Notice biographique et littéraire sur J. Delille

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Catherine Woillez
Firmin Didot Frères (p. i-viii).
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR J. DELILLE,
PAR MADAME WOILLEZ.

Jacques Delille, dont le talent enchanteur a répandu tant d’éclat sur la poésie française, fut privé, dès son berceau, de toutes les douceurs que l’heureuse enfance trouve d’ordinaire dans les affections de famille. Il naquit dans la Limagne, le 22 juin 1738, à Aigue-Perse, près de Clermont, de Marie-Hiéronyme Bérard, qui appartenoit à la famille de l’illustre chancelier de l’Hospital, et fut reconnu sur les fonts baptismaux par M. Montanier, avocat au parlement, qui mourut peu de temps après, lui laissant pour tout héritage une pension viagère de cent écus.

Ce fut avec ce modique secours qu’il vint à Paris, commencer ses études au collège de Lisieux, où, bientôt, son excellent caractère, son application, et surtout ses progrès, lui gagnèrent l’amitié des professeurs, qui se plurent à seconder ses heureuses dispositions. Encouragé par des succès, qui déjà présageoient ceux qu’il devoit obtenir un jour dans la littérature, le jeune élève sentit peut-être moins l’isolement auquel le réduisoit le malheur de sa naissance, et puisa dans cet isolement même le courage nécessaire pour se créer une existence indépendante des caprices de la fortune et des secours de la parenté.

Forcé de se livrer d’abord à l’instruction publique, il eut à vaincre, à sou entrée dans la carrière, tous les dégoûts attachés à l’emploi de maître élémentaire au collège de Beauvais ; et celui qui devoit un jour enrichir notre langue poétique, dit un de ses panégyristes, se vit réduit à donner à des enfants des leçons de syntaxe latine.

Cependant, la destruction de l’ordre des jésuites ayant laissé le collège d’Amiens à la disposition de l’autorité séculière, Delille y fut appelé en qualité de professeur d’humanités et pasassa ensuite à la chaire de troisième au collège de la Marche, à Paris. Ce fut pendant qu’il remplissoit ces diverses fonctions, qu’il travailla à son immortelle traduction des Géorgiques et à celle de l’Essai sur l’Homme de Pape, qui ne parut que plusieurs années après sa mort.

Jusqu’alors Delille n’étoit connu, comme poëte, que par quelques pièces fugitives, qui s’oublient aussi vite que la circonstance qui les fait naître. On distingua cependant, dans son Épître adressée à M. Laurent, à l’occasion d’un bras artificiel que cet habile mécanicien avoit fait pour un soldat invalide, une merveilleuse aptitude à rendre, avec autant de fidélité que d’élégance, les procédés des arts mécaniques dans une langue accusée longtemps d’être à-la-fois pauvre et dédaigneuse. Plusieurs fragments des Géorgiques, qui se répandirent vers cette époque dans le monde littéraire, donnèrent enfin la mesure du talent du jeune poëte.

Louis Racine, qu’il avoit consulté dès le commencement de son travail, avoit d’abord blâmé l’audace d’un tel projet. « La traduction des Géorgiques ! s’étoit-il écrié d’un ton sévère, c’est la plus téméraire des entreprises ! Mon ami Le Franc l’a tentée, et je lui ai prédit qu’il échoueroit. » Ayant consenti néanmoins à entendre la lecture que le jeune homme lui proposoit, non-seulement il avoit cessé de condamner son projet, mais il l’avoit fortement engagé à le poursuivre. Encourage par un tel suffrage, Delille poursuivit en effet, et l’événement prouva que Louis Racine avoit bien jugé du travail des deux rivaux ; mais il ne vécut pas assez pour voir accomplir sa double prédiction : il étoit mort depuis six ans lorsque Delille publia sa traduction à la fin de 1769.

Cette traduction, vraiment originale, suivant l’expression de Frédéric II, fut accueillie par un concert d’applaudissements, et fonda tout d’un coup la réputation du poëte ; mais au milieu de l’admiration générale que dévoient naturellement exciter un si beau talent et tant de difficultés vaincues, un critique sévère. Clément de Dijon, qui bientôt devoit attaquer Voltaire lui-même, voulut obscurcir la gloire du traducteur en recherchant minutieusement ses fautes. « Il apporta dans ses Observations critiques, dit M. Amar, savant éditeur et biographe de Delille, tout l’enthousiasme d’un admirateur passionné de Virgile, et la sévérité pédantesque, la minutieuse diligence d’un professeur qui, du haut de sa chaire, et la férule en main, corrige le devoir d’un écolier. Toujours sûr d’avoir raison quand il rapproche deux langues entre lesquelles il y a l’immensité ; quand il compare non pas un morceau d’une certaine étendue au morceau qui lui répond dans la traduction, mais quand il oppose le vers au vers, quelquefois même l’hémistiche à l’hémistiche, il abuse de ses forces et de ses avantages pour accabler le traducteur, vaincu d’avance par la supériorité de son modèle. Il eût été plus juste, plus digne d’une critique impartiale, de lui savoir gré de ses efforts, si souvent heureux ; de cette élégance continue, de cet emploi d’une foule de termes, exclus jusqu’alors de la langue des poètes, et surpris de s’y voir accueillis avec honneur ; de ne rechercher enfin dans cette traduction qu’un beau poème français sur le même sujet qui avoit inspiré à Virgile un si beau poëme latin. Le comble de l’art et le prodige du talent, dans le traducteur, étoit d’avoir fait lire et aimer Virgile de ceux mêmes qui connoissoient à peine de nom son chef-d’œuvre des Géorgiques, et d’avoir placé sur la toilette et entre les mains des femmes, celui peut-être de tous les ouvrages anciens qui devoit, par la nature de son sujet, prétendre le moins à cet honneur. Voilà ce qu’il convenoit de faire, et ce que n’a point fait Clément. Sa critique cependant ne fut point inutile à Delille : il fit habilement son profit de ce qu’il y trouva de bon ; et il en est résulté de nombreuses corrections de détails, et des améliorations sensibles dans l’ensemble de l’ouvrage. »

Les Observations de Clément, auxquelles se joignirent bientôt une infinité d’autres critiques, la plupart dictées par l’envie, ne purent arrêter le succès d’un ouvrage destiné à être l’un des plus beaux monuments de notre littérature. Voltaire, qui en jugeoit ainsi, rendit un hommage public au talent du traducteur, avec lequel il n’avoit eu jusqu’alors aucune relation, en écrivant à l’Académie, le 4 mars 1772 : « Rempli de la lecture des Géorgiques de M. Delille, je sens tout le prix de la difficulté si heureusement surmontée, et je pense qu’on ne pouvoit faire plus d’honneur à Virgile et à la nation. Le poème des Saisons et la traduction des Géorgiques me paroissent les deux meilleurs poèmes qui aient honoré la France, après l’Art poétique. Le petit serpent de Dijon (Clément) s’est cassé les dents à force de mordre les deux meilleures limes que nous ayons. Je pense, messieurs, qu’il est digne de vous de récompenser les talents en les faisant triompher de l’envie. M. Delille ne sait point quelle liberté je prends avec vous ; je désire même qu’il l’ignore. »

Delille fut en effet élu, peu de temps après, membre de l’Académie française ; mais le maréchal de Richelieu qui, grace à son rang, avoit été admis dans cette société illustre à l’âge de 24 ans, bien qu’à cette époque il n’eût encore écrit que des lettres galantes, ne craignit point de faire observer au monarque, sur lequel il avoit un entier ascendant, que le poète étoit trop jeune ( quoiqu’il eût alors 34 ans), pour prétendre à un honneur que Voltaire n’avoit obtenu qu’à l’âge de 55 ans.

Un prélat apprenant l’objection faite au poète dont il étoit l’ami, s’écria : « Trop jeune ! il a près de deux mille ans ; il est de l’âge de Virgile. » Les membres de l’Académie, qui probablement étoient de l’avis du prélat, nommèrent de nouveau, deux ans après, le traducteur des Géorgiques, et, cette fois, la nomination fut confirmée par le roi, qui joignit à cet acte de justice des témoignages particuliers de son estime pour le récipiendaire.

Delille succédoit à La Condamine, et le discours qu’il prononça à la louange de cet intrépide voyageur, dont il retraça avec autant d’art que de précision les courses aventureuses, obtint les suffrages de la nombreuse assemblée qui l’écoutoit, et fut cité comme l’un de nos plus brillants morceaux académiques.

Nommé, peu de temps après, à la chaire de poésie latine au Collège de France, le nouvel académicien s’y vit bientôt entouré d’une foule d’auditeurs qui ne se lassoient pas d’admirer cette chaleur entraînante, cette grace de diction qu’il possédoit à un si haut degré, et qui fit inventer pour lui le mot plaisant de dupeur d’oreilles.

Du reste, l’empressement avec lequel le public et les hommes de lettres les plus distingués accueilloient toujours ses ouvrages imprimés, prouve assez qu’il n’avoit pas besoin du débit pour assurer leur succès. Lorsque son poëme des Jardins parut, en 1780, le comte de Schomberg, qui déjà lui en avoit entendu réciter quelques fragments, mais qui trouva plus de charme encore à la lecture qu’il en fit lui-même, lui dit d’une manière à la fois délicate et flatteuse : « Je vous avois bien toujours dit que vous ne saviez pas lire vos vers. »

Les beautés de ce poëme, dont les deux derniers chants sont comptés parmi les meilleurs morceaux de poésie descriptive que nous ayons dans notre langue, ne purent toutefois désarmer la critique qui, depuis long-temps, s’apprêtoit à le juger : il fut l’objet de diverses satires plus ou moins amères, parmi lesquelles se signala surtout celle de Rivarol. Delille ne répondit point à ses détracteurs ; mais il profita des observations des littérateurs éclairés, et les nouvelles éditions de son poëme se succédèrent avec une telle rapidité, qu’un homme d’esprit lui écrivit : « Vos ennemis sont bien peu diligents ; ils n’en sont encore qu’à leur septième critique, et vous en êtes à votre onzième édition. »

Cet ouvrage avoit paru sous les auspices du comte d’Artois ; et ce prince, voulant donner à l’auteur une marque particulière de son estime, lui offrit l’abbaye de Saint-Severin, bénéfice simple, qui n’exigeoit pas l’engagement dans les ordres sacrés. Riche désormais du produit de ses travaux et des bienfaits de la cour, Delille put paroître avec plus d’aisance et d’agrément encore dans la société, dont il faisoit le principal ornement par les graces de son esprit et le charme particulier de son caractère.

Il avoit été accueilli à son entrée dans le monde, et ne possédant encore que son talent, par la célèbre madame Geoffrin, qui s’étoit plu à lui offrir des secours qu’il n’accepta pas, mais dont il consigna le souvenir dans ces vers du troisième chant du poëme de la Conversation :

Aux offres de la bienfaisance
Ma fière pauvreté ne consentit jamais :
Mais en refusant tes bienfaits,
J’ai gardé ma reconnoissance.

C’étoit auprès de cette femme charmante, véritable modèle d’amabilité, que le poëte avoit puisé les premières leçons de cette politesse pleine d’élégance qui le distinguoit si éminemment.

Quels que fussent, cependant, les agréments dont il jouissoit dans cette société brillante qui chaque jour le recherchoit avec plus d’ardeur, il s’en éloigna, en 1784, pour suivre le comte de Choiseul-Gouffier dans son ambassade à Constantinople. Trop près des beaux climats de la Grèce pour ne pas visiter des lieux si chers aux muses, il vit cette terre célèbre, il vit les ruines de la patrie de Sophocle et d’Euripide, et fut transporté d’un enthousiasme qu’il exprime d’une manière à la fois naïve et piquante dans une lettre adressée à une dame de Paris, madame de Vaisnes, qui en fit circuler plusieurs copies.

Le petit bâtiment où il se trouvoit à son retour d’Athènes, avec l’ambassadeur et sa suite, ayant été poursuivi par deux forbans, Delille donna dans cette circonstance des marques de sang-froid et même de gaîté dont toutes les gazettes parlèrent dans le temps : « Ces coquins-là, dit-il, ne s’attendent pas à l’épigramme que je ferai contre eux. « 

Il arriva toutefois sain et sauf à Constantinople avec son illustre ami, et passa une partie de l’été dans la charmante retraite de Tarapia, située sur les confins de l’Europe et de l’Asie à l’embouchure de la mer Noire, où il avoit sans cesse sous les yeux le magnilique spectacle des innombrables vaisseaux qui entrent de la mer Noire dans le Bosphore et du Bosphore dans la mer Noire ; cette foule de barques légères qui se croisent à chaque instant sur ce bras de mer, et, sur l’autre bord, ces riantes prairies d’Asie, ombragées de beaux, arbres, arrosées de plusieurs rivières et ornées d’un nombre infini de kiosques.

C’est dans ce lieu si propre aux inspirations poétiques qu’il travailla à son poëme de l’Imagination, où sa muse flexible et brillante a répandu tant d’intérêt et de richesses, et que l’on place au premier rang de ses compositions originales.

De retour à Paris au bout d’une année environ, Delille y reprit les fonctions qu’il remplissoit avec tant d’éclat soit dans l’Université, soit au Collège de France, et se livra de nouveau à la société, qui se montroit chaque jour plus empressée de l’accueillir. La révolution qui éclata vint bientôt l’arracher à ses travaux, à ses succès et à ses plaisirs, et lui enlever la fortune qu’il avoit amassée : il s’en consola en faisant des vers charmants sur la pauvreté ; mais ce qu’il ne put supporter avec la même résignation fut la perte de ses amis, dont le sang ruisseloit chaque jour sur les échafauds. Poursuivi lui-même et conduit devant un comité révolutionnaire, il y parut avec cette tranquillité d’ame qui ne l’abandonnoit jamais que pour les afflictions d’autrui, et fut chaudement défendu par un compagnon maçon qu’il ne connoissoit pas, et dont le principal argument fut qu’il ne falloit pas tuer tous les poëtes, mais en conserver au moins quelques uns pour chanter nos victoires. L’argument réussit, et le poëte fut sauvé. Il eut le courage de refuser, peu de temps après, un hymne que lui fit demander Robespierre pour la bizarre cérémonie à laquelle on donna le nom de Fête de l’Être Suprême, et répondit aux menaces qu’on lui faisoit : « Que la guillotine était fort commode et fort expéditive. » Cédant ensuite cependant aux instances réitérées que lui fit le président d’un comité révolutionnaire, il composa un dithyrambe, où il peignit avec autant d’énergie que de talent l’effrayante immortalité du coupable, et l’immortalité consolante de l’homme de bien.

Échappé, comme par miracle, à ces périlleuses épreuves, Delille quitta Paris en 1794, et se retira à Saint-Dié, patrie de la compagne fidèle qui partageoit alors ses peines et devoit bientôt soulager ses infirmités. C’est là qu’il termina un ouvrage commencé depuis plus de vingt ans, sa traduction de l’Énéide, dont il avoit lu le ive chant à l’Académie française, en 1775, et quelques fragments à Voltaire, qu’il étoit allé voir à Ferney, en 1776. Cette traduction, que l’on trouve inférieure à celle des Géorgiques, mais qui n’en restera pas moins une portion durable de la gloire du Virgile français, ne fut publiée qu’en 1804, et fut dédiée à l’empereur Alexandre.

Après une année environ de séjour dans les Vosges, Delille s’éloigna définitivement de la France, toujours en proie à l’anarchie, et se réfugia à Bale. Il s’y trouvoit en 1796, lors de la retraite de Moreau et du bombardement d’Huningue, et se rendoit souvent, dit-on, sur les bords du Rhin pour y contempler ce terrible spectacle, et suivre de l’œil le jeu et les effets de la bombe, qu’il a décrits d’une manière si poétique dans le premier chant de son beau poëme des Trois Règnes de la Nature. Ce trait, qui rappelle celui de Vernet peignant une tempête au milieu de la mer en courroux, fut révoqué en doute par M. Daru, dans son’Épitre à Delille :

Le croirai-je, qu’au lieu de ces chants héroïques,
Tranquille, sons l’abri des rochers helvétiques,
Tu venois tous les jours, près du Rhin embrasé,
Sous le foudre ennemi voir Huningue écrasé ;
Suivre dans l’air en flamme, avec des yeux débiles,
Ces comètes d’airain qui renversoient nos villes ;
· · · · · · · · · ·
Non, non : tes faux amis l’ont en vain publié :
Je ne le croirai point : ils l’ont calomnié.

« Oui sans doute, dit M. Amar, tous ceux qui ont personnellement connu le chantre de la Pitié, savent assez combien il étoit incapable, par caractère, de se faire un jeu barbare du spectacle de la destruction et de la mort, pour le spectacle lui-même ; mais ils conçoivent également qu’une tête aussi éminemment poétique fût très-susceptible d’émotions nouvelles ; qu’elle les recherchât et les reçût avec avidité, de quelque nature qu’elles fussent, et abstraction faite de l’objet qui les excitoit. C’est ainsi qu’habitant peu de temps après le village de Glairesse, le seul aspect de cette île de Saint-Pierre, dernière retraite du malheureux Rousseau, et si délicieusement décrite par lui, retrace tout-à-coup au poëte de l’Imagination les infortunes, le génie, le caractère et les foiblesses du célèbre écrivain, et inspire à Delille ce morceau d’une sensibilité si vraie, si affectueuse, et d’une mélancolie si douce, dont il a enrichi le sixième chant de son poëme. »

Le poëte obtint du gouvernement de Berne le droit de bourgeoisie dans cette même île dont l’illustre prosateur avoit été banni, et ce fut dans cette retraite paisible, embellie de tout ce que la nature peut offrir de plus enchanteur et de plus pittoresque, qu’il acheva le poëme des Trois Règnes et celui de l’Homme des Champs, ou les Géorgiques françaises, que l’on trouve supérieur au poëme des Jardins, par l’intérêt du sujet et la régularité du plan.

Après deux ans de séjour en Suisse, Delille se rendit à Brunswick, où il composa le poëme de la Pitié, dont le succès a été contesté avec tant d’aigreur, malgré les beautés qu’il renferme ; il passa ensuite à Londres, où il traduisit le Paradis perdu, et donna une seconde édition du poëme des Jardins, enrichie de nouveaux épisodes, et de la brillante description des parcs qu’il avoit eu occasion de voir en Allemagne et en Angleterre.

Ainsi, chaque pause de son exil étoit marquée par quelque nouvelle production de son talent. Mais cette suite non interrompue de travaux, qui dès long-temps avoient contribué à affoiblir la vue du poëte, finit aussi par altérer sa santé. Sa traduction du Paradis perdu, qu’il fit, dit-on, en l’espace de quinze mois, fut suivie d’une attaque de paralysie qui augmenta ses infirmités ; et lorsque dans la suite on le félicitoit sur cette admirable traduction, que l’on trouve plus originale encore que celle des Géorgiques, il répondoit qu’elle lui avoit coûté la vie.

Cependant l’ordre se rétablissoit en France ; les arts et les lettres y étoient remis en honneur, et les debris épars des quatre académies avoient été réunis, en 1795, sous le nom d’Institut National. Delille ne répondit point alors aux vœux unanimes de ce corps illustre qui le réclamoit, et ce ne fut qu’en 1802, que cédant enfin aux instances réitérées de ses nombreux amis, il renonça à son exil volontaire, et rentra dans sa patrie, « comme l’abeille rentre dans sa ruche, dit M. Michaud, chargé des trésors qu’il avoit amassés dans ses courses lointaines. » Outre l’Homme des Champs, qu’il avoit fait paroître en 1800, Delille publia, presque simultanément, la Pitié, l’Énéide, le Paradis perdu, l’Imagination, et une nouvelle édition du poëme des Jardins. Ces nombreuses publications, dont on est peut-être moins redevable à la volonté de l’auteur qu’à l’insatiable avidité de gloire que sa femme avoit pour lui, furent toujours accueillies avec transport, malgré les traits de l’envie qui s’efforçoit de les déprécier ; et il n’en est pas une dont le succès n’ait été constaté par des réimpressions multipliées, et, plusieurs d’entre elles, par des traductions en diverses langues.

Réintégré dans ses fonctions de professeur au Collège de France, Delille entra enfin à l’Institut. Le jour où il y parut en séance publique fut pour lui un véritable triomphe, qui s’est renouvelé chaque fois qu’il s’y est montré. Il n’eût tenu qu’à lui d’obtenir, avec ces marques touchantes de l’estime et de l’admiration de ses contemporains, les faveurs d’une cour jalouse de le compter au nombre de ses partisans ; mais l’inébranlable fermeté de sentiments qui l’avoit fait braver les menaces de la terreur, le fit résister aux séductions du pouvoir impérial, et rien ne put le décider à consacrer à la gloire de Napoléon les accents d’une lyre qu’il avoit vouée à retracer les malheurs de ses anciens maîtres.

Cependant les infirmités de Delille s’accroissoient : il étoit aveugle ; mais les soins assidus de sa compagne, et ceux de ses amis, lui déroboient l’ennui de cette cruelle cécité. Chaque jour se rassembloit autour de lui un cercle de littérateurs et d’artistes distingués, de femmes charmantes qui s’empressoient à lui plaire et à lui offrir toutes les délices de la plus franche amitié. On sait avec quelle ingénieuse adresse ce cercle aimable se prêtoit à l’entourer de toutes les jouissances auxquelles il avoit attaché du prix dans sa jeunesse : témoin ce dîner charmant qu’il crut faire au Cadran Bleu, pour lequel il avoit une predilection particulière, et qu’il fit au faubourg Saint-Germain, chez un de ses amis, où s’&toient réunis d’avance plusieurs membres de l’Académie, des gens de lettres, des artistes célèbres, des femmes aimables et l’élite des premiers théâtres de la capitale, qui, tous, s’étoient distribué différents rôles pour amuser l’honorable vieillard, lui rendre hommage, et lui retracer l’une de ces scènes populaires auxquelles il se plaisoit tant autrefois à assister au boulevart du Temple.

Cette scène, que la plume élégante de M. Bouilly a retracée de la manière la plus touchante, produisit sur Delille une si complète illusion, les rôles furent joués avec un ensemble, une gaîté, une précision si parfaite, qu’en reconnoissant son erreur, il doutoit encore qu’il ne fût pas à son cher Cadran Bleu ; mais enfin désabusé par l’aveu même des acteurs, et ne pouvant plus résister aux diverses émotions qui remplissoient son ame, il s’écria, se laissant aller dans les bras de ses amis : « Ah ! comment exprimer ce que j’éprouve ?… Quoi, tant de monde pour amuser un pauvre vieillard !… Ce n’est qu’en France que l’on peut inventer une scène aussi délicieuse ; ce n’est que dans sa patrie que l’on peut recevoir de si touchants hommages… Mes amis, mes confrères, hommes aimables, artistes célèbres qui m’entourez, et vous, femmes charmantes, que je sens près de moi, et que je crois voir encore, puissiez-vous tous partager mon ivresse !… Ah ! quand je ne serai plus, vous aurez le droit de vous dire : Nous avons prolongé la vie du poëte-aveugle ; c’est parmi nous que Delille passa le plus beau jour de sa vie. »

Les heureuses qualités qui avoient attiré à Delille des amis si empressés ne s’altérèrent point dans ses dernières années, et, malgré l’affoiblissement progressif de sa santé, il continua à cultiver les muses. Le poëme de la Conversation, qui parut en 1812, et qui révéla dans l’auteur un nouveau genre de talent, celui de saisir et de peindre les travers de la société avec la justesse et la finesse caustique de La Bruyère, est le dernier ouvrage qu’il ait publié, mais non le dernier auquel il travailla : il s’occupoit d’un poème sur la vieillesse, disant quelquefois à ses amis qu’il n’étoit que trop plein de son sujet, lorsqu’il fut enlevé aux lettres et à l’amitié, le 1er mai 1813, à l’âge de 75 ans.

Les plus grands honneurs furent prodigués à ses restes. Son corps, embaumé et injecté, resta, durant plusieurs jours, exposé sur un lit de parade, dans une des salles du Collège de France. L’Institut en corps, l’Université, et tout ce que la capitale avoit de savants, d’hommes de lettres et d’artistes distingués, assistèrent à ses funérailles. Ses élèves, parmi lesquels se trouvoient des maîtres, portèrent son cercueil et payèrent à sa mémoire, dans plusieurs discours éloquents, le tribut de leur douleur et de leur admiration.

Delille avoit donné, dans l’épître dédicatoire de son poëme de l’Imagination, l’idée du modeste monument où il desiroit que reposât un jour sa dépouille mortelle :

Ma plus chère espérance et ma plus douce envie,
C’est de dormir au bord d’un clair ruisseau,
A l’ombre d’un vieux chêne ou d’un jeune arbrisseau :
Que ce lieu ne soit pas une profane enceinte :
Que la religion y répande l’eau sainte ;
Et que de notre foi le signe glorieux,
Où s’immola pour nous le rédempteur du monde,
M’assure, en sommeillant dans cette nuit profonde,
De mon réveil victorieux.

La veuve du poëte-chrétien a rempli ces pieuses intentions aussi fidèlement que les circonstances locales le permettoient, en lui faisant élever, au cimetière du P. La Chaise, un mausolée où se trouve pour toute inscription : Jacques Delille. Ces mots sont à eux seuls un grand éloge ; car, en même temps qu’ils nous rappellent le souvenir d’une perte immense pour les lettres, ils retracent à notre pensée cette longue suite de travaux qui n’a fatigué que l’envie, et qui portera le nom de Jacques Delille à la postérité.

Aucun poëte, en effet, ni dans l’antiquité, ni parmi les modernes, n’a laissé un plus grand nombre de vers et de beaux vers. S’il a souvent négligé l’invention et la régularité dans la conception et l’ensemble de ses poèmes, aucun écrivain n’a montré plus d’esprit et de goût, un sentiment plus exquis des mystères de notre versification, une connoissance plus approfondie des ressources de notre style poétique : personne n’a possédé à un plus haut degré l’art d’ennoblir les mots par leur emploi, de donner à ses idées un coloris plus brillant, à la langue une harmonie plus soutenue, et personne enfin n’a su répandre plus d’intérêt, de grace et de richesses dans les détails.

Sous le rapport des qualités sociales, ce poëte n’a pas moins de droits à notre estime et à nos éloges : l’urbanité, la douceur de son caractère, la bonté de son cœur, la gaîté, le charme inimitable de sa conversation, lui attirèrent autant d’amis qu’il y eut de gens distingués à portée de le connoître. « Il racontoit avec grace, dit M. Duviquet, s’exprimoit avec feu, ne parloit de lui qu’en reculant devant les provocations les plus pressantes, comme Horace ne récitoit ses vers que lorsqu’il s’y voyoit obligé par la reconnoissance ou par l’amitié. Frondoit-il un ridicule, ce qui lui arrivoit assez souvent, il regardoit autour de lui, et si le trait prêt à partir pouvoit atteindre même indirectement une personne de l’assemblée, il le retenoit dans sa main, ou le laissoit tomber à terre. Un caractère aussi liant et aussi aimable le faisoit rechercher dans les premières sociétés de la capitale ; il y portoit l’enjouement et la naïveté d’un enfant ; galant et respectueux auprès des dames ; libre, mais sans morgue et avec décence, auprès des grands ; applaudissant aux succès, je ne dirai pas de ses rivaux (depuis la mort de Voltaire il n’en avoit plus), mais de ses confrères ; sûr de sa supériorité, parce qu’il avoit trop d’esprit pour la méconnoître, et trop aussi pour ne pas affecter de l’ignorer ; comme il savoit se taire, et que sa présence ne gênoit point les parleurs, il observoit en souriant, prenoit ses notes de mémoire, et le soir, rentré chez lui, les confioit à ses tablettes. »

Si nous joignons à ce portrait celui que l’on attribue à sa veuve elle-même, nous aurons une idée plus complète encore du caractère de l’homme célèbre qui a laissé dans la mémoire de ses amis de si doux souvenirs. « Delille faisoit remarquer, dit-elle, une grande conformité entre le caractère de ses écrits et sa physionomie : ils avoient de la noblesse, de la simplicité, de l’élévation, de l’esprit, de la franchise, de la gaîté et de la mélancolie. Mais c’etoit dans ses regards qu’il falloit chercher sa physionomie tout entière. Ils étoient si expressifs, qu’on ne vouloit plus croire à leur extrême foiblesse, lorsque la conversation animoit ses yeux, et qu’ils animoient la conversation. « Laissez-moi le voir, disoit une femme à quelqu’un qui s’étoit placé devant elle dans une société nombreuse où il lisoit un poëme : quand je ne le vois pas, je ne l’entends plus. »

« Sa sensibilité le rendoit fidèle, non-seulement à ses amis, mais aux personnes qui l’intéressoient, aux lieux mêmes qu’il avoit habités. Ses ouvrages sont pleins de ses premiers souvenirs. Le commentaire de ses vers étoit toujours dans son cœur… Il sembloit n’avoir aucune mémoire pour les choses de vanité ; et, quand il parloit de lui, il oublioit toujours les moments les plus brillants de sa gloire… Ses ouvrages l’occupoient beaucoup ; il aimoit le travail ; il détestoit la publicité. S’il fût né avec un peu de fortune, il n’eût rien fait imprimer de son vivant. Il donnoit des preuves de foiblesse dans les petites occasions ; il étoit sublime dans les grands événements. Son ame sembloit appartenir tour-à-tour à la gaité, à la mélancolie ; l’une se répandoit dans sa conversation, l’autre dans ses ouvrages. Ses entretiens avoient de la grace, parce que, toujours naturel et simple, il ignoroit l’affectation qui la détruit. En général, il régnoit un grand accord entre son esprit et son cœur ; il n’auroit pu se peindre, il ne se connoissait pas. Il n’exprimoit jamais que ce qu’il avoit éprouvé ou senti. Quoi qu’en aient dit des détracteurs injustes, j’ai vu souvent ses larmes suivre ou précéder les vers qu’il me dictoit. L’envie de plaire, chez lui, ressembloit à la vertu ; inspire par sa bienveillance naturelle, il faisoit pour sa société ordinaire les mêmes frais que pour les cercles les plus nombreux. De toutes les vertus qui composoient son caractère, la reconnoissance étoit celle qu’il cultivoit le plus soigneusement. L’ingratitude lui sembloit le plus hideux des vices. Il aimoit beaucoup ; il aimoit d’être aimé. Il ne regrettoit point la perte de sa fortune ; mais il pleuroit amèrement celle de ses amis. »

Les ouvrages de Delille ont été publiés dans l’ordre suivant : les Géorgiques de Virgile, traduites en vers français, Paris, 1769, in-12, 1782 et 1785, 1809 dans tous les formats, avec des notes et des variantes ; les Jardins, ou l’Art d’embellir les Paysages, 1780 ; ce poëme en quatre chants eut un grand nombre d’éditions successives : il fut réimprimé à Londres en 1800, et à Paris en 1802 ; l’Homme des Champs, ou les Géorgiques françaises, 1800, a été traduit en vers latins avec le texte en regard, par M. Dubois, 1808, in-18 ; Poésies fugitives ; 1802 : le recueil publié sous le titre de Poésies diverses, an ix, 1801, in-12 et in-18, a été désavoué par Delille ; Dithyrambe sur l’Immortalité de l’ame, suivi du passage du Saint-Gothard, poëme traduit de l’anglais, de madame la duchesse Devonshire, 1802 ; la Pitié, poëme en quatre chants, Londres et Paris, 1803 : ce poëme a été tronqué dans la première édition qui parut en France ; une édition complète, faite en même temps, fut saisie par la police, et l’un des éditeurs fut emprisonné ; l’Énéide de Virgile, traduite en vers français, 1805 ; l’Imagination, poëme en huit chants, 1806 ; les Trois Règnes de la Nature, 1809 ; la Conversation, 1812. Les Œuvres complètes de Delille ont été publiées en 17 volumes in-8°, Paris, 1816, et en 16 volumes in-8°, Paris, 1824.

MM. Regnaud de Saint-Jean d’Angely, Arnault et Delambre, ont prononcé l’éloge funèbre de Delille sur sa tombe. M. Campenon, son successeur à l’Institut, lui a payé un juste tribut d’éloges, ainsi que M. Tissot, qui l’a remplacé dans la chaire de poésie latine, au Collège de France.


fin de la notice.