eu la répétition identique de la petite mésaventure de lord Elgin : deux cailloux de la grosseur d’une noisette, partis d’un groupe d’enfants perchés sur l’étal d’une boutique, sont venus frapper, en parabole, l’un le parapluie de M. de Moges, l’autre le galon de ma casquette. Cependant, comme contre-partie, le commandant d’Osery nous racontait qu’hier, se trouvant seul dans le voisinage de cette même enceinte du palais impérial, mais dans la partie opposée à celle que nous avons côtoyée aujourd’hui, il était entré dans une rue des plus populeuses d’où étaient partis des invectives et des cris du fait d’hommes mal vêtus et de mauvaise mine. Pour nous, Yeddo continue ses mystères, et nous partirons, je le crains, sans avoir pu les pénétrer.

Alors que nous revenions à notre habitation, nos Ya-kou-nynns ont fait reposer le baron Gros dans une maison de thé dont les détails intérieurs ne diffèrent en rien de celles de Chine ; seulement, ici, ces détails sont plus propres et plus élégants. À sa sortie de la maison, l’Ambassadeur ayant donné quelques piastres à une vieille femme qui devait être la maîtresse du logis, notre escorte d’officiers s’est jetée sur elle et lui a arraché sa petite aubaine, en prétendant que le gouvernement ne permet à aucun Japonais de recevoir la moindre pièce d’argent des étrangers, et que, du reste, l’équivalent lui en sera rendu en nature. Serait-ce une manière particulière de percevoir ici l’impôt ? elle est, en tout cas, expéditive et brutale.

En somme, le baron Gros a paru enchanté de sa course, qui, si j’en crois ses habitudes sédentaires, sera la première et la dernière qu’il aura faite dans Yeddo.

On s’était entendu hier avec les Commissaires pour que nos équipages pussent descendre à terre et s’y rafraîchir seulement, il a été demandé par le gouvernement qu’ils ne vinssent dans la ville que pendant le jour et par fournées de quatre à cinq hommes au plus, afin d’éviter que ce nombre de nouveaux débarqués, s’ajoutant à celui du personnel de la Mission, qui est déjà considérable, ne produise dans les rues une émotion que l’autorité municipale semble redouter au premier chef. Justifiée ou non, la mesure a paru prudente au baron Gros et a été acceptée par lui ; et, en effet, nos bordées de marins en pays étrangers ont des turbulences gaies et un sans gêne dans leurs mouvements qui pourraient amener ici, dans ce moment, des complications inutiles, la corde n’étant déjà que trop tendue.


1er octobre.

La séance d’aujourd’hui, l’avant-dernière, a été sans intérêt. Les Commissaires ont discuté pied à pied la rédaction de certains articles sur lesquels on était revenu. Le baron Gros est à juste titre très-fatigué de cette façon de négocier : c’est probablement le 9 que le Traité sera signé.


2 octobre.

Les conférences ont abouti ; aujourd’hui a eu lieu la dernière séance. Les Japonais paraissent enchantés d’avoir tiraillé, comme ils l’ont fait, certains chapitres et d’en avoir arraché quelques bribes pour nous sans valeur au fond ; le baron Gros ne l’est pas moins d’avoir exécuté ses instructions à la lettre ; surtout d’en avoir fini avec de pareils négociateurs, tout en emportant, en fait, un traité aussi honorable que le comportaient et les circonstances et les conditions matérielles de la mission qui lui était confiée.

J’allais oublier un autre satisfait, M. de Moges, le premier attaché du baron Gros, qui va partir pour la France avec le Traité dès notre retour à Shang-haï, après trois ans d’exil : je l’envierais presque, moi qui viens à peine d’entamer mon sillon. M. de Moges a, du reste, grand besoin de l’air natal. Il doit avoir une grande énergie, car toujours il a l’air faible ou souffrant, et toujours il va et sans se plaindre. C’est une nature froide, plus âgée que son âge, essentiellement méthodique et observatrice.

Depuis ce matin je grelotte la fièvre ; M. de Contades est sur la même pente. Les deux chambres contiguës que nous habitons dominent, d’un mètre tout au plus, une petite cour-jardin presque entièrement remplie par une mare d’eau croupissante, dont quelques rocailles et deux ou trois arbustes ne sauraient parvenir à faire un bassin ; le soir cette mare dégage une humidité malsaine à laquelle nous attribuons nos malaises fébriles : c’est en somme une laide baraque que notre palais de Yeddo, qui ne vaut pas la description détaillée que d’abord je voulais en faire. Ici, du reste, tous les intérieurs de maisons sont calqués sur le même patron : des cours ou des jardins de forme ronde ou carrée, autour desquels règne un seul étage de galeries ouvertes, où viennent s’aligner, comme dans un couvent, les portes de toutes les chambres de l’habitation ; pour la nôtre, je devrais dire les cellules, qui justifient pleinement son origine bonzique.


3 octobre.

Ce matin, en partant pour ma course habituelle dans la ville, j’ai trouvé M. de Trévise qui faisait une esquisse charmante de notre palais, vu du dehors, bien entendu, seul aspect sous lequel il gagne un peu, grâce aux formes bizarres ou disparates de ses toitures et au bariolé des barrières à claire-voie, peintes en rouge, en noir et en jaune qui l’enveloppent ; M. de Trévise a le talent d’un véritable artiste.

Je continue ma chasse aux ivoires anciens et aux vieux bois sculptés, dont, par parenthèse, la Hollande est aussi friande que nous : pour moi, ils sont, avec les métaux appliqués aux usages de la vie, les échantillons les plus curieux et les plus intéressants de l’industrie du Japon. Mes meilleures trouvailles en ce genre, je les ai faites jusqu’à présent dans les monts-de-piété, et malgré tous mes efforts je n’ai pu obtenir des données un peu certaines sur ces établissements, qu’il serait intéressant de comparer comme constitution et comme réglementation avec ceux analogues en Europe. À Yeddo, le nombre multiplié des monts-de-piété a une signification d’utilité publique qui m’a frappé. C’est encore là un des trop nombreux secrets qui nous échapperont ici.


4 octobre.

Malgré la foule qui me pressait de la façon la plus fatigante, jusqu’au moment où, au seul bruit des tringles de fer des hommes de police qui venaient me rejoindre, elle s’est écartée silencieusement et s’est contentée de s’accroupir autour de moi, à distance respectueuse, j’ai pu faire ce matin le croquis d’une Bonzerie très-ancienne, et à ce qu’il paraît très-renommée. Je ne note ce détail insignifiant que pour revenir, une fois encore, sur le tempérament facile, discipliné, et, en apparence, du moins, favorable aux étrangers, de la population japonaise. Dieu, veuille que les futurs contacts de nos civilisations ne modifient pas chez elle des qualités qui en font, à mes yeux, dans le présent, une population unique au monde ! ce qui me conduit à dire que quiconque aura vu d’un peu près ici, comprendra comme moi la légitimité des résistances que le gouvernement japonais oppose aux envahissements de l’Occident : à sa place, n’en ferions-nous pas tout autant, nous sachant les ressources intérieures qu’il se sent posséder réellement ?

M. de Contades a été assez souffrant, mais sans que cela soit grave. De notre mouillage, à part deux cas de choléra qui sont venus frapper deux pauvres enfants, des mousses, et qui ne se sont heureusement pas renouvelés, les nouvelles sont bonnes.


5 octobre.

Contre mes prévisions de l’autre jour, le baron Gros m’a proposé une seconde promenade avec les deux commandants ; mais, en dépit de mes propositions, il a voulu suivre le même chemin que la première fois, afin de revoir les abords du palais impérial, qui, à vrai dire, sont ce que dans Yeddo nous aurons vu, je crois, de plus imposant. Pendant que nous nous reposions en face de l’un des ponts qui conduisent dans l’intérieur de cette vaste enceinte, qui a près d’un mille et demi de circonférence, un Damio, en grand apparat, se rendait, avec toute sa suite, probablement chez le jeune empereur ou chez les ministres. Cette suite se composait de plus de cent individus richement vêtus, portant des lances, des pavillons multicolores, des parasols bigarrés, et, sous les rayons du soleil, des plus brillants aujourd’hui, ce spectacle nous a intéressés au dernier point. À n’en juger que par les dehors, ces nobles Japonais doivent être de vrais et grands seigneurs.

On nous a apporté ce soir d’assez belles armes à choisir, toujours avec l’autorisation du gouvernement. J’ai acheté quatre sabres, grands et petits, ces indispensables appendices de la ceinture de tout fonctionnaire japonais. L’inégalité comme longueur de ces armes doubles s’explique par l’ancien usage, consacré au Japon, du plus petit des deux, lequel usage consistait à s’ouvrir le ventre dès que l’honneur du nom se trouvait compromis d’une façon quelconque ; et cet usage n’était pas une fiction. Il y a quelques années encore, il était, dit-on, en pleine vigueur ; mais aujourd’hui l’esprit chevaleresque, ou plutôt le point d’honneur japonais, par le passé si pointilleux, a singulièrement fléchi, et, à part un récent et éclatant exemple, celui du Taï-goun, dont nous avons appris la mort subite à notre départ de Chine, mort qui nous a été confirmée à Simoda, les faits de ce genre sont devenus très-rares, quoi qu’en puissent dire certains orgueils indigènes ou certains auteurs modernes, plus soucieux de l’extraordinaire que de la vérité ; aussi, à l’heure qu’il est, le Japonais se contente d’arborer à sa ceinture, à titre de tradition inoffensive, sa chevalerie des anciens jours.

À propos de cette fin tragique et mystérieuse du dernier Taï-goun, voici quelques détails, et je les crois exacts, que j’ai pu recueillir. À la suite du traité anglais, le Taï-goun avait été vivement blâmé par le conseil des ministres, sorte de conseil des Dix qui, en fait, gouverne actuellement le Japon et les deux Empereurs, d’avoir, par une trop grande précipitation à accueillir les conditions de lord Elgin, renoncé à disputer, comme il aurait pu le faire, plusieurs concessions contraires à l’esprit de la politique de Yeddo ; en un mot, d’avoir signé avec l’Angleterre, contrairement aux véritables instructions des conseillers de la Couronne, un traité que de plus longs détails et une plus longue discussion des articles auraient pu rendre plus avantageux pour le Japon. Le Taï-goun a considéré ce blâme comme une tache pour l’honneur de son nom, pour son titre de souverain ; et, après avoir réuni sa famille, il lui a fait part des reproches sévères et, selon lui, peu mérités, que lui avaient attirés des circonstances contre lesquelles il s’était senti impuissant à lutter ; puis, fidèle à l’antique coutume, il s’est ouvert le ventre avec l’aide d’un de ses plus proches parents.

Des détails si dramatiques, si éloignés surtout des mœurs universelles du dix-neuvième siècle, donnent à la société japonaise une couleur qui, pour moi, en complète l’intérêt : aussi ai-je tenu à les consigner tels qu’ils m’avaient été donnés.

Le duel, usage séculaire au Japon, y est encore très-fréquent, et presque toujours mortel, en raison de la forme des sabres longs, effilés et tranchants, qui sont, dans toute rencontre, l’arme consacrée : l’escrime entre, d’ailleurs, dans l’éducation de tout Japonais d’une classe un peu élevée. Quant à l’armée de l’empire, elle est très-réduite comme effectif actif : tout Japonais d’un certain âge étant, en cas de guerre, appelé à prendre les armes, son chiffre peut s’élever à deux ou trois mille hommes tout au plus, pour toute la superficie du territoire ; elle fait le service de notre gendarmerie.

Il y a peu d’années encore elle n’était armée que de lances, d’arcs et d’une sorte de hallebarde assez semblable à la pertuisane du moyen âge ; mais aujourd’hui que, par le canal de la Hollande, elle a pu faire en Europe d’importants achats d’armes à feu, une partie des troupes actives est munie de carabines et même de carabines à balles coniques, dont, d’après ce qu’on nous a dit, elle se sert avec une adresse égale à celle de nos troupes européennes.

Le peuple japonais est admirablement doué ; il est ami du progrès ; il le recherche au lieu de le dédaigner par stupide orgueil comme les Chinois ; et déjà, sous le rapport industriel entre autres, il pourrait donner à nos civilisations cependant plus avancées les plus utiles enseignements. Nous avons eu ce soir une petite émeute d’intérieur. Notre bande d’espions, ne se trouvant sans doute pas suffisamment renseignée sur nos faits et gestes intimes, de la salle d’entrée où elle avait établi son campement permanent, s’était avisée d’envahir une des galeries attenantes à nos chambres ; nous lui avons fait regagner, au plus vite, son ancienne installation, avec ordre aux douze marins qui forment notre seule garde à terre de les y maintenir quand même : c’est une terrible engeance que ces Ya-kou-nynns !


6 octobre.

Je suis allé seul aujourd’hui dans la ville marchande et j’y ai fait des emplettes auxquelles, avec celle de mes ivoires anciens, j’attache le plus de prix ; j’ai arraché, dans toute la vérité du mot, et presque en luttant avec l’un de mes officiers japonais, de l’étalage d’une boutique, une liasse d’estampes coloriées, de gravures et de cartes, qui sont des plus intéressantes comme spécimens de l’art typographique et des notions géographiques du Japon. Pour les cartes spécialement, dans la crainte que les étrangers n’y puisent des indications dangereuses pour l’intégrité de l’empire, l’autorité a donné des instructions de la dernière sévérité en ce qui nous concerne ; mais le hasard a voulu que, dans mon butin de ce matin, j’aie en ma possession, et rien ne saurait m’en faire dessaisir, un plan à vol d’oiseau de la ville même d’Yeddo, plan qui, d’après mes propres investigations des lieux, est, dans sa naïveté, aussi fidèle que possible ; si, de retour en France, je publie mes notes de voyage, ce plan y trouvera certainement sa place.

J’ai pu également, cette fois, avec toute facilité du fait de mon escorte officielle, me faire une collection assez complète de manuels des sciences, des arts, des métiers au Japon ; même de recueils de caricatures. Ces petits livres, imprimés ou gravés sur bois, je ne sais encore, avec le plus grand soin, bien mieux incontestablement que les manuels semblables en usage en France, servent à l’éducation du peuple ; ils sont du plus bas prix, de la valeur de 25 à 30 centimes de notre monnaie, par conséquent à la portée de tous. Les planches y dominent sur le texte, d’après le principe adopté au Japon dans l’instruction des classes inférieures de parler aux yeux plutôt que d’occuper l’esprit ; quant aux caricatures, le gouvernement a non-seulement une tolérance sans limite, mais il leur donne même un essor qui, sous ses inspirations et entre ses mains, devient un des moyens utiles de sa politique intérieure ; à la condition toutefois de ne s’attaquer qu’à ses fonctionnaires, de quelque rang qu’ils soient, sans jamais oser monter jusqu’au souverain. Comme peinture et comme signes, l’écriture japonaise est la même que l’écriture chinoise ; pour l’alphabet japonais, je n’oserais affirmer qu’il ait les quatre-vingt mille caractères de l’alphabet chinois ; mais ce que je sais, c’est que le Japon, afin de simplifier ses rapports parlés et écrits, a composé un alphabet réduit qui en rend l’usage raisonnablement pratique.

D’après le peu que j’ai pu en voir, et faisant bien entendu la différence des mœurs comme des constitutions sociales ; faisant également celle de leur moralité que, du côté du Japon, je ne prétends pas plus patroner sous le rapport des principes que sous celui des moyens, la politique intérieure de ce petit empire est pleine de ressources habiles.

Une autre de mes remarques, mais celle-là complétement admirative, c’est le degré qu’ont atteint ici les arts et certaines branches de l’industrie. L’artiste japonais non-seulement est merveilleux à reproduire la forme, don qu’il partage, il faut le reconnaître, avec l’artiste chinois, mais il lui est infiniment supérieur sous une autre face, que je définis ainsi : c’est que l’un dessine la pensée sans jamais négliger la forme, et que l’autre ne dessine que la forme ; encore ne la prend-il le plus souvent que sous ses aspects ou disgracieux ou grotesques. La comparaison entre les deux ne peut se soutenir qu’en fait de fleurs ou d’animaux : aussi, dans la plupart des compositions japonaises, dans celles surtout qui reproduisent des légendes ou des souvenirs historiques, il règne un sentiment de mysticisme et d’élégance élevée qui rendent indiscutable sa supériorité sur les compositions chinoises en général.

Comme applications ou comme incrustations des métaux purs, tels que l’or, l’argent, le platine, ou de leurs alliages, le Japonais fait sur la laque et sur le bois un usage dont la clef est encore introuvée en Europe, et qui ferait le désespoir de nos plus habiles ouvriers, jusqu’à ce que, par l’étude et l’analyse, cette clef eût été trouvée ; mais, pour arriver à cette étude et à cette analyse, il leur faudrait avant tout des spécimens que j’appellerai sérieux ; et, jusqu’à ce jour, quelle qu’ait été la vogue qu’au siècle dernier, aux beaux jours de l’ancienne Compagnie des Indes, aient eue les produits japonais, il faut venir au Japon pour se convaincre qu’en grande généralité, les objets qui en ont été importés en Europe ne sont que des objets d’usage ordinaire, et, au point de vue de l’art, d’un ordre secondaire ; tels que des porcelaines, des potiches, des coffrets, ou de petits riens sans noms, plutôt que des objets d’art, remarquables comme composition, comme matière ou comme proportions ; capables, autrement dit, de donner de l’art japonais, envisagé dans sa sphère élevée, la haute opinion qu’il mérite. Je le répète, il faut venir au Japon pour se rendre un compte exact et vrai des choses belles, artistiques et utiles à la fois, aussi bien que des procédés simples et ingénieux que cette civilisation égoïste a réussi, depuis des siècles, à dérober à l’Occident. Jusqu’à présent, nous n’en avons eu pour ainsi dire que des échantillons inférieurs.

Les bronzes niellés d’or et d’argent, comme les ivoires, comme les bois sculptés anciens, avaient atteint, dans le passé, une perfection que ne peut égaler l’art japonais moderne ; mais encore, dans ses conditions actuelles, il est bien supérieur à l’art chinois de la même époque ; pour les bronzes spécialement, sous le rapport de la composition de la matière, de sa finesse et de son éclat.

Enfin, descendez l’échelle, et vous trouvez, chez l’ouvrier du métier le plus modeste, le plus usuel, une conscience et un fini de travail qui est le côté véritablement faible de l’industrie secondaire en Europe.


6 octobre.

Triste et longue journée : la pluie n’a cessé de tomber à torrents, et chez moi le moral subit directement l’influence du ciel.

J’ai eu cependant tantôt une conversation amusante avec un Japonais, un lettré ou plutôt un poëte que j’ai trouvé discourant littérature ancienne avec l’abbé Mermet, l’infatigable travailleur de tous les moments du jour et même de la nuit : c’est, du reste, avec de pareils hommes que nos Missions catholiques arrivent aux résultats qu’elles obtiennent : Je m’étonnais, avec notre interprète, en raison de la communauté de souche, qui n’est pas contestable, de l’antipathie et même du dégoût que les Japonais affectent pour les Chinois, sentiments qui se traduisent jusque dans leurs rapports commerciaux, et j’en cherchais les motifs, lorsque son visiteur, s’étant fait traduire notre conversation qui lui paraissait animée, s’est chargé de me répondre par le petit récit suivant, tout parfumé de senteur orientale :

« C’est vrai, les Chinois sont nos frères, car nous sommes les fils de la même mère ; mais ce ne sont en que des bâtards, et voici pourquoi :

Il y a plusieurs siècles, vivait, sur les frontières du Thibet, une femme très-jeune, très belle, mais très-dissolue de mœurs ; si dissolue, que de ses désordres, qui avaient duré nombre d’années, elle avait en de nombreux enfants, tous ou paresseux ou cruels ; puis, un jour, inspirée d’en haut et honteuse de ses fautes, elle s’était repentie, avait contracté un mariage légitime, et, de cette union, étaient issus d’autres enfants non moins nombreux ; mais ceux-ci, comme récompense divine, tous laborieux et doux.

Plus tard, tous ces enfants, les mauvais comme les bons, sont allés chercher fortune hors du sol natal. Les fils de la courtisane se sont établis dans un pays voisin nommé Tien-Hia : ce sont les Chinois ; les fils de la femme légitime ont passé la mer et ont abordé dans une île grande et riche nommée Nipon, où ils ont prospéré : ce sont les Japonais.

« Et, depuis lors, a ajouté le poëte, nous les repoussons de notre famille, comme nous les repoussons de nos côtes. »

En effet, mais, bien entendu, par d’autres motifs d’un ordre plus positif, cette fiction a des points frappants de réalité pratique : ainsi, le Japon se refuse à tout commerce avec la Chine, et c’est sous le coup des prohibitions les plus sévères, dans les conditions de livraison les plus restreintes, et sur un point unique du littoral, qu’il permet, une fois par an, à un nombre limité de jonques chinoises, de venir acheter l’excédant de ses cuivres et de ses étains ; l’esprit de monopole et d’isolement repoussant invariablement tout ce qui est étranger.

C’est la réponse que je cherchais chez notre abbé ; j’aurais dû la trouver plus tôt.

Ce soir, à sept heures, le temps s’est éclairci, et nous avons pu, du belvédère qui surmonte toute habitation japonaise, observer et admirer à notre aise la superbe comète que nous avions reconnue du mouillage de Yeddo ; elle est dans tout son éclat, et sa queue décrit une courbe qui va rejoindre celle formée par les trois étoiles de la queue de la Grande Ourse. Au calme de la ville, on voit bien que nous ne sommes pas en Chine, où, au moindre phénomène céleste, la population, stupidement effrayée, remplit l’air de ses cris et des éclats discordants du tam-tam, afin de chasser le mauvais génie qui ose se montrer. Ici, nous avons affaire à des gens de bon sens, et surtout à des gens instruits, dont la première éducation astronomique, continuée par les Hollandais, remonte aux jésuites portugais.

Le mieux se soutient chez M. de Contades ; il est très-changé ; mais il est jeune et il sera vite rétabli.

Notre interprète travaille à force aux traductions des chapitres du Traité ; le Japonais Mori-ama en fait autant.


8 octobre.

Le temps m’a permis de sortir aujourd’hui, et j’ai pris, toujours contre l’avis de mes Ya-kou-nynns, une direction opposée à celle de mes promenades habituelles, ce qui m’a conduit, et comme observation je m’en applaudis, à un quartier voisin de la mer, que je ne crois pas avoir encore abordé, bien qu’il soit peu éloigné de notre habitation. Je finirais peut-être par me ranger à l’avis du commandant d’Osery, et à douter, malgré mon optimisme, de la bienveillance égale et générale du peuple japonais à l’endroit des étrangers, si je la jugeais sur l’échantillon de ce matin ; il est vrai que j’ai dû donner dans une populace de portefaix et de marins qui encombraient des maisons de thé ; mais, en fait, toute cette populace avait fort méchante mine, l’air très-provoquant, très-insolent, et, après l’avoir regardée assez pour la peser ce qu’elle valait, je m’en suis dégagé, avec assez de peine, protégé contre ses insultes par les gens de police qui doublaient mes espions ordinaires ; voire même par ma canne, la seule arme qu’au Japon j’aie jamais portée car je ne suis pas en Chine.

Après des pourparlers sans fin entre l’abbé Mermet et nos officiers de garde, j’ai pu obtenir des échantillons des différentes monnaies d’or et d’argent du Japon ; elles sont belles de matière et jolies de formes. La monnaie d’or, de forme ovale allongée, se nomme Ko-ban, et vaut quatre Itzi-bous ; l’Itzi-bou, petite monnaie, carré long, existe en or et en argent, et vaut à peu près le tiers d’une piastre mexicaine, laquelle représente à peu près elle-même la valeur de cinq francs de France : c’est du moins à ce taux que les Japonais l’évaluent. La gravure de cette monnaie n’a pas grand relief, mais elle est fine et d’un cachet tout artistique. Les Kobans, dont le moindre comme valeur représente le chiffre de 80 francs de notre monnaie, et il y en a qui valent jusqu’à 800 francs, n’entrent jamais dans la circulation commerciale ; la possession en est même défendue, sous les peines les plus graves, à toute autre classe qu’à celles des nobles ou des fonctionnaires, et encore parmi ces pièces d’or, les plus élevées de valeur ne sortent jamais des mains des Damios qui les gardent comme monnaies à thésauriser ou à échanger entre pairs, dans des circonstances solennelles, telles que des mariages, etc. Il y a aussi des pièces de cuivre dont l’usage est limité à la basse classe : du monopole, encore et toujours du monopole !


9 octobre.

Toutes les traductions étant terminées cet après-midi, le Traité a été signé entre les parties contractantes, sans nul apparat, dans la chambre du baron Gros : il s’appellera Traité de Yeddo.

Ce soir, l’Ambassadeur a réuni à dîner les deux commandants et leurs états-majors. C’est, depuis son entrée dans la carrière diplomatique, le huitième Traité qu’il signe. C’est une carrière bien remplie.

Le Taï-goun a fait envoyer par les Commissaires au Plénipotentiaire français, à titre de présents, des rouleaux de damas brochés de fabrique indigène de divers tons, assez brillants de couleur, mais en somme inférieurs à nos tissus de Lyon. Tout modeste que soit ce cadeau de la part du Japon, ne vaut-il pas, de la part de la France, celui de douze carabines Minié, que le baron Gros a dù enlever à la salle d’armes du Laplace, afin de pouvoir répondre d’une façon quelconque à la gracieuseté impériale ? Nous continuons, on le voit, à pâtir de ce que je ne crains pas d’appeler, dans ce cas-ci, un déplorable oubli des bureaux du ministère. Les ordres sont donnés ; nous partons demain.


11 octobre.

À onze heures nous avons quitté la Bonzerie ; mais auparavant le baron Gros avait reçu de tous les employés japonais attachés à sa personne pendant son séjour à Yeddo, les prosternations d’usage. Notre drapeau, descendu du mât de pavillon ou il n’avait cessé de flotter à la porte du palais depuis notre entrée dans la ville, a repris le chemin du Laplace, porté, comme à notre débarquement, par un matelot que flanquaient deux officiers japonais devant le baron Gros cette fois à pied, accompagné de tout son personnel.

Un flot de population nous suivait ; mais les mesures avaient été prises par les autorités, et ce flot était plutôt un groupe nombreux nous escortant depuis notre résidence, qu’une foule grossissant sur notre route ; toutes les barrières des rues donnant sur celles que nous prenions avaient été fermées. Derrière ces barrières se pressait silencieuse la foule des différents quartiers que nous traversions ; pas le moindre cri, pas le moindre signe d’approbation ou de désapprobation ; une discipline de silence parfaite.

À une heure, nous avons repris possession de notre corvette, dont les hommes, rangés sur les vergues comme au départ de l’ambassadeur, l’ont également salué à son retour de cinq salves de Vive l’Empereur !

Aujourd’hui, le Traité de la France avec le Japon est conclu ; il a été négocié et signé dans Yeddo ; il est calqué sur celui de l’Angleterre, partant, il obtient les mêmes avantages que cette puissance. Le baron Gros a donc complétement rempli les instructions qu’il avait reçues, et nous allons, avant de revoir les côtes de Chine, faire notre dernière étape japonaise à Nagha-saki.


12 octobre.

À six heures du matin nous avons levé l’ancre par un temps beau mais brumeux ; hier soir il pleuvait à verse, et nous courions grand risque de ne pouvoir partir ce matin. Au départ, nous avons marché doucement, car la sortie du golfe est étroite et encore trop peu connue pour qu’il ne soit pas besoin d’un temps clair afin de bien gouverner. ― Encore deux hommes très-malades à bord, tous les deux du choléra ; le docteur les regarde comme perdus : pauvres gens, ils ne reverront pas la France !


13 octobre.

Nous marchons bien ; mais la mer devient trèsforte ; impossible d’écrire. L’un des malades est mort cette nuit. La brume nous a empêchés tout le jour de voir les côtes ; ce soir nous serons en pleine mer.


14 octobre.

Nous avons eu un triste réveil : un homme a été jeté à la mer par un coup de roulis ; on l’a entendu crier quand déjà il était à l’arrière du navire, qui filait dix nœuds, grande vitesse ; il était bien difficile de stopper ; nous marchions sous vapeur et sous voiles et la mer était des plus grosses ; encore un homme de perdu ! Il avait vingt et un ans et était l’un des meilleurs matelots du bord ; je venais de lui parler quelques moments avant sa chute, et il me causait gaiement Bretagne ; c’était un de mes pays. Cette mort si imprévue m’a fait du mal ; en pareil cas, d’ordinaire, un matelot laisse peu de regrets sur son navire ; on parle un instant de sa mort comme d’une chose malheureuse, mais à prévoir ; sur le nôtre j’ai entendu appuyer surtout sur ce que l’Amour, c’était son nom, était un très-bon matelot et qu’à bord ils sont rares ; ç’a été toute son oraison funèbre. Quelque durifiée que devienne à la longue ma sensibilité nerveuse devant certains faits, j’avoue que je ne saurai jamais me faire à de pareilles mœurs et à de pareilles façons de sentir ; ce qui du reste double aussi à mes yeux les mérites et les sacrifices de la vie de mer.


15 octobre.

Le second des hommes si malades est mort ; on l’a jeté à la mer : c’est le troisième depuis Yeddo. Cette nuit nous devons doubler le cap Van-Diemen, d’où nous ne serons plus qu’à soixante lieues de Nagha-saki. Je suis très-souffrant ce soir.

Nous avons franchi le détroit ; le temps s’est refait beau, by the head, comme disent les Anglais ; mais la mer se ressent encore du vent qui la secoue depuis quarante heures. ― Demain matin nous devons être à Nagha-saki.


16 octobre.

NAGHA-SAKI

Nous avons mouillé ce matin, à six heures, dans le fond du golfe de Nagha-saki, à deux encablures du quai de Désima, la concession hollandaise.

Le baron Gros a reçu la visite presque immédiate du consul de la station navale des Pays-Bas, M. de Kattendycke, capitaine de frégate, momentanément attaché, pour les affaires politiques, à M. Duncker-Curtius, commissaire néerlandais à Nagha-saki près la factorerie hollandaise : titre nouveau accordé à ce dernier comme récompense des services qu’il a rendus depuis quelques années. En effet, c’est lui qui récemment a traité avec la cour de Yeddo, et lui a fait accepter dans son ancien Traité avec le Japon un article additionnel de premier intérêt pour la Hollande.

Peu d’instants après l’arrivée de M. de Kattendycke, M. Duncker-Curtius s’est présenté chez le baron Gros, venant lui offrir ses services et mettre à sa disposition son habitation de Désima, offre déclinée par l’Ambassadeur, que ses habitudes de travail rendent essentiellement sédentaire.

Je reviens sur notre entrée dans le goulet du golfe de Nagha-saki. Cette entrée avait été accompagnée d’une circonstance particulière assez curieuse. D’après l’ancienne coutume et les règlements du port de Nagha-saki, il était défendu à tout navire d’arrivage d’Europe d’entrer dans le canal conduisant à ce port sans en avoir obtenu la permission préalable écrite et revêtue du cachet des autorités de la ville ; les termes de cette défense sont aussi impératifs qu’inacceptables, aujourd’hui surtout que les traités ont ouvert des relations faciles avec le Japon. C’est l’avis de se conformer aux prescriptions anciennes, que, dès notre apparition dans le canal, un officier subalterne en canot a apporté, piqué au bout d’une lance, au commandant du Laplace, et sans autre explication il a regagné la terre : le baron Gros a naturellement donné l’ordre de ne répondre qu’en passant outre.

Ce canal de Nagha-saki a deux milles de profondeur ; il est abrité de tous côtés par de hautes montagnes qui lui donnent la forme d’un long entonnoir. Ces montagnes, couvertes de bois, de villages, de cultures, et séparées l’une de l’autre par des vallées qui descendent vers le canal, forment un des panoramas les plus magnifiques que l’on puisse voir : c’est Simoda plus grandiose.

À deux heures, j’ai accompagné l’Ambassadeur dans la visite qu’il a rendue à M. Duncker-Curtius, Hollandais de forme dans toute l’acception du mot ; il est d’un abord obligeant, et parle assez facilement le français.

J’ai retrouvé chez lui M. de Kattendycke, et nous nous sommes mutuellement reconnus pour nous être déjà vus à Paris : c’est un homme du monde par excellence, fort instruit, fort aimable et, dit-on, très-capable dans son arme. Pour mon compte, au bout de quelques instants de commune causerie, je l’ai trouvé d’une cordialité qui m’a vite gagné ; aussi n’ai-je pas hésité à accepter de partager, pendant une partie de notre court séjour à Nagha-saki, sa petite maison, où, avec ses habitudes et ses idées d’Europe, il vit solitaire et, m’a-t-il dit, fort ennuyé de son exil au Japon. Je me suis rappelé l’avoir laissé, il y a six ans, à Paris, jeune et brun de cheveux, et, aujourd’hui, je le retrouve les cheveux presque complétement gris et suffisamment vieilli : c’est le sort, à ce qu’il paraît, réservé aux déportés libres soit en Chine, soit au Japon.

À côté de Yeddo, à en juger par ce que je puis en voir du pont du Laplace, Nagha-saki me fait l’effet d’un gros bourg en amphithéâtre sur le versant d’une montagne labourée de cultures de toutes sortes. Ce gros bourg a cependant, dit-on, soixante mille habitants.

Demain, je profiterai des offres de M. de Kattendycke ; je descendrai à terre, avec l’espoir d’avoir ici mes mouvements libres de tout Ya-kou-nynn.


17 octobre.

Nous avons, mouillées à nos côtés, trois frégates, deux américaines et une russe ; il ne manque qu’un navire anglais pour que les quatre grandes puissances du monde soient représentées dans la rade de Nagha-saki. La station hollandaise ne se compose que d’un brick ; car je ne compte pas un second brick sorti des chantiers de la Hollande, offert par le roi Guillaume à l’empereur du Japon, et sur lequel M. de Kattendycke a établi une école de marine pour de jeunes Japonais. Il est très-content de ses élèves, dont l’aptitude pour les sciences exactes est, à ce qu’il paraît, surprenante. M. Duncker-Curtius, comme, du reste, toute la colonie hollandaise de Nagha-saki, habite l’îlot de Désima, îlot en forme d’éventail, séparé de la terre ferme, c’est-à-dire de la ville, par un fossé maçonné de quelques mètres de largeur, sur lequel est jeté un pont unique pour communiquer avec la ville.

C’est sur cet îlot, qui, il y a quelques années encore, ne contenait qu’une vingtaine de maisons, et qui, aujourd’hui, en contient tout au plus le double, que, depuis 1616, depuis la dernière persécution et le massacre des chrétiens au Japon, la Hollande, représentée par un chef de factorerie et par quelques commis de Rotterdam ou de Dordrecht, s’est condamnée à rester on peut dire parquée sous des verrous qui, le soir et le matin, étaient rigoureusement tirés par les gouverneurs de Nagha-saki. Ce n’est que depuis trois ans que ces verrous se sont ouverts sous l’influence de traités nouveaux. Réduits à vivre ainsi séparés de leurs femmes et de leurs enfants, auxquels le gouvernement japonais interdisait l’entrée de l’empire, même à Désima, les Hollandais, colons patients, marchands habiles et tenaces, ont tout accepté par le passé, sacrifices moraux, sacrifices matériels, plutôt que d’abandonner un terrain qu’ils avaient semé et qui déjà leur avait donné de riches et abondantes récoltes.

Tout en servant leurs propres intérêts, et tout en enrichissant la mère-patrie, ils ont donc bien mérité de l’Occident, puisqu’en fait, par leur persistance autant que par la continuité de leurs bonnes relations avec le Japon, ils ont su lui en garder la clef. Aussi l’Amérique, malgré son initiative audacieuse et son esprit d’occupation ordinaires, serait, à mon avis, fort mal venue, comme elle en a la prétention, à réclamer moralement la première place dans les succès que l’Europe vient d’obtenir à Yeddo ; car c’est à la Hollande seule, je le répète, et je ne m’appuie que sur des faits, qu’appartient, selon moi, l’honneur des véritables éléments de ces mêmes succès.

Depuis ce matin je suis descendu à terre, chez M. de Kattendycke, afin de pouvoir, guidé par son obligeance, visiter la ville dans ses détails ; bien qu’après Yeddo, je compte sur très-peu de nouveau en fait de choses extérieures.

M. Duncker-Curtius, chez qui j’ai passé la soirée, et qui m’a présenté trois négociants hollandais habitant le Japon depuis plusieurs années, m’a déjà donné sur Nagha-saki, comme police, comme rapports avec les autorités et les habitants, des notions qui s’écartent peu de celles déjà recueillies à Simoda et à Yeddo. C’est, en effet, un pays trop généralement bien discipliné et réglementé pour qu’il en soit autrement.


18, 19 octobre.

D’après la conversation que j’ai eue hier chez le résident hollandais avec des hommes froids et sérieux qui connaissent tous les replis d’un terrain qu’ils pratiquent depuis des années, la prostitution au Japon a, sous certains rapports, un caractère essentiellement social : et si, d’une part, conséquence naturelle de la différence des religions, des mœurs et des institutions, ce caractère vient porter atteinte, au premier chef, aux principes élémentaires de notre code de morale civilisée, de l’autre il offre, avec les sociétés antiques, des points de rapprochement frappants : j’entre dans quelques détails.

Au Japon, par tout l’Empire, les prostituées forment une catégorie sociale, nombreuse, imposante et distincte, sur laquelle la société japonaise ne fait rien peser du mépris de nos sociétés européennes. Dès Page de six à huit ans, une fille est susceptible d’être vendue ou plutôt d’être louée, en vertu d’un contrat reconnu par la loi, à la condition, toutefois, que cette fille servira une rente à sa famille pendant la durée de l’engagement que cette dernière a contracté pour elle, et qui, en se dissolvant de plein droit, à vingt-cinq ans, la fait, à cet âge, redevenir maîtresse d’elle-même. Les prix de cette singulière rente sont cotés et strictement observés de part et d’autre.

Une fois entrée dans la maison, dont, par contrat, elle devient pour ainsi dire la chose, res propria, et dès qu’elle dénote une certaine intelligence, cette fille y reçoit une éducation aussi soignée que celle que pourrait recevoir dans sa propre famille la fille d’un riche particulier, et cette éducation ne s’étend pas seulement à l’histoire et à la littérature du pays, mais elle va souvent jusqu’aux sciences les plus abstraites, telles que les mathématiques et même l’astronomie, qui, de tout temps, a été fort prisée au Japon.

Depuis le marchand jusqu’au Damio, les Japonais fréquentent journellement les maisons de la nature de celles que je viens de citer, où, nouveaux Athéniens, ils se complaisent à causer de leurs affaires ou à disserter sur la politique et sur les lettres, pour lesquelles ils sont passionnés. Par la force des choses, ils ont donc des contacts continuels avec les femmes qu’ils y rencontrent, dont une des attributions est de réciter des poésies ou de raconter des légendes historiques, en s’accompagnant sur des instruments de musique ; le mode ionien des temps antiques. Ainsi viennent souvent à se révéler chez certaines d’entre elles un charme ou des qualités intellectuelles, qui font que, de maîtresses qu’elles pouvaient être de leurs visiteurs de tous les jours, elles en deviennent, à un moment donné, les femmes légitimes ; fait qui aujourd’hui se renouvelle fréquemment au Japon, surtout de la part de la bourgeoisie ou des marchands, bien que, par le passé, on ait vu même des Damios contracter de pareils mariages.

Dès que leur union est légitimée par la loi et qu’elles sont entrées dans leurs nouvelles familles, ces femmes prennent dans la société, qui les reçoit toujours et sans murmure, une position si nette et si respectable, que jamais la pensée ne viendra à qui que ce soit de leur faire le moindre reproche de leur passé, d’y faire même la moindre allusion ; en un mot, le mariage les purifie à tout jamais, et l’on cite, en les nommant dans les récits populaires, nombre de ces femmes qui ont offert les exemples d’une haute distinction d’esprit ou d’un rare courage, et qui ont joué un rôle important, non-seulement dans leurs familles, mais même dans les destinées de leur pays.

Tous ces détails, je puis les garantir authentiques, et j’en ajouterai un dernier, qui ne saurait que les confirmer : celui-là est tout contemporain, et, à Nagha-saki, de notoriété publique.

De 1808 à 1810, c’est-à-dire à l’époque où les Pays-Bas étaient devenus, sous le roi Louis, une annexe de l’empire français, les colonies hollandaises, Java en première ligne, durent nécessairement suivre le sort politique de la métropole. Avis de reconnaître le nouvel ordre de choses fut envoyé de Batavia à Désima qui en relevait comme ressources aussi bien que comme administration ; mais M. H. Doef, patriote ardent, le chef de ce comptoir, se refusa à cette reconnaissance pour lui et les quelques individus composant alors la colonie hollandaise au Japon ; et pendant toute la durée du régime français dans les Pays-Bas, cette résistance ne fléchit pas un seul instant, quoique le comptoir de Désima fût absolument privé de tous secours, soit en vivres, soit en argent.

C’est dans ces circonstances qu’une des maisons publiques de Nagha-saki, par sympathie pour ces voisins étrangers, si paisibles, si bonnes gens et si malheureux, prit la résolution de leur venir en aide ; et elle le fit assez largement pour que, pendant plusieurs mois, Désima lui dût en grande partie ses moyens de subsistance. Mais une fois le comptoir rendu à son ancienne aisance, grâce au port de Batavia redevenu lui-même port hollandais, l’empereur du Japon, afin de reconnaitre publiquement les services que la maison de Nagha-saki avait rendus à ses vieux alliés, lui concéda : d’abord le titre d’habitation noble, c’est-à-dire le droit d’avoir sur sa porte d’entrée des clous de bronze doré ; de plus, il lui donna en toute propriété et à perpétuité le terrain sur lequel elle se trouvait bâtie et qui, jusque-là, n’avait été qu’un terrain loué. Cette maison existe encore et a conservé, sous ses dehors nobiliaires, son application première.

Ne sont-ce pas des mœurs uniques et bien dignes d’étude que celles d’un peuple qui, à côté de l’espionnage érigé dans toutes ses classes à l’état de moyen politique et de devoir récompensé ; à côté de la prostitution non-seulement tolérée, mais acceptée et utilisée au profit de la société et de la famille, semble avoir, d’après ce que nous avons pu en deviner, des institutions pleines de sagesse et de moralité, ayant un caractère marqué d’assistance ou d’utilité publique ; telles que des maisons d’asile pour les infirmes et pour les pauvres ; telles que des monts-de-piété, détails principaux de l’édilité japonaise ? Un avenir que je crois encore éloigné pourra seul nous dévoiler, à côté de ses défauts, les vraies qualités de cette société si étrange et encore si inexpliquée.


20 octobre.

Hier M. de Kattendycke a bien voulu me montrer la ville dans tous ses détails. C’est la même ordonnance qu’à Yeddo, comme rues, comme hygiène publique, comme police municipale, avec cette différence toutefois qu’ici le Ya-kou-nynn apparent est supprimé et que l’étranger, serait-il, comme je fais l’honneur au gouvernement japonais de le supposer, toujours surveillé par l’autorité, il l’est d’une façon occulte, d’une façon décente ; qu’ici du moins il a la satisfaction de se croire entièrement libre de ses mouvements, et qu’il peut circuler partout sans entraves.

Comme je l’ai déjà noté, Nagha-saki est bâtie au pied de deux montagnes juxtaposées, couvertes non-seulement de jardins et de cultures, mais aussi de vastes cimetières dont les tombes, symétriquement alignées comme les rizières qui les avoisinent, représentent une longue suite de générations éteintes ; c’est une nécropole immense dominant la cité des vivants et l’enveloppant tout entière, comme pour lui rappeler qu’elle ne saurait lui échapper. On dit l’intérieur du pays aussi boisé et aussi riche qu’à Simoda.

J’ai accompagné le baron Gros dans la visite qu’il a faite au Bougno gouverneur de la ville. L’accueil a été des plus gracieux : on voit bien que nous quittons le Japon. Le Bougno nous a offert un goûter très-élégant, tout parfumé de fleurs, tout sucré des gâteaux les plus variés. Le palais où nous avons été reçus n’a rien de remarquable : en bois toujours, et sans nulle ornementation extérieure ; seulement, ici, un corps de garde d’une vingtaine d’hommes en défend l’entrée principale, et tous les hommes sont armés de carabines rayées, des mieux entretenues  ; sans doute un échantillon déjà arrivé des dix mille fusils que le gouvernement hollandais s’est chargé de commander en Europe pour son allié d’outre-mer.

Dans l’intérieur de la ville, je suis entré dans plusieurs temples boudhiques ; dans un, entre autres, très-vénéré, le plus curieux et le plus pompeusement construit que j’aie encore vu, même à Yeddo.

À propos d’édifices religieux, et à l’appui, du reste, de tout ce qui déjà a été écrit par les auteurs hollandais, la meilleure des autorités pour moi, j’ai trouvé sur les lieux la confirmation de ce que j’avais déjà lu chez ces mêmes auteurs, c’est que le Sintoïsme et le Boudhisme sont les deux cultes dominants au Japon. La dénomination du premier vient du mot japonais Sin qui signifie héros. C’est la religion de l’État ; elle reconnait un être suprême et une foule de génies qui dirigent les choses et les astres. Comme en Chine, il n’existe ici aucune ferveur religieuse chez la population en général, population essentiellement positive, ou politique, ou industrielle, et se préoccupant beaucoup plus d’intérêts matériels que d’intérêts religieux. Quant aux prêtres, aux Bonzes, plus qu’en Chine encore peut-être, ils forment, dans la société japonaise, une catégorie qui, d’une part, étant complétement écartée des affaires publiques, et, de l’autre, ne trouvant aucun point d’appui sur l’esprit des masses, n’inspire que peu de vénération et n’a en mains aucune autorité : aussi se réfugient-ils, les uns, dit-on, dans l’étude et la science ; les autres, et c’est la grande généralité, dans des habitudes de paresse et d’incurie morale qui en font des personnalités peu respectables.

Autrement dit, au Japon, dans les conditions actuelles de son tempérament social, les idées religieuses, depuis l’expulsion des jésuites, sont-elles étouffées complétement, ou ne font-elles que sommeiller sous le poids de la politique du gouvernement et des instincts positifs et satisfaits de la population ? c’est là une question à laquelle, quant à présent, nul ne serait en mesure de répondre d’une façon certaine ; mais mon opinion personnelle est que, gouverné, conseillé et réglementé comme il l’est, à la complète satisfaction de tous ses besoins matériels ; n’ayant d’ailleurs encore ressenti aucun des appétits nouveaux que vont nécessairement éveiller chez lui ses futurs contacts avec des civilisations plus avancées que la sienne, et, peut-être, à ce titre, pour lui, plus dangereuses, le peuple japonais n’éprouve, dans le présent, aucune tendance aux nouveautés, qu’elles s’appellent politique ou qu’elles s’appellent religion. Sous ce dernier rapport principalement, il resterait certainement froid aujourd’hui, si même, soldat discipliné de ses gouvernants, il ne devenait pas, à un moment donné, en face des innovations, agressif et militant.

Le temps n’est donc pas encore venu, dans l’intérêt du Christianisme, de tenter de réveiller un ordre d’idées que près de deux siècles d’isolement et d’indifférence semblent avoir sinon compromis à tout jamais, du moins temporairement effacé ; et il est sage à nos derniers Traités de l’avoir compris.


21 octobre.

J’ai fait aujourd’hui mes adieux à la colonie de Désima : jamais je n’oublierai le cordial accueil que j’y ai reçu ; ces adieux, je les fais aussi au Japon, et demain, à huit heures, nous reprenons la route de la Chine ; je voudrais déjà pouvoir dire, de la France.


Je n’ai pas voulu consigner dans ce journal les quelques notions que, pendant mon séjour à Yeddo et à Nagha-saki, j’ai pu recueillir aussi bien sur l’autorité souveraine, envisagée dans ses attributions et dans son exercice, que sur les rouages du mécanisme politique et administratif du Japon ; car ces notions sont ou si volontairement confuses, ou si entièrement conformes à celles des auteurs hollandais anciens et modernes, que, si j’avais pris un autre parti, il aurait fallu me jeter dans l’hypothèse, ou me borner au rôle de simple compilateur.

En effet, la politique du Japon nous a fait et tâchera de nous faire encore, aussi longtemps que cela sera en son pouvoir, un secret de ses ressorts, de ses moyens et de ses ressources véritables : aussi, pour ma part, je suis convaincu que, jusqu’à présent, nous n’avons pu en saisir que quelques rares formules, quelques rares applications extérieures ; et que ce n’est que par des inductions, fondées autant sur les révélations d’un passé moins fermé que le présent, que sur le caractère d’immobilité inhérent aux sociétés orientales, qu’il nous est permis de supposer, mais non d’affirmer, que le Japon est aujourd’hui ce qu’il était il y a un siècle, sous le rapport de ses institutions comme sous celui de ses mœurs politiques.

FIN.


CONFÉRENCES DE YEDDO.


PREMIÈRE SÉANCE.
27 septembre.

À deux heures, ouverture de la première séance dans la Bonzerie occupée par la Mission française.

Dans la salle sont présents :

Le baron Gros, etc., etc.
Le marquis de Moges, faisant fonctions de secrétaire
M. Eugène Mermet, interprète.

COMMISSAIRES JAPONAIS

Midzouno-Ikigouno-Kami.
Nagaï-Hguembano-Kami.
Ynouié-Schinanono-Kami.
Hori-Oribeno-Kami.
Iouache-Fingouno-Kami.
Kamaï-Sakio-Kami.

Ce dernier n’est arrivé qu’à deux heures et demie. Plusieurs secrétaires japonais, parmi lesquels :

Mori-Ama Ya-Noski, interprète.

Le premier commissaire revient sur la question du droit de sortie, contesté au personnel de la Mission avant la conclusion du Traité.

Mêmes arguments que la veille pendant la première visite des commissaires.

Prétentions ridicules.

Le baron Gros répond vivement qu’il n’entend pas être plus prisonnier que son personnel, qu’il préférerait mille fois quitter Yeddo et rendre compte à son Gouvernement de ce qui se serait passé, que de subir de pareilles exigences : Si les Japonais ne veulent pas d’un traité avec la France, qu’ils le disent ; mais qu’ils n’opposent pas des procédés désagréables et ayant la prétention d’être humiliants à la bienveillance du Représentant de la France ! Qu’il a cédé déjà à plusieurs de leurs demandes. Pourquoi cette différence d’accueil avec celui fait à lord Elgin, au comte Poutiatine et à M. Harris qui, dès le premier jour de leur débarquement, sont sortis, sans obstacles, dans la ville ? — Le deuil du Taï-goun est l’unique cause de la petite difficulté. — Mais ce deuil doit durer trente-six jours, dit le baron Gros, vous nous opposerez donc les mêmes arguments après la signature du Traité ? — Le deuil subsistera aussi, il est vrai, mais son terme sera plus rapproché.

Hier, quand nous avons touché le même point et demandé que l’on ne sortît pas dans la ville avant la signature du Traité, le baron Gros nous a répondu que cette demande lui était pénible ; mais nous avons compris qu’il y accédait, et nous en avons fait part au Gouvernement.

Cependant, aussitôt après notre visite, les secrétaires et officiers se sont promenés en grand nombre dans la ville sans en prévenir l’autorité. — Le baron Gros proteste contre une pareille insinuation : il n’a jamais pu lui venir dans l’esprit qu’il serait défendu à des étrangers, venant avec confiance chez un peuple ami pour y établir les relations les plus amicales, de sortir de chez eux, et qu’ils seraient condamnés à rester enfermés dans leur habitation, comme des gens d’un contact à redouter. Une pareille pensée eût été injurieuse pour le caractére japonais, et il l’eût repoussée comme telle si on avait pu la lui suggérer. — Telle n’a jamais été notre intention ; mais la mort de l’Empereur fait à l’Ambassade française à Yeddo une position exceptionnelle. — Le baron Gros répond, à son tour, qu’il n’est pas moins extraordinaire ni moins exceptionnel de voir le Représentant de la France arriver amicalement à Yeddo pour y négocier un traité de paix et de commerce, et que l’on devrait y avoir égard ; d’ailleurs, la Japonais ne sortent-ils pas pendant le deuil ? — Il est vrai qu’ils sortent, mais ce sont des Japonais, non des étrangers. — Eh bien, ajoute le baron Gros, pourquoi nous opposer avec tant d’insistance une objection sans fondement ? Si le Gouvernement japonais ne veut pas traiter avec nous, il en a le droit ; mais qu’il se prononce franchement, et je me rembarquerai immédiatement. La situation de la France vis-à-vis du Japon est toute pacifique ; je ne viens pas ici comme en Chine, par nécessité, pour punir une insulte et imposer un traité à coups de canons ; ici, je viens en ami faire un traité de paix et de commerce au nom de l’Empereur des Français ; si le Gouvernement japonais ne comprend pas cette différence, comme la loyauté des intentions de la France, je quitterai aussitôt le pays, me réservant de rendre compte à ma Cour de l’accueil que j’y ai reçu. — Le premier commissaire se récrie contre cette pensée et cette intention du baron, mais le deuxième commissaire lui passe une note qu’il venait de rédiger au crayon, qui résume la politique du Gouvernement japonais à l’égard de la Mission de France et de l’étendue des concessions qu’il veut lui faire. Elle est ainsi conçue : L’Ambassadeur aura toujours le droit de libre circulation dans la ville, mais il devra prévenir les autorités dès la veille. Quant aux secrétaires et aux officiers, ils ne peuvent sortir de la Bonzerie qu’après la signature du traité. Le deuil est encore une question d’étiquette et de cérémonie. Cependant, par condescendance pour les personnes de la Mission, on leur permettra de sortir pour affaires, mais en aucun cas par pure curiosité. — Le baron Gros demande à garder cette note qui formule des prétentions si étranges ; il déclare vouloir la faire parvenir au premier Ministre, avec une dépêche renfermant ses observations sur son contenu, afin qu’elles soient mises immédiatement sous les yeux du Taï-goun. — Cette intention du baron Gros émeut vivement les commissaires ; une conversation animée s’engage entre eux : les uns sont pour le droit de sortie, les autres insistent pour maintenir l’avis donné la veille aux autorités. — Le baron Gros revient sur l’étrangeté et l’inconvenance de tels procédés, et il répète qu’il partira plutôt que de se soumettre aux humiliations que, sans en comprendre probablement la portée, on semblerait vouloir lui faire subir.

La France considère le Japon comme la nation la plus civilisée de l’extrême Orient ; les Français ont beaucoup d’estime et de sympathie pour les Japonais. C’est en raison de ce sentiment, plus que par tout autre mobile, que, lui, le baron Gros a été envoyé à Yeddo par l’empereur Napoléon pour traiter avec le Japon, Mais ce dernier ne peut se dissimuler que de mauvais procédés altéreraient sensiblement cette sympathie, et tendraient à effacer les sentiments bienveillants de la France, s’ils devaient se continuer. — À bout d’arguments, les commissaires déclarent tout accorder, se bornant à quelques difficultés de détails sans valeur : ne pas sortir en trop grand nombre, ne pas se séparer dans la ville, ne pas envoyer au dehors les domestiques ; on leur fait ces concessions, qu’ils reçoivent avec une satisfaction marquée.

Alors le baron Gros promet de ne point entretenir son Gouvernement de ce pénible et long incident, et consent à rendre la note au crayon qui avait été remise pour le premier Ministre. — Le sixième commissaire une fois rassuré, le point essentiel est enfin posé. Auparavant, le deuxième commissaire demande à présenter encore une observation, et se plaint d’avoir été réprimandé, lui et ses collègues, au sujet de la livrée des porteurs de la chaise du baron Gros le jour du débarquement, aussi bien que de l’usage de cette chaise, contraire aux coutumes japonaises. — Le baron Gros répond qu’il n’y tient nullement ; que s’il a agi ainsi, ç’a été pour donner au Gouvernement japonais une marque de déférence en arrivant le plus dignement possible ; il s’engage à ne plus en faire usage.

On procède ensuite à l’échange des pleins pouvoirs. Le baron Gros, ayant déjà envoyé au premier Ministre une copie des siens, n’a rien à produire. Les six commissaires présentent une copie des leurs. Le baron Gros leur montre l’original des siens et la signature même de l’empereur Napoléon. Les commissaires déroulent leurs documents et font remarquer le cachet rouge du nouveau Taï-goun, il a la forme carrée et est couvert de caractères. Le baron Gros fait remettre son projet de traité traduit en japonais, afin de faciliter les négociations. Les commissaires devront l’examiner et présenter leurs objections, peu importantes sans doute, presque toutes les stipulations comprises dans ce Traité existant dans les deux Traités anglais et américain, à de légères différences près.

La clause concernant l’opium est passée sous silence dans le Traité français, ce commerce étant complétement étranger à la France. Cependant, si les Japonais le désirent, l’Ambassadeur leur assure qu’il n’a aucune difficulté à l’insérer également dans le Traité français. Les plénipotentiaires déclarent y tenir : le point est accordé.

Le baron Gros avait d’abord annoncé trois traductions, française, japonaise et hollandaise pour le Traité français ; il déclare avoir changé d’avis, vu l’absence d’un interprète hollandais qu’il pensait trouver à Yeddo. Il serait long d’envoyer à Simoda chercher l’interprète hollandais du consulat général des États-Unis (M. Hewskin). Il est plus simple que le Traité soit en français et en japonais ; il en résultera sans doute que, pour les Japonais, le texte japonais sera l’original, comme pour nous le texte français, et que, dans ce texte, l’empereur Napoléon III et son ambassadeur seront nommés les premiers, comme le Taï-goun et les commissaires dans le texte japonais. Il y aura deux exemplaires pour chaque Gouvernement.

On est d’accord.

La conférence est fixée au lendemain.

La séance est levée à trois heures et demie. Les plénipotentiaires respectifs se sont séparés en se donnant réciproquement des marques de cordialité et en se félicitant de l’heureux résultat de cette première conférence.

Le fait est que l’ensemble des rapports a été froid et peu facile du côté des Japonais. Le baron Gros a dû user de réciprocité.


DEUXIÈME SÉANCE.
28 septembre.

Tous les membres qui composent la conférence sont réunis :

À deux heures et demie, ouverture de la séance. Les commissaires japonais s’excusent de ne pas être arrivés à l’heure convenue. Le temps, et l’étude attentive du projet de traité, sont les seuls motifs de leur retard. Ils assurent avoir tout examiné, tout compris ; ils demandent à présenter leurs observations pendant la conférence. Le préambule et les trois premiers articles sont acceptés, comme dans les Traités anglais et américain. Mais à propos de l’art. 3, les plénipotentiaires japonais font remarquer que l’ouverture des ports et villes de Yeddo et d’O-saka ne doit pas être considérée comme aussi entière et aussi absolue que celle des autres villes et ports nommés dans le Traité ; sans aucun doute, les étrangers pourront résider dans ces deux villes, mais seulement pour y faire le commerce ; laissant ainsi à entendre que, lorsqu’ils auront cessé leur négoce, ils devront quitter ces villes sans pouvoir s’y établir. Ils invoquent les deux textes des Traités anglais et américain, traduits en hollandais, où le caractère dont on s’est servi en japonais pour désigner la résidence des étrangers à Yeddo et à O-saka, n’est pas le même que celui qui a été employé pour Nagha-saki, Hako-dadi et les autres villes nommées dans le Traité. Les textes consultés ayant confirmé l’assertion des plénipotentiaires, et cette question, purement théorique, ne devant pas trouver place dans l’application, puisque l’étranger sera toujours libre de faire le commerce, et par conséquent de rester dans le pays, le baron Gros a consenti à laisser insérer le caractère, résidence, au lieu du caractère, résidence fixe, ainsi qu’il se trouve dans les deux Traités anglais et américain.

La discussion roule ensuite uniquement sur des questions de forme et de style. Les plénipotentiaires ont trouvé tel caractère trop énergique, tel autre trop faible. Ils ont cherché surtout la clarté jusqu’à l’exagération, et ils n’ont pas craint de reproduire inutilement la même idée sous plusieurs formes différentes ; d’autres fois ils se sont attachés à des délicatesses de langage, dont la portée a échappé au plénipotentiaire français : ainsi, ils demandent que le commerce général avec le Japon soit désigné par une expression particulière ; celui de telle ou telle ville aussi par une autre moins noble. Le plénipotentiaire français s’est rendu à ces observations si fortement empreintes du caractère japonais, et sans importance réelle pour le fond même du Traité ; elles étaient d’ailleurs conformes au texte japonais du Traité avec l’Angleterre, qui était sur la table des conférences et que l’on a souvent consulté.

Les commissaires japonais demandent si, le Traité une fois conclu, leur Gouvernement sera obligé d’envoyer des agents diplomatiques à Paris.

Le baron Gros a répondu que le Japon aurait la faculté de le faire, ce qui, nécessairement, serait très-agréable au Gouvernement français, mais que l’Empereur du Japon demeurerait parfaitement libre de ne pas user de son droit.

Les commissaires se sont informés alors du motif qui avait fait choisir la date du 15 août, pour le jour de la mise à exécution du Traité français, tandis que le Traité anglais devait être en vigueur à partir du 1er juillet 1859, et le Traité américain à partir du 4 du même mois de la même année.

Le plénipotentiaire français a répondu que la date fixée par lord Elgin était sans importance, et n’avait été choisie que pour ne pas mentionner une date qui pourrait rappeler une époque pénible pour l’Angleterre, mais que le 4 juillet est, dans l’histoire des Américains, l’anniversaire du jour où ils se sont affranchis de la domination anglaise dont ils étaient autrefois une des colonies. le baron Gros ajoute qu’il a demandé de reculer de quelques jours la date de la mise à exécution du Traité conclu avec la France, afin de la faire coïncider avec la fête de S. M. l’Empereur Napoléon III.

Les plénipotentiaires japonais déclarent comprendre fort bien ce motif et n’avoir aucune objection à y faire.

Après quelques nouvelles difficultés de détail et l’heure avancée ne permettant pas d’aborder l’art. 4 dont l’examen a été remis à la séance suivante, on est convenu de se réunir, demain 29, pour poursuivre de concert l’examen des articles qui n’ont pas encore été adoptés.


TROISIÈME SÉANCE.
29 septembre.

La séance commence à deux heures, tous les commissaires réunis. On examine successivement tous les articles du projet de traité, depuis le quatrième jusqu’à l’article 20 inclusivement. Les plénipotentiaires japonais ont fait porter exclusivement la discussion sur la partie purement matérielle du Traité, cherchant à tout bien préciser, à pousser la clarté jusqu’à l’évidence, et, pour arriver à ce résultat, ils n’ont pas craint de tomber dans des pléonasmes continuels ; il semblait qu’une secrète pensée les agitait, et derrière chaque expression, dans chaque terme, ils paraissaient chercher si une embûche ou un piège ne leur était pas tendu par les puissances européennes, pièges dont ils s’efforçaient de conjurer le péril.

Les plénipotentiaires du Taï-goun ont paru encore troublés par une autre préoccupation, celle de voir les Japonais, à la faveur du Traité, sortir de leur pays et visiter les royaumes étrangers. Ainsi dans l’article 8, où il est dit que les Français résidant au Japon pourront prendre à leur service des sujets japonais, ils ont demandé qu’à la place de l’expression prendre à leur service qu’ils trouvaient trop vague, on mît le terme louer, qui pour eux n’impliquerait pas la faculté donnée aux Français quittant le pays, d’emmener avec eux leurs serviteurs japonais. Quant aux pilotes, ils ont reconnu parfaitement aux navires étrangers le droit d’en prendre un pour guider en dehors du port ; mais ils ont demandé qu’il n’allât pas trop loin et qu’il s’arrêtât à la sortie des passes, dans la crainte que tel individu, se trouvant en dehors de l’action de la police japonaise, n’en profitât pour se soustraire à l’action directe du gouvernement de l’Empereur.

La clause concernant l’abolition, par le Gouvernement japonais, de l’odieuse coutume qui consistait à fouler aux pieds l’emblème du christianisme a été également pour eux le sujet de quelques observations. Ils ont déclaré que cette pratique ayant cessé d’exister au Japon, il était parfaitement inutile d’en demander l’abolition ; mais ils ne se sont pas opposés à le constater dans le Traité et à y insérer le paragraphe suivant à la fin de l’article 4 : « Le Gouvernement japonais a déjà aboli dans l’empire l’usage des pratiques injurieuses au christianisme. » Cette clause, omise dans le Traité anglais, se trouvait déjà dans le Traité américain.

Les commissaires japonais, dans la discussion de ce même article 4, ont demandé que le cimetière des Français fût établi dans l’enceinte du cimetière japonais. Aucune décision n’a été prise à ce sujet. Quant aux églises et autres édifices du culte, ils n’ont point élevé de difficulté ; mais ils ont demandé qu’il fût bien spécifié que ce serait seulement dans l’emplacement fixé pour la résidence des étrangers que les édifices seraient construits.

À cinq heures la séance est levée : il est d’abord convenu que l’on se réunira le lendemain 30 septembre, à deux heures ; mais, au moment de quitter la séance, les commissaires japonais font demander au baron Gros, sans lui en faire connaître le motif, de vouloir bien remettre la séance au surlendemain, 1er octobre. On a su dans la soirée du 30 que le nouveau Taï-goun sortirait demain pour la première fois depuis la mort de son père et irait, accompagné de tous les dignitaires de Yeddo, offrir des sacrifices dans un temple situé à quelque distance de la ville (deux milles, dit-on).


QUATRIÈME SÉANCE.
1er octobre.

Les commissaires sont tous réunis : la séance est ouverte à une heure ; les Japonais adoptent sans difficulté l’article 21 du projet de traité ; mais sur l’article 22 une longue discussion s’engage. Ils ont apporté à la conférence une rédaction de cet article modifié par eux, dans lequel ils ne s’écartent point du projet français, quant à la signature du Traité et à l’échange des ratifications, mais où ils posent nettement en principe qu’en cas de dissidence le texte japonais fera foi pour les deux parties.

Le baron Gros déclare cette condition inacceptable ; il ajoute qu’il a l’ordre formel de son Gouvernement de demander au contraire que ce soit le texte français qui soit l’original ; il a même fait adopter cette clause dans son traité avec la Chine ; mais, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, il croit devoir prendre sur lui de ne pas exiger la même chose du Japon, à la condition toutefois que cette clause sera passée sous silence. Alors, par le seul fait des choses, ce serait le texte français qui ferait foi pour les Français, et le texte japonais pour les Japonais, et en cas de contestation l’agent diplomatique français et le Gouvernement japonais résoudraient à l’amiable la difficulté en prenant pour arbitres à ce sujet les textes hollandais, qui ont été reconnus par l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique comme les textes originaux des Traités anglais et américain. Les commissaires japonais ont répondu que la partie n’était pas égale entre eux et le plénipotentiaire français, puisque ce dernier avait un interprète très-habile, et qu’il pouvait en conséquence contrôler le texte japonais, tandis qu’ils n’avaient aucun moyen de contrôler le texte français. Ils ont proposé de faire traduire le plus exactement possible et mot à mot, par leur secrétaire Mori-Ama Ya-noski, le texte japonais du traité en hollandais ; cette version hollandaise ferait foi en cas de dissidence. À son tour le baron Gros a fait remarquer que lui non plus n’avait aucun moyen de contrôle et se trouverait ainsi entièrement à leur discrétion, puisqu’il n’avait personne auprès de lui qui sût le hollandais ; il a proposé une autre solution : le Traité français étant presque identique au Traité anglais, on s’en référera, en cas de discussion, d’une manière pleine et entière, à la version hollandaise du Traité anglais.

Cette proposition n’a pas été agréée par les plénipotentiaires du Tai-goun. Cette version hollandaise, ont-ils dit, n’a pas été faite pour la France ; elle se rapporte à un Traité qui n’est pas celui de cette puissance ; d’ailleurs, s’il n’y a point de différences essentielles, il y en a dans l’ordre des articles, et ils ont repoussé cette proposition du commissaire français.

Le baron Gros a demandé alors de nouveau d’éluder la difficulté en passant cette clause sous silence.

Les commissaires japonais ont insisté et ont déclaré que le Traité, sans une clause spéciale à ce sujet, ne serait pas complet pour eux.

Le plénipotentiaire a dit alors qu’il ne voyait pas d’autre manière de sortir de cette difficulté que d’envoyer l’un de ses bâtiments à Simoda pour chercher l’interprète hollandais du consul américain dont on lui avait offert les services, mais que cela occasionnerait évidemment un assez long retard dans la négociation. Des commissaires japonais et le plénipotentiaire français ne pouvant pas s’entendre à ce sujet, il a été convenu que l’on remettrait la discussion définitive de cet article au lendemain, et l’on a procédé à l’examen des règlements commerciaux qui doivent être annexés au Traité.

Les plénipotentiaires japonais ayant commencé à appliquer à cette partie purement technique du Traité leur esprit de défiance et de ponctualité minutieuse, le baron Gros leur a déclaré que, pour activer les négociations, il consentait à adopter entièrement le texte japonais du Traité anglais : tous les règlements de douane, d’entrée et de sortie des bâtiments, de saisie et de confiscation, a-t-il dit, ont déjà été acceptés par le Japon dans les deux Traités qu’il a signés avec l’Angleterre et l’Amérique. Il demande identiquement la même chose ; des lors à quoi bon une discussion nouvelle et inutile ?

Après quelques moments d’hésitation, les commissaires japonais ont déclaré condescendre aux désirs de l’Ambassadeur français.

Le baron Gros leur a fait alors connaître qu’il acceptait également le tarif adopté par M. Harris et par lord Elgin ; il demandait seulement que les vins de France ne fussent pas compris dans les liqueurs enivrantes soumises au droit prohibitif de 35 pour 100. Il leur a fait observer que les Anglais, les Américains et les Russes n’avaient pas fait mention des vins dans leur Traité, parce que leurs contrées n’en produisaient pas ; tandis que la France était le pays producteur de vin par excellence et en fournissait à toutes les autres nations ; que d’ailleurs il était évident que par « liqueurs enivrantes » on avait voulu seulement parler des alcools et autres produits analogues, dangereux pour la santé, et nullement des vins, qui ne peuvent être nuisibles que pris en trop grande quantité.

Le baron Gros a demandé aux plénipotentiaires de combler cette lacune, en insérant une clause qui placerait les vins de France dans la quatrième classe des marchandises qui payent un droit de 20/100.

Les plénipotentiaires japonais ont fait observer que c’était la première fois qu’ils entendaient dire que l’Angleterre, l’Amérique et la Russie ne produisaient pas de vins, et que, quoique ne doutant pas de la parfaite exactitude du fait, ils désireraient en avoir la confirmation de la bouche même d’une personne appartenant à l’un de ces États.

Le baron Gros a demandé alors de quelle source provenait cette clause, et si c’était à la demande de M. Harris, membre probablement de quelque société de tempérance, ou à celle du Gouvernement japonais, que ce droit prohibitif de 35/100 avait été imposé sur les liqueurs enivrantes.

Les commissaires ont répondu que c’ètait, en effet, sur l’initiative du plénipotentiaire américain que cette clause avait été insérée : « Eh bien ! a répondu le baron Gros, c’est là la meilleure preuve que l’Amérique ne produit pas de vins, tout autre témoignage est inutile. » Le baron Gros a ajouté que le droit de 35/100 étant complètement prohibitif, les Japonais boiraient probablement plus de vin de Champagne que de vin de Bordeaux, lorsqu’ils recevraient la visite des bâtiments de guerre européens.

Cette observation a un instant donné lieu à réfléchir aux plénipotentiaires japonais, et immédiatement ils ont sacrifié le vin de Bordeaux ; mais à propos du vin de Champagne, une conversation amicale a eu lieu entre eux, en souvenir sans doute de la récente hospitalité du Laplace. Puis, le premier commissaire, prenant la parole au nom de ses collègues, a déclaré nettement et d’une manière assez sèche qu’il ne voyait aucun motif pour rien changer au tarif déjà adopté par l’Amérique, l’Angleterre et la Russie ; qu’il n’était pas suffisamment édifié sur la question, et que si le besoin des vins français se faisait sentir au Japon, il serait temps de changer le tarif au bout de cinq ans, quand viendrait le moment où le Gouvernement japonais aurait le droit d’apporter à ce même tarif projeté telles modifications que l’expérience lui aurait fait juger nécessaires ; il a ajouté que le Japon se suffisait parfaitement à lui-même, qu’il avait ses vins, et que, quand bien même il ne lui viendrait pas de vins étrangers, il ne s’en trouverait pas plus mal.

Le baron Gros a rappelé alors que l’on avait accordé à lord Elgin une faveur toute spéciale, en ne faisant porter qu’un droit de 5/100 sur les produits anglais manufacturés de laine et de coton, clause qui pourrait être fort nuisible à l’industrie japonaise, tandis qu’on lui refusait un abaissement de droits peu considérable sur les vins de France qui ne seraient jamais qu’un objet de luxe, accessible seulement à l’aristocratie japonaise et incapable de porter préjudice à la production nationale ; il a ajouté qu’un droit de 35/100 était un droit presque prohibitif, et que cependant il s’en déclarerait satisfait. Tous les arguments sont venus se heurter contre l’aveugle opiniâtreté des commissaires japonais, décidés à ne plus faire la moindre concession aux puissances européennes, en dehors des points déjà accordés.

Le plénipotentiaire français a alors levé la séance à cinq heures du soir ; l’on est convenu de se réunir le lendemain, 2 octobre, dans l’après-midi, pour se concerter sur la nouvelle rédaction à donner à l’art. 22. Ce sera probablement la dernière séance.


CINQUIÈME SÉANCE.
2 octobre.

Tous les commissaires sont présents ; on est revenu sur la discussion de l’art. 22, il a été maintenu conforme à la première rédaction ; il a été décidé que le Traité serait signé le 9, limite de temps indispensable pour faire les traductions.



TRAITÉ DE YEDO.

(Copie officielle.)

Sa Majesté l’Empereur des Français et S. M. l’Empereur du Japon, voulant établir entre les deux empires les rapports les plus intimes et les plus bienveillants, et faciliter les relations commerciales entre les deux sujets respectifs, ont résolu, pour régulariser l’existence de ces relations, pour en favoriser le développement et en perpétuer la durée, de conclure un Traité de paix, d’amitié et de commerce, basé sur l’intérêt réciproque des deux pays, et ont, en conséquence, nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

Sa Majesté l’Empereur des Français, le sieur Jean-Baptiste-Louis baron Gros, grand officier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur, etc., etc., etc. ;

Et Sa Majesté l’Empereur du Japon, Midzouno Ikogougono Kami, Nagaï Hguembano Kami, Ynouïé Schinanano Kami, Hori Oribeno Kami, Jouaché Fingouno Kami, et Kamaï Sakio Kami ;

Lesquels, après s’être communiqué leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. Il y aura paix perpétuelle et amitié constante entre Sa Majesté l’Empereur des Français, ses héritiers et successeurs, et Sa Majesté l’Empereur du Japon, comme aussi entre les deux Empires, sans exception de personnes ni de lieux. Leurs sujets jouiront tous également, dans les États respectifs des Hautes Parties contractantes, d’une pleine et entière protection pour leurs personnes et leurs propriétés.

Art. 2. Sa Majesté l’Empereur des Français pourra nommer un agent diplomatique qui résidera dans la ville d’Yedo, et des consuls ou agents consulaires qui résideront dans les ports du Japon qui, en vertu du présent Traité, sont ouverts au commerce français.

L’agent diplomatique et le consul général de France au Japon auront le droit de voyager librement dans toutes les parties de l’Empire.

Sa Majesté l’Empereur du Japon pourra, de son côté, envoyer un agent diplomatique qui résidera à Paris, et des consuls ou des agents consulaires qui résideront dans les ports de l’Empire Français.

L’agent diplomatique et le consul général du Japon en France auront le droit de voyager librement dans toutes les parties de l’Empire français.

Art. 3. Les villes et ports de Hacodadè, Kanagaouà et Nagasaki seront ouverts au commerce et aux sujets français à dater du 15 août 1859, et les villes et ports dont les noms suivent le seront aux époques déterminées ci-après :

Néé-égata, ou, si cette ville n’a pas un port d’un accès convenable, un autre port situé sur la côte ouest de Nipon, sera ouvert à dater du 1er janvier 1860, et Hiogo, à partir du ler janvier 1863.

Dans toutes ces villes et dans leurs ports, les sujets français pourront résider en permanence dans l’emplacement déterminé à cet effet ; ils auront le droit d’y affermer des terrains et d’y acheter des maisons, et ils pourront y bâtir des habitations et des magasins ; mais aucune fortification ou place forte militaire n’y sera élevée sous prétexte de construction de hangars ou d’habitations, et, pour s’assurer que cette clause est fidèlement exécutée, les autorités japonaises compétentes auront le droit d’inspecter, de temps à autre, les travaux de toute construction qui serait élevée, changée ou réparée dans ces lieux.

L’emplacement que les sujets français occuperont, et dans lequel ils pourront construire leurs habitations, sera déterminé par le consul français, de concert avec les autorités japonaises compétentes de chaque lieu ; et si le consul et les autorités locales ne parviennent pas à s’entendre à ce sujet, la question sera soumise à l’agent diplomatique français et aux autorités japonaises, qui la termineront de commun accord.

Autour des lieux où résideront les sujets français, il ne sera élevé ni placé, par les autorités japonaises, ni mur, ni barrière, ni clôture, ni tout autre obstacle qui pourrait entraver la libre sortie ou la libre entrée de ces lieux.

Les sujets français seront libres de se rendre où bon leur semblera dans l’enceinte formée par les limites désignées ci-après :

De Kanagaoua, ils pourront se rendre jusqu’à la rivière Locoo, qui se jette dans la baie de Yedo, entre Kouasaki et Sinagawa, et, dans toute autre direction, jusqu’à une distance de dix ris.

D’Hacodadi, ils pourront aller, à une distance de dix ris, dans toutes les directions.

De Hiogo, à dix ris, aussi dans toutes les directions, excepté vers Kioto, ville dont on ne pourra s’approcher qu’à une distance de dix ris. Les équipages des bâtiments français qui se rendront à Hiogo ne pourront pas traverser la rivière Inagara, qui se jette dans la baie de Cett’s, entre Hiogo et Osaca.

Ces distances seront mesurées par terre, à partir du Goyosso ou Yacousio, de chacun des ports susnommés, le ri équivalant ix trois mille neuf cent dix mètres.

À Nagasaki, les sujets français pourront se rendre partout dans le domaine impérial du voisinage.

Les limites de Néé-é-gata, ou du port qui pourrait lui être substitué, seront déterminées par l’agent diplomatique français, de concert avec les autorités compétentes du Japon.

À partir du 1er janvier 1862, les sujets français seront autorisés à résider dans la ville de Yedo, et, à dater du 1er janvier 1863, dans la ville d’Osaca, mais seulement pour y faire le commerce. Dans chacune de ces deux villes, un emplacement convenable, dans lequel les Français pourront affermer des maisons, sera déterminé par l’agent diplomatique français, d’accord avec le gouvernement japonais, et ils conviendront aussi des limites que les Français ne devront pas franchir autour de ces villes.

Art. 4. Les sujets français au Japon auront le droit d’exercer librement leur religion, et, à cet effet, ils pourront y élever, dans le terrain destiné à leur résidence, les édifices convenables à leur culte, comme églises, chapelles, cimetières, etc., etc.

Le Gouvernement japonais a déjà aboli dans l’empire Yusage des pratiques injurieuses au christianisme.

Art. 5. Tous différends qui pourraient s’élever entre Français au sujet de leurs droits, de leurs propriétés ou de leur personne, dans les domaines de Sa Majesté l’Empereur du Japon, seront soumis à la juridiction des autorités françaises constituées dans le pays.

Art. 6. Tout Japonais qui se rendrait coupable de quelque acte criminel envers un sujet français, serait arrêté et puni par les autorités japonaises compétentes, conformément aux lois du Japon.

Les sujets français qui se rendraient coupables de quelque crime contre les Japonais, ou contre des individus appartenant à d’autres nations, seront traduits devant le consul français et punis conformément aux lois de l’Empire français.

La justice sera équitablement et impartialement administrée de part et d’autre.

Art. 7. Tout sujet français qui aurait à se plaindre d’un Japonais devra se rendre au consulat de France et y exposer sa réclamation.

Le consul examinera ce qu’elle aura de fondé, et cherchera à arranger l’affaire à l’amiable. De même, si un Japonais avait à se plaindre d’un sujet français, le consul de France l’écoutera avec intérêt et cherchera à arranger l’affaire à l’amiable.

Si des difficultés surviennent qui ne puissent pas être aplanies ainsi par le consul, ce dernier aura recours à l’assistance des autorités japonaises compétentes, afin que, de concert avec elles, il puisse examiner sérieusement l’affaire et lui donner une solution équitable.

Art. 8. Dans tous les ports du Japon ouverts au commerce, les sujets français seront libres d’importer, de leur propre pays ou des ports étrangers, et d’y vendre, d’y acheter et d’en exporter pour leurs propres ports, ou pour ceux d’autres pays, toutes espèces de marchandises qui ne seraient pas de contrebande, en payant les droits stipulés dans le tarif annexé au présent Traité, et sans avoir à supporter d’autre charge.

À l’exception des munitions de guerre, qui ne pourront être vendues qu’au Gouvernement japonais et aux étrangers, les Français pourront librement acheter des Japonais et leur vendre tous les articles qu’ils auraient à vendre ou à acheter, et cela sans l’intervention d’aucun employé japonais, soit dans cette vente ou dans cet achat, soit aussi en effectuant ou en recevant le payement de ces transactions.

Tout Japonais pourra acheter, vendre, garder et faire usage de tout article qui lui serait vendu par des sujets français.

Le Gouvernement japonais n’apportera aucun obstacle à ce que les Français résidant au Japon puissent prendre à leur service des sujets japonais et les employer à toute occupation que les lois ne prohibent pas.

Art. 9. Les articles réglementaires de commerce annexés au présent Traité seront considérés comme en faisant partie intégrante, et ils seront également obligatoires pour les deux Hautes Parties contractantes qui l’ont signé.

L’agent diplomatique français au Japon, de concert avec les fonctionnaires qui pourraient être désignés à cet effet par le Gouvernement japonais, aura le pouvoir d’établir, dans tous les ports ouverts au commerce, les règlements qui seraient nécessaires pour mettre à exécution les stipulations des articles réglementaires de commerce ci-annexés.

Art. 10. Les autorités japonaises, dans chaque port, adopteront telles mesures qui leur paraîtront le plus convenables pour prévenir la fraude et la contrebande.

Toutes les amendes et les confiscations imposées par suite d’infractions au présent Traité et aux règlements commerciaux qui y sont annexés appartiendront au Gouvemement de Sa Majesté l’Empereur du Japon.

Art. 11. Tout bâtiment marchand français arrivant devant l’un des ports ouverts du Japon sera libre de prendre un pilote pour entrer dans le port, et, de même, lorsqu’il aura acquitté toutes les charges et tous les droits qui lui auraient été légalement imposés et qu’il sera prêt à partir, il sera libre de prendre un pilote pour sortir du port.

Art. 12. Tout négociant français qui aurait importé des marchandises dans l’un des ports ouverts du Japon, et payé les droits exigés, pourrait obtenir des chefs de la douane japonaise un certificat constatant que ce payement a eu lieu, et il lui serait permis alors d’exporter un chargement dans l’un des autres ports ouverts du Japon, sans avoir à payer de droit additionnel d’aucune espèce.

Art. 13. Toutes les marchandises importées dans les ports ouverts du Japon par des sujets français, et qui auraient payé les droits fixés par ce Traité, pourront être transportées par les Japonais dans toutes les parties de l’empire, sans avoir à payer aucune taxe, ni aucun droit de transit, de régie ou de toute autre nature.

Art. 14. Toute monnaie étrangère aura cours au Japon, et passera pour la valeur de son poids, comparé à celui de la monnaie japonaise analogue.

Les sujets français et japonais pourront librement faire usage des monnaies japonaises ou étrangères dans tous les payements qu’ils auraient à se faire réciproquement.

Comme il s’éooulera quelque temps jusqu’au moment où le Gouvernement japonais connaîtra exactement la valeur des monnaies étrangères, les autorités japonaises compétentes founiront aux sujets français, pendant l’année qui suivra l’ouverture de chaque port, de la monnaie japonaise en échange, à poids égal et de même nature que celle qu’ils leur donneront, et sans avoir à payer de prime pour le nouveau monnayage.

Les monnaies japonaises de toute espèce, à l’exception de celle de cuivre, pourront être exportées du Japon, aussi bien que l’or et l’argent étrangers non monnayés.

Art. 15. Si les chefs de la douane japonaise n’étaient pas satisfaits de l’évaluation donnée par les négociants à quelques-unes de leurs marchandises, ces fonctionnaires pourraient en estimer le prix, et offrir de les acheter au taux ainsi fixé. Si le propriétaire refusait d’accepter l’offre qui lui aurait été faite, il aurait à payer aux autorités supérieures de la douane les droits proportionnels à cette estimation. Si au contraire l’offre était acceptée, la valeur offerte serait immédiatement payée au négociant sans escompte ni rabais.

Art. 16. Si un bâtiment français venait à naufrager ou à être jeté sur les côtes de l’empire du Japon, ou s’il était forcé de chercher un refuge dans quelque port des domaines de Sa Majesté l’Empereur du Japon, les autorités japonaises compétentes, ayant connaissance du fait, donneraient immédiatement à ce bâtiment toute l’assistance possible. Les personnes du bord seraient traitées avec bienveillance, et on leur fournirait, si cela était nécessaire, les moyens de se rendre au consulat français le plus voisin.

Art. 17. Des fournitures à l’usage des bâtiments de guerre français pourront être débarquées à Kangaoua, à Hacodadi et à Nagasaki, et placées en magasins à terre, sous la garde d’un employé du Gouvernement français, sans avoir à payer de droits ; mais si ces fournitures étaient vendues à des Japonais ou à des étrangers, l’acquéreur payerait, aux autorités japonaises compétentes la valeur des droits qui y seraient applicables.

Art. 18. Si quelque Japonais venait à ne pas payer ce qu’il doit à des sujets français, ou s’il se cachait frauduleusement, les autorités japonaises compétentes feraient tout ce qui dépendrait d’elles pour le traduire en justice et pour obtenir de lui le payement de sa dette ; et si quelque sujet français se cachait frauduleusement, ou manquait à payer ses dettes à un Japonais, les autorités françaises feraient de même tout ce qui dépendraient d’elles pour amener le délinquant en justice et le forcer à payer ce qu’il devrait.

Ni les autorités françaises ni les autorités japonaises ne seront responsables du payement de dettes contractées par des sujets français ou japonais.

Art. 19. Il est expressément stipulé que le Gouvernement français et ses sujets jouiront librement, à dater du jour où le présent Traité sera mis en vigueur, de tous les privilèges, immunités et avantages qui ont été ou qui seraient garantis à l’avenir, par Sa Majesté l’Empereur du Japon, au Gouvernement ou aux sujets de toute autre nation.

Art. 20. Il est également convenu que chacune des deux Hautes Parties contractantes pourra, après en avoir prévenu l’autre une année d’avance, à dater du 15 août 1872, ou après cette époque, demander la révision du présent Traité pour y faire les modifications ou y insérer les amendements que l’expérience aurait démontrés nécessaires.

Art. 21. Toute communication officielle adressée par l’agent diplomatique de Sa Majesté l’Empereur des Français aux autorités japonaises sera dorénavant écrite en français. Cependant, pour faciliter la prompte expédition des affaires, ces communications, ainsi que celles des consuls de France au Japon, seront, pendant une période de cinq années, à dater de la signature du présent Traité, accompagnées d’une traduction japonaise.

Art. 22 et dernier. Le présent Traité de paix, d’amitié et de commerce sera ratifié par Sa Majesté l’Empereur des Français et par Sa Majesté l’Empereur du Japon, et l’échange de ces ratifications aura lieu à Yedo, dans l’année qui suivra le jour de la signature.

Il est convenu entre les Hautes Parties contractantes qu’au moment ou le Traité sera signé, le plénipotentiaire français remettra aux plénipotentiaires japonais deux textes en français du présent Traité, comme, de leur côté, les plénipotentiaires japonais en remettront au plénipotentiaire de France deux textes en japonais. Ces quatre documents ont le même sens et la même portée ; mais, pour plus de précision, il a été convenu qu’il serait annexé à chacun d’eux une version en langue hollandaise, qui en serait la traduction exacte, attendu que, de part et d’autre, cette langue peut être facilement comprise, et il est également convenu que, dans le cas où une interprétation différente serait donnée au même article français et japonais, ce serait alors la version hollandaise qui ferait foi.

Il est aussi convenu que la version hollandaise ne différera, en aucune manière, quant au fond, des textes hollandais qui font partie des Traités conclus récemment par le Japon avec les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre et la Russie.

Dans le cas où l’échange des ratifications n’aurait pas eu lieu avant le 15 août 1859, le présent Traité n’en serait pas moins mis à exécution à dater de ce jour-là.

En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs ont signé le présent Traité et y ont apposé leurs cachets.

Fait à Yedo, le 9 octobre 1858, correspondant au troisième jour du neuvième mois de la cinquième année du Nengo-Anchei, dite l’année du Cheval.

(L. S.) Signé : Baron GROS.
(Les signatures des six plénipotentiaires japonais.)

RÈGLEMENTS COMMERCIAUX.

PREMIER RÈGLEMENT.

Dans les quarante-huit heures qui suivront l’arrivée d’un bâtiment français dans l’un des ports japonais ouverts au commerce français, le capitaine ou le commandant de ce bâtiment remettra à la douane japonaise le reçu du consul de France, qui prouvera qu’on a déposé chez lui tous les papiers du bord, les connaissements, etc., et le capitaine ou le commandant annoncera alors l’entrée de son navire en douane, en remettant une déclaration écrite qui fera connaître le nom du navire et celui du port d’où il provient, son tonnage, le nom de son capitaine ou commandant, le nom des passagers, s’il y en a, et le nombre de personnes qui composent son équipage. Cette déclaration sera certifiée véritable par le capitaine ou le commandant, et sera signée par lui. Il déposera en même temps un manifeste de son chargement, indiquant le nombre et la marque des colis qui le composent, leur contenu tel qu’il est détaillé dans les connaissements, avec le nom de la personne ou des personnes auxquelles ces colis sont adressés. Une liste des provisions du bord sera jointe au manifeste. Le capitaine ou le commandant certifiera que ce manifeste contient la description exacte de toute la cargaison et des provisions du bâtiment, et le signera de son nom. Si une erreur est reconnue comme ayant été commise dans le manifeste, elle pourra être corrigée dans les vingt-quatre heures (dimanches exceptés), sans qu’elle puisse donner lieu au payement d’aucune amende ; mais si une altération ou une déclaration tardive dans le manifeste était faite après ce laps de temps, une amende de quatre-vingt-un francs serait imposée au délinquant.

Toutes les marchandises non déclarées dans le manifeste payeront un double droit au moment de leur débarquement.

Tout capitaine ou commandant de bâtiment marchand français qui négligerait de déclarer l’entrée de son navire en douane japonaise dans le temps prescrit par ce règlement payera une amende de trois cent vingt-quatre francs par chaque jour de retard apporté à la déclaration à faire.

DEUXIÈME RÈGLEMENT.

La douane japonaise aura le droit de placer ses employés à bord de tout bâtiment entré dans le port (les navires de guerre exceptés).

Tous ces employés de la douane seront traités avec égard, et toutes les facilités qu’on pourra leur accorder leur seront données.

Aucune marchandise ne sera débarquée avant le lever du soleil, ni après son coucher, sans une permission spéciale des autorités de la douane, et la cale et les autres issues du bâtiment qui mènent au lieu où se trouve renfermée la cargaison seront gardées par les officiers japonais pendant les heures comprises entre le coucher et le lever du soleil, au moyen de scellés, de serrures ou d’autres fermetures ; et si, sans en avoir la permission, quelque individu ouvrait l’une de ou issues qui auraient été fermées, ou brisait les scellés, les serrures ou les autres fermetures apposées par les employés de la douane japonaise, il serait passible d’une amende de trois cent vingt-quatre francs pour chaque infraction.

Toutes les marchandises qui seraient débarquées d’un bâtiment sans avoir été légalement déclarées à la douane japonaise, ainsi qu’il est dit ci-dessus, seraient confisquées après enquête et preuve acquise.

Les colis de marchandises disposées avec l’intention de frauder le revenu du Japon, en cachant des articles de valeur qui ne seraient pas déclarés dans le manifeste d’entrée, seront confisqués.

Si quelque bâtiment français faisait la contrebande ou cherchait à introduire des marchandises dans les ports du Japon qui sont encore fermés, ces marchandises seraient confisquées au profit du Gouvernement japonais, et le bâtiment serait imposé à une amende de cinq mille quatre cents francs pour chaque contravention.

Les bâtiments qui auraient besoin de réparations pourront, à cet effet, débarquer leur cargaison sans avoir à payer aucun droit. Toutes les marchandises ainsi débarquées seraient placées sous la garde des autorités japonaises, et toutes les dépenses à faire pour magasinage, travaux et surveillance seraient payées. Mais si une partie de cette cargaison était vendue, les droits légaux devraient être payés pour la partie dont on aurait disposé.

Les cargaisons pourront être transbordées dans un autre bâtiment mouillé dans le même port sans avoir à payer aucun droit ; mais tout transbordement devra étre fait sous la surveillance des employés japonais, et après que les autorités de la douane auront acquis la preuve de la bonne foi de la transaction, et lorsque ces autorités auront aussi donné la permission d’opérer le transbordement.

L’importation de l’opium étant prohibée, tout bâtiment français arrivant au Japon pour y faire le commerce, et ayant plus de trois catties d’opium à bord, pourra voir le surplus de cette quantité confisqué et détruit par les autorités japonaises, et tout individu faisant ou essayant de la contrebande d’opium sera passible d’une amende de quatre-vingt-un francs pour chaque cattie d’opium entré ainsi en contrebande.

TROISIÈME RÈGLEMENT.

Le propriétaire ou le consignataire de marchandises qui voudrait les débarquer en fera la déclaration à la douane japonaise. Cette déclaration sera écrite et contiendra le nom de la personne qui fera l’introduction et celui du bâtiment où se trouvent les marchandises, ainsi que le nombre et la marque des colis. Le contenu et la valeur de chaque colis seront constatés séparément sur la même feuille, et à la fin de la déclaration on additionnera la valeur de toutes les marchandises qui composeront l’entrée en douane. Sur chaque déclaration, le propriétaire ou le consignataire certifiera par écrit qu’elle contient la valeur actuelle des marchandises, et que rien n’a été dissimulé pour nuire à la douane japonaise. Le propriétaire ou le consignataire signera ce certificat. la facture ou les factures des marchandises ainsi introduites seront présentées aux autorités de la douane, et resteront entre leurs mains jusqu’à ce que ces autorités aient examiné les marchandises mentionnées dans la déclaration. Les employés japonais pourront vérifier un ou plusieurs de ces colis ainsi déclarés, et à cet effet ils les feront transporter à la douane, s’ils le veulent ; mais cette visite ne devra causer aucune dépense à l’introducteur, ni porter préjudice aux marchandises, et après leur examen les Japonais replaceront ces marchandises dans les colis, et autant que possible dans l’état où elles se trouvaient primitivement. Cette visite devra être faite sans perte de temps.

Si quelque propriétaire ou introducteur de marchandises s’apercevait qu’elles ont été avariées pendant le voyage d’importation, avant qu’elles lui aient été délivrées, il pourra notifier aux autorités de la douane les avaries survenues, et ces marchandises avariées seront évaluées par deux ou par plusieurs personnes compétentes et désintéressées, qui, aprés mûr examen, délivreront un certificat faisant connaître le montant à tant pour cent des avaries éprouvées dans chaque colis séparément, en le décrivant par ses marques et numéros. Ce certificat sera signé par les experts en présence des employés de la douane, et l’introducteur annexera ce certificat à son manifeste en y faisant les réductions convenables ; mais ce fait n’empêchera pas les employés de la douane de s’approprier ces marchandises selon les formes indiquées dans l’article 15 du présent Traité, auquel ces règlements sont annexés.

Lorsque les droits auront été payés, le propriétaire recevra l’autorisation de reprendre ses marchandises, soit qu’elles se trouvent à la douane, soit qu’elles n’aient pas quitté le bord.

Toutes les marchandises destinées à être exportées seront par les douanes japonaises avant d’être transportées à bord. La déclaration d’entrée sera faite par écrit et contiendra le nom du bâtiment sur lequel elles devront être exportées, avec le nombre des colis, leur marque et la déclaration de la valeur de leur contenu. La personne qui exportera ces marchandises certifiera par écrit que sa déclaration est un exposé sincère de toutes les marchandises dont elle fait mention, et elle la signera.

Toutes les marchandises qui seraient embarquées à bord d’un bâtiment pour être exportées avant d’avoir passé par la douane, et tous les colis qui contiendraient des articles prohibés, seront saisis par le Gouvernement japonais.

Il ne sera pas nécessaire de faire passer en douane les provisions destinées à l’usage des bâtiments français, de leurs équipages et de leurs passagers, ni les effets d’habillement des passagers.

QUATRIÈME RÈGLEMENT.

Les bâtiments français qui voudront être expédiés par la douane la préviendront vingt-quatre heures d’avance, et, à l’expiration de ce terme, ils auront le droit de recevoir leurs expéditions ; mais si elles leur étaient refusées par la douane, les employés de cette administration devraient immédiatement en informer le capitaine ou le consignataire du bâtiment, et lui faire connaître les raisons de ce refus ; ils feront la même déclaration au consul.

Les navires de guerre français pourront librement entrer dans le port et en sortir sans avoir à présenter de manifeste. Les employés de la douane et de la police n’auront pas le droit de visiter ces bâtiments. Quant aux navires français qui porteraient les malles, ils devront entrer en douane et y être expédiés le même jour, et ils n’auront à présenter de manifeste que pour les passagers et les marchandises qu’ils auraient à débarquer.

Les baleiniers français relâchant pour avoir des provisions, et les bâtiments français en détresse, ne seront pas tenus de fournir un manifeste de leur cargaison ; mais, s’ils veulent plus tard faire le commerce, ils auront à en donner un en observant les formalités prescrites par le premier règlement.

Le mot bâtiment, quelle que soit la place qu’il occupe dans ce Traité et dans son annexe, signifiera toujours navire, trois-mâts, barque, brick, goélette, sloop ou bâtiment à vapeur.

CINQUIÈME RÈGLEMENT.

Tout individu qui signerait une fausse déclaration ou un faux certificat dans l’intention de frauder le revenu du Japon payera une amende de six cent soixante et quinze francs pour chacune des infractions qu’il aurait commises.

SIXIÈME RÈGLEMENT.

Aucun droit de tonnage ne sera perçu sur les bâtiments français dans les ports du Japon ; mais les taxes suivantes seront payées par eux à la douane japonaise :

Pour l’entrée d’un bâtiment, quatre-vingt-un francs ;

Pour l’expédition d’un bâtiment, trente-sept francs quatre-vingts centimes ;

Pour chaque permis délivré, pour chaque bulletin de santé, pour tout autre document, huit francs dix centimes.

SEPTIÈME RÈGLEMENT.

Les droits à payer au Gouvernement japonais sur toutes les marchandises débarquées dans le pays le seront conformément au tarif suivant :

Première classe

Tous les articles contenus dans cette classe seront libres de droits :

L’or et l’argent monnayés ou non, les vêtements de toute sorte en usage dans le moment, les ustensiles de ménage et les livres imprimés non destinés à être vendus, mais étant la propriété de personnes venant résider au Japon.

Deuxième classe

Un droit de cinq pour cent sera payé sur les articles suivants :

Tous les matériaux employés à la construction, au gréement, aux réparations ou à l’équipement des bâtiments.

Les apparaux de toute espèce pour la pêche de la baleine, les provisions salées de toute sorte, le pain et ses analogues, les animaux vivants de toute espèce, le charbon, les bois de construction pour maisons, le riz, le millet, les machines à vapeur, le zinc, le plomb, l’étain, la soie écrue, les étoffes de coton et de laine.

Troisième classe

Un droit de trente-cinq pour cent sera payé sur toutes les liqueurs enivrantes, soit qu’elles aient été préparées par distillation, par fermentation ou de toute autre manière.

Quatrième classe

Toutes les marchandises non comprises dans les classes précédentes payeront un droit de vingt pour cent.

Tous les articles de production japonaise seront exportés comme chargement, payeront un droit de cinq pour cent, à l’exception de l’or et de l’argent monnayés et du cuivre en barre.

Le riz et le blé récoltés au Japon ne seront pas exportés comme chargement ; mais tous les sujets français résidant au Japon, et les bâtiments français pour leurs équipages et pour leurs passagers, pourront recevoir une provision suffisante de ces denrées.

Les grains étrangers apportés dans l’un des ports ouverts du Japon par un bâtiment français, pourront être exportés sans obstacle, s’ils n’ont pas été en partie débarqués.

Le Gouvernement japonais vendra de temps à autre aux enchères publiques une certaine quantité de cuivre formant l’excédant de ses exploitations.

Cinq années après l’ouverture du port de Kanagaoua, les droits d’importation et d’exportation pourront être modifiés, si l’un ou l’autre des deux Gouvernements de France et du Japon le désire.

Fait à Yedo, en quatre expéditions, le 9 octobre 1858, correspondant au troisième jour du neuvième mois de la cinquième année de Nengo Anchei, dite l’année du Cheval.

(L. S.) Signé : Baron Gros.
(Signature des six plénipotentiaires japonais.)


CHINE.

PREMIÈRE AFFAIRE
DU PEI-HO


TRAITÉ DE TIEN-TSIN.
1858


Shang-haï, juillet 1858.
AU Vte DE LA GUÉRONNIÈRE.

Vous vous intéressez à la Chine, je le sais ; aussi viens-je en causer avec vous.

Nous sortons de graves événements, la Chine est ouverte, dit-on ; mais comme il se peut que les journaux ne vous aient pas donné certains détails que j’ai saisis sur les lieux en y arrivant, je vous les envoie, revenant même sur la prise des forts de Ta-kou, bien que, depuis quelques jours déjà, elle soit connue en France.

À mon arrivée à Hong-kong, au milieu de juin, les événements avaient marché plus rapidement qu’on ne le pensait à Paris, à mon départ. Les flottes alliées avaient quitté Shanghaï, elles étaient au nord de la mer Jaune, dans le golfe du Pé-tchi-li ; les Ambassadeurs à Tien-tsin, dans l’intérieur, à quelques lieues de Pe-king (53 milles} ; j’y ai couru, et mon étoile heureuse m’y a conduit avant la ratification, par l’Empereur de la Chine, du Traité signé le 27 juin.

J’ai trouvé les deux flottes au complet comme gros bâtiments, mais dépourvues de leurs canonnières qui, après avoir porté les Ambassadeurs à Tien-tsin, les y gardaient en pleine sécurité, au milieu d’une population de 700,000 âmes.

La rade du Pe-tchi-li est mauvaise, parce qu’elle n’a d’abris d’aucunes sortes ; c’est une mer ouverte plutôt qu’un golfe où le mouillage est des plus incertains, et il est vraiment heureux que, jusqu’à présent, les Marines combinées n’y aient pas laissé des plumes de leurs ailes.

Alors que les escadres ont paru devant l’embouchure du Peï-ho, l’entrée de la rivière était assez habilement défendue par des forts en terre et en briques, bien construits et armés d’une grosse artillerie en bon état. La généralité des pièces était de bronze et de cuivre ; les plus beaux échantillons sont, du reste, envoyés en France. Il y avait entre autres, dans l’un des forts, une pièce de l’an VII de la république française qui, par parenthèse, a été constatée avoir fermé le feu ennemi ; ténacité qui peut s’expliquer par la confiance superstitieuse que les Chinois avaient mise dans l’origine étrangère de ce canon. La plupart des pièces, au nombre de cent quarante à peu près, prises à Ta-kou, avaient été expédiées en toute hâte de Pe-king, à la première nouvelle du départ des flottes alliées pour le Nord.

Les forts de Ta-kou avaient, dans une barre de sable qui couvre entièrement l’entrée du Peï-ho, une défense naturelle autrement formidable que leur artillerie et leur garnison de six mille hommes, choisis cependant dans l’élite des troupes Sino-Tartares. Aussi, avant l’action, la confiance des Chinois était elle aussi entière que leur jactance était grotesque, et s’indignèrent-ils « de l’audace des Barbares, » lorsqu’ils « osèrent » leur demander un passage pacifique entre les forts du goulet, afin que les Ambassadeurs passent aller traiter de la paix à Tien-tsin : « Quel châtiment serait assez grand pour punir une aussi insolente prétention, et en foudroyer les auteurs ; et combien facile serait le châtiment ! » Pauvres Chinois ! deux heures de feu, mais de feu français et anglais, il est vrai, et Ta-kou était à nous ! Et cependant, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’on en puisse dire, ils ont une bravoure à laquelle il ne manque que de l’intelligence, de l’initiative et des chefs, ces Chinois, qui s’habillent ridiculement de peaux de tigre, qui animent leurs boucliers d’osier de faces de monstres aux yeux sanglants, ou masquent l’avant de leurs jonques, véritables nefs du moyen âge, de dragons effroyables, faits pour inspirer la terreur aux plus vaillants ; oui, ils sont braves, et de leur bravoure ils ont des témoins que personne ne s’avisera jamais de récuser : nos marins et nos soldats. Du reste, voici des faits. Un mandarin militaire, un Tartare, ayant rang de colonel, se voyant désarmé et sur le point d’être pris par nos marins qui, avec leur élan habituel, avaient fait irruption dans les forts, arrache des mains de ses soldats une sorte de serpe tranchante en usage dans l’armée chinoise, et se coupe résolument la gorge ; nos matelots tuent, sur une seule pièce, huit artilleurs se défendant vigoureusement, et préférant la mort à la fuite ; enfin, plusieurs troupes isolées se sont retirées en bon ordre, sous le feu de nos hommes, et n’ont regagné la campagne qu’après avoir emporté leurs morts ; bien entendu leur retraite n’a pas été inquiétée : les Chinois ont donc de la bravoure ; tout le monde, du reste, en a eu à Ta-kou.

Vous connaissez officiellement les audaces de nos canonnières et les services qu’elles ont rendus ; aussi ne vous en dirai-je rien ; je me bornerai à vous citer la Mitraille, qui a reçu vingt-sept boulets ou projectiles dans sa coque, et à vous rappeler que c’est grâce à la navigation aussi hardie que heureuse de ces mêmes canonnières sur le Peï-ho, rivière encore inconnue, que nos Ambassadeurs ont pu, en quelques heures, aller traiter aux portes de Pé-king. Quant à nos pertes, elles ont été cruelles : quatre officiers français ont été tués ; les Anglais, plus heureux bien qu’aussi engagés, n’ont pas perdu un seul officier.

Un service régulier établi entre Ta-kou et Tien-Tsin était fait par les canonnières anglaises, plus légères et plus courtes que les nôtres, partant ayant un moins grand tirant d’eau ; plus maniables, en un mot, dans les nombreux et brusques tournants de lai rivière : le trajet est de huit heures (48 milles).

Les rives du Peï-ho sont plates, et, près de la mer, la campagne est couverte de marais salants agencés à peu près comme ceux de France. Les plaines, semées de monceaux de sel qui affectent une forme conique et couvertes de nattes de jonc, ressemblent de loin à des camps immenses, aux tentes jaunes et serrées. En avançant sur le Peï-ho l’effet se continue ; les tentes ont gardé leurs formes, mais elles ont changé de couleur ; c’est de la terre aux teintes sombres recouvrant des morts ; ce sont des tombeaux, et les tombeaux, dans le Pe-tchi-li comme dans toute la Chine, sont innombrables, jetés sans ordre au milieu des cultures, et leur volant, on peut le dire sans aucune exagération, un vingtième du sol : pour ma part, j’en ai compté jusqu’à vingt-huit, de grandeurs différentes, sur une surface équivalant tout au plus à notre arpent de France ; et à ce propos, quelqu’un disait spirituellement que « la Chine lui faisait l’effet d’un vaste cimetière cultivé ». Près des villes, ces tombeaux perdent de leur modestie, ils sont de marbre ou de pierre, selon la position sociale ou la fortune du mort.

En Chine, du reste, le culte aux ancêtres, à la famille, est sacré, dans les formules du moins ; et vous trouvez, bien que s’affaiblissant, dans les villes comme dans les villages, la tradition d’arcs monumentaux en pierre ou en bois, élevés à de grandes ou bonnes actions ; à des citoyens illustres ; même à des veuves ayant gardé fidèlement un long veuvage : vous le voyez, nos idées et nos habitudes d’Europe courent risque de venir se heurter souvent ici contre l’étrange ou l’insolite.

À mesure que l’on remonte le Peï-ho, le pays devient riant, admirablement cultivé, et les villages se succèdent à des distances si rapprochées que l’Archimandrite de la Mission russe, à Pé-king, dit en avoir compté soixante et douze de Ta-kou à Tien-Tsin. Quant aux habitants riverains, jamais ils ne nous ont été hostiles dans les actes ; un seul fait exceptionnel et malheureux a en lieu, fait tout local, et il a été sévèrement puni. Au début, ces populations du nord ont été effrayées, au delà de toute mesure, de nos bateaux à vapeur, pour elles, agents inexplicables et obéissants des Barbares, ces êtres sumaturels mais inférieurs, à la puissance malfaisante, qu’ils regardent comme des vagabonds sans famille et sans patrie, poussés sur les mer : par les instincts les plus mauvais et les plus cupides. Puis, bientôt, elles se sont rassurées ; sont devenues curieuses ; et si la vapeur est restée pour elles à l’état de moyen inconnu et redoutable, il n’en a pas été de même, je vous l’assure, des piastres de nos équipages qui, vainqueurs généreux, ont toujours et partout largement payé, au grand étonnement des vaincus.

Chaque village a sa flottille de jonques grandes et petites qui, à une époque fixe de l’année, avant celle des typhons, ce fléau des Mers de Chine, vont dans le Sud, à Shang-haï principalement, prendre des chargements de riz et reviennent ensuite alimenter le Pe-tchi-li. Pour mettre ces jonques à l’abri du courant des rivières, les Chinois ont un mode de procéder aussi simple que général dans tout l’Empire ; ils pratiquent dans le sol des rives qui est de vase et d’argile, par conséquent facile à creuser, des saignées assez larges pour livrer passage aux barques, lesquelles saignées se relient elles mêmes aux canaux d’irrigation qui couvrent la surface de la Chine ; aussi est-il vraiment singulier de voir jaillir de la terre ferme les mâts de ces jonques aux pavillons de toutes couleurs, se cachant derrière des bouquets d’arbres ou des touffes de bambous ; mirage lointain de la Hollande ou des bords de la Charente.

Pendant leur séjour à Tien-Tsin, les Ambassadeurs de France et d’Angleterre habitaient un vaste palais en bois, comme tous les palais en Chine, que l’on appelle yamoun : je les y ai trouvés. Ils se l’étaient partagé, gardant autour d’eux, plutôt campés que logés, leurs personnels respectifs, disséminés dans les nombreux kiosques qui forment la distribution intérieure de toute grande habitation chinoise. Une partie de la Mission anglaise s’était logée dans une pagode annexe du yamoun principal, et dont la cour, plantée d’arbres séculaires, était couverte d’un velum qui en faisait un lieu toujours frais. L’effet de ce vieux temple de Bouddha, qui avait gardé ses idoles, ses monstres impossibles, ses inscriptions aux couleurs criardes, envahi par la jeune Europe, avec ses insouciances et ses coutumes, était des plus extraordinaires et des plus pittoresques. Notre Mission habitait, au milieu des arbres et des rochers artificiels, les kiosques d’un jardin qui avait dû être soigné à l’époque où l’empereur Kien-Long reçut, dans ce même yamoun, lord Amherst, l’envoyé anglais, qui se refusa dignement à des exigences d’étiquette humiliantes, au Ko-tou, cet éternel obstacle de nos relations diplomatiques avec la personne même de l’empereur de la Chine. Que nous importaient, du reste, les détails matériels ? Grâce à nos pavillons à claire-voie, nous avions de la fraîcheur par une chaleur moyenne et constante de 30 Réaumur ; chacun de nous avait le moral haut, intéressé à la grave question en voie de solution ; et cette solution, d’une façon ou d’une autre, ne pouvait être que triomphante ; aussi était-on presque fier de certaines privations qui, à quelques milles de Pé-king et des frontières de Tartarie, pouvaient, a la rigueur, s’appeler campagnes et compter double. Puis nous avions près de nous, prêchant d’exemple et gardien fidèle du pavillon, l’amiral Rigault de Genouilly, commandant en chef de l’escadre d’Indo-Chine. Il a toujours modestement partagé la cabine du capitaine de l’Avalanche, l’une des trois canonnières qui n’ont cessé de rester mouillées en face de notre yamoun jusqu’au moment où nous avons quitté Tien-Tsin : il n’en est parti qu’après les Russes, qu’après les Anglais, qu’après les Américains, et, grâce à lui, sur le Peï-ho, le dernier sillage de l’Europe civilisée a été celui d’un bâtiment français. Connaissez-vous le contre-amiral Rigault ? C’est un officier de grande résolution : il était en Crimée, où il s’est fait, aux Batteries de la Marine, devant Sébastopol, une réputation qu’il continue en Chine.

Les conférences ouvertes à Tien-Tsin entre nos Ambassadeurs et_les deux commissaires chinois, Kouei-Liang et Houa-cha-na, ont été difficiles et bien menées. Je n’ai pas le droit, quant à présent, d’entrer, à cet égard, dans de plus amples détails, même avec vous ; mais, ce que je puis vous affirmer très-haut, c’est que tout y a été résolu à l’honneur du rôle de la France en Chine et à la satisfaction de sa politique protectrice. Un pareil résultat semblait, du reste, prévu, en raison du choix des plénipotentiaires européens : le baron Gros est un caractère droit avant tout, esclave de ses instructions, un esprit froid, instruit et sûr, fait pour élucider les questions difficiles et en rendre le succès durable ; puis il est heureux, et son bonheur l’a toujours suivi dans sa longue carrière. Lord Elgin, son collègue d’Angleterre, de la vieille souche royale des Bruces d’Ecosse, a la même droiture de caractère unie à une finesse pleine d’élégance ; et chez lui, la finesse n’est que de l’observation bienveillante ou de l’expérience acquise dans les hautes fonctions politiques qu’il n’a cessé d’occuper dès sa jeunesse.

Tien-Tsin est une ville chinoise d’un ordre secondaire, commerçante, sans monuments ; importante il y a un siècle, au dire contemporain des Missionnaires et des Hollandais ; réduite aujourd’hui au rôle effacé, mais utile, de grenier de Pé-king et du Pe-tchi-li. Les sels et les riz s’y concentrent dans des proportions considérables : on dit la ville riche ; elle est, en tous cas, de ces riches modestes qui ne laissent rien voir de leurs trésors. Bâtie au confluent du Peï-ho et du Grand Canal Impérial, elle se divise en trois parties bien distinctes. Le yamoun de nos deux Missions se trouvait dans la partie est, sur la route de Pé-king. Les Russes et les Américains habitaient la partie sud adossée à la ville ancienne qu’entourent des murailles de briques assez bien conservées.

Je vous disais, en parlant de l’esprit qui animait à notre égard les villages riverains du Peï-ho, que jamais, selon moi, il n’avait été hostile, mais qu’il était surtout étonné et curieux ; je vous en dirai autant de celui des habitants de Tien-Tsin. Je les ai vus d’assez près, pendant notre séjour au milieu d’eux ; j’ai beaucoup regardé, j’ai beaucoup cherché, et je n’ai rien trouvé chez eux qui ressemblât même à de l’agression en intention. Tout au contraire, à mon sens toujours, le contact quotidien de nos marins, libéraux et gais en Chine comme ils le sont partout ; les marchés, avantageux aux vendeurs, passés par nos Amiraux pour les approvisionnements des flottes, avaient produit des résultats plus heureux et surtout plus rapides que nous n’étions en droit de l’attendre. La population à Tien-Tsin est, il est vrai, commerçante et mercantile ; mais, pour la première fois, elle approchait ces Barbares que, dans un intérêt absorbant et monopolisateur aisé à comprendre pour qui vient en Chine, la classe mandarine a toujours affublé et, longtemps encore cherchera à affubler des instincts les plus redoutables et les plus ridiculement pernicieux. Un instant peut-être, pendant le cours des Conférences, aurait-on pu remarquer, dans l’aspect général des masses, une nuance à nous moins favorable, des rapports moins faciles, même des visages ironiques et parfois malveillants. Pourquoi cette nuance ? C’est que la politique de Pé-king avait cru pouvoir risquer, vis-à-vis de nous, un essai d’intimidation de nature à peser sur les Conférences, en provoquant, dans la classe inférieure de la population, une irritation artificielle que l’état vrai des choses n’a pas permis de prolonger.

D’autre part, lorsque la ratification du traité nouveau est revenue de Pé-king, et que les Alliés ont quitté Tien-Tsin, pourquoi ces mêmes habitants, qui cependant trouvaient, à notre séjour au milieu d’eux, des avantages matériels incontestables, ne nous ont-ils pas caché la joie que leur causait notre départ ? La raison en est encore bien simple et d’un ordre tout positif ; n’allons donc pas la chercher dans une verdeur de patriotisme que, par le peu que j’en sais et que j’en ai encore vu, je ne saurais faire aux Chinois l’honneur de leur accorder : c’est qu’en prenant Ta-kou et en occupant Peï-ho, à la saison même ou toutes les jonques reviennent du Sud avec leurs chargements de riz, nous leur avions fermé la rivière ; qu’ainsi, la ville de Tien-Tsin s’était trouvée privée de ses approvisionnements annuels, d’un prix très-bas, et beaucoup, du reste, par le fait de la spéculation, le riz était monté à un prix exorbitant. La conclusion de la paix venant rendre aux barques le droit de remonter le Peï-ho, elles y affluaient déjà quand nous l’avons descendu : on avait donc, à Tien-Tsin, de bonnes raisons de se réjouir de notre départ ; mais ces raisons, je le répète, sont d’un ordre tout positif, et n’ont rien à faire avec ce que l’on voudrait appeler le patriotisme chinois. Le riz, en Chine, c’est le pain en Europe ; et, à titre de rapprochement éloigné, bien éloigné surtout en raison des conséquences, nous savons, en France, par une triste expérience, le parti funeste que l’on peut tirer du mot pain, jeté comme appât ou comme prétexte aux appétits plus ou moins réels des classes inférieures.

En somme, je crois qu’en Chine les masses n’ont aucune haine contre nous, parce que le sens national leur fait et leur fera toujours défaut, et qu’elles nous redoutent parce qu’en toutes circonstances, jusqu’à présent, nous leur avons montré que nous étions les plus forts. Pris individuellement, le Chinois est sobre, robuste, laborieux ; chez lui le don de l’imitation industrielle existe surtout à un degré surprenant ; et quant à ses aptitudes comme cultivateur ou comme fabricant, elles sont d’autant plus remarquables, d’autant plus à étudier et à imiter, que les moyens ou les procédés mis par lui en usage pour arriver à des résultats complets, sont, avant tout, essentiellement simples ; enfin le Chinois est brave, vous vous le rappelez. N’y aurait-il pas, sous le rapport industriel, un grand parti à tirer d’un pareil peuple ? Mais en même temps, que de conseils, que d’exemples, que de leçons peut-être à donner encore, dans un avenir plus ou moins lointain, à ceux qui le gouvernent aujourd’hui !

Au revoir ; je vous reviendrai dès que je le pourrai avec de nouvelles notes, et je désire que, malgré leur sécheresse, elles conservent toujours quelque intérêt pour vous.

FIN.


TRAITÉ DE TIEN-TSIN



NAPOLÉON,

Par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français,

À tous présents et à venir, salut :

Sa Majesté l’Empereur des Français et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, animés l’un et l’autre du désir de mettre un terme aux différends qui se sont élevés entre les deux Empires, et voulant rétablir et améliorer les relations d’amitié, de commerce et de navigation qui ont existé entre les deux Puissances, comme aussi en régulariser l’existence, en favoriser le développement et en perpétuer la durée, ont résolu de conclure un nouveau Traité, basé sur l’intérêt commun des deux pays, et ont, en conséquence, nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

Sa Majesté l’Empereur des Français, le sieur Jean-Baptiste-Louis, baron Gros, grand officier de la Légion d’honneur, grand-croix de l’ordre du Sauveur de Grèce, commandeur de l’ordre de la Conception de Portugal, etc., etc., etc. ;

Et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, Kouéi-Liang, haut commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, grand ministre du Palais-Oriental, directeur général des affaires du conseil de justice, etc., etc., etc. ; et Houa-Cha-Na haut commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, président du conseil des finances, général de l’armée Sino-Tartare de la Bannière bordée d’azur, etc., etc., etc. ;

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, qu’ils ont trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. Il y aura paix constante et amitié perpétuelle entre Sa Majesté l’Empereur des Français et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, ainsi qu’entre les sujets des deux Empires, sans exception de personnes ni de lieux.

Ils jouiront tous également, dans les États respectifs des Hautes Parties contractantes, d’une pleine et entière protection pour leurs personnes et leurs propriétés.

Art. 2. Pour maintenir la paix si heureusement rétablie entre les deux Empires, il a été convenu entre les Hautes Parties contractantes, qu’à l’exemple de ce qui se pratique chez les nations de l’Occident, les agents diplomatiques dûment accrédités par Sa Majesté l’Empereur des Français auprès de Sa Majesté l’Empereur de la Chine pourront se rendre éventuellement dans la capitale de l’Empire, lorsque des affaires importantes les y appelleront.

Il est convenu entre les Hautes Parties contractantes que, si l’une des puissances qui ont un traité avec la Chine obtenait, pour ses agents diplomatiques, le droit de résider, à poste fixe, à Pékin, la France jouirait immédiatement du même droit.

Les agents diplomatiques jouiront réciproquement, dans le lieu de leur résidence, des privilèges et immunités que leur accorde le droit des gens, c’est-à-dire que leurs personnes, leur famille, leur maison et leur correspondances seront inviolables ; qu’ils pourront prendre à leur service les employés, courriers, interprètes, serviteurs, etc., etc., qui leur seront nécessaires.

Les dépenses de toute espèce qu’occasionneront les missions diplomatiques de France en Chine seront supportées par le Gouvernement français. Les agents diplomatiques qu’il plaira à Sa Majesté l’Empereur de la Chine d’accréditer auprès de Sa Majesté l’Empereur des Français seront reçus en France avec tous les honneurs et toutes les prérogatives dont jouissent, à rang égal, les agents diplomatiques des nations accréditées à la cour de Sa Majesté l’Empereur des Français.

Art. 3. Les communications officielles des agents diplomatiques et consulaires français avec les autorités chinoises seront écrites en français, mais seront accompagnées, pour faciliter le service, d’une traduction chinoise aussi exacte que possible, jusqu’au moment où, le Gouvernement impérial de Pékin ayant des interprètes pour parler et pour écrire correctement le français, la correspondance diplomatique aura lieu dans cette langue pour les agents français, et en chinois pour les fonctionnaires de l’Empire. Il est convenu que jusque là, et en cas de dissidence dans l’interprétation à donner au texte français et au texte chinois au sujet des clauses arrêtées d’avance dans les conventions faites de commun accord, ce sera le texte français qui devra prévaloir.

Cette disposition est applicable au présent traité. Dans les communications entre les autorités des deux pays, ce sera toujours le texte original et non la traduction qui fera foi.

Art. 4. Désormais, les correspondances officielles entre les autorités et les fonctionnaires des deux pays seront réglées suivant les rangs et les positions respectives et d’après les bases de la réciprocité la plus absolue. Ces correspondances auront lieu entre les hauts fonctionnaires français et les hauts fonctionnaires chinois, dans la capitale ou ailleurs, par dépêche ou communication ; entre les fonctionnaires français en sous-ordre et les hautes autorités des provinces, pour les premiers par exposé, pour les seconds par déclaration ; entre les officiers en sous-ordre des deux nations, comme il est dit plus haut, sur le pied d’une parfaite égalité.

Les négociants et généralement tous les individus qui n’ont pas de caractère officiel se serviront réciproquement de la formule représentation dans toutes les pièces adressées ou destinées pour renseignements aux autorités respectives.

Toutes les fois qu’un Français aura à recourir à l’autorité chinoise, sa représentation devra d’abord être soumise au consul, qui, si elle lui paraît raisonnable et convenablement rédigée, lui donnera suite, et qui, s’il en est autrement, en fera modifier la teneur ou refusera de la transmettre. Les Chinois, de leur côté, lorsqu’ils auront à s’adresser au consulat, devront suivre une marche analogue auprès de l’autorité chinoise, laquelle agira de la même manière.

Art. 5. Sa Majesté l’Empereur des Français pourra nommer des consuls ou des agents consulaires dans les ports de mer ou de rivière de l’empire chinois dénommés dans l’article 6 du présent Traité pour servir d’intermédiaires entre les autorités chinoises et les négociants et les sujets français, et veiller à la stricte observation des règlements stipulés.

Ces fonctionnaires seront traités avec la considération et les égards qui leur sont dus. Leurs rapports avec les autorités du lieu de leur résidence seront établis sur le pied de la plus parfaite égalité. S’ils avaient à se plaindre des procédés de ladite autorité, ils s’adresseraient directement à l’autorité supérieure de la province, et en donneraient immédiatement avis au ministre plénipotentiaire de l’Empereur. En cas d’absence du consul français, les capitaines et les négociants français auraient la faculté de recourir à l’intervention du consul d’une puissance amie, ou, s’il était impossible de le faire, ils auraient recours au chef de la douane, qui aviserait au moyen d’assurer à ces capitaines et négociants le bénéfice du présent Traité.

Art. 6. L’expérience ayant démontré que l’ouverture de nouveaux ports au commerce étranger est une des nécessités de l’époque, il a été convenu que les ports de Kiung-Tchau et Chaou-Chaou dans la province de Kouang-Ton, Taïwan et Taashwi dans l’île de Formose, province de Fo-Kien ; Tan-Tchau dans la province de Chan-Tong, et Nankin dans la province de Kiang-Nan, jouiront des mêmes privilèges que Canton, Chang-Haï, Ning-Pô, Amoy et Fou-Tchéou.

Quant à Nankin, les agents français en Chine ne délivreront de passe-ports à leurs nationaux pour cette ville que lorsque les rebelles en auront été expulsés par les troupes impériales.

Art. 7. Les Français et leurs familles pourront se transporter, s’établir et se livrer au commerce ou à l’industrie en toute sécurité et sans entrave d’aucune espèce, dans les ports et villes de l’Empire chinois situés sur les côtes maritimes et sur les grands fleuves dont l’énumération est contenue dans l’article précédent.

Ils pourront circuler librement de l’un à l’autre s’ils sont munis de passe-ports ; mais il leur est formellement défendu de pratiquer, sur la côte, des ventes ou des achats clandestins, sous peine de confiscation des navires et des marchandises engagés dans ces opérations, et cette confiscation aura lieu au profit du gouvernement chinois, qui devra cependant, avant que la saisie et la confiscation soient légalement prononcées, en donner avis au consul français du port le plus voisin.

Art. 8. Les Français qui voudront se rendre dans les villes de l’intérieur, ou dans les ports où ne sont pas admis les navires étrangers, pourront le faire en toute sûreté, à la condition expresse d’être munis de passe-ports rédigés en français et en chinois, légalement délivrés par les agents diplomatiques ou les consuls de France en Chine, et visés par les autorités chinoises.

En cas de perte de ce passe-port, le Français qui ne pourra pas le présenter, lorsqu’il en sera requis légalement, devra, si l’autorité chinoise du lieu où il se trouve se refuse à lui donner un permis de séjour, pour lui laisser le temps de demander un autre passe-port au consul, être reconduit au consulat le plus voisin, sans qu’il soit permis de le maltraiter, ni de l’insulter en aucune manière.

Ainsi que cela était stipulé dans les anciens Traités, les Français résidant ou de passage dans les ports ouverts au commerce étranger pourront circuler sans passe-port dans leur voisinage immédiat, et y vaquer à leurs occupations aussi librement que les nationaux ; mais ils ne pourront dépasser certaines limites qui seront fixées, de commun accord, entre le consul et l’autorité locale.

Les agents français en Chine ne délivreront de passe-ports à leurs nationaux que pour les lieux où les rebelles ne seront pas établis dans le moment où ce passe-port sera demandé. Ces passe-ports ne seront délivrés par les autorités françaises qu’aux personnes qui leur offriront toutes les garanties désirables.

Art. 9. Tous les changements apportés d’un commun accord, avec l’une des puissances signataires des Traités avec la Chine, au sujet des améliorations à introduire au tarif actuellement en vigueur, ou à celui qui le serait plus tard, comme aussi aux droits de douane, de tonnage, d’importation, de transit et d’exportation, seront immédiatement applicables au commerce et aux négociants français, par le seul fait de leur mise à exécution.

Art. 10. Tout Français qui, conformément aux stipulations de l’art. 6 du présent Traité, arrivera dans l’un des ports ouverts au commerce étranger, pourra, quelle que soit la durée de son séjour, y louer des maisons et des magasins pour déposer ses marchandises, ou bien affermer des terrains, et y bâtir lui-même des maisons et des magasins. Les Français pourront, de la même manière, établir des églises, des hôpitaux, des hospices, des écoles et des cimetières. Dans ce but, l’autorité locale, après s’étre concertée avec le consul, désignera les quartiers les plus convenables pour la résidence des Français, et les endroits dans lesquels pourront avoir lieu les constructions précitées.

Le prix des loyers et des fermages sera librement débattu entre les parties intéressées, et réglé, autant que faire se pourra, conformément à la moyenne des prix locaux. Les autorités chinoises empêcheront leurs nationaux de surfaire ou d’exiger des prix exorbitants, et le consul veillera, de son côté, à ce que les Français n’usent pas de violence ou de contrainte pour forcer le consentement des propriétaires. Il est bien entendu, d’ailleurs, que le nombre des maisons et l’étendue des terrains à affecter aux Français, dans les ports ouverts au commerce étranger, ne seront point limités, et qu’ils seront déterminés d’après les besoins et les convenances des ayants droit. Si des Chinois violaient ou détruisaient des églises ou des cimetières français, les coupables seraient punis suivant toute la rigueur des lois du pays.

Art. 11. Les Français, dans les ports ouverts au commerce étranger, pourront choisir librement, et à prix débattu entre les parties ou sous la seule intervention des consuls, des compradors, interprètes, écrivains, ouvriers, bateliers et domestiques. Ils auront, en outre, la faculté d’engager des lettrés du pays pour apprendre à parler ou à écrire la langue chinoise et toute autre langue ou dialecte usités dans l’Empire, comme aussi de se faire aider par eux, soit pour leurs écritures, soit pour des travaux scientifiques ou littéraires. Ils pourront également enseigner à tout sujet chinois la langue de leur pays ou des langues étrangères, et vendre sans obstacles des livres français ou acheter eux-mêmes toutes sortes de livres chinois.

Art. 12. Les propriétés de touts nature appartenant à des Français dans l’Empire chinois seront considérées par les Chinois comme inviolables et seront toujours respectées par eux. Les autorités chinoises ne pourront, quoi qu’il arrive, mettre embargo sur les navires français ni les frapper de réquisition pour quelque service public ou privé que ce puisse être.

Art. 13. La religion chrétienne ayant pour objet essentiel de porter les hommes à la vertu, les membres de toutes les communions chrétiennes jouiront d’une entière sécurité pour leurs personnes, leurs propriétés et le libre exercice de leurs pratiques religieuses, et une protection efficace sera donnée aux missionnaires qui se rendront pacifiquement dans l’intérieur du pays, munis des passe-ports réguliers dont il est parlé dans l’art. 8. Aucune entrave ne sera apportée par les autorités de l’Empire chinois au droit qui est reconnu à tout individu en Chine d’embrasser, s’il le veut, le christianisme et d’en suivre les pratiques, sans être passible d’aucune peine infligée pour ce fait.

Tout ce qui a été précédemment écrit, proclamé ou publié en Chine, par ordre du Gouvernement, contre le culte chrétien, est complètement abrogé, et reste sans valeur dans toutes les provinces de l’Empire.

Art. 14. Aucune société de commerce privilégiée ne pourra désormais s’établir en Chine, et il en sera de même de toute coalition organisée dans le but d’exercer un monopole sur le commerce.

En cas de contravention au présent article, les autorités chinoises, sur les représentations du consul ou de l’agent consulaire, aviseront au moyen de dissoudre de semblables associations, dont elles s’efforceront, d’ailleurs, de prévenir l’existence par des prohibitions préalables, afin d’écarter tout ce qui pourrait porter atteinte à la libre concurrence.

Art. 15. Lorsqu’un bâtiment français arrivera dans les eaux de l’un des ports ouverts au commerce étranger, il aura la faculté d’engager tel pilote qui lui conviendra pour se faire conduire immédiatement dans le port ; et, de même, quand après avoir acquitté toutes les charges légales il sera prêt à mettre à la voile, on ne pourra pas lui refuser des pilotes pour le sortir du port sans retard ni délai.

Tout individu qui voudra exercer la profession de pilote pour les bâtiments français pourra, sur la présentation de trois certificats de capitaine de navire, être commissionné par le consul de France, de la même manière que cela se pratiquerait pour d’autres nations. La rétribution payée aux pilotes sera réglée par l’équité, pour chaque port en particulier, par le consul ou agent consulaire, lequel la fixera convenablement en raison de la distance et des circonstances de la navigation.

Art. 16. Dès que le pilote aura introduit un navire de commerce français dans le port, le chef de la douane déléguera un ou deux préposés pour surveiller le navire, et empêcher qu’il ne se pratique aucune fraude. Ces préposés pourront, selon leurs convenances, rester dans leurs propres bateaux ou se tenir à bord du bâtiment.

Les frais de leur solde, de leur nourriture et de leur entretien seront à la charge de la douane chinoise, et ils ne pourront exiger aucune indemnité ou rétribution quelconque des capitaines ou des consignataires. Toute contravention à cette disposition entraînera une punition proportionnelle au montant de l’exaction, laquelle sera en outre intégralement restituée.

Art. 17. Dans les vingt-quatre heures qui suivront l’arrivée d’un navire de commerce français dans l’un des ports ouverts au commerce étranger, le capitaine, s’il n’est dûment empêché, et, à son défaut, le subrécargue ou le consignataire devra se rendre au consulat de France et remettre entre les mains du consul les papiers de bord, les connaissements et le manifeste. Dans les vingt-quatre heures suivantes, le consul enverra au chef de la douane une note détaillée indiquant le nom du navire, le rôle d’équipage, le tonnage légal du bâtiment, et la nature de son chargement. Si, par suite de la négligence du capitaine, cette demière formalité n’avait pas pu être accomplie dans les quarante-huit heures qui suivront l’arrivée du navire, le capitaine sera passible d’une amende de cinquante piastres par jour de retard au profit du Gouvernement chinois ; ladite amende, toutefois, ne pourra dépasser la somme de deux cents piastres.

Aussitôt après la réception de la note transmise par le consulat, le chef de la douane délivrera le permis d’ouvrir la cale. Si le capitaine, avant d’avoir reçu le permis précité, avait ouvert la cale et commencé à décharger, il pourrait être condamné à une amende de cinq cents piastres, et les marchandises débarquées pourraient être saisies, le tout au profit du Gouvernement chinois.

Art. 18. Les capitaines et négociants français pourront louer telles espèces d’alléges et d’embarcations qu’il leur plaira pour transporter des marchandises et des passagers, et la rétribution à payer pour ces alléges sera réglée de gré à gré par les parties intéressées, sans l’intervention de l’autorité chinoise et, par conséquent, sans sa garantie, en cas d’accident, de fraude ou de disparition desdites alléges. Le nombre n’en sera pas limité, et le monopole n’en pourra être concédé à qui que ce soit, non plus que celui du transport, par portefaix, des marchandises à embarquer ou à débarquer.

Art. 19. Toutes les fois qu’un négociant français aura des marchandises à embarquer ou à débarquer, il devra d’abord en remettre la note détaillée au consul ou agent consulaire qui chargera immédiatement un interprète reconnu du consulat d’en donner communication au chef de la douane. Celui-ci délivrera sur-le-champ un permis d’embarquement ou de débarquement. Il sera alors procédé à la vérification des marchandises dans la forme la plus convenable pour qu’il n’y ait chance de perte pour aucune des parties.

Le négociant français devra se faire représenter sur le lieu de la vérification (s’il ne préfère y assister lui-méme) par une personne réunissant les qualités requises, à l’effet de veiller à ses intérêts au moment où il sera procédé à cette vérification pour la liquidation des droits, faute de quoi toute réclamation ultérieure restera nulle et non avenue.

En ce qui concerne les marchandises taxées ad-valorem, si le négociant ne peut tomber d’accord avec l’employé chinois sur la valeur à fixer, chaque partie appellera deux ou trois négociants chargés d’examiner les marchandises, et le prix le plus élevé qui sera offert par l’un d’eux sera réputé constituer la valeur desdites marchandises.

Les droits seront prélevés sur le poids net ; on déduira, en conséquence, le poids des emballages et contenants. Si le négociant français ne peut s’entendre avec l’employé chinois sur la fixation de la taxe, chaque partie choisira un certain nombre de caisses et de ballots parmi les colis objets du litige ; ils seront d’abord pesés bruts, puis tarés ensuite, et la tare moyenne des colis pesés servira de tare pour tous les autres.

Si, pendant le cours de la vérification, il s’élève quelque difficulté qui ne puisse être résolue, le négociant français pourra réclamer l’intervention du consul, lequel portera sur-le-champ l’objet de la contestation à la connaissance du chef des douanes, et tous deux s’efforceront d’arriver à un arrangement amiable ; mais la réclamation devra avoir lien dans les vingt-quatre heures, sinon il n’y sera pas donné suite. Tant que le résultat de la contestation restera pendant, le chef de la douane n’en portera pas l’objet sur ses livres, laissant ainsi toute latitude pour l’examen et la solution de la difficulté.

Les marchandises importées qui auraient éprouvé des avaries jouiront d’une réduction de droits proportionnée à leur dépréciation. Celle-ci sera déterminée équitablement et, s’il le faut, par expertise contradictoire, ainsi qu’il a été stipulé plus haut pour la fixation des droits ad valorem.

Art. 20. Tout bâtiment entré dans l’un des ports de la Chine, et qui n’a point encore levé le permis de débarquement mentionné dans l’art. 19, pourra, dans les deux jours de son arrivée, quitter le port et se rendre dans un autre port sans avoir à payer ni droits de tonnage, ni droits de douane, attendu qu’il les acquittera ultérieurement dans le port où il effectuera la vente de ses marchandises.

Art. 21. Il est établi, de commun accord, que les droits d’importation seront acquittés par les capitaines ou négociants français au fur et à mesure du débarquement des marchandises et après leur vérification. Les droits d’exportation le seront de la même manière, lors de l’embarquement ; Lorsque les droits de tonnage et de douane dus par un bâtiment français auront été intégralement acquittés, le chef de la douane délivrera une quittance générale, sur l’exhibition de laquelle le consul rendra ses papiers de bord au capitaine et lui permettra de mettre à la voile.

Le chef de la douane désignera une ou plusieurs maisons de change qui seront autorisées à recevoir la somme due par les négociants français au compte du Gouvernement, et les récépissés de ces maisons de change pour tous les payements qui leur auront été faits, seront réputés acquits du Gouvernement chinois. Ces payements pourront s’opérer, soit en lingots, soit en monnaies étrangères dont le rapport avec l’argent sycé sera déterminé de commun accord entre le consul ou agent consulaire français et le chef de la douane dans les différents ports, suivant le temps, le lieu et les circonstances.

Art. 22. Après l’expiration des deux jours mentionnés dans l’art. 20, et avant de procéder au déchargement, chaque bâtiment de commerce français acquittera intégralement les droits de tonnage ainsi réglés pour les navires de cent cinquante tonneaux, de la jauge légale et au-dessus, à raison de cinq maces (un demi-taêl) par tonneau ; pour les navires jaugeant moins de cent cinquante tonneaux, à raison de un mace (un dixième de taèl) par tonneau. Toutes les rétributions et surcharges additionnelles, antérieurement imposées à l’arrivée et au départ, sont expressément supprimées et ne pourront être remplacées par aucune autre.

Lors du payement du droit précité, le chef de la douane délivrera au capitaine ou au consignataire un reçu en forme de certificat constatant que le droit de tonnage a été intégralement acquitté, et, sur l’exhibition de ce certificat au chef de la douane de tout autre port où il lui conviendrait de se rendre, le capitaine sera dispensé de payer de nouveau pour son bâtiment le droit de tonnage, tout navire français ne devant en être passible qu’une seule fois à chacun de ses voyages d’un pays étranger en Chine.

Sont exemptés des droits de tonnage, les barques, goêlettes, bateaux caboteurs et autres embarcations françaises, pontées ou non, employées au transport des passagers, bagages, lettres, comestibles et généralement de tous objets non sujets aux droits. Si lesdites embarcations transportaient en outre des marchandises, elles resteraient dans la catégorie des navires jaugeant moins de cent cinquante tonneaux et payeraient à raison d’un dixième de taêl (un mace) par tonneau. Les négociants français pourront toujours affréter des jonques et autres embarcations chinoises, lesquelles ne seront soumises à aucun droit de tonnage.

Art. 23. Toutes marchandises françaises, après avoir acquitté, dans l’un des ports de la Chine, les droits de douanes liquidés d’après le tarif, pourront être transportées dans l’intérieur sans avoir à subir aucune autre charge supplémentaire que le payement des droits de transit suivant le taux modéré actuellement en vigueur, lesquels droits ne seront susceptibles d’aucune augmentation future.

Si les agents de la douane chinoise, contrairement à la teneur du présent Traité, exigeaient des rétributions illégales ou prélevaient des droits plus élevés, ils seraient punis suivant les lois de l’Empire.

Art. 24. Tout navire français entré dans l’un des ports ouverts au commerce étranger, et qui voudra n’y décharger qu’une partie de ses marchandises, ne payera les droits de douane que pour la partie débarquée ; il pourra transporter le reste de sa cargaison dans un autre port et l’y vendre. Les droits seront alors acquittés.

Dans le cas ou des Français, après avoir acquitté dans un port les droits sur des marchandises, voudraient les réexporter et aller les vendre dans un autre port, ils en préviendraient le consul ou agent consulaire ; celui-ci, de son côté, en informera le chef de la douane, lequel, après avoir constaté l’identité de la marchandise et la parfaite intégrité des colis, remettra aux réclamants une déclaration attestant que les droits afférents auxdites marchandises ont été effectivement acquittés.

Munis de cette déclaration, les négociants français n’auront, à leur arrivée dans l’autre port, qu’à la présenter par l’entremise du consul au chef de la douane, qui délivrera pour cette partie de la cargaison, sans retard et sans frais, un permis de débarquement en franchise de droits ; mais, si l’autorité découvrait de la fraude ou de la contrebande parmi ces marchandises ainsi réexportées, celles-ci seraient, après vérification, confisquées au profit du Gouvernement chinois.

Art. 25. Aucun transbordement de marchandises ne pourra avoir lieu que sur permis spécial, et dans un cas d’urgence. S’il devient indispensable d’effectuer cette opération, il devra en être référé au consul, qui délivrera un certificat, sur le vu duquel le transbordement sera autorisé par le chef de la douane. Celui-ci pourra toujours déléguer un employé de son administration pour y assister.

Tout transbordement non autorisé, sauf le cas de péril en la demeure, entraînera la confiscation, au profit du Gouvernement chinois, de la totalité des marchandises illicitement transbordées.

Art. 26. Dans chacun des ports ouverts au commerce étranger, le chef de la douane recevra pour lui-même, et déposera au consulat français, des balances légales pour les marchandises et pour l’argent, ainsi que des poids et mesures exactement conformes aux poids et aux mesures en usage à la douane de Canton, et revêtus d’une estampille et d’un cachet constatant cette conformité. Ces étalons seront la base de toutes les liquidations de droits et de tous les payements à faire au Gouvernement chinois. On y aura recours en cas de contestation sur le poids et la mesure des marchandises, et il sera statué d’après les résultats qu’ils auront donnés.

Art. 27. Les droits d’importation et d’exportation prélevés en Chine sur le commerce français seront réglés conformément au tarif annexé au présent Traité sous le sceau et la signature des plénipotentiaires respectifs. Ce tarif pourra être revisé de sept en sept années, pour être mis en harmonie avec les changements de valeur apportés par le temps sur les produits du sol et de l’industrie des deux Empires.

Moyennant l’acquit de ces droits, dont il est expressément interdit d’augmenter le montant dans le cours des sept années et que ne pourra aggraver aucune espèce de charge ou de surtaxe quelconque, les Français seront libres d’importer en Chine des ports français ou étrangers, et d’exporter également de Chine pour toute destination, toutes les marchandises qui ne seraient pas, au jour de la signature du présent Traité, et d’après la classification du tarif ci-annexé, l’objet d’une prohibition formelle ou d’un monopole spécial.

Le Gouvernement chinois renonçant à la faculté d’augmenter, par la suite, le nombre des articles réputés contrebande ou monopole, aucune modification ne pourra être apportée au tarif qu’après une entente préalable avec le Gouvernement français et de son plein et entier consentement.

À l’égard du tarif aussi bien que pour toute stipulation introduite ou à introduire dans les Traités existants ou qui seraient ultérieurement conclus, il demeure bien et dûment établi que les négociants, et en général tous les citoyens français en Chine, auront droit toujours et partout au traitement de la nation la plus favorisée.

Art. 28. La publication d’un tarif convenable et régulier ôtant désormais tout prétexte à la contrebande, il n’est pas à présumer qu’aucun acte de cette nature soit commis par des bâtiments du commerce français dans les ports de la Chine. S’il en était autrement, toute marchandise introduite en contrebande par des navires ou par des négociants français dans ces ports, quelles que soient d’ailleurs sa valeur et sa nature, comme aussi toute denrée prohibée débarquée frauduleusement, seront saisies par l’autorité locale et confisquées au profit du Gouvernement chinois. En outre, celui-ci pourra, si bon lui semble, interdire l’entrée de la Chine au bâtiment surpris en contravention et le contraindre à partir aussitôt après l’apuration de ses comptes. Si quelque navire étranger se couvrait frauduleusement du pavillon de la France, le Gouvernement français prendrait les mesures nécessaires pour la répression de cet abus.

Art. 29. Sa Majesté l’Empereur des Français pourra faire stationner un bâtiment de guerre dans les ports principaux de l’Empire où sa présence serait jugée nécessaire pour maintenir le bon ordre et la discipline parmi les équipages des navires marchands et faciliter l’exercice de l’autorité consulaire. Toutes les mesures nécessaires seraient prises pour que la présence de ces navires de guerre n’entraîne aucun inconvénient, et leurs commandants recevraient l’ordre de faire exécuter les dispositions stipulées dans l’article 33 par rapport aux communications avec la terre et à la police des équipages. Les bâtiments de guerre ne seront assujettis à aucun droit.

Art. 30. Tout bâtiment de guerre français croisant pour la protection du commerce sera reçu en ami et traité comme tel dans les ports de la Chine où il se présentera. Ces bâtiments pourront s’y procurer les divers objets de rechange et de ravitaillement dont ils auraient besoin, et s’ils ont fait des avaries, les réparer et acheter dans ce but les matériaux nécessaires ; le tout sans la moindre opposition.

Il en sera de même à l’égard des navires de commerce français qui, par suite d’avaries majeures ou pour toute autre cause, seraient contraints de chercher refuge dans un port quelconque de la Chine.

Si quelqu’un de ces bâtiments venait à se perdre sur la côte, l’autorité chinoise la plus proche, dès qu’elle en serait informée, porterait sur-le-champ assistance à l’équipage, pourvoirait à ses premiers besoins et prendrait les mesures d’urgence nécessaires pour le sauvetage du navire et la préservation des marchandises. Puis elle porterait le tout à la connaissance du consul ou agent consulaire le plus à portée du sinistre, pour que celui-ci, de concert avec l’autorité compétente, pût aviser au moyen de rapatrier l’équipage et de sauver les débris du navire et de la cargaison.

Art. 31. Dans le cas où, par la suite des temps, la Chine entrerait en guerre avec une autre puissance, cette circonstance ne porterait aucune atteinte au libre commerce de la France avec la Chine ou avec la nation ennemie. Les navires français pourraient toujours, sauf le cas de blocus effectif, circuler sans obstacle des ports de l’une aux ports de l’autre, y trafiquer comme à l’ordinaire, y importer et en exporter toute espèce de marchandises non prohibées.

Art. 31. S’il arrive que des matelots ou autres individus désertent des bâtiments de guerre ou s’évadent des navires de commerce français, l’autorité chinoise, sur la réquisition du consul ou, à son défaut, du capitaine, fera tous ses efforts pour découvrir et restituer sur-le-champ, entre les mains de l’un ou de l’autre, les susdits déserteurs ou fugitifs.

Pareillement, si des Chinois déserteurs ou prévenus de quelque crime vont se réfugier dans des maisons françaises ou à bord des navires appartenant à des Français, l’autorité locale s’adressera au consul, qui, sur la preuve de la culpabilité des prévenus, prendra immédiatement les mesures nécessaires pour que leur extradition soit effectuée. De part et d’autre, on évitera soigneusement tout recel et toute connivence.

Art. 33. Quand des matelots descendront à terre, ils seront soumis à des règlements de discipline spéciale qui seront arrêtés par le consul et communiqués à l’autorité locale, de manière à prévenir, autant que possible, toute occasion de querelle entre les marins français et les gens du pays.

Art. 34. Dans le cas où les navires de commerce français seraient attaqués ou pillés par les pirates, dans des parages dépendants de la Chine, l’autorité civile et militaire du lieu le plus rapproché, des qu’elle aura connaissance du fait, en poursuivra activement les auteurs, et ne négligera rien pour qu’ils soient arrêtés et punis conformément aux lois. Les marchandises enlevées, en quelque lieu et dans quelque état qu’elles se trouvent, seront remises entre les mains du consul, qui se chargera de les restituer aux ayants droit. Si l’on ne peut s’emparer des coupables, ni recouvrer la totalité des objets volés, les fonctionnaires chinois subiront la peine infligée par la loi en pareille circonstance ; mais ils ne sauraient être rendus pécuniairement responsables.

Art. 35. Lorsqu’un sujet français aura quelque motif de plainte ou quelque réclamation à formuler contre un Chinois, il devra d’abord exposer ses griefs au consul qui, après avoir examiné l’affaire, s’efforcera de l’arranger à l’amiable. De même, quand un Chinois aura à se plaindre d’un Français, le consul écoutera ses réclamations avec intérêt et cherchera à ménager un arrangement à l’amiable ; mais si, dans l’un ou l’autre cas, la chose était impossible, le consul requerra l’assistance du fonctionnaire chinois compétent, et tous deux, après avoir examiné conjointement l’affaire, statueront suivant l’équité.

Art. 36. Si, dorénavant, des citoyens français éprouvaient quelques dommages, ou s’ils étaient l’objet de quelque insulte ou vexation de la part de sujets chinois, ceux-ci seraient poursuivis par l’autorité locale, qui prendra les mesures nécessaires pour la défense et la protection des Français : à bien plus forte raison, si des malfaiteurs ou quelque partie égarée de la population tentaient de piller, de détruire ou d’incendier les maisons, les magasins des Français, ou tout autre établissement formé par eux, la même autorité, soit à la réquisition du consul, soit de son propre mouvement, enverrait en toute hâte la force armée pour dissiper l’émeute, s’emparer des coupables, les livrer à toute la rigueur des lois ; le tout sans préjudice des poursuites à exercer par qui de droit pour indemnisation des pertes éprouvées.

Art. 37. Si des Chinois, à l’avenir, deviennent débiteurs de capitaines ou de négociants français et leur font éprouver des pertes par fraude ou de toute autre manière, ceux-ci n’auront plus à se prévaloir de la solidarité qui résultait de l’ancien état de choses ; ils pourront seulement s’adresser, par l’entremise de leurs consuls, à l’autorité locale, qui ne négligera rien, après avoir examiné l’affaire, pour contraindre les prévenus à satisfaire à leurs engagements, suivant la loi du pays. Mais si le débiteur ne peut être retrouvé, s’il est mort ou en faillite, et s’il ne reste rien pour payer, les négociants français ne pourront point appeler l’autorité chinoise en garantie.

En cas de fraude ou de non-payement de la part des négociants français, le consul prêtera, de la même manière, assistance aux réclamants, sans que, toutefois, ni lui ni son Gouvernement puissent, en aucune manière, être rendus responsables.

Art. 38. Si, malheureusement, il s’élevait quelque rixe ou quelque querelle entre des Français et des Chinois, comme aussi dans le cas où, durant le cours d’une semblable querelle, un ou plusieurs individus seraient tués ou blessés, soit par des coups de feu, soit autrement, les Chinois seront arrêtés par l’autorité chinoise, qui se chargera de les faire examiner et punir, s’il y a lieu, conformément aux lois du pays. Quant aux Français, ils seront arrêtés à la diligence du consul, et celui-ci prendra toutes les mesures nécessaires pour que les prévenus soient livrés à l’action régulière des lois françaises, dans la forme et suivant les dispositions qui seront ultérieurement déterminées par le Gouvernement français.

Il en sera de même en toute circonstance analogue et non prévue dans la présente Convention, le principe étant que, pour la répression des crimes et délits commis par eux en Chine, les Français seront constamment régis par les lois françaises.

Art. 39. Les Français en Chine dépendront également, pour toutes les difficultés ou les contestations qui pourraient s’élever entre eux, de la juridiction française. En cas de différends survenus entre Français et étrangers, il est bien stipulé que l’autorité chinoise n’aura à s’en mêler en aucune manière. Elle n’aura pareillement à exercer aucune action sur les navires français ; ceux-ci ne relèveront que de l’autorité française et du capitaine.

Art. 40. Si, dorénavant, le Gouvernement de Sa Majesté l’Empereur des Français jugeait convenable d’apporter des modifications à quelques-unes des clauses du présent Traité, il sera libre d’ouvrir, à cet effet, des négociations avec le Gouvernement chinois, après un intervalle de douze années révolues à partir de l’échange des ratifications. Il est d’ailleurs entendu que toute obligation non consignée expressément dans la présente Convention ne saura être imposée aux consuls ou aux agents consulaires, non plus qu’à leurs nationaux, tandis que, comme il a été stipulé, les Français jouiront de tous les droits, privilèges, immunités et garanties quelconques qui auraient été ou qui seraient accordés par le Gouvernement chinois à d’autres puissances.

Art. 41. Sa Majesté l’Empereur des Français, voulant donner à Sa Majesté l’Empereur de la Chine une preuve des sentiments qui l’animent, consent à stipuler, dans des articles séparés ayant la même force et valeur que s’ils étaient insérés mot à mot au présent Traité, les arrangements convenus entre les deux Gouvernements au sujet des questions antérieures aux événements de Canton et aux frais qu’ils ont occasionnés au Gouvernement de Sa Majesté l’Empereur des Français.

Art. 42. Les ratifications du présent Traité d’amitié, de commerce et de navigation, seront échangées à Pékin, dans l’intervalle d’un au à partir du jour de la signature, ou plus tôt si faire se peut, par Sa Majesté l’Empereur des Français et par Sa Majesté l’Empereur de la Chine. Après l’échange de ces ratifications, le Traité sera porté à la connaissance de toutes les autorités supérieures de l’Empire dans les provinces et dans la capitale, afin que sa publicité soit bien établie.

En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs ont signé le présent Traité et y ont apposé leurs cachets.

Fait à Tien-Tsin, en quatre expéditions, le vingt-septième jour du mois de juin de l’an de grâce 1858, correspondant au dix-septième jour de la cinquième lune de la huitième année de Hien-Foung.

(L. S.) Signé : Baron GROS.
(L. S.) Les signatures des plénipotentiaires chinois.

Articles séparés servant de complément au Traité conclu entre Sa Majesté l’Empereur des Français et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, à Tien-Tsin, dans la prov ince de Tcheli, le 27 juin 1858.


Art. 1er. Le magistrat de Si-li-hien coupable du meurtre du missionnaire français Auguste Chapdelaine sera dégradé et déclaré incapable d’exercer désormais aucun emploi.

Art. 2. Une communication officielle adressée à Son Excellence M. le Ministre de France en Chine lui annoncera l’exécution de cette mesure, qui sera rendue publique et motivée convenablement dans la gazette de Pékin.

Art. 3. Une indemnité sera donnée aux Français et aux protégés de la France dont les propriétés ont été pillées ou incendiées par la populace de Canton avant la prise de cette ville par les troupes alliées de la France et de l’Angleterre.

Art. 4. Les dépenses occasionnées par les armements considérables qu’ont motivés les refus obstinés des autorités chinoises d’accorder à la France les réparations et les indemnités qu’elle a réclamées, seront payées au Gouvernement de Sa Majesté l’Empereur des Français par les caisses de la douane de la ville de Canton.

Ces indemnités et ces frais d’armements s’élevant à peu près à une somme de deux millions de taëls (2,000,000), cette somme sera versée entre les mains du ministre de France en Chine, qui en donnera quittance.

Cette somme de deux millions de taëls sera payée à Son Excellence M. le Ministre de France en Chine, par sixièmes, payables d’année en année, et pendant six ans, par la caisse des douanes de Canton ; elle pourra l’être, soit en numéraire, soit en bons de douane, qui seront reçus par cette administration en payement des droits d’importation et d’exportation et pour un dixième seulement de la somme qu’on aurait à lui payer ; c’est-à-dire que, si un négociant doit à la douane de Canton une somme de dix mille taëls, par exemple, il pourra en payer neuf mille en espèces et mille en bons dont il s’agit.

Le premier sixième sera payé dans le cours de l’année qui suivra la signature du présent Traité, à compter du jour où elle aura lieu.

La douane de Canton pourra, si elle le veut, ne recevoir chaque année en payement de droits que le sixième des bons émis, c’est-à-dire pour une somme de trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois taëls et trente quatre centièmes.

Une commission mixte, nommée à Canton par l’autorité chinoise et par le ministre de France, fixera d’avance le mode d’émission de ces bons et les règlements qui en détermineront la forme, la valeur et le mode de destruction dès qu’ils auront servi.

Art. 5. L’évacuation de Canton par les troupes françaises s’effectuera aussitôt que possible après le payement intégral de la somme de deux millions de taëls stipulée ci-dessus ; mais, pour hâter la retraite de ces troupes, ces bons de douanes pourront être émis d’avance par série de six années et déposés dans la chancellerie de la légation de France en Chine.

Art. 6. Les articles ci-dessus auront même force et valeur que s’ils étaient inscrits mot à mot dans le Traité dont ils font partie, et les plénipotentiaires respectifs les ont signés et y ont apposé leurs sceaux et leurs cachets.

Fait à Tien-Tsin en quatre expéditions, le vingt-septième jour du mois de juin de l’an de grâce 1858, correspondant au dix-septième jour de la cinquième lune de la huitième année de Hien-Foung.

(L. S.) Signé : Baron GROS.
(D. S.) Les signatures des plénipotentiaires chinois.

L’art. 9 du Traité signé à Tien-Tsin, le 27 juin dernier, par le plénipotentiaire de Sa Majesté l’Empereur des Français et les plénipotentiaires de Sa Majesté l’Empereur de la Chine, ayant prévu que des modifications pourraient être apportées, d’un commun accord, par le Gouvernement de Sa Majesté l’Empereur de la Chine, et ceux des puissances signataires des Traités de Tien-Tsin, au sujet d’améliorations à introduire dans le tarif qui fixe les droits d’importation, d’exportation, de transit, etc., et Sa Majesté l’Empereur de la Chine ayant, à cet effet, donné l’ordre aux commissaires Kouei-Liang, commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, membre du conseil privé du Pavillon oriental, ministre de la justice, général en chef des troupes de la Bannière blanche, muni de pleins pouvoirs, etc., etc., etc. ; et Houd-Chà-Nà, commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, lecteur de la Maison impériale, secrétaire d’État au département de l’intérieur, général en chef de l’armée Sino-Tartare de la Bannière bordée d’azur, muni de pleins pouvoirs, etc., etc., etc. ; auxquels Sa Majesté a jugé à propos d’adjoindre en la même qualité : , commissaire de la dynastie Ta-Tsing, second tuteur de l’héritier présomptif, secrétaire d’État au département de la guerre, vice-roi des deux Kiangs, muni de pleins pouvoirs, etc., etc., etc. ; Minn, commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, fonctionnaire de deuxième rang, chargé des mouvements militaires, etc., etc., etc. ; et Touan, commissaire impérial de la dynastie Ta-Tsing, fonctionnaire de cinquième rang, membre du conseil général, attaché au ministère de la justice, etc., etc., etc. ;

De se rendre à Chang-haï, où se trouvait le plénipotentiaire de France, afin de s’entendre avec lui au sujet des modifications et des améliorations à apporter au tarif, il a été convenu, entre les Hautes-Parties contractantes, qu’après mûr examen, et après avoir consulté des personnes instruites en matière de commerce, il serait procédé à l’établissement d’un nouveau tarif accompagné de règlements commerciaux servant à faciliter sa mise à exécution.

Il a été également convenu que le nouveau tarif français et les règlements de commerce qui y sont annexés, pouvant, à bon droit, être considérés comme un Traité supplémentaire à celui du 27 juin dernier, ce tarif et ces règlements auraient, aux mêmes dates et aux mêmes conditions stipulées dans le Traité de Tien-Tsin, la même force et valeur que s’ils y étaient insérés mot à mot, et qu’à partir du jour où le Traité de Tien-Tsin sera mis à exécution, le tarif qui s’y trouve annexé en ce moment sera considéré comme nul et non avenu et remplacé par le nouveau tarif.

Le plénipotentiaire de France et ceux de l’Empire chinois ayant reconnu valables les pouvoirs dont ils sont revêtus, ont établi, d’un commun accord, ledit tarif et les règlements commerciaux qui le terminent.

En conséquence, les droits que les Français auront à payer aux autorités chinoises, par suite des opérations commerciales qu’ils pourraient faire en Chine, sont fixés, de commun accord, d’après le tarif divisé en marchandises d’importation et en marchandises d’exportation, énumérées dans chacune de ces deux grandes divisions, par ordre de lettres alphabétiques.



CHINE.

DEUXIÈME AFFAIRE
DU PEI-HO


1859

À bord du Duchayla, corvette de S. M. I., Shang-haï, 14 juillet 1859.
À M. le Vte de La GUÉRONNIÈRE.

Au moment où, en Europe, triomphe la cause de la justice et du bon droit, et où la politique de la France recueille les fruits de sa sagesse, de sa fermeté et de sa droiture, en Chine, la cause de la civilisation reçoit une grave atteinte, et les plus puissants intérêts d’un grand peuple allié viennent à se trouver brusquement en péril.

Je reviens du Pe-tchi-li du nord de la Chine, avec les Légations de France et d’Angleterre qui s’y étaient rendues dans le but d’aller échanger à Pé-king les ratifications du traité signé à Tien-Tsin le 27 juin 1858.

Depuis ce 25 juin 1859, ce traité n’existe plus.

Les boulets des forts du Peï-ho, relevés de leurs ruines, viennent de le déchirer violemment, aux mêmes lieux, presqu’à la même date, où l’année dernière la France et l’Angleterre semblaient croire avoir fondé une alliance durable avec l’Empire chinois.

Les faits qui viennent de s’accomplir au Pe-tchi-li sont graves ; ils ont été sanglants ; et cependant cette gravité, je la considère comme plus limitée dans le présent, et, pour ainsi dire, comme plus localisée là où elle est venue à se produire, que comme destinée à prendre en Chine, dans l’avenir de nos relations avec elle, des proportions ou croissantes ou dangereuses.

Tout en vous livrant ces faits, en raison de ma situation particulière, en raison aussi de l’importance et de la date récente des événements autant que de l’ignorance de ces mêmes faits où se trouvent encore les Gouvernements intéressés, je me suis imposé des réserves et une sobriété de commentaires que je ne saurais toutefois séparer de l’espoir de me voir rendue, dans un avenir quelconque, ma liberté de penser tout haut : car pour moi, le droit, je dirai plus, le devoir de toute conviction honnête s’étayant sur des faits acquis et vrais, si souvent elle doit se taire, sous l’empire de certaines circonstances ou de certaines considérations, est, à l’heure où il lui est permis de se traduire, de ne rien cacher de ce qu’elle croit être la vérité ; quand il s’agit surtout de la dignité ou des intérêts du pays qu’elle sert : sinon, ce serait le mal servir.

Le 2 juin dernier, les Légations de France et d’Angleterre, ayant à leur tête, l’une M. de Bourboulon, déjà ministre résident en Chine ; l’autre M. Bruce, frère de lord Elgin, dernier Commissaire extraordinaire anglais, quittaient Hong-Kong et se donnaient un premier rendez-vous à Shang-haï, pour faire ensuite route de concert vers le Nord.

Tout à fait conforme sous ce rapport au programme pacifique de l’échange de ratifications d’un traité de paix, la Légation de France se rendait au Pe-tchi-li sur un seul navire de guerre, la corvette à vapeur le Duchayla, éclairée par une mouche, le Norzagaray, bâtiment de rivière inoffensif, n’ayant pour tout armement que deux pièces de 12 à pivot, et uniquement destiné, par son faible tirant d’eau, à remonter le Peï-ho jusqu’à Tien-Tsin ; seuls moyens de transport d’ailleurs que l’escadre de Cochinchine se fût trouvée en mesure de mettre à la disposition de la Légation de France en Chine.

Le départ de la Légation anglaise avait un caractère tout différent ; déjà même il indiquait des idées moins pacifiques. M. Bruce, sans doute en prévision d’événements possibles, résolu qu’il était, d’autre part, à chercher, par tous les moyens en son pouvoir, à arriver jusqu’à Pé-kingl’entrée de la Légation russe était annoncée comme un fait accompli, se faisait escorter de deux frégates, de trois corvettes, de deux avisos et de neuf canonnières ; le tout portant, en dehors de leurs équipages respectifs, 1,500 hommes de débarquement.

À Shang-haï, les deux Ministres passèrent quelques jours à prendre entre eux des arrangements diplomatiques que je n’ai pas à apprécier ici ; et après avoir refusé obstinément l’un et l’autre toute entrevue avec les deux Hauts Commissaires chinois Kouei-Liang et Houa-Chana, les signataires du Traité de Tien-Tsin, qui étaient venus les attendre à Shang-haï, ils se donnaient un second rendez-vous dans le Pe-tchi-li, aux bouches du Peï-ho, qu’il s’agissait de remonter jusqu’à Tien-Tsin, avant de prendre, toujours de concert, la route de la capitale de l’Empire.

En effet, le 21 juin, nous ralliâmes la flotte anglaise dans les eaux du Pe-tchi-li, où nous fûmes rejoints, à quelques heures de distance, par le Ministre des États-Unis, M. Ward, qui n’amenait avec lui qu’une corvette pour le porter et un aviso léger pour remonter la rivière.

Déjà, à notre arrivée, l’Amiral Hope, commandant en chef de l’escadre de S. M. B. en Chine, qui nous avait devancés de deux jours au Peï-ho, avait entamé avec les forts de la rivière des pourparlers qui, selon lui, n’avaient amené aucun résultat satisfaisant. À sa demande de faire franchir par ses canonnières l’entrée du Peï-ho, afin de porter à Tien-Tsin la Légation anglaise, la réponse des autorités militaires des forts, transmise par un mandarin, d’un rang inférieur, dont les Anglais, il faut le dire nettement, se refusèrent à reconnaitre le caractère, avait été : « que les ordres de Pé-king étaient formels ; qu’ils prohibaient à qui que ce fût tout droit d’entrée dans la rivière ; toutefois que des puissances amies, l’Angleterre entre autres, ne devaient se blesser en rien de cette prohibition, mesure de sûreté prise uniquement contre les rebelles chinois ; que cela était si vrai ; que les intentions de l’Empereur, intentions amicales, étaient si bien restées les mêmes à l’égard de ses alliés, qu’il les faisait engager à se rendre à un autre bras de rivière, à dix milles du Peï-ho, où, s’ils ne pouvaient remonter jusqu’à Tien-Tsin avec leurs canonnières, ils seraient, sous bref délai, rejoints par les Grands Mandarins Kouei-Liang et Houa-Cha-Na, attendus du Sud d’un jour à l’autre, et chargés d’accompagner les Plénipotentiaires jusques à Pé-king ».

Cette réponse fut déclarée inacceptable par le Ministre d’Angleterre, et, d’accord avec son collègue de France, il arrêta : « que le refus des Chinois lui paraissant de nature à couper court à toute action ultérieure de la diplomatie, son rôle était fini ; qu’il déléguait donc ses pouvoirs à l’Amiral Hope, chargé d’ouvrir par la force le passage refusé. »

Dès lors, on le voit, la question était tranchée : elle devenait purement militaire ; aussi une reconnaissance aux bouches du Peï-ho fut-elle décidée pour le surlendemain, comme il fut également décidé que le Commandant du Duchayla, seul représentant, dans la nouvelle situation des choses, du pavillon militaire français, accompagnerait l’Amiral anglais dans cette reconnaissance, et resterait sous ses ordres, pendant le cours des opérations, avec le contingent de matelots qu’il lui serait permis d’apporter.

Au jour indiqué, la reconnaissance eut lieu. Elle constata d’abord que les forts du Pei-ho, reconstruits dans des conditions très-différentes de celles qu’ils présentaient l’an dernier, alors que les amiraux Rigault de Genouilly et Seymour les avaient attaqués et détruits, avaient actuellement des apparences redoutables et essentiellement européennes ; que les nouveaux ouvrages de défense, en terre ou en argile, se composaient de cavaliers et de batteries rasantes, battant la mer dans toutes les directions, à l’abri d’un banc de sable, défense naturelle par elle-même des plus formidables ; de feux croisés couvrant la rivière sur un espace d’à peu près deux milles, et surtout de trois rangs rapprochés d’estacades fermant le goulet de la rivière et formés, le premier de chevaux de frise en fer, le second de pilotis énormes reliés entre eux par de fortes chaînes ; le troisième, de ces mêmes pilotis, placés en damier, sur une profondeur de 40 mètres, en remontant la rivière ; ces trois barrages n’offrant eux-mêmes, dans leur centre, que d’étroits passages qui ne se correspondaient pas en ligne droite ; qu’en un mot, tout cet ensemble de défenses exigeait des moyens d’attaque très-sérieux.

De plus, cette reconnaissance avait à peu près démontré que les forts étaient défendus par un corps de troupes dont il était difficile d’apprécier exactement le chiffre, mais qui, d’après quelques renseignements antérieurs fournis par les Missionnaires, devait être important, et qui se composait, non plus de Chinois, comme l’année précédente, mais d’un élément nouveau, de Tartares-Mongols, race guerrière campée au delà de la Grande-Muraille, et rentrant sur la scène politique après plusieurs siècles d’exclusion du sol chinois, sous les ordres d’un prince revêtu d’un caractère semi-religieux, semi-guerrier, et que l’on nomme Sang-ko-lin-sing (plus communément nommé par les Chinois Sang-Ouang-ay). Ce chef est le même qui, l’an passé, pendant notre séjour à Tien-Tsin, couvrait Pé-king avec un corps, disait-on, de 30,000 hommes. Dans sa jeunesse, il a été Lama au Thibet, au couvent bouddhiste de Potala ; il est oncle de l’empereur régnant, et, de tous les généraux chinois actuels, il est le seul qui ait réellement réussi à battre les rebelles du Sud et à les refouler sur Nang-king, alors qu’ils cherchèrent à envahir les provinces du Nord. Tous ces titres en font un personnage considérable et redouté par le Gouvernement même qu’il sert à la tête de ses hordes.

Mais, revenant à la reconnaissance des forts du Peï-ho, ce que l’Amiral ne put vérifier avant l’attaque, soit que la distance d’où il observait fût trop grande, soit pour tout autre motif que je n’oserais préciser, ce fut le nombre d’embrasures dont était percé l’ensemble des ouvrages de défense, embrasures que les Mogols avaient habilement masquées avec des nattes de jonc ; non plus que la valeur des pièces dont on pourrait avoir à essuyer le feu : plus tard, il fut établi que le front des ouvrages en présentait 66 des calibres de 42, 68 et 80 : la plupart pièces de fabriques anglaises et russes.

En présence d’aussi formidables ressources chez l’ennemi, et le projet d’attaque une fois maintenu, la question première et importante pour l’Amiral anglais était d’ouvrir dans les estacades, d’une façon ou d’une autre, et sans se préoccuper, au début, des forts faisant face à la mer, un passage aux canonnières qui, une fois ce passage pratiqué, se lanceraient dans la rivière à toute vapeur, afin d’amoindrir l’effet meurtrier de batteries à demi-portée, et, après avoir dépassé le feu de ces batteries, jetteraient à terre, sur un point quelconque, des troupes destinées à prendre les forts à revers et à les enlever.

Tel fut le plan d’attaque arrêté par l’Amiral Hope qui, pour l’assurer, envoya la nuit même, à la bouche du Peï-ho, des embarcations dont la mission était d’arracher le plus grand nombre de pieux qu’elles pourraient aux trois rangs d’estacades, afin de frayer aux canonnières la plus large voie possible. Cette tentative ne réussit pas ; un ou deux chevaux de frise de la première estacade purent seuls être enlevés, et les embarcations durent se retirer avant le jour, après avoir essuyé, sans dommage, quelques coups de canon des Mogols surpris par cette tentative audacieuse.

L’insuccès de cette opération de début ne changea rien aux résolutions des Anglais, et le lendemain, 25 juin, à deux heures et demie, neuf canonnières et deux dispatch-vessels (grandes canonnières), chargées de troupes de débarquement, et auxquelles s’était rallié l’aviso français portant le Commandant du Duchayla, trois officiers et cinquante-huit matelots, seul contingent qu’avait pu envoyer notre corvette, s’étant embossées sur une seule ligne, en dedans de la barre de sable, indiquée plus haut, l’affaire commença.

Les Anglais avaient résolu de ne pas ouvrir le feu les premiers, et d’attendre qu’il vînt des forts ; deux canonnières avaient donc été envoyées en avant avec l’ordre de s’engager résolument, sans brûler une amorce, dans les rangs des estacades, et de chercher à y faire la route au reste de la flottille : les Mogols laissèrent, en effet, ces deux canonnières dépasser le premier et le deuxième rangs de pilotis ; mais, alors seulement, ils ouvrirent sur elles un feu si meurtrier et si bien dirigé que, dès les premiers coups à bord de la canonnière la plus avancée, un projectile énorme renversait, tuait ou blessait dix-sept hommes, et qu’un instant après, un autre boulet enlevait la tête de l’officier commandant : ce fut le signal de l’engagement général, et c’est alors aussi que se démasqua la totalité des embrasures des forts.

Pendant trois heures, sans interruption, le feu se maintint terrible de part et d’autre ; avec un acharnement héroïque du côté des Anglais, malgré les ravages causés sur des canonnières découvertes, par une grosse artillerie abritée, elle, derrière excellents revêtements de terre ; avec une ténacité singulière, avec une sagesse méthodique et réglée du côté des Mogols.

Ce ne fut qu’à cinq heures et demie, après avoir eu trois de ses canonnières coulées par le feu des forts, et restées depuis au pouvoir de l’ennemi, malgré tous les efforts tentés pour les sauver ; après avoir vu ses équipages décimés et avoir constaté l’impuissance de son artillerie contre des ouvrages en terre ou ses plus gros projectiles allaient s’enfoncer sans les entamer, que l’Amiral Hope résolut de tenter une chance suprême, tout hasardeuse qu’elle fût, celle d’un débarquement immédiat.

Là, encore, un nouveau désastre attendait les armes anglo-françaises !

Les troupes de débarquement avaient à enlever de front deux cavaliers situés en face de la ligne d’embossage des canonnières ; mais, au lieu de pouvoir débarquer sur un sol ferme, les compagnies d’attaque se trouvaient avoir à traverser 600 mètres de vase, de boue liquide avant de toucher au terrain solide sur lequel s’élevaient les forts ; et la nuit se faisait. Les hommes ne s’en jetèrent pas moins, pleins d’ardeur, dans cette mer de vase qui souvent leur montait jusqu’à la poitrine. Courage inutile : l’on avait trop présumé de leurs forces, et c’est à peine si quelques dizaines d’hommes purent atteindre le pied des fortifications, pour se trouver, là encore, en face de nouveaux obstacles, trois fossés profonds et pleins d’eau ceignant le front des cavaliers.

Les hommes étaient épuisés, n’ayant plus que des armes mises hors d’état de service par la boue qui les remplissait ; la plupart privés de ces mêmes armes qu’ils avaient dû sacrifier à leur propre salut dans la vase ou ils s’étaient jetés et écrasés par une grêle incessante de projectiles de toutes sortes, mitraille, balles, flèches pleuvant sur eux du haut des ouvrages qu’ils s’étaient trouvés sans force pour escalader. Au nombre de ces hommes se trouvaient le Commandant, trois officiers et quatre hommes du Duchayla parvenus des premiers au pied des murailles.

Aussi, après trois heures d’efforts inutiles, quand il fut bien reconnu que la lutte était impossible et que vouloir la prolonger serait un acte de folie presque coupable, chacun regagna comme il put les embarcations, escorté par la mitraille des Mogols. Les pertes avaient été grandes ; un seul bataillon, entre autres, de 400 hommes, du corps des Marines, en laissa 112 derrière lui, tués ou noyés dans la vase, et eut presque tous ses officiers atteints.

Dès lors, le désastre était consommé, irréparable : l’Amiral le comprit avec douleur, et ordre fut donné par lui de commencer, dès le lendemain, à écouler en rade sur leurs bâtiments les morts et les blessés respectifs ; triste et lugubre spectacle que nous eûmes sous les yeux pendant trois jours, et que rendait plus lugubre encore la vue de cadavres trop précipitamment ensevelis dans la mer, et revenant sans cesse flotter à la surface autour de nos navires ; dernier adieu de ces morts au pavillon à qui ils avaient donné leurs vies, aux amis qui leur survivaient.

Récapitulation faite des pertes totales éprouvées dans cette triste journée du 25 :

Sur quinze cents hommes engagés, y compris les équipages des canonnières, les Anglais ont eu quatre cent soixante-quatre tués ou blessés, dont huit officiers tués et vingt-huit blessés ; l’Amiral Hope, grièvement blessé à la hanche d’un éclat d’obus, est en voie de guérison.

Sur cinquante-huit hommes et quatre officiers, chiffre du contingent français, le Duchayla a eu six tués et deux blessés, dont le Commandant Tricault et l’élève Bury; tous deux également aujourd’hui en pleine voie de guérison.

De pareils faits et de pareils chiffres parlent d’eux-mêmes.

Quant au rôle des Américains qui, dans toute cette affaire, n’est jamais devenu militant, il a été, pendant l’action, convenable et digne ; il est juste de le reconnaître et de l’établir. La veille de l’action, à une heure assez avancée de la soirée, le Commodore américain Tatnall avait offert à l’Amiral anglais d’apporter, lui aussi, son contingent de soldats de marine ; offre faite cordialement, mais un peu tardivement peut-être ; aussi ne fut-elle pas acceptée : ce qui n’empêcha pas que le lendemain, dès que l’affaire fut engagée, l’aviso américain, monté par le Commodore et son état-major, se tint au premier rang de la ligne d’embossage, ne tirant pas, il est vrai, un seul coup de canon, mais se portant partout où il croyait son secours nécessaire ; recueillant les blessés et venant en aide aux canonnières les plus maltraitées, dont il voyait les manœuvres compromises ou embarrassées ; tenant en un mot, avec calme et courage, sa place d’honneur à côté des combattants.

Le Ministre américain, qui, au moment même où les Anglais se disposaient à forcer le Peï-ho, avait échangé avec les autorités chinoises de Tien-Tsin une correspondance amicale, et qui, malgré les affirmations de ces mêmes autorités, avait refusé d’abord de croire à l’existence d’un bras de rivière praticable à 10 milles de la bouche du Peï-ho, en remontant vers le Nord, venait cependant de vérifier l’exactitude de l’avis des Mogols ; et, au moment ou nous quittions le Pé-tchi-li, il se disposait à faire opérer une seconde exploration sur le point indiqué, afin de s’assurer, avec le concours d’un pilote chinois qui lui avait été offert par le gouverneur de la province, si ce nouveau bras serait navigable jusqu’à Tien-Tsin pour un navire du tirant d’eau de son aviso.

Depuis lors, aucune nouvelle des faits et gestes de la Légation des États-Unis n’est encore parvenue à Shang-haï. Pourquoi, du reste, dans la situation où la politique de Washington s’est toujours posée, en 1858 et en 1859, vis-à-vis du Gouvernement chinois, s’étonnerait-on d’apprendre, d’un jour à l’autre, que M. Ward a réussi à échanger les ratifications de son traité, sinon à Pé-king, du moins à Tien-Tsin ou partout ailleurs ; le lieu de ces mêmes ratifications n’ayant pas été spécifié dans le traité américain comme dans les traités français et anglais ? Je ne vois donc, pour ma part, aucune impossibilité à sa réussite.

D’ailleurs, si, me mettant un instant aux lieu et place du Gouvernement chinois, je m’identifie avec son intérêt du moment autant qu’avec ses subtilités traditionnelles, j’irai plus loin, et je dirai que, dans les circonstances actuelles, après les faits si graves qui viennent de s’accomplir, un accueil favorable fait aux Américains par la Cour de Pé-king me paraîtrait être pour elle le moyen le plus habile, sinon le moyen unique, de chercher à s’alléger, vis-à-vis de l’Europe, de l’entière et sanglante responsabilité des derniers événements ; établissant ainsi, par la nature même de cet accueil, la différence si frappante qu’à son corps défendant, sa propre dignité, comme l’intégrité de son territoire menacé, lui auraient commandé de faire, entre un allié se présentant pacifiquement ses ratifications à la main, et un autre arrivant au contraire aux portes de sa Capitale avec toutes les apparences d’une nation hostile, tout au moins disposée à user de la force et en ayant les moyens tout prêts.

Le 5 juillet, après quinze jours de séjour dans le golfe du Pé-tchi-li, le Duchayla quittait enfin ce triste lieu, et, le 10 juillet, les Ministres de France et d’Angleterre rentraient dans Shang-haï, tandis que l’amiral Hope allait chercher aux Îles Sadles, à l’embouchure du Yang-tsé-kiang, un abri sain et sûr, pour guérir ses blessés et y réparer les avaries de ses canonnières.

En résumé, sans entrer au fond des choses, quant à présent :

L’Amiral anglais a-t-il militairement bien ou mal fait ? sa reconnaissance des forts a-t-elle été assez complète ? le débarquement, à la fin de l’action, a-t-il été opportun ? Ce sont là des questions techniques qu’il ne m’appartient pas de trancher, tout spectateur des faits que j’aie été. N’oublions pas seulement que l’amiral Hope « n’était pas seul au Pé-tchi-li ; que sa mission était d’y porter le Ministre d’Angleterre muni de pleins pouvoirs, » et que, d’ailleurs, cet officier général sera fatalement appelé à rendre compte de ses actes devant l’Amirauté de son pays, devant ce même tribunal si rigoureux, qu’il crut de son devoir de traduite deux fois à sa barre Nelson, son plus grand homme de guerre : école inflexible qui a toujours fait non-seulement des marins pratiques, mais aussi des officiers comprenant la responsabilité du commandement et la gravité des devoirs qu’elle impose. Nous devons donc attendre l’arrêt d’une pareille juridiction ; mais donnons-nous le droit de le devancer, pour rendre à de vaillantes gens l’honneur qui leur est dû et qu’ils ont payé de leur sang.

Le solide champion de l’Obligado s’est retrouvé tout entier au Peï-ho, le 25 juin, pendant cette sanglante lutte de quinze heures ; bien que grièvement blessé d’un éclat d’obus dès le début de l’action, l’Amiral Hope s’est refusé à quitter son poste, encourageant les canonnières de sa présence et de son exemple ; se portant sans cesse là où il voyait les dommages les plus grands ; faisant, en un mot, jusqu’à la fin, son devoir de chef dans toute l’exigence et dans toute la vérité du mot ; et à côté de lui, je le dis avec un certain orgueil qui n’étonnera personne en France, qui y trouvera même plus d’un écho, s’est constamment tenu le commandant du Duchayla, le capitaine de frégate Tricault, le seul officier français chargé de tenir le pavillon de notre pays dans cette désastreuse aventure ; et il a su le tenir haut et ferme, s’étant fait, pour ainsi dire, le premier aide de camp de l’Amiral anglais, heureux de l’accepter pour tel ; l’accompagnant partout où le feu l’attirait ; le relevant alors qu’il tombait frappé pour ne le quitter qu’à la fin de la journée, à l’heure du débarquement, tout cela avec un de ces courages calmes, presque souriants, si bien faits pour entraîner et rassurer : de tels chefs auront toujours de bons soldats.

Eu égard à l’influence fâcheuse pour les intérêts commerciaux de l’Europe, que pourraient avoir, dans le reste de la Chine, les derniers événements du Pé-tchi-li, mon sentiment est que cette influence sera nulle ; le tempérament moral des Chinois comme l’égoïsme de leurs intérêts m’en sont de sûrs garants : du reste, à l’appui de ce sentiment, je pourrais citer l’opinion récente de la première autorité chinoise de Shanghaï, traitant, à moi parlant, le conflit du Peï-ho : « de gros accident tout local, propre au Nord, très-regrettable pour les parties engagées, mais avec lequel les autres villes commerçantes et tranquilles du Sud n’avaient rien à démêler. » Et tel a été l’écho général, malgré le dire plus ou moins passionné des journaux et des marchands de Hong-kong, ou les alarmes plus ou moins prématurées, quand elles étaient sincères, de certains agents officiels. Que l’Europe n’oublie donc pas cette vérité pratique ici, ou qu’elle s’en pénètre si on la lui a laissé ignorer : c’est que la Chine ne sent rien, ne fait rien comme les autres peuples du monde, et que chez elle tout est contraste, égoïsme, imprévu ou contradiction.

Quant à la valeur et à la portée des actes politiques de la France et de l’Angleterre, dans ces dernières circonstances, je n’ai pas à les analyser aujourd’hui. Je me bornerai, à titre d’opinion personnelle dont, par conséquent, je prends l’unique et entière responsabilité, à penser que la politique française, pendant la phase d’événements que nous venons de traverser, qu’ils aient été imprévus ou provoqués, et en raison des conditions insignifiantes de notre représentation matérielle dans le Pé-Tchi-li, me paraît avoir emprunté quelque chose du rôle de ces seconds d’une autre époque, se faisant un devoir d’engager leur épée et leur vie au service d’une cause amie, dont parfois ils pouvaient ou voulaient n’apprécier ni l’origine ni la portée, mais qu’en tous cas leur honneur leur défendait de déserter à l’heure de la rencontre. Reste maintenant à savoir si, au dix-neuvième siècle, et bien qu’en en appelant à nos plus sûrs instincts gaulois, de semblables traditions sont toujours bonnes à mettre en pratique sur certains terrains, et si souvent, au contraire, il ne peut pas en résulter des effets plus graves que les causes.

Un dernier mot sur l’Angleterre.

En matière de politique, cette nation est d’un égoïsme à la fois trop positif et trop raisonné, comme en matière de commerce elle est douée d’un sens trop droit et trop sûr, pour ne pas admettre que si, d’une part, outrage appelant réparation, son pavillon doit, dans cette circonstance, en obtenir une relative, après des faits de la nature de ceux qui viennent de s’accomplir au Peï-ho, que ces faits aient été ou non provoqués par elle ; d’autre part, en Chine, où ses plus lourds intérêts se trouvent engagés, ces mêmes intérêts réclament de sa part, dans l’avenir, un protectorat qui, pour rester ferme, n’en doit pas moins devenir prudent et moins absolu ; car si, par un sentiment national outré ou obéissant à son despotisme monopolisateur habituel, elle se refusait à apporter dans ses relations futures avec la Chine des modifications à ses anciens moyens d’action, elle s’exposerait à provoquer encore de ces réveils isolés, tels que celui du Pé-tchi-li, et alors, sur la pente toujours incertaine et dangereuse d’une guerre sérieuse avec un peuple de plus de trois cent millions d’habitants, elle compromettrait certainement avec la propre cause celle de la Civilisation, celle du Christianisme : espérons qu’elle ne le fera pas.


Après la lettre qui précède et à laquelle en l’écrivant, pour ainsi dire, du lieu même de l’action, j’avais voulu donner une transparence qui, malgré les restrictions des circonstances, permît à mon opinion personnelle de se bien traduire en France, je crois inutile comme sans à propos aujourd’hui d’ajouter des considérations nouvelles sur cette malheureuse affaire du 25 juin ; elle est passée à l’état de fait jugé que les événements postérieurs se sont du reste chargés de venger et de réparer.

Seulement, usant de mon droit de spectateur, presque d’acteur intéressé, et à titre de confirmation plus précise d’un jugement déjà ébauché en toute conscience comme en toute indépendance d’opinion, je tiens à répéter ici ce que j’ai toujours pensé, ce que j’ai toujours cherché à établir ; c’est qu’en 1859 la politique cassante et aventureuse, ou plutôt le parti pris du Ministre d’Angleterre, de M. Bruce, servi par la docilité singulière du Ministre de France, de M. de Bourboulon, se refusant à comprendre que des instructions, quelque étroites qu’elles puissent être, ont, en présence des événements ou de l’imprévu, des élasticités forcées et même nécessaires, a défait, en un seul jour, au Peï-ho, l’œuvre que l’énergie opportune autant que l’habileté du baron Gros et de lord Elgin avaient mis dix-huit mois à parfaire.



CHINE.

TROISIÈME AFFAIRE
DU PEÏ-HO


TRAITÉ DE PÉ-KING.
1860


CONCLUSION.


Dans la question chinoise de 1843 à 1860, la politique française a passé par quatre phases successives, que la grosseur et la diversité des événements font pour moi distinctes, et voici dans quel ordre :

En 1843, les relations commerciales et politiques de la France avec la Chine n’avaient encore eu, en réalité, d’autres garanties que le bon vouloir souvent capricieux des vice-rois gouverneurs de Canton ; et, bien que le traité de Nang-king eût récemment ouvert quatre nouveaux ports à l’Occident, ces garanties paraissaient avec raison insuffisantes aux lourds intérêts que les nations commerçantes cherchaient chaque jour davantage à engager en Chine. Aussi, l’Angleterre et les États-Unis ayant jugé utile et opportun de donner à leur situation une solidité et un développement qu’elle n’avait pas eus jusqu’alors, la France dut s’associer à leur action, n’aurait-ce été que dans l’intérêt de son protectorat catholique ; et, à la fin de l’année 1843, M. de Lagrené était envoyé à Macao, à la tête d’une Ambassade extraordinaire. Des négociations furent entamées par le plénipotentiaire avec Kygyng, vice-roi de Canton, Commissaire impérial muni de pleins pouvoirs de la Cour de Pé-king, et, le 24 oc tobre 1844, ces négociations, habilement conduites, aboutissaient à un Traité de commerce entre la France et la Chine, signé à Whampoo et analogue à ceux des Anglais et des Américains ; mais, de plus que ces derniers, il avait le mérite d’assurer la pratique du Christianisme dans tout l’Empire chinois, droit qu’aucune des nations chrétiennes n’avait encore ni invoqué, ni obtenu. Ce Traité de Whampoo, dont les événements postérieurs ont pu amoindrir, à certains égards, l’importance et les qualités premières, inaugurait donc, en fait, les résultats considérables que nous venons d’assurer dans le présent, du moins, par nos derniers succès au nord de la Chine.

En 1856, l’incendie des factoreries européennes à Canton, où les intérêts de nos nationaux et de nos protégés avaient éprouvé des préjudices graves, et le meurtre du père Chapdelaine, vinrent troubler à l’improviste l’état de choses consacré par le Traité de 1844. Une réparation éclatante et énergique étant devenue nécessaire, l’envoi de deux Commissaires extraordinaires fut décidé par les cabinets de Paris et de Londres ; et, à la fin de 1857, le baron Gros et lord Elgin débarquaient en Chine, chargés l’un et l’autre de régler, par la force des armes, une situation devenue impossible. En effet, le 28 décembre 1857, Canton était pris par les forces alliées de France et d’Angleterre, et une indemnité équivalente aux pertes de nos nationaux et protégés était stipulée par la France dans un projet de traité rédigé et accepté sur le lieu de l’action, traité dont on dut aller chercher la conclusion, les armes à la main, à Tien-Tsin, à quelques milles de Pé-king. La paix semblait cette fois assurée, lorsqu’un nouvel incident désastreux vint compliquer la situation au point de remettre les choses dans les conditions les plus fâcheuses.

Le 27 juin 1859 devaient être échangées, à Pé-king, les ratifications du Traité signé à Tien-Tsin l’année précédente, et cet échange devait être confié, non plus au baron Gros et à lord Elgin, tous les deux rentrés en Europe, mais à MM. de Bourboulon et Bruce, leurs successeurs en Chine, à titre de Ministres résidents. On sait dans quelles conditions, appréciables à des points de vue opposés, ces plénipotentiaires se présentèrent, le 21 juin 1859, à l’embouchure du Peï-ho, et quelles furent les conséquences du parti que leurs résolutions premières, comme les circonstances qui en résultèrent, leur conseillèrent de prendre. Tout se trouvait donc remis en question, eu égard à nos rapports avec la Chine ; et, une fois encore, la force des choses exigeait la réparation par les armes d’un fait qui portait une atteinte des plus graves aux deux pavillons alliés : cette réparation, nous l’obtenions complète et effective l’année suivante.

Le 12 août 1860, un corps anglo-français d’à peu près 24,000 hommes débarquait dans le Pé-tchi-li ; il enlevait et détruisait les forts de Ta-kou vengeant ainsi l’échec de l’année précédente ; et, après avoir battu 30,000 Tartares sous les murs de Pé-king, il y entrait, le 13 octobre, avec les deux Ambassadeurs, qui, le 25 octobre, concluaient et sîgnaient le Traité de Pé-king, suivi des ratifications de celui de Tien-Tsin. Ce Traité de Pé-king, en même temps qu’il stipulait des gages matériels, contenait des clauses que la situation et la nature des relations n’avaient pu que laisser incomplètes, deux années auparavant, dans celui de 1858.

Tout le monde, en Europe, connaît l’incident odieux de la part de l’ennemi, lugubre pour les deux nations alliées, qui, un moment, assombrit cette rapide et heureuse campagne, comme tout le monde a pu, en France et en Angleterre, apprécier la nature des avantages des derniers Traités ; je crois donc inutile de revenir sur des faits d’une date aussi fraîche.

Cependant, en lisant les différents comptes rendus de la presse sur l’expédition de Pé-king, ce qui m’a frappé, c’est la coïncidence suivante : en même temps que quelques journaux de Londres et quelques membres du Parlement anglais exhalaient des plaintes amères de ce que, dans cette dernière expédition, la France avait été mieux traitée que l’Angleterre, sous le double rapport de l’indemnité de guerre et de celle exigée pour le sang des victimes du guet-apens de Toung-Tchaou, des journaux français, organes de certains partis ou interprètes d’opinions personnelles se retranchant derrière l’anonyme, sans vouloir admettre des faits et des chiffres qui toujours ont cependant leur brutalité, et méconnaissant le sentiment national le plus simple, renversaient la thèse anglaise au désavantage de la politique de l’Empereur et de son représentant en Chine ; ils arrivaient même, en suivant cette voie, à dénier, de la part des Chinois, entre les plénipotentiaires français et anglais, à l’occasion, soit de la signature du Traité, soit de leur entrée dans Pé-king, une égalité en matière d’étiquette, qui, aux yeux des Orientaux, a toujours officiellement une importance sérieuse, égalité qui n’a jamais subi la moindre altération : ainsi ils amoindrissaient autant la valeur et l’attitude d’un nom tel que celui du baron Gros dans une question dont tout le monde a pu lui voir aligner les premiers chiffres avec un succès fait pour garantir la qualité et la sincérité des totaux, que la netteté pleine de vigueur de la politique française ; et cela, au moment même où, pour la première fois, depuis plus d’un siècle, nous venions d’obtenir en Chine des avantages non contestables. Qu’en est-il résulté ? j’en ai eu la preuve ; je l’ai encore aujourd’hui ; c’est qu’une partie de l’opinion en France s’est inspirée de ce qu’elle avait lu, et que, chez certains esprits, la vérité des faits et des chiffres en est restée altérée.

Je tiens à la rétablir sans commentaires et dans toute leur précision : ils répondront suffisamment des allégations erronées ; aujourd’hui d’ailleurs c’est de l’histoire.

Au mois d’août 1860, dans le golfe de Pé-tchi-li,
les Anglais avaient :

223 bâtiments, gros ou légers.
Troupes de débarquement 17,000 h.
LES FRANÇAIS :
54 bâtiments gros ou légers.
Troupes de débarquement 8,000

Voici pour les moyens d’action.

Indemnité de guerre des Anglais 60,000,000 fr.
Indemnité de guerre do des Français 60,000,000
27 Anglais victimes de Toug-Tchaou.
Indemnité anglaise 2,250,000
14 Français victimes de Toung-Tchaou.
Indemnité française 1,530,000

Soit : par individu anglais 83,000
par individu français 109,285


Voici pour les résultats.

La balance et les proportions de ces chiffres officiels sous les yeux, n’ai-je pas raison de dire qu’ils répondent à tout ; qu’ils peuvent se dispenser de commentaires, et que, sous le double rapport moral et matériel, un grand résultat a été obtenu à Pé-king ?

Mais, d’autre part, si j’ai tenu à faire ressortir dans leur vérité des faits favorables ou consacrés par le succès, je ne saurais m’empêcher de dire également mon opinion sur un acte fâcheux de cette dernière expédition ; et je me crois d’autant plus le droit de le faire, je me sens d’autant plus à l’aise dans mon appréciation individuelle, que cet acte est déjà chose jugée ; que d’ailleurs, à mes yeux, pensant de la Chine ce que j’en pense, il ne serait pas, selon moi, de nature à laisser de traces profondes dans le sol où il s’est produit, et que sa gravité, il l’a empruntée à la nature des circonstances au moins autant, qu’au principe lui-même.

Ainsi l’incendie de Youéne-Mynn-Youéne, le palais d’été de l’Empereur, est, à mes yeux, un acte que je n’hésite pas à qualifier de barbare, parce que nous sommes au dix-neuvième siècle et que, malgré moi, rapprochement fatal, il me ramène brusquement à ces Normands du neuvième, débarquant sur les rives de la Seine pour y brûler, saccager et se jeter ensuite dans leurs barques, chargés de butin.

De plus, dans la circonstance et politiquement parlant, un acte de ce genre était inutile ; il était dangereux ; parce que, prémédité et commis de sang-froid, bien que sous le coup d’un forfait odieux, mais d’un forfait déjà à moitié puni et expié, il était de nature à compromettre sinon à empêcher la conclusion de Traités devenus nécessaires, en effrayant le frère de l’Empereur, le prince Kong, seul trait d’union possible dans le moment, et en le faisant s’enfuir de Pé-king où les représentants des Puissances alliées se seraient alors trouvés en présence d’une population sans gouvernement et d’un hiver qui les condamnait à la retraite. Notre Ambassadeur a si bien pensé ainsi, qu’il est de notoriété publique que, lorsque son collègue d’Angleterre lui a communiqué ses intentions de destruction par le feu, comme moyen de vengeance dans le présent et de menace pour l’avenir, il s’est empressé de décliner toute intervention et toute solidarité dans un acte « qu’il réprouvait à plusieurs titres comme inutile, comme barbare, comme contraire à nos idées françaises et civilisées, en même temps que comme dangereux, vu l’état des choses, pour le succès des futures négociations. »

Quant au pillage de ce même palais d’été dont les riches dépouilles ont depuis quelque temps défrayé la curiosité publique, pour mon compte, je le dis très-haut, j’aurais voulu qu’il n’eût pas lieu, surtout dans les conditions déplorables que les Anglais lui ont faites : car si, tout comme un autre, en temps de guerre, en présence de l’ennemi, j’admets un moment le pillage comme une nécessité violente, même comme une satisfaction ayant son côté légitime, laissée aux souffrances ou aux vengeances de la portion inférieure d’une armée ; toujours je le regretterai, quand la rumeur publique me le dira, dépassant certaines limites exceptionnellement acceptées, pratiqué ou même toléré dans la fraction supérieure de cette même armée ; comme le 12 octobre, à Youéne-Min-Youéne, en face d’une population qui déjà nous traite de barbares, de vagabonds sans feu ni lieu, et à laquelle nous prétendons venir apporter les principes de notre morale civilisée ; à côté d’alliés tels que les Anglais chez qui le pillage, en pays orientaux, the plunder, ainsi qu’ils le nomment, est passé, dans la région militaire élevée, à l’état de système avoué et prévu, à l’état de corvée de campagne.

Non ; ces mœurs ne sont pas les nôtres, et jamais le sentiment vrai du pays ne les acceptera.

En somme, notre situation en Chine est certainement meilleure en ce moment qu’elle ne l’a jamais été ; nous venons de conquérir la restitution de tous nos sanctuaires et de toutes nos anciennes concessions catholiques ; nous venons de conquérir pour le représentant de la France le droit de résidence dans Pé-king, autrement dit nous venons d’asseoir avec honneur, en Chine, notre influence morale trop longtemps dédaignée.

Mais devons-nous en conclure qu’ainsi l’avenir est suffisamment garanti et que nous pouvons compter avec lui ; que cette restitution des sanctuaires aura une durée sincère ; que ce droit de séjour de notre diplomatie dans la capitale de l’Empire ne sera pas quelque jour violemment ou traîtreusement repris ; qu’en un mot la politique chinoise tiendra cette fois ses engagements plus fidèlement qu’elle ne l’a fait dans le passé ? Il est bon de l’espérer ; mais, quant à moi, je confesse mes craintes, voire même mes doutes à cet égard, car je ne crois ni à la Chine ni aux Chinois.

D’ailleurs, il ne faut pas se le dissimuler, c’est toujours le parti rétrograde qui, même depuis la mort de Hien-Fong, est resté en Chine maître de la position. Qui nous dit alors que le maintien aux affaires du Prince Kong, par exemple, quelque rassurant qu’il soit dans la forme, n’est pas un paravent destiné à gagner du temps et à masquer aux puissances occidentales le travail de quelque nouvelle félonie ! Et déjà, d’après les derniers rapports de Pé-king, se produisent de la part du Gouvernement chinois des oscillations peu rassurantes, tout au moins des difficultés de détail dans l’application de la lettre de nos derniers traités : c’est là un motif de plus à mes préoccupations pour l’avenir.

D’autre part, ainsi que je viens de le déclarer, je ne crois pas au Chinois pris comme individualité sociale ou politique ; parce qu’aujourd’hui le Chinois n’a plus ni foi ni croyance d’aucune sorte ; qu’il n’est plus qu’un négociant rusé ou qu’un ouvrier adroit ; que tous ses respects publics et privés, réels autrefois, dit-on, se réduisent, dans le présent, à de simples formules, et que surtout l’autorité qui le gouverne est aussi incapable de le guider dans la saine voie que de l’y maintenir ; autorité personnelle et vénale qui sacrifie l’intérêt des masses à celui d’une classe privilégiée n’ayant pas même le mérite ou l’énergie comme excuse de ses abus.

C’est, en somme, un état de choses misérable, décrépit, sur lequel il y aurait danger à fonder aujourd’hui le moindre crédit ou le moindre espoir d’avenir ; telle est du moins mon opinion personnelle et bien ferme qui m’amène directement à ce raisonnement : c’est que plus la France, obéissant à ses intérêts bien compris, sentira le besoin de rationaliser en Chine ses moyens d’influence, c’est-à-dire de les limiter, partant de les réduire, et plus elle arrivera à distendre, à certains égards, la solidarité matérielle et morale si étroite, que jusqu’à présent sa prudence ou sa dignité ont pu lui conseiller d’y maintenir entre elle et l’Angleterre ; autrement dit, sur le terrain spécial de la Chine, il existe, à mes yeux, pour la première, de telles inégalités de concurrence commerciale avec la seconde, quoi que puissent en prétendre certains systèmes, et comme conséquence forcée, une telle discordance de politique locale que, par la force des choses comme par la force de la raison, le Gouvernement français, j’en ai la conviction et l’espoir, arrivera, dans un temps assez court, à porter ses ressources ailleurs. Si l’on me pardonne en passant l’imagé, presque la vulgarité de ma comparaison, je dirai que le Français n’est ni marchand d’opium, ni buveur de thé ; qu’il n’a pas plus de sang tartare dans les veines, et qu’il doit se tourner du côté où l’appellent actuellement de véritables avantages, du côté de la Cochinchine.

Là, du moins, c’est, je crois, la pensée pleine de sages prévisions de l’Empereur et de son Gouvernement, la France, continuant et parachevant l’idée politique de Louis XVI, peut fonder quelque chose de considérable comme portée et comme durée coloniale. L’Empire Anamite se débat encore contre les progrès de la civilisation, mais, comme celui de la plupart des sociétés orientales anciennes, son règne est fini, et depuis vingt ans, sur cette terre des persécutions, le Catholicisme a versé et verse encore son sang au profit d’une cause en fait toute française : notre devoir et notre intérêt sont donc d’utiliser sérieusement et promptement une conquête très-chèrement achetée déjà par les pertes de nos Missions et de notre armée, autant que par les sacrifices de nos budgets. Je dis notre intérêt, car la Cochinchine offre, dès à présent, des ressources certaines à une colonie quelle qu’elle soit, militaire ou civile, dont le moment n’est pas venu d’apprécier les véritables proportions à venir.

Déja de grands cours d’eau y assurent aux produits de l’intérieur des débouchés faciles sur le littoral ; le port de Saigon, la clef du sud de l’Empire Anamite, s’ouvre à la fois sur la mer des Indes et sur celles de la Chine ; dans ces conditions il est appelé à devenir un point à la fois commercial et politique, desservi par un fleuve qui, à son embouchure, a environ deux mille mètres de largeur et quinze de profondeur ; en face de la ville même, un fond de six à sept mètres, tirant d’eau suffisant pour les plus gros navires. De plus, Saigon est situé dans les terres, à une distance qui lui permet de servir, en même temps, d’abri pour notre marine et de docks pour ses approvisionnements et ses charbons ; considération importante quand l’on songe que depuis Aden jusqu’au Japon, c’est-à-dire sur un parcours de plus de deux mille lieues, la France n’a pour toute échelle maritime et pour tout dépôt de ravitaillement que Singapoor, port anglais où, sur un terrain loué en vertu d’un contrat de quatre-vingt-dix-neuf ans, mais contrat révocable au premier bruit de guerre, elle est réduite à déposer, à ses risques et périls, le combustible de sa marine militaire ; quand elle n’est pas forcée d’aller le chercher à Manille ou à Hong-Kong, à des prix variables et généralement excessifs.

Enfin, Saigon, commandant par sa position l’Inde et la Chine anglaises, est politiquement un point d’observation des plus nécessaires à conserver.

Sous tous les rapports, c’est donc vers la Cochinchine que doivent, à mon avis, converger aujourd’hui les projets du Gouvernement français ; car c’est là, je le répète, que peut se fonder une colonie qui me paraît aussi foncièrement utile dans le présent que destinée à devenir, à un moment donné, indispensable à l’attitude de la France dans l’extrême Orient.



TRAITÉ DE PÉ-KING



RÈGLEMENTS COMMERCIAUX.

PREMIER RÈGLEMENT.

Les articles qui, dans le présent tarif, ne sont pas portés sur le tableau d’exportation et qui se trouvent énumérés dans celui d’importation, payeront, lorsqu’ils seront exportés, les mêmes droits qui leur sont imposés par le tarif d’importation.

De la même manière, les articles non énumérés dans le tableau d’importation et qui se trouvent énoncés sur celui d’exportation payeront, lorsqu’ils seront importés, les mêmes droits qui leur sont imposés par le tarif d’exportation.

Les articles qui ne se trouvent ni dans l’un ni dans l’autre de ces tableaux, et qui ne figurent pas parmi les marchandises libres de droits, payeront un droit de cinq pour cent, calculé d’après leur valeur sur le marché.

DEUXIÈME RÈGLEMENT.

Articles exempts du payement de droits.

L’or et l’argent en barres ;
La monnaie étrangère ;
La farine, la farine de mais, le sagou ;

Le biscuit ;
Les conserves de viande et de légumes ;
Le fromage, le beurre, les sucreries ;
Les vêtements étrangers ;
La bijouterie ;
L’argenterie ;
La parfumerie ;
Les savons de toutes sortes ;
Le charbon de bois ;
le bois à brûler ;
La bougie et la chandelle étrangères ;
Le tabac étranger ;
Les cigares étrangers ;
Le vin, la bière, les spiritueux ;
Les articles de ménage ;
Les provisions pour les navires ;
Le bagage personnel ;
La papeterie ;
Les articles de tapisserie ;
les articles de droguerie ;
La coutellerie ;
Les médicaments étrangers.

Les articles énumérés ci-dessus ne payeront ni droits d’importation, ni droits d’exportation dans les ports ouverts au commerce étranger ; mais lorsqu’ils seront transportés dans l’intérieur de la Chine, ils payeront un droit de transit de deux et demi pour cent ad valorem. Le bagage personnel, l’or et l’argent en barres, et la monnaie étrangère seront exempts du payement de ce droit.

Un bâtiment affrété en entier ou en partie seulement pour le transport d’articles francs de droits (le bagage personnel, l’or et l’argent en barres, et la monnaie étrangère exceptés) sera assujetti au payement des droits de tonnage, même quand il n’aurait à bord aucune autre cargaison.

TROISIÈME RÈGLEMENT.

Articles de contrebande.

L’importation et l’exportation des articles suivants sont prohibés :

La poudre à canon ;
Les boulets ;
Les canons ;
Les pièces de campagne ;
Les carabines ;
Les fusils ;
Les pistolets ;
Les munitions ou fournitures de guerre ;
Le sel.

QUATRIÈME RÈGLEMENT.

Poids et mesures.

Dans les calculs du tarif, le poids d’un picul de cent (100) cattis équivaudra à soixante kilogrammes (60) quatre cent cinquante-trois (453) grammes, et la longueur d’un chang de dix (10) pieds chinois sera égale à trois (3) mètres cinquante-cinq (55) centimètres. Le chih chinois sera considéré comme équivalant à trois cent cinquante-cinq (355) millimètres.

CINQUIÈME RÈGLEMENT.

Articles autrefois de contrebande.

Les restrictions concernant le commerce de l’opium, celui de la monnaie de cuivre, celui des céréales, des légumineux, des soufres, du salpêtre et de l’espèce de zinc connu sous la dénomination anglaise de spelter, sont abolies, aux conditions suivantes :

1o L’opium payera désormais trente taêls (30) de droits d’importation par picul. L’introducteur ne pourra vendre cet article que dans le port, et il ne sera transporté dans l’intérieur de la Chine que par des Chinois, et seulement comme propriété chinoise. Le négociant français ne sera pas autorisé à l’accompagner.

Les Français qui, en vertu de l’article (8) du Traité de Tien-Tsin, peuvent se rendre dans l’intérieur de l’Empire avec des passe-ports, et qui voudront y trafiquer, ne pourront pas y faire le commerce de l’opium. Les droits de transit sur cette denrée seront fixés par le Gouvernement chinois, comme il le jugera convenable et au taux qu’il lui plaira, et les conventions relatives à la révision du tarif ne seront pas applicables à l’opium, comme elles le sont à toutes les autres marchandises.

2o Monnaie de cuivre.

L’exportation de la monnaie de cuivre pour un port étranger est prohibée ; mais les sujets français pourront en transporter de l’un des ports ouverts de la Chine dans un autre, aux conditions suivantes :

Le chargeur devra déclarer le montant de la monnaie de cuivre qu’il désire ainsi embarquer, et le port pour lequel elle est destinée. Il devra donner une caution convenable, acceptée par deux personnes solvables, ou fournir toute autre garantie que le chef de la douane jugera suffisante. Dans les six mois qui s’écouleront à partir de la date de l’expédition de retour, il fera parvenir au chef de la douane du port d’embarquement un certificat délivré par le chef de la douane du port de destination ; qui déclarera, sous son sceau, que la monnaie de cuivre y a été débarquée. Si l’expéditeur ne produit pas ce certificat dans le délai fixé plus haut, il aura à payer une somme égale au montant de la monnaie de cuivre embarquée. La monnaie de cuivre ne payera aucun droit ; mais un chargement complet de cette monnaie, ou une simple partie de chargement, rendra le bâtiment où il se trouvera passible du payement des droits de tonnage, même lorsqu’il n’aurait aucune autre cargaison à bord.

3o L’exportation, pour un port étranger, du riz et de toutes autres céréales indigènes ou étrangères, quel que soit le pays de production ou le lieu d’où elles arrivent, est prohibée. Mais ces denrées pourront être transportées par les négociants français de l’un des ports ouverts de la Chine dans un autre, aux mêmes conditions de garantie imposées au transport de la monnaie de cuivre, et en payant, au port de débarquement, les droits spécifiés par le tarif.

Aucun droit d’importation ne sera prélevé sur le riz et les céréales ; mais un chargement, ou une partie de chargement de riz ou de céréales, bien qu’aucune autre cargaison ne soit à bord, rendra le navire qui le portera passible du payement des droits de tonnage.

4o Légumineux.

Les lègumineux et les gâteaux de fèves ne pourront pas être exportés sous pavillon français des ports de Tang-Chaou et de New-Chaouang ; mais cette exportation sera permise dans les autres ports de la Chine, moyennant le payement des droits portés au tarif, que l’exportation ait lieu pour d’autres ports de la Chine, ou pour les pays étrangers.

5o Salpêtre, soufres et zinc.

Le salpêtre, les soufres et l’espèce de zinc dont il est fait mention dans le premier paragraphe de ce règlement, étant considérés comme munitions de guerre, ne seront pas importés par les négociants français, à moins que le Gouvernement chinois ne l’ait demandé, et ses articles ne pourront être vendus à des sujets chinois que s’ils sont dûment autorisés à les acheter. Aucun permis de débarquer ces articles ne sera délivré jusqu’à ce que la douane se soit assurée que les autorisations nécessaires ont été accordées à l’acheteur. Il ne sera pas permis aux sujets français de transporter ces articles dans le Yang-Tzé-Kiang, ni dans aucun autre port que ceux qui sont ouverts sur les côtes maritimes de la Chine, ni de les accompagner dans l’intérieur pour le compte des Chinois.

Ces articles ne seront vendus que dans les ports seulement, et, partout ailleurs que dans ces ports, ils seront considérés comme propriété chinoise.

Toute infraction aux conditions stipulées ci-dessus, et auxquelles le commerce de l’opium, de la monnaie de cuivre, des céréales, des légumineux, du salpêtre, et du zinc connu sous le nom de spelter, est autorisé, sera punie de la confiscation de toutes les marchandises dont il est question.

SIXIÈME RÈGLEMENT.

Formalités à observer par les navires entrant dans le port.

Pour éviter tout malentendu, il est convenu que le terme de vingt-quatre heures dans lequel tout capitaine de navire français devra remettre ses papiers au consul, conformément à l’article 17 du Traité de Tien-Tsin, commencera à courir du moment où le navire se trouvera en dedans des limites du port.

Il en sera de même du délai de quarante-huit heures que l’article 20 du même Traité accorde à tout navire français et pendant lequel il pourra rester dans le port sans payer de droit de tonnage.

Les limites des ports seront déterminées par l’administration des douanes conformément aux convenances du commerce compatibles avec les intérêts du trésor chinois.

Les cales et autres lieux dans lesquels la douane permettra de charger et de décharger des marchandises dans chaque port seront fixés de la même manière, et il en sera donné avis aux consuls pour la connaissance du a public.

SEPTIÈME RÈGLEMENT.

Droits de transit.

Il est convenu que par l’article 23 du Traité de Tien-Tsin on entend que les droits de transit dont le taux modéré est en vigueur, et qui doivent être perçus légalement sur toute marchandise importée ou exportée par des sujets français, équivaudront à la moitié des droits fixés par le tarif, et que les articles exempts de droits ne payeront qu’un droit de transit de deux et demi pour cent ad valorem, ainsi qu’il a été dit dans l’article 2 de ce règlement ; à l’exception de l’or, de l’argent et des bagages personnels. Les marchandises auront acquitté les droits de transit lorsqu’elles auront rempli les conditions suivantes.

Pour les importations : On donnera avis au chef de la douane du port d’où les marchandises doivent être envoyées dans l’intérieur, de la nature et de la quantité de ces marchandises, du nom du navire qui les a débarquées et du nom des lieux auxquels elles sont destinées, etc., etc.

Le chef de la douane, après avoir vérifié cette déclaration et avoir reçu le montant des droits de transit, remettra à l’introducteur de ces marchandises un certificat constatant le payement des droits de transit, certificat qui devra être produit à chaque station de barrière. Aucun autre droit, quel qu’il soit, ne pourra être prélevé sur ces marchandises dans quelque partie de l’Empire qu’elles soient transportées.

Pour les exportations : Les produits achetés par un sujet français dans l’intérieur de la Chine seront examinés et cotés à la première barrière qu’ils rencontreront sur leur route, à partir du lieu de production jusqu’au port d’embarquement.

La personne ou les personnes chargées de leur transport présenteront une déclaration, qu’elles auront signée, relatant la valeur du produit et faisant connaître le port de destination. Il sera remis, en échange de cette déclaration, un certificat qui devra être produit et visé à chaque barrière sur la route qui conduit au port d’embarquement. À l’arrivée du produit à la barrière la plus voisine du port, il en sera donné avis à la douane de ce port, et, les droits de transit ayant été payés, ces marchandises pourront passer. Au moment de l’exportation, les droits fixés par le tarif seront payés.

Toute tentative faire pour passer les marchandises importées ou exportées, en contravention aux règlements ci-dessus énoncés, rendra ces marchandises passibles de confiscation.

Une vente non autorisée, pendant le transit, de marchandises destinées, comme il est dit ci-dessus, pour un port ouvert au commerce étranger, les rendra susceptibles d’être confisquées.

Toute tentative faite pour profiter d’un certificat inexact et passer plus de marchandises qu’il n’en a été déclaré, rendra toutes les marchandises énoncées dans le certificat susceptibles d’être confisquées.

Le chef de la douane aura le droit de refuser l’embarquement de produits pour lesquels on ne pourrait pas justifier le payement des droits de transit, et cela, jusqu’à ce que ces droits aient été payés.

Ce qui précède faisant connaître les arrangements convenus au sujet des droits de transit, qui seront ainsi prélevés ensemble et en une seule fois, l’article 9 du Traité de Tien-Tsin reçoit son application immédiate.

HUITIÈME RÈGLEMENT.

Commerce étranger dans l’intérieur au moyen de passe-ports.

Il est convenu que l’article 8 du Traité de Tien-Tsin ne sera point considéré comme autorisant les sujets français à se rendre dans la capitale de la Chine pour y faire le commerce.

NEUVIÈME RÈGLEMENT.

Abolition des droits prélevés pour la refonte des monnaies.

Il est convenu que les sujets français ne seront plus désormais assujettis au payement du droit de un taël et deux maces, exigés jusqu’ici en sus du payement des droits ordinaires par le Gouvernement chinois, pour couvrir les frais de fonte et de monnayage.

DIXIÈME RÈGLEMENT.

Payement des droits sous un même système dans tous les ports.

Le Traité de Tien-Tsin donnant au Gouvernement chinois le droit d’adopter toutes les mesures qui lui paraîtront convenables pour protéger ses revenus provenant du commerce français, il est convenu qu’un système uniforme sera adopté dans tous les ports qui sont ouverts.

Le haut fonctionnaire chinois désigné par le Gouvernement de l’Empire comme surintendant du commerce étranger pourra, de temps à autre, ou visiter lui-même les différents ports ouverts au commerce, ou y envoyer un délégué. Ce haut fonctionnaire sera libre de choisir tout sujet Français qui lui paraîtrait convenable pour l’aider à administrer les revenus de la douane, à empêcher la fraude, à déterminer les limites des ports, à pourvoir aux fonctions de capitaine de port, et aussi à établir les phares, les bouées, les balises, etc., à l’entretien desquels il sera pourvu au moyen des droits de tonnage.

Le Gouvernement chinois adoptera toutes les mesures qu’il croira nécessaires pour prévenir la fraude dans le Yang-Tsé-Kiang, lorsque ce fleuve sera ouvert au commerce étranger.

RÈGLEMENT ADDITIONNEL.

Il est convenu, entre les Hautes Parties contractantes, que le présent tarif pourra être revisé de dix en dix années, afin d’être mis en harmonie avec les changements de valeur apportés par le temps sur les produits du sol et de l’industrie des deux Empires, et que, par suite de cette disposition, la période de sept années, stipulée à cet effet dans l’article 27 du Traité de Tien-Tsin, est abrogée et de nulle valeur.

En foi de quoi, les plénipotentiaires ci-dessus nommés, ont signé le présent tarif et les règlements commerciaux qui y sont annexés, et y ont apposé le sceau de leurs armes.

Fait en quatre expéditions, à Shanghaï, le 24 novembre de l’an de grâce 1858, correspondant au dix-neuvième jour de la dixième lune de la huitième année de Hien-Foung.

(L. S.) Signé : Baron GROS.
(L. S.) Les cinq signatures des plénipotentiaires chinois.

Convention de paix additionnelle au Traité de Tien-Tsin,
conclue le 25 octobre 1860.

Sa Majesté l’Empereur des Français et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, voulant mettre un terme au différend qui s’est élevé entre les deux Empires et rétablir et assurer à jamais les relations de paix et d’amitié qui existaient entre eux, et que de regrettables événements ont interrompues, ont nommé pour leurs plénipotentiaires respectifs, savoir :

Sa Majesté l’Empereur des Français, le sieur Jean-Baptiste-Louis, baron Gros, sénateur de l’Empire, ambassadeur et haut commissaire de France en Chine, grand officier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur, chevalier grand-croix de plusieurs ordres, etc., etc., etc. ;

Et Sa Majesté l’Empereur de la Chine, le prince de Kong, membre de la famille impériale et haut commissaire ;

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :

Art. 1er. Sa Majesté l’Empereur de la Chine a vu avec peine la conduite que les autorités militaires chinoises ont tenue à l’embouchure de la rivière de Tien-Tsin, dans le mois de juin de l’année dernière, au moment où les ministres plénipotentiaires de France et d’Angleterre s’y présentaient pour se rendre à Pékin, afin d’y procéder à l’échange des ratifications des Traités de Tien-Tsin.

Art. 2. Lorsque l’ambassadeur, haut commissaire de Sa Majesté l’Empereur des Français, se trouvera dans Pékin pour y procéder à l’échange des ratifications du Traité de Tien-Tsin, il sera traité pendant son séjour dans la capitale avec les honneurs dus à son rang, et toutes les facilités possibles lui seront données par les autorités chinoises pour qu’il puisse remplir sans obstacle la haute mission qui lui est confiée.

Art. 3. Le Traité signé à Tien-Tsin, le 27 juin 1858, sera fidèlement mis à exécution dans toutes ses clauses, immédiatement après l’échange des ratifications dont il est parlé dans l’article précédent, sauf, bien entendu, les modifications que peut y apporter la présente Convention.

Art. 4. L’article 4 du Traité de Tien-Tsin, par lequel Sa Majesté l’Empereur de la Chine s’engage à faire payer au Gouvernement français une indemnité de deux millions de taêls, est annulé et remplacé par le présent article, qui élève à la somme de huit millions de taëls le montant de cette indemnité.

Il est convenu que les sommes déjà payées par la douane de Canton, à compte sur la somme de deux millions de taëls stipulée par le Traité de Tien-Tsin, seront considérées comme ayant été payées d’avance et à compte sur les huit millions de taëls dont il est question dans cet article.

Les dispositions prises dans l’article 4 du Traité de Tien-Tsin sur le mode de payement établi au sujet des deux millions de taëls sont annulées. Le montant de la somme qui reste à payer par le Gouvernement chinois sur les huit millions de taëls stipulés par la présente Convention, le sera en y affectant le cinquième des revenus bruts des douanes des ports ouverts au commerce étranger, et de trois mois en trois mois ; le premier terme commençant au 1er octobre de cette année et finissant au 31 décembre suivant. Cette somme, spécialement réservée pour le payement de l’indemnité due ài la France, sera comptée en piastres mexicaines ou en argent cissé au cours du jour du payement, entre les mains du ministre de France ou de ses délégués.

Une somme de cinq cent mille taêls sera payée cependant à compte, d’avance, en une seule fois, et à Tien-Tsin, le 20 novembre prochain, ou plus tôt si le Gouvernement chinois le juge convenable.

Une commission mixte, nommée par le ministre de France et par les autorités chinoises, déterminera les règles à suivre pour effectuer les payements de toute l’indemnité, en vérifier le montant, en donner quittance et remplir enfin toutes les formalités que la comptabilité exige en pareils cas.

Art. 5. La somme de huit millions de taëls est allouée au Gouvernement français pour l’indemniser des dépenses que ses armements contre la Chine l’ont obligé de faire, comme aussi pour dédommager les Français et les protégés de la France qui ont été spoliés, lors de l’incendie des factoreries de Canton, et indemniser aussi les missionnaires catholiques qui ont souffert dans leurs personnes ou leurs propriétés. Le Gouvernement français répartira cette somme entre les parties intéressées dont les droits ont été légalement établis devant lui, et, en raison de ees mêmes droits, il est aussi convenu, entre les Parties contractantes, qu’un million de taëls sera destiné à indemniser les sujets français ou protégés par la France des pertes qu’ils ont éprouvées ou des traitements qu’ils ont subis, et que les sept millions de taëls restant seront affectés aux dépenses occasionnées par la guerre.

Art. 6. Conformément à l’édit impérial rendu le 20 mais 1846, par l’auguste Empereur Fao-Kouang, les établissements religieux et de bienfaisance qui ont été confisqués aux chrétiens, pendant les persécutions dont ils ont été les victimes, seront rendus à leurs propriétaires par l’entremise de Son Excellence le ministre de France en Chine, auquel le Gouvernement impérial les fera délivrer avec les cimetières et les autres édifices qui en dépendaient.

Art. 7. La ville et le port de Tien-Tsin, dans la province de Petchel, seront ouverts au commerce étranger, aux mêmes conditions que le sont les autres villes et ports de l’Empire où ce commerce est déjà permis, et cela à dater du jour de la signature de la présente Convention, qui sera obligatoire pour les deux nations, sans qu’il soit nécessaire d’en échanger les ratifications, et qui aura la même force et valeur que si elle était insérée mot à mot dans le Traité de Tien-Tsin.

Les troupes françaises qui occupent cette ville pourront, après le payement des cinq [cent] mille taëls dont il est question dans l’art. 4 de la présente Convention, l’évacuer pour aller s’établir à Tacou et sur la côte nord du Changton, d’où elles se retireront ensuite dans les mêmes conditions qui présideront à l’évacuation des autres points qu’elles occupent sur le littoral de l’Empire. Les commandants en chef des forces françaises auront cependant le droit de faire hiverner leurs troupes de toutes armes à Tien-Tsin, s’ils le jugent convenable, et de ne les en retirer qu’au moment où les indemnités dues par le Gouvernement chinois auraient été entièrement payées, à moins cependant qu’il ne convienne aux commandants en chef de les en faire partir avant cette époque.

Art. 8. Il est également convenu que, dès que la présente Convention aura été signée, et que les ratifications du Traité de Tien-Tsin auront été échangées, les forces françaises qui occupent Chusan évacueront cette île, et que celles qui se trouvent devant Pékin se retireront à Tien-Tsin, à Takou sur la côte nord de Changton, ou dans la ville de Canton, et que, dans tous ces lieux, ou dans chacun d’eux, le Gouvernement français pourra, s’il le juge convenable, y laisser des troupes jusqu’au moment où la somme de huit millions de taëls sera payée en entier.

Art. 9. Il est convenu entre les Hautes Parties contractantes que, dès que les ratifications du Traité de Tien-Tsin auront été échangées, un édit impérial ordonnera aux autorités supérieures de toutes les provinces de l’Empire de permettre à tout Chinois qui voudrait aller dans les pays situés au delà des mers pour s’y établir ou y chercher fortune, de s’embarquer, lui et sa famille, s’il le veut, sur les bâtiments français qui se trouveront dans les ports de l’Empire ouverts au commerce étranger.

Il est convenu aussi que, dans l’intérêt de ces émigrés, pour assurer leur entière liberté d’action et sauvegarder leurs intérêts, les autorités chinoises compétentes s’entendront avec le ministre de France en Chine pour faire les règlements qui devront assurer à ces engagements, toujours volontaires, les garanties de moralité et de sûreté qui doivent y présider.

Art. 10 et dernier. Il est bien entendu, entre les Parties contractantes, que le droit de tonnage qui, par erreur, a été fixé, dans le Traité français de Tien-Tsin, à cinq maces par tonneau sur les bâtiments qui jaugent cent cinquante tonneaux et au-dessus, et qui, dans les Traités signés avec l’Angleterre et les États-Unis, en 1858, n’est porté qu’à la somme de quatre maces, ne s’élèvera qu’à cette même somme de quatre maces, sans avoir à invoquer le dernier paragraphe de l’article 27 du Traité de Tien-Tsin, qui donne à la France le droit formel de réclamer le traitement de la nation la plus favorisée.

La présente Convention de paix a été faite à Pékin, en quatre expéditions, le 25 octobre 1860, et y a été signée par les plénipotentiaires respectifs, qui y ont apposé le sceau de leurs armes.


(L. S.) Signé : Baron GROS.

(L. S.) Signé : Prince de KONG.


LA GRANDE MURAILLE
DE
LA CHINE.


EXPLORATION DE 1858.

Shang-haï, aout 1858.
À M. le Vte de La GUÉRONNIÈRE.

Puisqu’il est convenu entre nous que, toujours et quand même, vous ferez bon accueil à mes notes, quel que puisse être leur décousu, je les reprends où je les ai laissées. Nous quittions Tien-Tsin, le Traité ratifié à Pé-king était déjà en route pour la France ; le dernier soldat français avait évacué les forts de Ta-kou, cinq grands ports de la Chine allaient être ouverts au commerce de l’Europe, et nationalités comme religions chrétiennes trouveraient désormais liberté d’action et protection là où elles n’avaient rencontré, dans le passé, qu’entraves ou persécutions. Le but était atteint dans le présent ; il était donc permis de se reposer un peu.

Mais quittant le Nord de la Chine, peut-être pour n’y plus revenir, le baron Gros a voulu que le dernier souvenir que sa Mission en emporterait fût un souvenir intéressant. Nous touchions à la Mantchourie, n’en étant séparés que par une trentaine de lieues et par la Grande Muraille de la Chine. La Grande Muraille ! l’une des sept merveilles du monde, quelquefois contestée, rarement vue et toujours offerte en appât à nos plus jeunes curiosités scolaires ! N’aurions-nous pas dû regretter d’être venus si près d’elle et de n’avoir pas cherché à en approcher davantage ? Aussi, le 9 juillet, sommes-nous partis pour aller à sa recherche sur le Prégent, commandant d’Osery, aviso léger, ayant un faible tirant d’eau et excellent marcheur ; je dis à sa recherche, non pas que son existence pût jamais être sérieusement mise en doute, mais parce qu’une seule carte anglaise existe sur cette portion du golfe de Leo-tong, carte marine exacte, il est vrai, ainsi que nous avons pu le vérifier par nous-mêmes, mais qui, pour nous, ne résolvait pas la question de savoir si la Grande Muraille se prolongeait jusqu’à la mer, et, dans ce cas, quelles étaient, sur la côte, les conditions d’amarrage et de défense de son extrémité.

Quatorze heures après notre départ de l’embouchure du Peï-ho, nous avons cru distinguer, à travers la brume du matin qui était des plus épaisses, une ligne sombre descendant de montagnes hautes et dentelées et venant mourir dans la mer, Une heure plus tard le doute n’était plus permis : c’était bien la Grande Muraille, telle que les Missionnaires l’ont décrite, avec ses sommets crénelés, coupée de distance en distance par des tours carrées, allant se perdre à l’ouest dans les montagnes, en suivant tous leurs contours, en couronnant toutes leurs arêtes, et se terminant dans la mer, à un mille devant nous, par une apparence de fortification dont je vous parlerai tout à l’heure. Le temps et la mer étaient superbes ; mais comme dans cette partie de la côte le fond est plat, et que le flot y déferle avec assez de force, il n’était pas possible d’approcher avec les embarcations, à plus de vingt mètres de la terre ferme. Il fallait cependant débarquer, car nous apercevions des groupes nombreux d’habitants de la campagne en observation, avec lesquels nous avions hâte d’entrer en rapport ; et un peu plus loin, au pied des premières tours, un camp tartare assez important en apparence, qui, à la vue de nos préparatifs de débarquement, avait mis ses cavaliers en mouvement et commençait à les éparpiller en éclaireurs dans la plaine que nous avions à traverser pour arriver au pied de la Grande Muraille. Les embarcations nous faisant donc défaut jusqu’au terrain sec, nous avons emprunté les épaules de nos matelots qui, après nous avoir déposés sur le sable, non sans quelques chutes plus comiques que sérieuses, où porteurs et portés ont pris un bain commun, nous ont formé une escorte respectable de vingt hommes bien armés. À peine débarqués, nous avons été entourés par les groupes de paysans que nous avions aperçus sur le rivage et dont les villages se montraient alors, à peu de distance de notre point de débarquement, entre nous et la ligne de montagnes.

Ainsi que je les ai trouvés sur le Peï-ho, ils n’avaient rien d’offensif ; ils n’étaient que curieux et empressés de répondre aux questions de notre interprète. D’eux-mêmes ils se sont offerts comme guides et nous nous sommes mis en route pour la Grande Muraille, traversant à gué, avec de l’eau jusqu’aux genoux, plusieurs petits canaux qui sillonnent cette partie de la côte. Le terrain est d’alluvion, fertile et cultivé du côté de la Chine ; au Nord, du côté de la Mantchourie, c’est la steppe tartare, dans toute sa nudité, sans nulle végétation élevée, mais verdoyante et couverte de pâturages et de troupeaux : l’aspect du pays est d’une grande richesse.

À quelques milles derrière la chaîne de montagnes qui se prolonge quelque temps parallèlement à la mer et s’enfonce ensuite brusquement dans le Nord, les Missionnaires, d’accord, du reste, avec les habitants des provinces frontières, ont révélé l’existence d’une forêt immense, à arbres séculaires, où le tigre de Tartarie et toutes les familles de fauves abondent : les traditions de l’Empire ont rendu cette forêt vénérée pour les Chinois. C’est là que depuis des siècles, à certaines époques de l’année, les Empereurs font leurs grandes chasses ; c’est là aussi qu’à un temps donné, l’Europe pourrait trouver, pour ses escadres des Mers de Chine, du Japon et de Cochinchine, une mine inépuisable de bois de construction ; mine que les Chinois auraient, de leur propre aveu, exploitée depuis longtemps déjà, malgré la vénération traditionnelle, si les moyens de transport, sur leurs jonques aux proportions insuffisantes, ne leur avaient manqué. Je reprends nos aventures.

Dès que les cavaliers tartares, placés en vedettes sur les devants du camp et observant tous nos mouvements, eurent deviné, à la direction que nous prenions, que notre intention était de percer jusqu’à la Grande Muraille, ils se lancèrent sur nous au galop de leurs petits chevaux, frères de ceux de l’Ukraine ou du Caucase, et commencèrent à parlementer avec notre interprète. Leur préoccupation première se traduisit par cette question plusieurs fois répétée : « Vous ne venez pas pour voler, n’est-ce pas ? » tant, aux yeux des populations asiatiques, de celles de la Chine notamment, où tous les jours l’élément anglo-américain applique son esprit mercantile et positif jusqu’à la brutalité, l’homme de l’Occident a conservé jusqu’à présent une triste renommée d’avidité, quand ce n’est pas d’appétit du bien d’autrui, qu’il serait du rôle aisé de la France de pallier dans l’extrême Orient, autant dans l’intérêt de la civilisation que dans celui à venir de sa politique personnelle.

La réponse faite par le baron Gros aux alarmes de nos Tartares se comprend d’avance. Cependant elle ne parut pas les satisfaire, et alors commença une scène rendue singulière par le caractère sauvage de ces cavaliers de la race mogole pure, si différents de ceux du Sud ou du Pe-tchi-li ; aux visages hâlés, aux vêtements de peaux tannées, aux petits arcs laqués et aux carquois bourrés de flèches ; tous armés d’un long fusil à mèche placé devant eux, en travers de leurs selles.

Selon la coutume chinoise, sur le désir, formulé de la façon la plus courtoise par l’Ambassadeur de France, de se borner à une visite toute pacifique et de curiosité à la Grande Muraille renommée dans le monde entier, les Tartares se mirent à entasser, avec force politesses à leur tour, objections sur objections : « Ils avaient des ordres précis « du vice-roi de la province pour ne laisser approcher aucun étranger de la Muraille ; le mandarin militaire du district étant absent en ce moment, son lieutenant n’oserait jamais prendre sur lui d’accorder l’autorisation qui était demandée ; quant à eux, ils n’étaient que des officiers subalternes ayant reçu des ordres ; ne pas les exécuter, serait pour eux s’exposer aux peines les plus graves. » Et tout en parlant ainsi, ils se recrutaient à chaque instant de nouveaux venus et, sans la moindre démonstration hostile, ils formaient insensiblement une barrière vivante entre la Grande Muraille et nous.

Certes, rien n’était plus aisé que de la franchir, et probablement sans violence ; mais peut-être aussi un coup de feu tiré par l’un de nous sur quelque oiseau, un geste mal compris, l’impatience d’un de nos hommes, que sais-je ? quelque chose de très-simple, mais de très-imprévu, aurait pu, en donnant une tournure grave à la situation, fausser le sens vrai de l’expédition : le baron Gros s’est refusé à risquer de pareilles chances. Il n’a pas voulu qu’une course toute d’intérêt pittoresque et de plaisir pût devenir une occasion de collision ou même d’émotion locale, et il a donné le signal de la retraite qui s’est effectuée paisiblement, escortée par les Tartares qui semblaient, du reste, des plus impatients de nous voir remonter sur notre Dragon de feu, ainsi qu’ils appellent nos bateaux à vapeur.

Aussi, pour être vrais, bien que voyageurs… même en Tartarie… nous ne pourrions pas dire que nous avons touché de nos mains, foulé de nos pieds cette Grande Muraille de la Chine, bâtie 214 ans avant J.-C., en dix ans, selon les lettrés, par dix millions de Tributaires, dont quatre cent mille succombèrent à la tâche, sous le célèbre fondateur de la dynastie Tsin, ce même empereur qui ordonna l’incendie de toutes les bibliothèques, de tous les livres de l’Empire ; mais ce que nous avons le droit de dire, c’est que nous avons débarqué sur la terre chinoise, à un mille de la Grande Muraille ; que nous nous en sommes approchés à 400 mètres à peu près ; que nous en avons étudié les lignes avec soin et que nous l’avons dessinée sous ses trois faces ; de la terre ferme du côté de la Chine ; du pont de notre aviso du côté de la mer, et de celui de la Mantchourie : que, du côté de la Chine, des talus en terre approchent les sommets crenélés et font office de banquettes ; que du côté de l’attaque, c’est-à-dire de la Mantchourie, la Muraille est élevée, à saillies très prononcées, sous la forme de tours rondes ; tandis que du côté de la défense, c’est-à-dire de la Chine, existent intérieurement adhérents à ses parois de vastes forts construits sans doute, pour offrir, en cas d’alerte, un refuge aux populations du dehors ; que du côté de la mer, l’ouvrage, bien qu’irrégulier, est en assez bon état, comme du reste tout l’ensemble de ce mur fortifié, qui est de briques mêlées de pierres, et ne présente pas une seule ligne droite dans tout son parcours visible ; et qu’enfin, sur les crêtes des montagnes derrière lesquelles il s’enfonce dans l’intérieur et bordant l’Empire sur une étendue de six cents lieues, nous avons, de la mer, aperçu trois grosses tours en vedettes.

Vous savez maintenant de la Grande Muraille tout ce que j’en ai vu, tout ce que j’en sais moi-même. J’ajouterai cependant que, malgré l’énumération des défenses qui précède, en fait, c’est une longue ligne fortifiée suffisante pour arrêter des hordes de cavalerie, telles que celles de la Tartarie, par conséquent ayant eu, alors qu’elle a été construite, sa sérieuse et intelligente raison d’être ; mais insuffisante aujourd’hui devant nos moyens d’attaques réguliers ; autrement dit aussi facile à aborder et à franchir qu’à détruire par l’artillerie.

Notre petite expédition, vous le voyez, avait déjà pour nous un intérêt, celui de l’inconnu ; c’était presque de la découverte ; une fois l’exploration accomplie, elle en a pris un plus complet. Le comte d’Osery, commandant le Prégent qui nous portait, est le premier officier de la marine française qui ait mouillé avec son bâtiment au pied de la Grande_Muraille et l’ait véritablement reconnue. Il peut aujourd’hui, et il est bien fait pour cela, donner sur la navigation à venir dans ces parages, pour ainsi dire inexplorés jusqu’à présent, des notions techniques aussi utiles qu’exactes ; il doit même éprouver une légitime satisfaction d’avoir réussi là où un bâtiment anglais qui, sur l’avis de notre course, avait cherché à nous ouvrir la route et que montait lord Elgin, l’envoyé d’Angleterre, n’avait pu rien rencontrer, rien reconnaitre, mal servi, a-t-il dit, par le temps, le brouillard et la mer : M. d’Osery peut avoir cette satisfaction ; ne le pensez-vous pas ?

La malle me presse ; au revoir !



EXTRAITS
D’AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

(À L’APPUI).


DE LA GRANDE MURAILLE DE LA CHINE.


Dans le dessein que Thsin-chi-hoang-ti avait de soumettre tous les princes de l’Empire, il craignit que les Tartares Hiong-nou (les Huns) ne vinssent le troubler pendant qu’il serait occupé à ses conquêtes : il voulut se précautionner contre leurs courses ; ses prédécesseurs les avaient écartés de leurs frontières, mais il était à craindre qu’ils ne s’en approchassent de nouveau. Ces Tartares n’avaient point de demeures fixes, et ils ne voulaient point se renfermer dans des murailles ; des tentes leur servaient de maisons, et ils campaient dans les endroits propres à la nourriture de leurs troupeaux, qu’ils conduisaient partout avec eux, et qui leur fournissaient de quoi vivre. Le butin qu’ils faisaient dans leurs brigandages, les pourvoyait des autres choses nécessaires.

Alors l’Empire était partagé entre sept princes déjà présentés au pied de la Grande Muraille, et que les trois pièces de canon envoyées de Macao avaient dispersés en peu d’instants. Ils menaçaient de revenir. Les mandarins de guerre furent d’avis que l’artillerie était la meilleure arme qu’on pût employer contre ces Barbares. Mais comment se la procurer ? À peine les Chinois savaient-ils pointer et tirer le canon : il y a loin de là à la fonte des canons. Ce fut le P. Adam Schaol, missionnaire jésuite, qui leur rendit cet important service. Quelque temps après, le P. Verbiest, autre jésuite missionnaire, entreprit, par ordre de l’Empereur, une nouvelle fonte, et porta l’artillerie chinoise jusqu’au nombre de 320 pièces. Le même religieux leur avait indiqué la manière de fortifier les places, de construire des forteresses nouvelles, d’élever d’autres édifices dans les règles de notre architecture moderne. Les jésuites ne se contentaient point d’envoyer à la Chine des missionnaires zélés ; il fallait encore que le zèle fût réuni aux talents. Cette sage précaution les conduisit au centre d’un empire jusqu’alors inaccessible à tout étranger.

(Histoire générale de la Chine, au Annales de cet Empire, traduites du texte chinois par le feu Père Joseph-Anne-Marie de Mayriac de Mailla ; rédigé par M. l’abbé Grosier, chanoine de Saint-Louis du Louvre. Vol. XIII, 450 et 451.)

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Quant aux frontières de ce vaste empire, la nature elle-même a pris soin de les fortifier dans leur plus grande étendue. La mer borde six de ses provinces ; mais elle est si basse vers les côtes, que nul grand vaisseau n’en peut approcher. Des montagnes inaccessibles la couvrent à l’occident ; le surplus de ce vaste Empire est défendu par la Grande Muraille.

Ce prodigieux ouvrage est tout ce que l’antiquité nous offre de plus imposant et de plus gigantesque. Les pyramides d’Égypte sont bien peu de chose, en comparaison d’un mur qui couvre trois grandes provinces, qui parcourt cinq cents lieues d’étendue, et dont l’épaisseur est telle que six cavaliers peuvent aisément s’y promener de front : telle est cette fameuse muraille unique, en effet, dans son espèce. Elle est flanquée de tours, placées chacune à la distance de deux traits d’arbalète, ce qui en facilite la garde et la défense. Le tiers des hommes robustes de la Chine fut employé à sa construction. Il était défendu, sous peine de la vie, de laisser prise au fer entre l’assiette de chaque pierre. Cette précaution a contribué à la solidité de cet ouvrage, encore presque entier aujourd’hui, quoique construit il y a deux mille ans. Le premier Empereur de la famille Tsin en conçut le projet et l’exécuta.

Cette étonnante barrière est devenue à peu près inutile depuis la réunion des Chinois et des Tartares. Ceux-ci ne l’avaient point forcée. Ils furent appelés dans l’intérieur de la Chine pour chasser du trône l’usurpateur Licong-tse : il fut vaincu, chassé et disparut pour toujours ; mais le Tartare vainqueur prit sa place.

(Histoire générale de la Chine, ou Annales de cet Empire, traduites du texte chinois, par le feu Père Joseph-Anne-Marie de Mayriac de Mailla ; rédigé par M. l’abbé Grosier, chanoine de Saint-Louis du Louvre. Vol. XIII, p. 452 et 453.)

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Ce grand et vaste royaume de la Chine, dont Ptolémée a connu le nom et ignoré la puissance, semble être celui même que Marc-Antoine a nommé la province de Mangi.

(Chine ou grand camp de Tartarie, par les sieurs Pierre de Goyer et Jacob de Keyser, vol. I, p. 38.)

(Vol. I, p. 39.) Quant à l’origine du mot de chinois ou sinois, Stéphane l’a prise de la ville métropolitaine de ces peuples nommée Siné, dont parle Marcian en ses Navigations, d’où l’on présume que le mot de Thinœ, mentionné par Ptolémée et Strabon, est corrompu, et qu’au lieu de Thinœ on devait lire Chinœ ou Sinœ. Le P. Xavier, jésuite, en une Épître indienne de l’an 1552, par laquelle il mande à son général Loyole que trois de ses compagnons s’étaient acheminés vers la ville royale de la Chine, l’appelle Sinœ ou Sina. (Mêmes auteurs, vol. I, p. 41.) De plus, si vous considérez exactement sa situation, vous diriez que la nature s’est plu à lui former des remparts si forts et si solides, qu’on croirait à la voir qu’elle en voulut faire un petit monde séparé et retranché de toutes les autres parties. Si nous la regardons du côté de l’orient et du midi, nous la verrons entourée de la mer et d’un grand nombre d’îles, dont les bancs et les écueils sont si dangereux que personne ne les ose presque aborder. Si nous nous tournons au couchant, nous y remarquerons les vastes forêts et les hautes montagnes de Damasie, qui la séparent du reste de l’Asie ; elle est garantie de cette affreuse et sablonneuse plaine de Samo (où les puissantes armées étrangères trouveraient leur cimetière), par cette Grande Muraille qui, vu l’industrie avec laquelle elle est bâtie, supplée en plusieurs endroits aux défauts de la nature. (Mêmes auteurs, vol. I, p. 59.) On remarque encore qu’il n’y a point de lieu dans l’Océan où le poisson soit d’un goût plus agréable. On trouve aussi sur le rivage de cette mer, de certains petits oiseaux semblables à des hirondelles, qui pétrissent l’écume de la mer, et la mêlant avec leur salive, en font une espèce de bitume dont ils bâtissent leurs nids, qui après, étant mis en poudre, servent à faire toutes sortes de sauces très-bonnes et très-exquises. (Mêmes auteurs, vol. I, p. 39.)


Le 28 du même mois (juin 1754), nos voyageurs passèrent Nan-ting-men, qui est la première bouche des montagnes, et à midi ils traversèrent la Grande Muraille. « Ce titre est trop simple, m’écrivit le Frère Attiret, pour une si belle chose. Je suis étonné que tant d’Européens qui l’ont vue, nous aient laissé ignorer l’ouvrage immense qui la compose. C’est un des plus beaux ouvrages qu’il y ait au monde, eu égard au temps où elle a été faite et à la nation qui l’a imaginée et exécutée. Je suis bien résolu d’en faire le dessin à mon retour. »

(Lettres édifiantes et curieuses, t. XXXVI, p. 59-60, par l’abbé missionnaire Amiot.)


Ayant parcouru encore deux verstes, nous atteignîmes la chaîne des montagnes qui sépare la Mongolie de la Chine. Sur leurs sommets s’étend un rempart en pierre, avec des tours carrées, en briques, à une certaine distance les unes des autres. Ces tours, hautes de neuf sagènes, s’élèvent sur une plate-forme d’environ trois sagènes carrées. De ce point, la Chine se présente sous des formes colossales. On ne voit au sud, à l’est et à l’ouest que des montagnes couvertes de neige, et dont les cimes aiguës et noires s’élancent jusque dans les nues. On descend pendant cinq verstes par un chemin étroit et très-dangereux dans cette saison, jusqu’à Nortian, village chinois ; au delà, de hautes montagnes, dont les sommets menaçants donnent à ces cantons un caractère sauvage, se montrent au voyageur. Tel est l’aspect du pays à l’endroit où l’on descend des hautes steppes mongoles dans le terrain bas de la Chine.

(Voyage à Péking à travers la Mongolie, par M. Timkooski ; t. I, ch. vx, p. 358.)

(Mêmes auteurs, vol. I, p. 267.)

Aujourd’hui nous rencontrâmes continuellement des caravanes qui portaient du thé à Kiakhata. Après treize verstes de marche, nous arrivâmes à un rempart en terre assez élevé ; il traverse la route et aboutit à des montagnes qui s’étendent de l’est à l’ouest. À gauche est une vaste plaine très-fertile.

Ne pourrait-on pas trouver quelque analogie entre ce rempart et les anciennes fortifications que l’on trouve près de Péréislao, dans le gouvernement de Poltava, en Bessarabie, et dans d’autres provinces de la Russie ?


Le 2 septembre, Son Excellence, accompagnée de la plus grande partie de ses gentilshommes, de sa suite et de sa garde, se mit en route pour aller rendre une visite privée à l’Empereur, alors en Tartarie. Le soir, nous fîmes halte à une de ses maisons appelée Ming-Yuen-Suen, distante de Pékin d’environ vingt-deux milles. Le 5, nous entrâmes dans les montagnes, et le chemin devint extraordinairement rude et difficile ; après une route de seize milles, très-fatigante, nous prîmes nos logements dans une grande et forte ville de guerre, située précisément sur la frontière de la Tartarie. Le lendemain matin, nous jouîmes de l’intéressant spectacle de la Grande Muraille, qui sépare cette contrée de la Chine. Nous ne pouvions nous lasser de contempler ce prodigieux monument d’antique architecture, qui, durant tant de siècles, a fait l’admiration de l’univers. D’après les renseignements que nous fûmes à portée de recueillir sur les lieux, d’après ceux que nous procurèrent les plus instruits d’entre les Chinois, nous sûmes que cette muraille avait été bâtie, il y a environ quinze cents ans, pour arrêter les incursions fréquentes des Tartares, qui, se répandant par essaims sur la Chine, en ravageaient les provinces septentrionales, avant qu’il fût même possible de leur opposer aucune résistance. Nous apprîmes que sa longueur, d’environ quatorze cents milles, s’étendait sur une contrée généralement montueuse et irrégulière, entrecoupée de temps en temps par des roches et des précipices tellement escarpés, qu’il est difficile de concevoir que l’attrait du pillage ait pu déterminer des hommes à risquer leur vie pour les franchir. La portion de la Muraille que nous examinâmes et que nous mesurâmes avec beaucoup de difficulté, avait vingt-cinq pieds (anglais) d’élévation ; son épaisseur, prise à travers la porte, était de trente-six pas, et demeurait la même jusqu’en haut ; mais dans les vallées et dans les différents endroits qui présentaient à l’ennemi un passage plus facile, son épaisseur et son élévation surpassaient de beaucoup ces dimensions. Elle était bâtie en briques, et depuis Son Excellence jusqu’au dernier de nos soldats, nous eûmes tous un empressement égal à en recueillir des fragments, comme si ces morceaux de brique eussent été des lingots du plus précieux métal. Quoique remontant à une si haute antiquité, la Muraille est généralement en bon état ; quelques parties cependant se dégradent, et depuis la réunion des deux Empires en un seul, on donne moins d’attention à son entretien. À chaque porte il y a un corps de garde où quelques compagnies de soldats sont, en tout temps, stationnées, tandis que d’autres compagnies sont campées de chaque côté de la Muraille, et régulièrement espacées. Sur sa partie supérieure sont construites des tours, distantes d’une portée de fusil l’une de l’autre ; leur hauteur et leur masse présentent le coup d’œil le plus magnifique et le plus imposant.

(Voyage en Chine, en Tartarie, à la suite de l’Ambassade de lord MaCartney, par M. Holmes. Vol. II, ch. VII, p. 17, 18, 19 et 20,)


Avant la conquête de la Chine par les Tartares-Mandchous, la frontière septentrionale de cet Empire était limitée par la Grande Muraille qui s’étend depuis le golfe du Liao-toung ou mer Jaune, jusqu’à l’extrémité occidentale de la province du Chen-si (ou de l’Occident frontière), dans un espace de cinq à six cents lieues. Ce monument, le plus colossal comme le plus insensé peut-être qu’ait jamais conçu la pensée humaine, fut construit par Tsin-chi-hoang-ti (le premier Empereur auguste de la dynastie Tsin, célèbre Empereur chinois, le même qui commanda l’incendie des livres, et qui régnait 214 ans avant notre ère), pour défendre son empire contre les invasions multipliées des barbares Hioun-nou ou Tartares. Plusieurs millions d’hommes, dit-on, furent employés pendant dix ans à cette construction, et quatre cent mille y périrent. L’épaisseur de cette immense et prodigieuse muraille est telle que six cavaliers peuvent la parcourir de front à son sommet. Elle est flanquée de tours dans toute sa longueur, placées chacune à la distance de deux traits de flèche, pour que l’ennemi pût être partout atteint. La construction est très-solide, surtout du côté oriental, oh elle commence par un massif élevé dans la mer ; c’est là qu’il était défendu aux constructeurs, sous peine de la vie, de laisser la possibilité de faire pénétrer un clou entre les assises de chaque pierre. Elle est terrassée et garnie de briques dans toute la province de Tchi-li (Fidèlement attachée) qu’elle suit au nord. Mais plus à l’ouest, dans les provinces de Chan-si (de l’Occident montagneux), de Chen-si et de Kiang-sou (pays riche et fertile sur le fleuve Kiang), elle est en terre seulement dans quelque partie de son étendue. Cependant cette Muraille paraît avoir été bâtie presque partout avec tant de soin et d’habileté que, sans que l’on ait en besoin de la réparer, elle se conserve entière depuis plus de deux mille ans. Dans les endroits ou les passages sont plus faciles à forcer, on a eu soin de multiplier les ouvrages de fortification, et d’élever deux ou trois remparts qui se défendent les uns les autres. Cette muraille ou plutôt ce rempart de six cents lieues de longueur, a presque partout 20 ou 25 pieds d’élévation, même au dessus de montagnes assez hautes par lesquelles on l’a fait passer, et qui sont fréquentes le long de cette frontière de la Mongolie. L’une de ces montagnes que franchit la Grande Muraille, a cinq mille deux cent vingt-cinq pieds d’élévation. Les matériaux qui ont servi à la construction de cette fortification démesurée seraient plus que suffisants, dit M. Barrow, pour bâtir un mur qui ferait deux le tour du globe, et qui aurait six pieds de hauteur et deux pieds d’épaisseur. Elle est percée d’espace en espace de portes qui sont gardées par des soldats, ou défendues par des tours et des bastions. On dit que du temps des empereurs des dynasties chinoises, avant que les Mongols, appelés dans l’intérieur de la Chine, se fussent emparés de l’Empire, cette Muraille était gardée par un million de soldats ; mais à présent que la plus grande partie de la Tartarie et la Chine ne font plus qu’un vaste Empire, et qu’il n’a plus à craindre des invasions barbares, le Gouvernement chinois se contente d’entretenir de bonnes garnisons dans les passages les plus ouverts et les mieux fortifiés.

Voici ce qu’en disent deux témoins oculaires : « La construction de cette Muraille est composée de deux faces de mur, chacune d’un pied et demi d’épaisseur, dont l’intervalle est rempli de terre jusqu’au parapet. Elle est garnie de créneaux comme les tours dont elle est flanquée. À la hauteur de six ou sept pieds depuis le sol, le mur est bâti de grandes pierres carrées, mais le reste est de briques, et le mortier paraît excellent. Sa hauteur totale est entre 18 et 20 pieds, mais il y a peu de tours qui n’en aient au moins 40 par une base de 15 à 16 pieds carrés, qui diminue insensiblement à mesure qu’elle s’élève. On a fait des degrés de briques ou de pierre sur la plate-forme qui est entre les parapets, pour monter et descendre plus facilement. » (P. Gerbillon.)

Une pensée politique autre que celle de préserver les provinces septentrionales de l’Empire chinois contre les irruptions des Tartares, présida à la construction de cet ouvrage aussi gigantesque qu’inutile maintenant, mais qui du moins est un témoignage formidable de ce que peuvent la volonté et le génie de l’homme. Celui qui conçut ce projet ne fut pas un homme ordinaire, malgré les accusations des historiens chinois. Avant son règne, sous la dynastie des Tcheou, l’Empire était divisé en un grand nombre de petits royaumes et de petites principautés féodales, qui ne dépendaient guère que nominalement du souverain de tout l’empire. Thien-chi-hoang ou le premier Empereur auguste de la dynastie Thien, après avoir soumis tous les rois et les princes vassaux de l’empire qui s’étaient rendus indépendants, et restitué à la nation chinoise sa grande et puissante unité, après avoir vaincu les tribus nomades du nord et du midi, avec des armées de plusieurs millions d’hommes, ne voulut pas les laisser se dégrader dans l’oisiveté ou troubler l’empire ; il en fit renfermer cinq cent mille dans des forteresses où ils étaient occupés à des travaux utiles ; et il employa le reste, avec le tiers de la forte population mâle (quatre ou cinq millions d’hommes), à construire cette Grande Muraille que les Chinois nomment Wen-li-tchang-tching, « la Grande Muraille de dix mille lys ou mille lieues, » mais qui n’a guère que la moitié de cette étendue.

(L’Univers pittoresque, par M. G. Pauthier, la Chine, t’I, p. 10 et 11.)



DES
MISSIONS CATHOLIQUES
EN KORÉE ET DANS L’INDE ANGLAISE.


1859 ― 1860 ― 1861.

Hong-kong, mai 1859.
À M. le Vte de La GUÉRONNIÈRE.

Il y a vingt-deux ans, un Français, un prêtre des Missions Étrangères, M. Mabault, se faisait jeter par une jonque chinoise, seul et sans autres guides que sa foi et son énergie, sur une plage que n’avait pas encore abordée le catholicisme, mais qu’on savait, par ses relations avec la Chine et le Japon, être celle d’une contrée populeuse et riche ; cette plage était celle de la presqu’île de Korée. Plus tard, deux autres Missionnaires venaient l’y rejoindre, l’y aider dans ses efforts apostoliques et y former un noyau catholique qui aujourd’hui, malgré les persécutions, a atteint des proportions assez importantes pour que, déjà en 1847, 768 adultes reçussent le baptême et 469 cathécumènes se fissent inscrire.

Ces succès furent chèrement achetés, et le meurtre de ces trois premiers Missionnaires, suppliciés dans l’intérieur du pays, décida le Gouvernement français à envoyer sur ce point des Mers de la Chine, tout éloigné qu’il fût : d’abord, en 1846, le contre-amiral Cécile ; puis, l’année suivante, une frégate et une corvette, la Gloire et la Victorieuse, avec la mission d’y obtenir réparation du sang français versé et d’y conclure, sinon un traité, du moins des conventions de nature à garantir l’avenir des Missions. Vous vous rappelez, sans doute, le triste sort de ces deux bâtiments qui se perdirent sur cette côte, aujourd’hui encore inconnue pour nos Marines, et dont les épaves gardées, pendant deux années avec le respect de la crainte, par le Gouvernement koréen qui s’attendait à la réapparition annoncée et promise d’une nouvelle expédition française, disparurent le jour où il fut avéré pour lui qu’on avait renoncé à cette expédition. Il est certainement regrettable, selon moi, qu’à cette époque, des considérations dont je ne discuterai pas ici la valeur, inutiles en tous cas à rappeler aujourd’hui, aient fait sacrifier la religion d’un engagement pris et renoncer à l’occasion si naturelle, si légitime, qui s’offrait à la France de planter, en Korée, un jalon qu’elle aurait pu conserver ou arracher, à son gré, selon les circonstances ; car ainsi on eût préservé bien des existences dans le présent comme dans l’avenir, et on aurait pu fonder, sur cette côte lointaine, l’influence du nom français.

Des questions d’un ordre à la fois moral et matériel semblent donc, dans de certaines limites, rapprocher la France de la Korée, du moins les empêcher de devenir jamais complétement étrangères l’une à l’autre.

La Korée est divisée en huit provinces, gouvernées comme celles de la Chine par des mandarins ou préfets. La forme de son gouvernement est despotique dans toute l’application du mot ; le Roi a cependant un conseil qui contre-signe tous ses décrets. La couronne est héréditaire. Le Roi n’a jamais qu’un seul enfant mâle reconnu, et si l’héritier vient à faire défaut, c’est aux Ministres qu’il appartient d’en trouver un et de le proclamer successeur légitime.

L’armée koréenne a une grande analogie avec l’armée chinoise, en ce sens que son organisation est aussi défectueuse ; c’est, en fait, une agglomération d’individus de tout âge, de toutes tailles, à moitié nus, sans discipline et sans chefs, faisant tous les métiers, sauf celui de soldat, et dont l’effectif atteint, avec peine, le chiffre de dix mille hommes ; en Korée, la résistance et le danger ne seraient donc pas là. Le fusil à mèche est la seule arme des Koréens, et dans la capitale, au dire des Missionnaires, il existe un canon à poste fixe.

Comme en Chine, les mandarins y ont leurs sicaires, leurs familiers ; race déguenillée, lâche et paresseuse, la lèpre de l’extrême Orient, qui sert à soutenir le maître par-dessous les épaules, quand il se lève ou qu’il marche ; qui porte la peau de tigre, les chaînes et les verges, insignes de sa dignité ; à l’occasion, fait le service d’archers, de bourreaux, etc. ;… et en fait de supplices, les Koréens ont des raffinements inouïs : ils savent taillader le corps des victimes sans causer la mort immédiate ; ou bien ils les enterrent à mi-corps, la partie supérieure exposée à l’ardeur du soleil et aux piqûres des insectes ; ou bien encore ils désarticulent les membres avec une hideuse habileté, cherchant avant tout à prolonger l’agonie du patient.

D’après le dénombrement présenté au Roi, il y a peu d’années, la population totale de la Korée était de sept millions trois cent quarante deux mille trois cent soixante et un habitants ; mais, vu l’état incomplet de l’état civil koréen, le chiffre réel peut être, affirment les Missions, évalué à huit ou neuf millions.

Il paraît qu’en fait d’arbitraire et de monopole, la noblesse koréenne laisse loin derrière elle cette même classe en Chine et au Japon. Qu’un homme noble soit riche ou pauvre, investi ou non de fonctions publiques, peu importe ; il est de race noble et tout plie devant lui : il peut emprunter et ne pas rendre, acheter et ne pas payer (c’est l’usage invariable) ; à toute réclamation il oppose ses titres de noblesse ; il est au-dessus du peuple, en dehors des lois, investi de privilèges inviolables et exorbitants ; il est défendu de fumer en sa présence ; sur les routes on doit lui céder le pas ; il faut descendre de cheval en passant devant sa maison ; de plus, il y a différents degrés de noblesse ; et si un noble épouse une femme du peuple, les enfants issus de ce mariage sont d’un degré inférieur.

Le peuple est, en Korée, le seul élément sérieux, le seul sur lequel l’avenir puisse fonder quelque espoir. C’est d’ailleurs lui qui, comme partout, travaille à la terre, tisse, fabrique, fournit en un mot aux besoins de toutes les classes. Le Koréen est de taille moyenne, robuste, d’un caractère ouvert ; et, quoique en général ami du repos, il se livre avec ardeur aux travaux les plus durs, dès l’instant qu’il les aborde. D’un tempérament très-vif, il a des colères terribles, et alors il devient cruel ; mais, livré à ses instincts naturels, et à l’abri de provocations, il est susceptible d’attachement ; comme qualités naturelles, il est donc infiniment supérieur au Chinois. Ses vêtements sont de toile de coton et de fil blanc pendant l’été ; doublés de fourrures pendant l’hiver ; et, bien qu’il soit son propre fabricant, à peu de frais, il achète en assez grande quantité des étoffes de fabrique européenne, qu’il recherche beaucoup et qu’il tire de Pé-king, comme tous les autres produits dont il fait usage.

Quant aux esclaves (car l’esclavage fait partie de l’état social en Korée), ils sont la propriété exclusive de leurs maîtres, qui peuvent en disposer à leur gré, et ont sur eux droit de vie et de mort. Il paraît que, dans certains cas prévus par la loi, ces esclaves sont aptes à recouvrer la liberté ; mais les détails font jusqu’à présent défaut sur cette classe de la société koréenne, emprisonnée, pour ainsi dire, chez les nobles ou les Européens n’ont pu encore pénétrer.

En fait, les femmes sont aussi des esclaves, du moins chez les gens riches, qui en possèdent autant qu’ils peuvent en acheter et en nourrir. Gardées avec la plus rigoureuse surveillance dans des appartements séparés, ou jamais ni étranger ni ami ne peut avoir accès, elles ne sortent que fort rarement, et encore n’est-ce qu’en chaise fermée, avec la permission du mari ou plutôt du maître, pour aller visiter leurs parents ou prier sur les tombes des morts. Dans la basse classe, les femmes ont une plus grande liberté ; mais, dans aucune famille, les filles ne font nombre, de même qu’elles n’ont jamais aucun droit à l’héritage ; le père les marie ou plutôt les vend à son gré ; et, après sa mort, les mêmes droits passent au fils aîné ; après lui, à son héritier. Par contre les enfants mâles, au contraire, résument et absorbent toutes les tendresses de la famille ; ils sont idolâtrés, et, chose incroyable, si elle n’était attestée par des bouches aussi pieuses que véridiques, les femmes nourrissent souvent leurs fils de leur lait jusqu’à l’age de huit ou dix ans ; aussi n’est-il pas rare de voir un grand et gros garçon renverser sa mère pour se jeter sur son sein et y étancher sa soif.

Il y a environ cinq siècles, le coton fut importé de Chine en Korée, et il est aujourd’hui, avec le riz, la culture première et la richesse du pays. Le froment et autres céréales, comme les légumes d’Europe, y sont connus ; mais ils sont dégénérés et mal cultivés. Dans la partie méridionale de la presqu’île, où le froid n’est jamais excessif, la moyenne thermométrique y étant de 15 à 20 degrés Réaumur au-dessous de zéro pendant les hivers les plus durs, les poires, les pommes, les pêches, même les raisins, sont abondants, mais sans saveur ; le vin de la vigne y est inconnu, et les habitants le remplacent par un composé de graines fermentées, comme cela se pratique, du reste, dans d’autres parties de l’extrême Orient. En revanche, le tabac y croît à merveille, et se vend à vil prix : la Korée n’en fait cependant un objet de consommation qu’avec la Chine et le Japon, et encore à des époques fixes et sur certains points déterminés du territoire. Nos animaux domestiques existent également en Korée, mais avec des applications différentes : ainsi le bœuf, par exemple, n’y sert qu’à labourer ou à porter des fardeaux, et n’est jamais bête d’alimentation (il en est de même en Chine et au Japon) ; c’est ainsi également que le cheval, bien qu’assez fort, malgré sa petite taille, pour rendre de bons services à l’agriculture et à l’industrie, y est tenu complétement étranger : il n’est qu’un objet de luxe ou une marque de noblesse.

On dit l’intérieur de la Korée très-riche en mines d’or et d’argent, de fer, de cuivre, de houille ; mais le Gouvernement ne permet l’exploitation que de celles de fer et de cuivre, se servant des superstitions populaires, très-vivaces en Korée, pour mettre les mines des métaux plus précieux, dont il prétend conserver le monopole, sous la garde de Génies malfaisants ; et il paraît que ce moyen, tout naïf qu’il soit, lui a jusqu’à présent réussi.

Chaque année, au nouvel an du calendrier chinois, le Roi de Korée envoie une ambassade avec des présents à Pé-king, mais aujourd’hui que la presqu’île koréenne est, en fait, indépendante de la Chine, c’est un hommage de forme à titre de précaution politique plutôt qu’un tribut réel, comme par le passé, qu’elle paye ainsi à un voisin devenu dangereux par son importance.

Au point de vue des arts, il serait assez vrai de dire que la Korée est à la Chine, ce que la Chine est à l’Europe. Toute la science du Koréen instruit se borne à apprendre quelques lettres chinoises ; et cette étude fournit un aliment inépuisable aux plus avides. La langue koréenne a une écriture alphabétique qui, même dans sa rudesse et sa simplicité, serait de beaucoup préférable aux quatre-vingt mille caractères de l’alphabet chinois ; mais elle est entièrement négligée, et, tous les ans, le Gouvernement envoie une seconde ambassade à Pé-king, afin d’y prendre le calendrier pour l’année suivante : c’est un voyage de trois mois.

Quelques mots encore sur la propagande catholique, et sur l’état actuel des choses en Korée.

Les Missions étrangères qui, jusqu’ici, ont été les sources presque uniques auxquelles aient pu être puisées les quelques données un peu complètes que nous ayons sur l’intérieur de la presqu’île Koréenne, assurent qu’au point de vue catholique, le terrain y est bon et bien préparé ; mais d’autre part, selon eux, la crainte de persécutions nouvelles après celle qui a eu lieu il y a dix ans, a, depuis quelques années, suspendu l’effet des premiers succès obtenus, en intimidant les consciences les mieux disposées, ou en décourageant celles qui étaient acquises ; surtout depuis que l’intolérance du Gouvernement koréen ne croit plus avoir à redouter l’intervention des puissances chrétiennes.

Les calculs des Missions portent à quinze mille le chiffre des chrétiens en Korée ; ce chiffre, on le voit, serait important en raison de sa population.

Le Roi régnant est jeune, et bien qu’issu d’une souche royale, mais depuis longtemps tombée dans l’obscurité et dans la pauvreté, il avait contracté, au milieu de la classe ou il vivait, des habitudes de débauche et de paresse qu’il n’a pu corriger depuis que des nécessités politiques l’ont fait rechercher et porter sur le trône : aussi laisse-t-il ses ministres gouverner en son lieu et place, se bornant à demander pour ses plaisirs sa part des fonctions publiques qui se vendent à l’encan : par tempérament, il est capricieux et cruel ; bref, les Missionnaires en font un portrait fort laid et fort inquiétant pour leur avenir. D’ailleurs, hommage doit être rendu à leur patience comme à leur courage, car depuis vingt-deux ans qu’ils se sont jetés en Korée, ils ne s’y sont maintenus qu’au prix de sacrifices et de souffrances de tous les moments ; et ils poursuivent leur tâche sans se lasser. La Mission actuelle se compose d’un évêque, de son coadjuteur et de sept missionnaires, dont un prêtre indigène. Depuis ces dernières années, la position de ces pauvres ecclésiastiques, loin de s’améliorer, a même été parfois assez critique pour qu’en présence de signes menaçants pour la religion et les personnes, ils aient été réduits à vivre loin des villes, dans les montagnes, ou cachés sous terre et nourris par quelques chrétiens isolés plus courageux que la masse.

Voilà les faits ; et quelles que soient les pratiques ou les croyances d’un chacun, c’est une bonne et vraie religion que celle qui se traduit en abnégation, en dévouement à une cause grande et juste, et en efforts persévérants pour la faire triompher.


1861

Depuis que j’envoyai cette lettre en France, peu de changements se sont produits dans la Mission de Korée. Au printemps de 1856, Mgr Berneux, évêque de Capse, s’était embarqué à Shang-hai, avec deux missionnaires, pour la Korée, dont il vient d’être nommé vicaire apostolique. Son coadjuteur, Mgr Daveluy, a été consacré sous le nom d’Évêque d’Aconès ; ce dernier est l’auteur d’un travail historique sur les martyrs de la fin du dix-huitième siècle, travail dans lequel il fait ressortir l’énergie de caractère bien supérieure à celle des autres habitants de cette portion de l’extrême Orient, dont est doué l’indigène koréen. Mgr Daveluy a fait en Korée un long noviciat, passant par les épreuves les plus dures ; il y est connu des populations, et en est estimé jusqu’à la vénération par la fraction chrétienne ; aussi son crédit, chez elle, est-il grand.

L’on avait craint un moment que les persécutions de 1845 ne vinssent à se renouveler ; car, depuis cette époque, en raison de l’abandon complet où la politique française a cru devoir laisser la Mission de Korée, des symptômes menaçants s’étaient renouvelés à plusieurs reprises ; ils se sont heureusement effacés, grâce à l’habile humilité de nos prêtres, humilité qui leur a permis de ne pas abandonner le terrain et d’y espérer encore un appui catholique qui les mettra en mesure de contrebalancer, s’ils étaient aidés, les envahissements avoués aujourd’hui de la politique religieuse de la Russie.

Huit chrétientés nouvelles ont été créées en Korée depuis dix ans ; une des plus nobles familles d’un des districts importants s’est convertie ostensiblement au Christianisme ; dans la capitale même, des conversions assez nombreuses ont eu lieu, et un catéchiste habile et zélé est actuellement établi dans la ville ou les Japonais ont leur comptoir commercial.

En un mot, la situation catholique s’est soutenue, en Korée, dans des conditions que je crois faites pour appeler l’attention du Gouvernement de l’Empereur. Je ne me dissimule cependant pas qu’au point de vue des intérêts et politiques et religieux, l’état des choses, dans l’extrême Orient, réclame en ce moment sa sollicitude la plus pressante sur un autre point plus menacé et plus important, sur la Cochinchine ; car c’est là qu’en ce moment aussi les choses ont pris les proportions les plus graves. Toutefois, n’y aurait-il pas opportunité à une démonstration, à une indication quelconque, toute passagère qu’elle puisse être, sur une côte où, en prêchant la doctrine catholique, le nom français persiste, sans se décourager, à militer en faveur de la civilisation ?

Pour ma part, je voudrais cet appui moral possible, et je le croirais utile, au moment surtout où nos derniers succès à Pé-king ont exercé déjà une influence incontestable, favorable à la France, sur les peuples voisins de la Chine. Cela est si vrai qu’en Korée, malgré les errements du passé et les sentiments du Gouvernement local, de tous temps hostiles aux idées chrétiennes, les Mandarins semblent, d’après les derniers rapports des Missions, vouloir faire trêve à la persécution ; ferment l’oreille aux dénonciations contre les Chrétiens, et même, fait qui n’a pas de précédent dans le royaume, amnistient des confesseurs indigènes sans exiger l’apostasie.

La politique française jugera-t-elle qu’il y a utilité et opportunité à user de cette situation : c’est une question que je n’oserais trancher, mais que mes convictions me font un devoir d’indiquer.


Indes anglaises, 1860.
À M. le Vte de La GUÉRONNIÈRE.

J’arrive de Java ; et c’est avec un profond regret, je vous l’avoue, que je quitte cet admirable climat ; ces Hollandais à la fois si droits et si solides, et cette vieille société javanaise si vierge encore quand on va la chercher dans l’intérieur de l’île, plus à l’abri que sur les côtes, du flot malais qui tend tous les jours à l’envahir et à l’absorber ; cette société qui a pu conserver ses religions, sa nationalité, ses coutumes, même ses armes, sous la main de maîtres assez habiles pour les lui avoir laissées ; assez patients et assez forts aujourd’hui pour s’en servir en toute sécurité à l’avantage de leur domination.

Me voici à l’extrême frontière de l’Inde et de la Chine, à Singapoor, ville anglo-hindoue qui, il y a dix ans, comptait à peine dix mille habitants et dont la population actuelle, grâce à l’envahissement croissant de la race jaune, se compose de : 75,000 Chinois, 12,000 Malais, 10,000 Bengalis, Hindous ou Malabars ; d’à peu près 2,000 Portugais ou hommes de demi-caste ; d’Eurasians, mélange de sang européen et de sang asiatique ; de quelques Belges, Suisses, Hollandais, Allemands et Français et d’à peine 300 Anglais ; le tout fonctionnant régulièrement et placidement sous la garde d’un gouverneur plus civil que militaire qui n’a pour toutes forces que 5 à 600 Cipayes, gardant eux-mêmes trois cents galériens des Indes.

Mais avant de reprendre mon dernier vol vers la patrie, et encore endolori des agitations de toute nature que j’ai dû traverser depuis deux ans en Chine, j’avais besoin d’un peu de repos et j’ai espéré le trouver ici, grâce au tempérament anglais qui partout où il apporte sa politique et ses habitudes apporte aussi son calme et sa méthode ; grâce aussi à cette merveilleuse nature des tropiques toujours verte, parfumée et pleine de quiétude, autant qu’à des rapports jeunes de date, mais attachants, mais pleins de sympathique intérêt, avec un vrai pasteur de l’Église catholique militante, le R. P. Beurel, des Missions Étrangères, provicaire apostolique de la Malaisie, et depuis vingt ans dans l’Inde.

Il est pour moi l’exemple le plus frappant de ce que peuvent l’esprit de suite et la résolution réunis ; de ce que peut une volonté patiente qui, son but une fois choisi, marche sans broncher dans la voie qui doit la conduire au succès ; de ce que peuvent surtout l’intelligence et la simplicité des moyens mises au service des doctrines libérales et consolantes du Catholicisme.

D’ailleurs, lorsque, il y a quelque temps, je vous adressais sur la Korée des données bien incomplètes, il est vrai, mais, en somme, tout ce que j’avais pu recueillir sur cette contrée si peu connue dans ses détails, je regrettais de n’avoir à vous parler que de Missions en détresse ; que des souffrances de leurs prêtres ; que de leurs luttes pleines d’abnégation et de courage, sans pouvoir vous citer encore d’heureux résultats obtenus. Ici, au contraire, à Singapoor, je ne vois que des Missions qui, elles aussi, ont eu leurs labeurs, mais des labeurs qu’un homme a seul entrepris ; que seul il a pris à sa charge, et qui, aujourd’hui, ont abouti à une pleine prospérité : à côté des ombres, la Providence a voulu la lumière ; à côté des épreuves elle a mis la récompense.

Le R. P. Beurel est comme la personnification véritable et actuelle du Catholicisme tel qu’il se trouve placé dans la presqu’île malaise, entre deux sociétés, l’une toute protestante, l’autre toute païenne. Né dans les côtes du Nord, d’une famille sans fortune, il arriva aux Indes en 1839. Dans le début, ses supérieurs le destinaient à Siam ; mais en débarquant à Singapoor pour se rendre à son poste, il y fut retenu par le vicaire apostolique d’alors, Mgr Hilaire Courvezy, évêque de Bida, qui lui-même fut bientôt remplacé par Mgr Boucho, missionnaire à Pénang, sacré en 1845 évêque de Calcutta.

Dans le principe, le Vicariat de la Péninsule Malaise ou Malaïe comprenait trois grands districts : celui du Sud, composé de deux postes principaux, Singapoor et Malacca ; celui du Centre, renfermant Pénang, Battu-Kravan et la province Wellesley ; celui du Nord, s’étendant de Merguy à Martaban dans la Birmanie, jusqu’au seizième degré de latitude nord. Aujourd’hui, le district du Nord appartient à la Mission particulière de Birmanie, et ainsi, le Vicariat apostolique, ayant son siège à Pénang, ne se compose plus que des districts du Centre et du Sud, de tout l’ouest de la Péninsule et des îles du voisinage.

À son arrivée à Singapoor, le P. Beurel se trouva en présence d’un schisme portugais et d’obstacles de tous genres : il avait à apprendre les différents dialectes qui se parlent dans la presqu’île, et il n’en savait aucun ; il manquait de ressources pécuniaires, ne recevant que dix piastres par mois (60 francs) de la Propagande de la Foi ; rien d’une chrétienté insignifiante encore et composée d’ailleurs d’éléments pauvres et non attachés au pays ; enfin, dans les journaux anglais de la localité, il était, tous les jours, au début, représenté comme un intrus ou un vagabond : sa situation était donc des plus difficiles et des plus précaires.

Néanmoins, et c’est là le côté le plus remarquable de son œuvre, il parvint, dès 1843, à jeter les fondations d’une première église catholique, avec les seuls fonds que lui avait procurés une souscription ouverte en 1840, uniquement dans la société protestante dont il avait su se concilier l’estime et les sympathies par la moralité de sa vie, autant que par son habileté : comme appoint, sa communauté ne lui avait envoyé d’Europe que la modique somme de deux mille francs.

Ces premiers résultats heureux faillirent un instant être compromis à tout jamais, l’autorité locale s’alarmant de voir une église rivale prendre des proportions plus importantes que la sienne propre ; aussi le P. Beurel, fidèle à son système de temporisation et de prudence, se décida-t-il à la détruire, mais pour la relever plus tard dans les conditions architecturales vraiment belles et simples où elle se trouve aujourd’hui, à côté du temple protestant bâti dans le style gothique fleuri, généralement adopté par l’art anglais pour les grands édifices. Voulant enfin compléter son œuvre, notre missionnaire vint en France, en 1850, pour y chercher des auxiliaires chez les Frères de la Doctrine Chrétienne ; et, en 1852, il débarquait, une seconde et dernière fois, à Singapoor, avec 6 Frères, dont 3 pour Pénang, et 4 Sœurs de la Congrégation de Saint-Maur.

Les écoles des Frères, mises sur un autre pied que celui où elles se trouvent aujourd’hui, pourraient, à mon avis, donner de meilleurs résultats. Le caractère premier, comme la règle de ces établissements, devrait être la gratuité, prise du moins dans son application générale, et elle est loin d’y être comprise et pratiquée par le directeur actuel, malgré, il faut le dire, les conseils du P. Beurel ; d’où il résulte, vu la rareté et le peu d’aisance des catholiques anglais à Singapoor, que ces écoles ne font aucun progrès.

Il n’en est pas de même de l’établissement des Sœurs, dignes femmes qui, partout où elles se montrent, ne s’appellent que dévouement, bienfaisance et charité : cet établissement est à la fois une école et un asile pour les orphelines. Là, la gratuité est à l’état de règle et de pratique, ce qui fait que, sous le rapport de l’orphelinat, par exemple, dont les Sœurs s’occupent spécialement, elles ont obtenu un véritable succès, ayant, à l’heure qu’il est, dans leur maison, 70 petites ou jeunes filles, qu’elles entretiennent de toutes choses ; en total, 110 élèves, l’école comprise.

Les Frères ont environ 135 élèves, dont à peu près 30 seulement sont pensionnaires ou orphelins, c’est-à-dire entretenus par l’Œuvre, qui, chaque année, coûte au P. Beurel près de six mille francs, dont quatre mille francs pour le traitement des Frères : ce sont pour lui de coûteux auxiliaires.

Les Sœurs vivent, elles, de leur industrie et de ce qu’elles reçoivent de l’école payante.

Quant aux églises ou chapelles qui existent à Singapoor, il n’y en a proprement dit que 3. L’île renferme en outre 4,000 catholiques, parmi lesquels 12 à 1,500 Portugais schismatiques ou descendants de Portugais : du côté des catholiques, après les derniers recensements, assez exactement faits, l’on peut compter 1,200 Chinois, 300 Malabars, et une minime fraction d’Européens ou descendants d’Européens. D’autre part, à Singapoor, il ne doit y avoir que 5 à 600 protestants de toutes les dénominations.

À Pénang, il y a 2 églises et 2 écoles, et, à Battu-Kravan, comme à Wellesley, le nombre des chrétiens peut s’élever à environ 3,000. Malacca a également son église, bâtie dans le style gothique ; mais d’école, point ; et, dans l’intérieur du pays, une Mission, des plus intéressantes par la vie et les sacrifices des prêtres qui la composent, a déjà donné le baptême à plus de 400 sauvages idolâtres. En somme, de toutes ces institutions religieuses, la plus importante est, sans contredit, le collège de Pénang, destiné au clergé indigène des diverses Missions : il est dirigé par 6 professeurs, et renferme en ce moment 150 à 160 élèves chinois, cochinchinois, tonquinois et koréens.

À Singapoor, comme à Pénang, l’esprit de la population catholique est généralement bon, tout en se ressentant fatalement, à certains égards, du voisinage du protestantisme. Les Malais sont les plus résistants à la propagation chrétienne, tandis que les Chinois et les Malabars, qui, en fait, dominent par le nombre, lui donnent le plus d’adeptes. À ce propos, justice doit être rendue à l’autorité anglaise, qui laisse aux Missionnaires catholiques toute leur liberté de pensées et d’action, tout en se refusant, d’autre part, il est vrai, à les assister, à prendre même connaissance de leurs travaux : c’est de l’abstention impartiale, mais absolue. Le Catholicisme travaille donc seul à la civilisation des populations païennes de l’intérieur ; seul il bâtit des églises et des chapelles pour y attirer ces mêmes populations ; seul il cherche à les attacher au sol par le mariage, les Chinois, entre autres, en les aidant à faire venir, de leur patrie lointaine leurs femmes et leurs enfants ; moyen à peu près unique d’apporter quelque moralité chez des races qui sont arrivées aux derniers degrés de la démoralisation.

Enfin, pour clore ce rapide aperçu de l’état des Missions Étrangères dans la partie orientale des Indes : en Birmanie, nous avons 1 évêque et près de 25 missionnaires ; en Malaisie, 19, y compris les professeurs du collège de Pénang ; à Siam, 12 à 14 ; au Cambodge, 6 seulement ; au Laos, 3 ; en Cochinchine, fort peu en ce moment, bien que l’état constitutif de cette Mission soit de 7 à 8 évêques, chacun à la tête d’un gros personnel de prêtres. Mais, quant à présent, il n’y a sur les lieux que 5 évêques, ayant autour d’eux, disent les derniers rapports, plusieurs centaines de missionnaires fort zélés.

Un pareil ensemble de résultats est incontestablement aussi remarquable en lui-même que satisfaisant pour la Religion ; toutefois les meilleures comme les plus hautes causes ayant toujours, plus ou moins, leur côté faible, pourquoi, après avoir cherché à rendre aux institutions, aux hommes et à leurs actes, les éloges allant parfois jusqu’à l’admiration qui leur sont légitimement dus, ma conscience, comme mes observations, comme mes susceptibilités nationales, se croient-elles le droit d’adresser un reproche sérieux aux Missions en général, composées d’éléments français, Missions Étrangères ou Compagnie de Jésus (les Lazaristes exceptés), et de leur demander, en me fondant sur des faits notoires qui ne sont que trop fréquents, pourquoi, dans l’extrême Orient surtout, où leur rôle est plus large, plus militant que sur tout autre terrain, plus fatalement lié à celui de notre politique, elles persisteraient à sembler craindre, en général, dans la pratique, de se montrer françaises, tout en ne cessant pas pour cela de rester catholiques, deux qualités cependant essentiellement compatibles entre elles ?

Partout, et dans l’extrême Orient particulièrement, la France n’a-t-elle pas été, n’est-elle pas, ne sera-t-elle pas toujours la protectrice née du Catholicisme, la gardienne de ses intérêts temporels ? C’est même là une de ses forces et une de ses gloires : tous les jours, les Missions ne sont-elles pas, de sa part, l’objet de sacrifices moraux et matériels, en influences, en hommes, en argent ? Tous les jours, les Missions n’ont-elles pas, avec raison, recours à cette même France, pour la conservation de leurs droits ou pour la sécurité et le développement de leurs établissements ; et ne la trouvent-elles pas toujours prête ? Pourquoi, d’ailleurs, ne s’inspireraient-elles pas du sain exemple des grandes politiques de l’Europe, dont la sagesse et l’habileté consistent, plus que jamais aujourd’hui, à fuir l’isolement et à chercher leur force dans la cohésion des intérêts, dans les alliances assorties ? Et celle du Catholicisme et de la France n’est-elle pas essentiellement de ce nombre, traditionnelle, indiquée ? Enfin, dans mon vif désir de trouver un remède à un mal réel, j’irai plus loin, et je dirai aux Missions : Vous avez votre politique personnelle, vous voulez la conserver, soit ; mais, du moins, faites-la l’auxiliaire loyale et hautement avouée d’une puissance dont, constamment, je le répète, vous pouvez avoir besoin, et dont, constamment aussi, vous invoquez avec succès l’assistance. La Religion, qui est aussi la Civilisation, ne saurait que gagner à une pareille union, qui, en même temps qu’elle sauvegarderait les principes les plus respectables, viendrait doubler l’influence et les moyens d’action des causes qui l’auraient franchement contractée.

Que les Missions me pardonnent la franchise, peut-être même l’audace de mon langage : c’est parce que je suis convaincu, et que je me prétends catholique, que j’ose le leur tenir ; car je crois fermement que, plus que tout autre, aujourd’hui, il parle directement à leur intérêt véritable et bien compris, autant qu’à celui du Catholicisme, non-seulement dans l’extrême Orient, mais dans le Monde entier.

FIN

TABLE DES MATIÈRES.

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Avant-propos VII
La première Ambassade de France au Japon 3
Conférences de Yeddo 149
Traité de Yeddo 165
Première Affaire du Pei-ho 187
Traité de Tien-Tsin 207
Deuxième Affaire du Pei-ho 237
Troisième Affaire du Pei-ho (Conclusion ) 263
Traité de Pé-king 281
La Grande Muraille de la Chine (exploration de 1858 ) 297
Extraits d’auteurs anciens (à l'appui) 309
Des Missions Catholiques en Korée et dans l'Inde anglaise 327
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TABLE DES PLANCHES.

Carte du Japon 20
Plan japonais de la ville de Yeddo (fac-simile) 184
Plan japonais de la ville de Nagha-saki (id.) Ibid.
Manuels populaires du Japon (id.) Ibid.
Carte du nord de la Chine. 327


fin de la table


ERRATA


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Page 117, ligne 3, au lieu de : sa supériorité, lisez : leur supériorité.

Page 264, ligne 6, au lieu de : par le plénipotentiaire, lisez : par ce plénipotentiaire.

Page 117, ligne 3, au lieu de : Je tiens à rétablir, lisez : Je tiens à les rétablir.


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