Notice de deux papyrus égyptiens en écriture démotique
On connaît déjà, par les travaux des archéologues et des critiques, plusieurs de ces papyrus rapportés d’Égypte dans ces dernières années, et qui, de peu d’étendue comparativement aux autres papyrus en écriture hiéroglyphique ou en écriture hiératique, offrent ordinairement un texte égyptien en écriture démotique ou populaire. On les a désignés sous la dénomination particulière de contrats, parce que, en effet, leur contenu se rapporte ordinairement à des transactions entre particuliers, ainsi qu’on l’a reconnu soit par une espèce d’enregistrement ou de sommaire écrit en grec et ajouté à une marge du texte égyptien, soit par l’examen de ce texte même, ou bien enfin par des contrats purement grecs, analogues dans la forme et dans l’objet aux contrats égyptiens. De plus, on sait aujourd’hui que la langue égyptienne, et ses trois écritures diverses, n’ayant pas cessé d’être d’un usage général en Égypte sous la domination des rois macédoniens, on y rédigeait très-souvent les contrats dans les deux langues simultanément, en écriture démotique et en égyptien, la langue de la nation, et en grec, la langue de l’administration publique. Il existe, en effet, en Angleterre, outre l’inscription de Rosette ; un contrat grec, qui est la traduction d’un contrat égyptien récemment acquis pour le Cabinet des Antiques de la Bibliothèque du Roi de France. M. le docteur Young vient de publier cette copie grecque, qui est à Londres, ce savant Anglais ayant d’abord reconnu l’identité des deux textes, d’après la lecture des noms propres du protocole de l’acte égyptien, qui lui a été communiquée par mon frère l’année dernière. Les deux actes sont, réellement, les mêmes ; le texte grec est intitulé : ΑΝΤΙΓΡΑΦΘΝ ΣΥΝΓΡΑΦΗΣΑΙΓΥΠΤΙΑΣ copie du contrat égyptien ; ils commencent l’un et l’autre par la même date, et les noms des officiers publics qui les ont signés sont aussi les mêmes. Le sens du mot ΑΝΤΙΓΡΑΦΘΝ ne présente aucun doute ; mais il pourrait encore servir, vu la circonstance dans laquelle il est employé, à expliquer entièrement la nature des fonctions de l’ΑΝΤΙΓΡΑΦΕΥΣ qui est toujours nommé avec le ΔΙΑΓΡΑΦΕΥΣ et l’ΥΠΟΓΡΑΦΕΥΣ dans l’enregistrement grec de tous les contrats rapportés d’Égypte, et qui aurait pu être aussi une espèce de copiste ou traducteur-juré, délégué de l’autorité publique pour écrire, dans la langue administrative, des contrats rédigés en langue et en écriture du pays. Ainsi l’étude de ces précieux débris de l’antiquité égyptienne, peut fournir chaque jour quelque résultat nouveau, et l’on sait combien le petit nombre des contrats connus et publiés a déjà procuré de notions historiques de quelqu’intérêt. Il devait d’ailleurs en être ainsi, d’après l’usage adopté, dans la rédaction des actes publics passés en Égypte durant la domination des Ptolémées, de mentionner dans leur protocole non-seulement l’année du règne et le surnom du souverain régnant, mais encore plusieurs prêtres ou prêtresses, et au premier rang parmi eux, le prêtre d’Alexandre-le-Grand, fondateur de la monarchie macédonienne en Égypte, et dont le nom est suivi dans ces contrats des noms de tous les rois Ptolémées morts depuis Alexandre et associés à ses honneurs, jusquesau roi régnant. Ainsi, le protocole, dans les actes publics de quelque importance, et, pour cela même, plus soignés dans leur texte, offre la série généalogique et chronologique des rois Ptolémées, et ces documens sont très-précieux pour leur histoire. Nous avons fait voir ailleurs[2] comment le seul contrat grec, appelé de Ptolémaïs et publié par M. Boëck, à Berlin, a suffi pour mettre hors de doute le règne d’un Ptolémée-Eupator, que nous avions exhumé, en quelque sorte, de l’oubli absolu où l’avaient laissé tous les historiens et tous les critiques avant nous ; et encore pour confirmer pleinement ce que nous avions aussi cherché à établir sur la véritable durée du premier règne de Ptolémée-Soter II, portée à dix-sept ans par les uns, à quinze par d’autres, et qui est fixée à dix ans dans nos Annales des Lagides[3] L’examen soigneux de ces contrats est donc, à bien juste titre, l’objet des « travaux des philologues de notre tems ; il promet quelques heureux résultats, et de plus nombreux encore à mesure que l’époque relative de ces contrats divers se rapprochera de plus en plus, que le texte de leur protocole sera plus régulier et plus complet ; surtout enfin quand, au lieu de la simple mention des divers prêtres qu’il était ordonné d’y relater, on y trouvera de plus et leurs noms et ceux de leur père, avec l’énoncé de leurs fonctions. C’est de là qu’on doit tirer en effet des données certaines, et qui nous ont manqué jusqu’ici, sur l’ordre de ces prêtres, sur leurs familles, leurs noms, leur succession, et sur la durée annuelle ou perpétuelle de leur sacerdoce.
Bien des doutes restaient encore à éclaircir sur ce point pour l’Égypte des Lagides ; mais les deux papyrus qui sont le sujet de cette notice, et qui font partie d’une seconde collection d’antiquités égyptiennes récemment envoyée à M. Thédenat du Vent fils, serviront à résoudre quelques-uns de ces doutes. Ces deux contrats sont l’un et l’autre du règne de Ptolémée-Épiphane, l’un de l’an 4 et l’autre de l’an 8 ; chacun deux, ce qui n’existe sur aucun autre contrat connu, contient, pour son époque, le nom du prêtre d’Alexandre, le nom de l’athlophore de Bérénice-Évergète, celui de la canéphore d’Arsinoé-Philadelphe, et enfin le nom de la prêtresse d’Arsinoé-Philopator. L’inscription de Rosette est du même règne et de la 9e. année ; elle contient aussi les noms de ce prêtre et de ces prêtresses : ainsi nous avons à comparer trois monumens du même règne et de trois époques différentes, l’an 4, l’an 8 et l’an 9 ; ce hazard peut se présenter encore pour d’autres règnes ; arrêtons-nous à examiner ce qu’il peut nous apprendre sur celui de Ptolémée-Épiphane en particulier, et, en général, sur l’état, en Égypte, des prêtres chargés du culte posthume des rois et des reines qui furent ses ancêtres. Nous verrons aussi comment il peut concourir à expliquer, autrement qu’on ne l’a fait jusqu à présent, deux passages importans de l’inscription de Rosette.
En faisant notre examen critique d’après la traduction française du protocole de ces deux contrats égyptiens écrits en caractères démotiques, traduction faite avec le secours de l’alphabet de cette écriture, complété et publié par mon frère[4] après les travaux de MM. Silvestre de Sacy et Ackerblad, je ne dois pas craindre qu’il s’élève des doutes sur l’exactitude de cette traduction, la certitude et la facile application de cet alphabet, les épreuves auxquelles il a déjà été soumis[5], et ses résultats naturels, devant nous dispenser de la justifier quant aux noms propres des Ptolémées inscrits dans ces contrats ; et quant à leurs surnoms et à quelques mots autres que des noms, qui se lisent également dans le texte des deux protocoles, le sens des signes démotiques qui les expriment ne saurait non plus offrir aucun doute, le littéré de ces protocoles étant le même dans tous les contrats, sauf le nombre des noms selon les époques, et quelques-uns de ces signes existant aussi, et avec le même sens déjà reconnu, dans l’inscription de Rosette. Toute autre démonstration est d’ailleurs hors du cadre de cette notice ; nous y joignons un fac simile lithographique du protocole de ces deux contrats.
Voici la traduction française de ces deux protocoles :
Papyrus, no 1. Dans l’année 4e. du roi Ptolémée, fils de Ptolémée et d’Arsinoé, dieux (Philopatores) ; étant prêtre d’Alexandre, et des dieux Adelphes, et des dieux Évergètes, et des dieux Philopatores, et du roi Ptolémée-Euchariste, Déméfrius, fils de Sitaltès ; étant Areia, fille de Diogène, athlophore de Bérénice-Évergète ; étant Nicias, fille d’Apelle canéphore d’Arsinoé-Philadelphe ; étant Irène, fille de Ptolémée, prêtresse d’Arsinoé-Philopator.
Papyrus, no 2. Dans l’année 8e. du roi Ptolémée, fils de Ptolémée et d’Arsinoé, dieux (Philopatores) ; étant, prêtre d’Alexandre, et des dieux Adelphes, et des dieux Évergètes, et des dieux Philopatores ; et des dieux Soters, Ptolémée, fils de Ptolémée, fils de Horoshermès ; étant Dropion, fille de Ménapion, athlophore de Bérénice-Évergète ; étant Démétria, fille de Philinus, canéphore d’Arsinoé-Philadelphe ; étant Irène, fille de Ptolémée, prêtresse d’Arsinoé-Philopator.
Il n’est pas inutile de transcrire ici le protocole analogue de l’inscription de Rosette, le voici : (ligne 4) dans l’année 9e., (ligne 9), (du roi Ptolémée, fils du roi Ptolémée et de la reine Arsinoé, dieux Philopatores) ; (ligne 4), étant Aëtés, fils d’Aëtès, prêtre d’Alexandre, et des dieux Soters, et des dieux Adelphes, et des dieux Évergètes, et des dieux Philopatores, et du dieu Épiphane-Euchariste ; étant Pyrrha, fille de Philinus, athlophore de Bérénice-Évergète ; étant Aréia, fille de Diogène, canéphore d’Arsinoé-Philadelphe ; étant Irène, fille de Ptolémée, prêtresse d’Arsinoé-Philopator.
Nous ne croyons pas nécessaire de rapporter ici le texte grec, très-connu, de cette partie de l’inscription de Rosette, ni de soumettre à ses formules le texte des deux autres protocoles, leur discussion devant entièrement porter sur les faits et non pas sur les mots de ces textes. Nous ferons donc remarquer dès l’abord l’analogie de ces trois protocoles : dans les trois, la date de l’année se trouve à leur commencement, et nous expliquerons plus bas celles des deux papyrus. Le nom du souverain régnant y suit immédiatement cette date de l’année ; et ce souverain est le cinquième des Ptolémées, le fils et le successeur de Ptolémée et d’Arsinoé Philopatores, comme le disent les trois textes : il s’ensuit que les deux nouveaux papyrus que nous examinons, sont les plus anciens de tous ceux des tems des Lagides que l’on connaît jusqu’ici.
Immédiatement après le nom du prince régnant, on y lit les noms du prêtre d’Alexandre et des quatre Ptolémées, ses premiers successeurs, Soter, Philadelphe, Évergéte et Philométor : on doit toutefois avertir que le nom des dieux Soters (Ptolémée Soter et Bérénice, sa femme) est omis dans le papyrus, no 1, et que, dans le no 2, ces mêmes noms, qui doivent être les premiers dans l’ordre des tems, y sont au contraire les derniers. Mais de semblables inadvertances peuvent exister sans conséquence dans des contrats de cette nature, ouvrages d’officiers publics plus ou moins attentifs à la régularité chronologique de ces protocoles, desquels la valeur du contrat ne pouvait dépendre nullement.
Nous avons déjà fait remarquer, dans le texte du contrat grec de Ptolémaïs, des irrégularités d’un autre genre, d’abord dans la mention des prêtresses des trois reines Lagides auxquelles cet honneur fut déféré, où l’écrivain mit καὶ θεᾶς Ἀρσινόης au lieu de ἱερέιας Ἀρσινόης, et je dis l’écrivain, parce que je crois que M. Boëck a très-bien lu ce passage du fac simile du manuscrit original, et que les mots καὶ θεᾶς sont très-apparens dans les copies gravées, publiées par le même M. Boëck, à Berlin, et par M. Jomard, à Paris. Il en résultait contre le texte formel des monumens existant, que la canéphore d’Arsinoé-Philadelphe était en même tems la canéphore d’Arsinoé-Philopator, et que celle-ci n’avait pas sa prêtresse particulière. Nous avons exposé, dans nos Éclaircissemens historiques sur le contrat de Ptolémaïs (pages 32 à 36), nos doutes sur l’exactitude de cette leçon, sur la certitude du fait historique qui en résultait, et nos motifs pour y substituer, d’après l’inscription de Rosette, les mots καὶ θεᾶς Ἀρσινόης qui conservaient l’ordre ordinaire de ces faits ; ces motifs paraissent avoir été admis postérieurement dans une Notice insérée au Journal des Savans[6] ; et comme on l’observe très-bien à ce sujet, la question est résolue par le contrat grec de la quatrième année du règne de Cléopâtre et de Soter II, analysé par M. Saint-Martin dans cette Notice que nous citons, contrat qui porte sans difficulté ἱερέας (pour ἱερέιας) Ἀρσινόης. Ainsi nos doutes et notre substitution se trouvent pleinement confirmés ; et M. Young a admis cette correction dans le texte de ce contrat, qu’il vient de réimprimer dans son ouvrage tout récemment publié à Londres[7].
On trouve encore dans le même contrat de Ptolémaïs le surnom du quatrième Ptolémée, écrit εὐπάτωρ au lieu de φιλοπάτωρ, et nous avons aussi indiqué ce mot comme une fausse leçon ; on a cru, et MM. Letronne[8] et Saint-Martin[9] se sont rencontrés sur cette idée, que Ptolémée-Philopator a pu porter aussi le surnom d’Eupator ; c’est le contrat seul et le désir d’expliquer cette espèce d’anomalie qui sont la source de cette opinion ; il est vrai que Josèphe dans un passage cité par ces deux académiciens, désignant, dans l’intervalle de quelques lignes, le même Ptolémée d’abord par le surnom d’Eupator, et, un peu plus bas, par celui de Philopator[10], appuie singulièrement leur sentiment. L’on peut toutefois remarquer que le contrat de Soter II, qui porte bien le surnom de Philopator, ainsi que l’inscription de Rosette, exigent cette correction dans le contrat de Ptolémaïs ; Josèphe reste donc seul avec sa leçon εὐπάτορα, qui peut être vicieuse, rectifiée même par quelque manuscrit, et qui, isolée, se trouve en contradiction manifeste avec tous les auteurs grecs qui ont parlé de Ptolémée-Philopator qu’ils n’ont jamais désigné par le surnom d’Eupator : nous inclinerions donc à corriger à la fois le texte de Josèphe en même tems que celui du contrat de Ptolémaïs, par le texte du contrat de Soter II, et celui des autres manuscrits grecs qui désignent tous unanimement le fils de Ptolémée-Évergète I par le seul surnom de Philopator. Pour les mêmes motifs encore nous laisserions l’inscription, de Papbos en l’honneur d’un Ptolémée-Eupator, au jeune fils de Philométor qui, sans nul doute, porta ce surnom d’Eupator, et régna quelques mois en Égypte, ainsi que nous l’avons suffisamment démontré ailleurs[11].
Revenant aux deux nouveaux contrats, on voit que les noms des prêtres d’Alexandre et des Ptolémées, sont suivis des noms des athlophores de Bérénice-Évergète, des canéphores d’Arsinoé-Philadelphe, et de la prêtresse d’Arsinoé-Philopator ; et l’on remarquera que, excepté pour la prêtresse de cette dernière Arsinoé, tous les autres noms sont différens pour les deux époques de ces contrats. Ils sont très-précieux sous ce point de vue, puisque les autres contrats connus ne rapportent point les noms de ces prêtres dont on s’est contenté d’y mentionner le sacerdoce. Réunis aux noms de ces mêmes prêtres consignés dans l’inscription de Rosette, on a leurs noms et ceux de leur père pour trois époques du règne d’Épiphane ; le tableau suivant les présente dans leur ordre successif et hiérarchique :
Pour l’an IV. Démétrius, fils de Sitaltès.
——— VIII. Ptolémée, fils de Ptolémée, fils d’Horoshermès.
——— IX. Aëtès, fils d’Aëtès.
——— IV. Areia, fille de Diogène.
——— VIII. Dropion ou Tropion, fille de Ménapion.
——— IX. Pyrrha, fille de Philinus.
——— IV. Nisias ou Nicias, fille d’Apelle.
——— VIII. Démétria, fille de Philinus.
——— IX. Aréia, fille de Diogène.
——— IV. Irène, fille de Ptolémée.
——— VIII. Irène, fille de Ptolémée.
——— IX. Irène, fille de Ptolémée.
Cette série nous fait donc connaître dix-sept noms appartenant à sept familles différentes.
1o. Sitaldès ou Sitaltès, père de Démétrius.
2o. Ptolémée, fils d’Horoshermès, père de Ptolémée et d’Irène.
3o. Aëtès, père d’Aëtès.
4o. Diogène, père d’Aréia.
5o. Ménapion, père de Dropion ou Tropion.
6o. Philinus, père de Pyrrha et de Démétria.
7o. Apelle, père de Nisias ou Nicias.
Cette liste pourra servir peut-être un jour à l’intelligence plus complète de quelque autre monument ; aujourd’hui nous en retirons ce premier fait, très présumable d’avance, mais qu’il était de quelqu’intérêt de dégager de toute incertitude, c’est que le sacerdoce des prêtres d’Alexandre et des Ptolémées, des athlophores de la reine Bérénice-Évergète, des canéphores de la reine Arsinoé-Philadelphe, était annuel ΕΠΈΤΕΙΟΣ. M. Letronne, dans son beau travail sur les inscriptions grecques et latines de l’Égypte, appliquées à l’histoire civile et religieuse de cette contrée, l’avait déjà conjecturé d’après le titre de δὶς ἱερὲυς, deux fois prêtre, que porte un Psentuaxis, dit Panuphis, dans une inscription grecque des carrières de Gartas en Nubie[12], et nos contrats vont mettre ce point historique dans tout leur jour. Ce sacerdoce annuel était d’ailleurs d’un usage général en Grèce ; l’institution des prêtres qui furent affectés au culte des rois, ne paraît remonter ni en Égypte, ni en Syrie, au-delà des tems d’Alexandre, et rien n’autorise à croire que l’Égypte des Pharaons, si pieuse envers la Divinité, eût adopté une pareille pratique. Sous les Ptolémées, elle eut donc des prêtres annuels pour ses rois et pour quelques-unes de ses reines : on comprend par là toute l’importance qui serait propre à la collection plus ou moins étendue de leurs noms dans l’ordre de leur époque, puisqu’ils pourraient être une espèce d’échelle chronologique, et ce que nous apprennent les deux nouveaux contrats réalise en partie et confirme les espérances que nous avions déjà rattachées dans un autre écrit[13] à ces diverses listes sacerdotales, dans l’intérêt des recherches historiques : on doit donc de toutes parts s’appliquer à les accroître.
La comparaison des deux nouveaux contrats avec l’inscription de Rosette, nous apprend donc avec quelque certitude :
1o. Que le sacerdoce du prêtre d’Alexandre et des dieux Ptolémées, ses successeurs, était annuel ; les noms sont différens pour chacune des trois années ; nous ne voyons pas non plus que le même personnage ait rempli deux fois les mêmes fonctions dans les trois époques que nous connaissons, et aucun d’eux ne porte le titre de δὶς ἱερεὺς, quoique appartenant à des familles en quelque sorte privilégiées pour le sacerdoce ; ce qui n empêchait pas que le chef suprême de l’ordre sacerdotal, l’Ἀρχιερεὺς sous les Lagides, pût être perpétuel, et son fils l’héritier de son titre, comme le rapporte Hérodote pour son tems[14]. Il paraît toutefois par l’inscription de Rosette (ligne 6) qu’il y avait alors plusieurs grands-prêtres en Égypte, un peut-être pour chaque dieu ou pour chaque temple principal ; mais nous ignorons encore si, au tems des Lagides, leurs fonctions étaient annuelles ou perpétuelles.
2o. Que le sacerdoce des athlophores de Bérénice-Évergète I était également annuel.
3o. Qu’il en était, de même de la canéphore d’Arsinoé, première femme de Philadelphe ; et nous avons dit ailleurs que c’était à cette Arsinoé, et non pas à la seconde femme de ce roi, nommée aussi Arsinoé, que les honneurs de la canéphore appartenaient, parce que la seconde n’eut point d’enfans, et que la première fut la mère de l’héritier de la couronne, Ptolémée-Évergète[15]. Cette opinion ne réunit pas tous les sufrages, et, en attendant que quelque monument la confirme plus directement, nous ajouterons ici quelques considérations qui nous semblent propres à l’appuyer. Ce ne put être qu’après l’avénement d’Évergète, que cette Canéphore put être instituée ; car on ne connaît point de sacerdoce de ce genre pour des reines encore vivantes, et c’est à sa propre mère que le roi Évergète dut naturellement le destiner. Le texte de l’inscription d’Adulis et des autres monumens analogues connus jusqu’ici, dans lesquels Évergète I est désigné comme le fils du roi Ptolémée et de la reine Arsinoé, les dieux frères, Βασιλεὺς μέγας Πτολεμᾶιος, ὑιὸς Βασιλέως Πτολεμαὶου καὶ Βασιλίσσης Ἀρσινόης θεῶν ἀδελφῶν, ne contredit point cette assertion, puisque les reines d’Égypte, comme vient de le prouver M. Letronne[16], portaient le titre de sœur du roi leur mari, quoiqu’elles ne fussent pas réellement leurs sœurs. Comme Évergète I n’était pas le fils de la seconde Arsinoé, mais bien de la première, il est tant simple et même de rigueur, que, dans l’inscription d’Adulis et ailleurs, ce prince, qui se dit fils de Ptolémée et de la reine Arsinoé, les dieux frères, désigne réellement le Ptolémée et l’Arsinoé qui étaient de fait l’un son père et l’autre sa mère ; c’est-à-dire, Ptolémée-Philadelphe et la première Arsinoé, fille de la seconde et du roi Lysimaque. Philadelphe porta d’ailleurs ce surnom royal dès son avènement à la couronne, et avant d’avoir épousé sa seconde femme, qui était sa sœur. On connaît en effet une médaille d’une Arsinoé, avec la légende ; ΑΡΣΙΝΟΗΣ ΦΙΛΑΔΕΛΦΟΥ ; ceux qui l’ont décrite observent que la tête indique une femme très-jeune[17], et cette médaille n’a point de date. Or, on sait par l’histoire, que Ptolémée-Philadelphe ne parvint à la couronne qu’à l’âge de vingt-quatre ans, qu’il se maria trois années après avec Arsinoé, fille de Lysimaque, de laquelle il eut trois enfans ; que quatre années plus tard encore, il épousa sa sœur Arsinoé en secondes noces ; enfin, que cette Arsinoé était plus âgée que Philadelphe, et hors d’état de lui donner des enfans[18]. C’est donc à la première Arsinoé qu’on doit attribuer cette Médaille d’Arsinoé jeune ; et il en résulte, que ce prince ayant porté dès son avènement le surnom de Philadelphe, ce même surnom dut aussi être commun à sa première femme, et que les dieux Adelphes ou Philadelphes peuvent également s’entendre de Ptolémée et de cette première Arsinoé. Les médailles s’accordent donc en ce point avec ce que nous apprennent les inscriptions.
Peut-être voudra-t-on, 1o. supposer qu’il faut établir une distinction entre les mots Philadelphe et Adelphe, le premier se trouvant sur une médaille de l’Arsinoé qui fut la première femme de ce Ptolémée, et le second se lisant, à l’exclusion de l’autre, dans les inscriptions et les papyrus connus jusqu’ici, mais tous postérieurs au règne de Philadelphe ; 2o. supposer encore que le premier surnom, Philadelphe, fût remplacé par celui d’Adelphe, lorsque Ptolémée eût épousé la seconde Arsinoé, sa sœur ; 3o. et conclure de ces deux observations que ce dernier surnom d’Adelphe devrait toujours s’entendre de Ptolémée et de cette seconde Arsinoé, sa sœur. Mais cette distinction même, si elle était admise, serait tout à fait favorable à mon opinion, puisque tous les contrats égyptiens connus, de même que l’inscription de Rosette, après avoir désigné le prêtre des Dieux Adelphes, Θεῶν Ἀδελφῶν, qu’on entendrait de Philadelphe et de la deuxième Arsinoé, mentionnent aussitôt après et unanimement la Canéphore d’Arsinoé-Philadelphe, Κανηφόρου Ἀρσινόης Φιλαδέλφου, qui ne pourrait plus s’appliquer nécessairement qu’à la première Arsinoé ; et ce serait donc à cette même Arsinoé, comme nous l’avons avancé, que la Canéphore appartiendrait. Toutefois la distinction que nous venons de supposer entre les deux surnoms Philadelphe et Adelphe, ne serait pas très-juste ; car quel que soit le motif qui fit adopter le mot Ἀδελφοὶ, il n’en est pas moins certain que le second Ptolémée, fils de Soter, porta le surnom de Philadelphe à toutes les époques de son règne, même durant son mariage avec la seconde Arsinoé, sa sœur ; c’est ce que prouvent encore les médailles. Celle que nous venons de citer, avec la légende ΑΡΣΙΝΟΗΣ ΦΙΛΑΔΕΛΦΟΥ, et sans date, doit appartenir à la première Arsinoé, puisque sa tête est celle d’une femme très-jeune, et ne peut ainsi être attribuée à la seconde : d’autres médailles, avec la même légende ΑΡΣΙΝΟΗΣ ΦΙΛΑΔΕΛΦΟΥ, offrent une tête dont les traits, disent les numismatistes qui l’ont décrite[19], sont ceux d’une femme plus ou moins avancée en âge ; et de plus, ces mêmes médailles portent les dates des années 23, 33 et 38 du règne de Philadelphe[20] : or, elles ne peuvent être attribuées qu’à la seconde Arsinoé, comme le veut l’âge que la figure paraît annoncer, et comme le veulent surtout les dates des années 23 et suivantes du règne de Philadelphe, puisque la première Arsinoé fut répudiée dès la septième année de ce même règne, et qu’elle ne dût plus reparaître sur les monumens ni sur les médailles ; ainsi donc le second Ptolémée porta le surnom de Philadelphe à toutes les époques de son règne ; ce surnom fut commun aux deux Arsinoés qui furent successivement ses femmes, et la distinction supposée n’aurait aucun fondement.
Nous croyons d’ailleurs qu’en considérant la désignation Θεοὶ ἀδελφοὶ, les dieux frères, comme applicable formellement à Ptolémée et à la seconde Arsinoé qui, de fait, étaient frère et sœur, ce serait donner au titre ἀδελφοὶ un sens trop formel et trop restreint tout à la fois, parce qu’il est comme certain aujourd’hui que ce titre, Θεοὶ ἀδελφοὶ, indique non pas deux frères absolument parlant, mais bien plutôt l’imitation par les Ptolémées de l’usage qu’avaient eu les Pharaons, de tirer les titres qu’ils prenaient dans leurs légendes royales, de ceux de leurs propres dieux ; et le titre dieux-frères des Ptolémées n’était qu’une imitation de ce même titre donné à Isis et Osiris, qualifiés aussi de dieux-frères dans beaucoup de textes hiéroglyphiques, de la même manière qu’un assez grand nombre d’autres divinités égyptiennes, comme Osiris lui-même, portent dans ces textes le titre de Σωτὴρ, dieu-Sauveur, qui fut le surnom du premier Ptolémée. L’inscription de Rosette fournit même cinq exemples d’imitations analogues, lorsqu’elle qualifie Ptolémée-Épiphane de seigneur des périodes de trente années, comme Héphaïstos (Phtha) ; de roi des régions supérieures et inférieures, comme Hélios (le soleil, ré ou pré en égyptien) ; de fils d’un dieu et d’une déesse, comme Horus fils d’Isis et d’Osiris ; lorsqu’elle dit encore qu’Épiphane a fait rendre justice à chacun, comme Hermès ; qu’il a exterminé les impies, comme Hermès et comme Horus, etc. Les surnoms, dieux-Sôter, dieux-Adelphes, appartiennent donc à un usage antérieurement pratiqué en Égypte, où les usages changeaient si rarement. Le titre Θεοὶ ἀδελφοὶ du second Ptolémée et d’Arsinoé, peut donc s’entendre à la rigueur comme un titre tiré de cet usage immémorial, commun à la fois et aux Pharaons et aux Ptolémées ; car les cartouches des rois d’Égypte nous montrent aussi Alexandre, son père ou son frère Philippe, Ptolémée Soter, Ptolémée-Philadelphe, prenant les titres de chéri par Ammon, approuvé par Ammon, qu’avaient porté plusieurs Pharaons avant eux, entr’autres Ramsès-le-Grand ou Sésostris.
Revenant donc à notre première proposition, et ayant démontré 1o. que le surnom Θεοὶ ἀδελφοὶ est plutôt une qualification royale que l’indication du degré de parenté du prince et de la princesse sa femme, qui la prirent ; 2o. que toutes les femmes des Ptolémées portaient le titre de sœur du roi, autre qualification d’étiquette, quoiqu’elles ne fussent pas même leurs proches parentes ; 3o. qu’une distinction entre le mot Φιλαδελφοὶ et le mot Ἀδελφοὶ n’aurait dans l’histoire aucun fondement ; nous sommes conduits par-là à reconnaître que, puisque le second Ptolémée porta le surnom de Philadelphe à toutes les époques de son règne, le titre de Θεοὶ Φιλαδελφοὶ fut commun et à ce roi et à sa première femme, Arsinoé ; que la canéphore d’Arsinoé-Philadelphe peut s’entendre de l’Arsinoé qui fut la première femme de ce Philadelphe, quoiqu’elle ne fût pas sa sœur ; et qu’on le doit même, puisque cette canéphore ayant été instituée par Ptolémée-Évergète[21], fils et successeur de Philadelphe et de cette même Arsinoé, c’est naturellement pour sa propre mère qu’Évergète, héritier par elle de la couronne, devait établir ce sacerdoce d’une canéphore, comme Ptolémée-Philopator institua une athlophore pour Bérénice-Évergète, sa mère, et comme nous verrons bientôt que Ptolémée-Épiphane institua aussi une prêtresse pour sa mère Arsinoé, veuve de ce Philopator, et quoiqu’elle eût été mise à mort par le roi. C’est donc à la première Arsinoé de Philadelphe qu’on doit attribuer la canéphore mentionnée dans le protocole des actes publics de l’Égypte, et dans l’inscription de Rosette.
Nous citerons ici par occasion cette autre inscription grecque, recueillie par Muratori[22],
ΑΡΧΕΛΑΟΣ ΔΙΟΝΥΣΙΟΥ ΜΑΡΑΘΩΝΙΟΣ ΤΟΔ’ ΑΓΑΛΜΑ
ΑΝΕΘΗΚΕΝ ΥΠΕΡΤΕ ΕΑΥΤΟΥ ΚΑΙ ΤΗΣ ΓΥΝΑΙΚΟΣ
ΚΑΙ ΤΕΚΝΩΝ ΚΑΝΗΦΟΡΟΥΣΗΣ ΔΩΡΟΘΕΑΣ
ΤΗΣ ΕΑΥΤΟΥ ΘΥΓΑΤΡΟΣ ΙΣΙΔΙ, etc.
et qui nous semble encore prouver que les fonctions de canéphore étaient annuelles dans d’autres contrées grecques ; Archélaüs, fils de Denys de Marathon, ayant consacré une image à Isis pour lui-même, pour sa femme et pour ses enfans, dans l’année ou sa fille Dorothée était canéphore, ΚΑΝΗΦΟΡΟΥΣΗΣ ΔΩΡΟΘΕΑΣ ; enfin nous ferons remarquer qu’Aréia, fille de Diogène, canéphore d’Arsinoé-Philadelphe pour l’an IX, avait déjà rempli les fonctions d’athlophore de Bérénice-Évergète en l’an IV, nouveau témoignage de la courte durée de ces sacerdoces royaux, et de la faculté de passer de l’un à l’autre laissée aux personnes qui en étaient revêtues.
4o. Il paraît au contraire que le titre de prêtresse d’Arsinoé-Philopator, fut un sacerdoce perpétuel, διὰ βίου, puisque dans les trois monumens datés de la quatrième, de la huitième et de la neuvième année du règne d’Épiphane, c’est toujours Irène, fille de Ptolémée, qui en remplit les fonctions ; on doit remarquer aussi que cette Arsinoé, femme de Philopator, était la mère de Ptolémée-Épiphane, son successeur immédiat, et au règne duquel appartiennent les deux contrats et l’inscription de Rosette ; qu’à la date du premier, l’an IV, l’institution de la prêtresse d’Arsinoé-Philopator était toute récente, ne pouvant avoir eu lieu qu’à l’avénement d’Épiphane, puisque peu d’années avant cet avénement Philopator, livré a la plus honteuse dissolution de mœurs, avait fait égorger cette Arsinoé, sa femme. On peut donc croire qu’Irène, nommée aussi pour les deux années consécutives huit et neuf d’Épiphane, fut sa première prêtresse, et conserva ce titre durant sa vie, ou peut-être jusqu’à un certain âge seulement, comme la prêtresse de Neptune dans l’île de Calaurie, dont parle Pausanias[23], qui exerçait ce sacerdoce jusqu’à ce quelle fût en âge d’être mariée.
Ainsi, à l’égard des quatre ordres de prêtres mentionnés dans le protocole des actes publics de l’Égypte des Lagides, nous savons, par la comparaison des deux nouveaux contrats avec l’inscription de Rosette, que le prêtre d’Alexandre et de ses successeurs, l’athlophore de Bérénice-Évergète, et la canéphore d’Arsinoé-Philadelphe, étaient des sacerdoces annuels, et que la prêtresse d’Arsinoé-Philopator, au contraire, était perpétuelle, ou au moins en fonctions durant l’espace de plusieurs années consécutives. Ces notions, nous manquaient jusqu’à présent ; les deux contrats nous les fournissent positivement, et de nouveaux monumens serviront sans doute à confirmer ces nouveaux aperçus : c’est là un motif de plus pour porter à leur étude une attention plus particulière.
Il a été dit plus haut que les dix-sept noms propres que donnent les deux nouveaux contrats et l’inscription de Rosette, n’appartiennent qu’à sept familles seulement ; ils sont tous grecs[24], et c’est une remarque qui s’applique assez généralement à tous les contrats égyptiens du tems des Lagides, comme aux inscriptions publiques. On y voit que tous les fonctionnaires publics de l’Égypte des Lagides, portent des noms grecs ; les prêtres et les prêtresses, comme les agoranomes, les diagraphes, les typographes et les antigraphes des contrats[25]. La plupart de ces noms sont communs dans les écrits grecs ; tels sont ceux de Demétrius, Démétria, Irène et Diogène, mais nous devons nous arrêter sur celui de Ptolémée, qui, sans que l’on puisse prouver que ceux qui le portaient fussent parens ou alliés de la famille des rois Lagides, doit avoir appartenu cependant à des personnes revêtues de fonctions importantes sous ces rois, et notamment sous Ptolémée-Épiphane. On connaît en effet par l’inscription de Rosette, par les deux nouveaux contrats, et par une inscription de la collection Drovetti, publiée pour la première fois par M. Letronne[26] :
1o. Irène, fille de Ptolémée, prêtresse perpétuelle d’Arsinoé-Philopator ;
2o. Ptolémée, fils de Ptolémée, prêtre d’Alexandre et de ses successeurs, en l’an VIII du règne d’Épiphane ;
3o. Ptolémée, fils d’Horos-Hermès, père du précédent ;
4o. Ptolémée, commandant des gardes-du-corps, grand veneur, et envoyé, par Épiphane, en Lycie ;
5o. Ptolémée, un des premiers amis du roi[27], et grand veneur, père du précédent ;
6o. Horos-Hermès, père d’un de ces Ptolémées.
En considérant que les personnes revêtues de ces charges de la couronne et de ces sacerdoces, sont toutes contemporaines du règne d’Épiphane et nommées à de petits intervalles de tems, on peut les croire toutes de la même famille, et peut-être encore réduire les six individus à quatre seulement, formant trois générations, si, comme on peut le présumer avec quelque vraisemblance, Ptolémée, prêtre d’Alexandre et des dieux-Ptolémées, en l’an VIII du règne d’Épiphane, était le Ptolémée commandant des gardes-du-corps, grand veneur, et envoyé en Lycie en l’an XXI de ce même règne[28] ; et si son père, grand veneur aussi, et de plus l’un des premiers amis du roi, est le même que Ptolémée fils d’Horos-Hermès, père de Ptolémée prêtre d’Alexandre, et ensuite envoyé en Lycie, et d’Irène prêtresse perpétuelle d’Arsinoé-Philopator mère du roi Épiphane ; ainsi ce dernier Ptolémée serait le père d’Irène ; Ptolémée, fils Horos-Hermès, serait son père, et Horos-Hermès le chef de toute la famille[29]. Nous ne prétendons pas donner à ce rapprochement historique plus d’importance qu’il ne saurait en avoir ; mais il n’est peut-être pas sans quelque intérêt de développer dans tous leurs détails, quand cela se rencontre, les faits relatifs à l’état des personnes dans ces tems reculés, sur lesquels il reste encore tant de choses entièrement ignorées ou mal connues ; d’ailleurs la science de l’antiquité ne s’est pas faite d’un seul jet, et il n’est point de médiocre résultat qui, bien constaté, ne puisse contribuer plus ou moins à une meilleure connaissance de cet immense édifice, objet de tant de veilles et de tant d’efforts pourtant d’illustres critiques.
Ce que nous venons de dire de ces noms, nous conduit aux surnoms royaux de Ptolémée-Épiphane ; ce prince fut le premier, comme nous l’avons établi ailleurs[30], qui en porta deux., ceux d’Épiphane-Euchariste ; ils sont exprimés tous deux dans l’inscription de Rosette, mais le texte des deux nouveaux contrats fait naître une distinction historique importante, et qui peut servir à l’éclaircissement d’un passage assez étendu du texte grec de la pierre de Rosette. Ce monument est de l’an IX du règne d’Épiphane, et en quelque sorte le procès-verbal même de son intronisation à Memphis, à l’époque de son avènement au trône ; les deux surnoms Épiphane-Euchariste y sont souvent répétés, et l’on doit en conclure rigoureusement qu’à la date de ce décret, ce roi les avait déjà pris ou reçus tous les deux. Sur le contrat de l’an IV, ce roi ne porte, au contraire, que le seul surnom d’Euchariste ; étant prêtre d’Alexandre……, et du dieu Euchariste, Démétrius, etc., passage analogue à celui de Rosette, étant prêtre d’Alexandre……, et du dieu Épiphane-Euchariste, Aétès, fils d’Aétès ; il en résulte que ce roi portait déjà dans son enfance, et durant sa minorité, le surnom d’Euchariste (très-gracieux ou bienfaisant), qualification tirée vraisemblablement de l’usage établi précédemment en Égypte, de la donner habituellement encore aux Pharaons, dont elle précède très-souvent les noms dans les inscriptions hiéroglyphiques ; et de ce que ce même roi porta, après son avènement au trône, les deux surnoms d’Épiphane-Euchariste, on doit en conclure que, sans renoncer au second, ce roi reçut officiellement le premier, celui d’Épiphane, par l’acte même de son intronisation ce qui confirme ce que nous avons déjà dit, que les rois d’Égypte prenaient leur surnom royal seulement en parvenant au trône[31]. La minorité d’Épiphane, qui, de tous les Lagides, fut le premier roi mineur, explique aussi pourquoi il porta le premier deux surnoms ; et la comparaison des contrats avec l’inscription de Rosette, prouve qu’il ne prit celui d’Épiphane (illustre ou manifesté), qu’à son avènement. C’est ainsi encore que le second fils de Philométor, nommé d’abord Alexandre, prit en montant sur le trône, où l’appelèrent illégitimement les intrigues et les fureurs de sa mère Çléopatre-Cocce, la qualification de Ptolémée-Philométor-Soter, surnommé Alexandre, comme nous l’apprend le contrat de Ptolémaïs, combinant ainsi avec son titre royal, le prénom qu’il portait avant d’être roi ; et pour Alexandre et pour Épiphane-Euchariste, ce prénom ou surnom était placé le second dans le protocole. Voyons comment ce premier résultat va trouver sa confirmation pour Ptolémée-Épiphane, dans deux passages de l’inscription de Rosette, dont il doit en même tems donner le véritable sens, encore inconnu aux critiques qui s’en sont occupés, et aider à remplir les lacunes. Une des dispositions de ce décret sacerdotal (lignes 50 et 51), institue une fête en l’honneur de ce roi ; cette fête doit être célébrée tous les ans durant cinq jours, les cinq premiers du mois de thôth ; ceux qui feront les cérémonies d’usage doivent porter des couronnes, et le texte ajoute : Προσαγορε… (ici une lacune de trente-quatre ou trente-cinq lettres), και του θεου Επιφανους Ευχαριστου ἱερεις, προς τοις αλλοις ονομασιν των θεων, ὡν ἱερατευουσι, et l’on a traduit : « Ils seront appelés (ici la lacune), prêtres du dieu Épiphane, très-gracieux ; ils ajouteront ce nom aux autres qu’ils empruntent des dieux au service desquels ils sont déjà consacrés[32] ». L’article suivant du même décret, tel que l’entend M. Letronne dans le nouveau travail qu’il va publier sur l’inscription de Rosette, article dont Ameilhon n’avait pas saisi le véritable sens, ordonne que dans tous les actes et déclarations émanés de leur autorité (χρηματισμοὺς καὶ δειγματισμοὺς), les prêtres auront le soin de faire mention du sacerdoce affecté à Ptolémée-Épiphane-Euchariste : or, nous voyons par le contrat de l’an IV, que le prêtre d’Alexandre et des dieux Ptolémées, ajoute déjà le nom de Ptolémée-Euchariste aux autres noms qu’il emprunte des dieux au service desquels il est déjà consacré, et qu’on mentionnait encore très-exactement dans les actes publics, le sacerdoce affecté à ce même prince. On se demandera donc pourquoi les prêtres dans leur décret de l’an IX, ordonnaient ces deux formalités qui se pratiquaient déjà dans l’an IV du même règne ? M. Letronne, dans son Commentaire sur le même monument de Rosette, qu’il a bien voulu me communiquer, dit à ce sujet : « Le titre d’Euchariste, qui accompagne et suit toujours, dans les monumens actuellement connus, le titre d’Épiphane, signifie bienfaisant, généreux ; c’est le sens du mot εὐχαριστος dans la grécité des tems postérieurs à Alexandre (Wesseling. ad Diodor. XVIII, 28). Cette signification approche beaucoup de celle du mot εὐεργέτης peut-être n’avait-on choisi le mot Euchariste que parce que le mot Évergète était le titre officiel du troisième prince de la race des Lagides ; et il est à remarquer que, dans la suite, on ne voit paraître le nom Évergète que comme un titre distinctif ; au contraire, celui d’Euchariste n’a jamais été caractéristique ; il se montre toujours subordonné à celui d’Épiphane, dans les monumens relatifs au cinquième Ptolémée ; peut-être se rattachait-il à quelque particularité de la vie de Ptolémée-Épiphane. Dans tous les cas, l’état de nos connaissances ne permet pas de dire si ce prince avait pris les deux à la fois, ou si l’un des deux avait précédé l’autre. » Cette dernière phrase renferme en effet toute la difficulté ; le texte du contrat sert très-directement à la résoudre, et puisque dans ce contrat de l’an IV, le cinquième Ptolémée porte déjà le surnom d’Euchariste, et que ce n’est que dans l’inscription de Rosette, en l’an IX, qu’on le voit pour la première fois avec les deux surnoms Épiphane-Euchariste, il est tout naturel de penser que les deux articles précités du décret de Rosette, sont très-expressément relatifs au nouveau surnom d’Épiphane donné à Ptolémée-Euchariste ; que ce second surnom d’Épiphane fui a été conféré à l’époque de son intronisation à Memphis, la veille même de la date de ce décret, et par les prêtres qui en sont les auteurs : ces mêmes prêtres ordonnent donc, dans le premier des deux articles en question, que les prêtres de Ptolémée, désigné jusque-là par Euchariste, et qui le sera à l’avenir par Épiphane-Euchariste, porteront le titre de prêtres du dieu Ptolémée-Épiphane-Euchariste, avec les autres titres qu’ils tirent des noms des autres dieux (Alexandre et les Ptolémées ses successeurs), au service desquels ils sont consacrés ; et par le second article, que ces mêmes prêtres mentionneront, dans les actes et déclarations émanés de leur autorité, ce nouveau titre de prêtres de Ptolémée-Épiphane-Euchariste. Ce sera donc relativement au surnom d’Épiphane, ajouté à celui d’Euchariste, que ces deux articles du décret de Rosette devront être entendus, et dans ce sens que leurs lacunes (lignes quarante-neuf à cinquante-deux), devront être remplies. Nous ne pouvons mieux faire à cet égard, dans l’intérêt de la science, que d’attendre le travail déjà préparé sur ce sujet, par l’habile critique dont nous venons de parler.
Il ne nous reste qu’à expliquer la date, d’ailleurs sans difficulté, des deux contrats dont l’examen vient de fournir aux recherches historiques quelques bonnes données de plus, et que leur application à d’autres monumens analogues pourra confirmer et même étendre. Leur époque toutefois n’apprendra rien de plus sur les dates du règne d’Épiphane ; ce prince, quoiqu’il soit mort par le poison à l’âge de vingt-neuf ans, n’eût à subir aucune de ces intrigues de cour qui jetèrent tant de confusion sur les époques diverses des règnes de ses successeurs. Le premier contrat, de l’an IV, répond à l’année 200 avant l’ère chrétienne, et celui de l’an VIII vers 196, et nous fixerons plus précisément cette concordance, lorsqu’un autre travail, sur le corps même du contrat, aura donné l’indication certaine du mois et du jour des deux dates égyptiennes, ainsi que le lieu et l’objet du contrat. La date la plus récente n’est antérieure que de quelques mois à l’inscription de Rosette ; ce que nous venons d’en dire suffit d’ailleurs à notre but. L’étroite relation de noms, de forme et d’époque des deux contrats avec le célèbre monument de Rosette, devait naturellement exciter notre intérêt ; car c’est la comparaison des monumens qui doit fonder la véritable science archéologique, comme la comparaison des faits peut seule fonder toute science qui veut s’accréditer, et mériter réellement ce nom[33].
- ↑ Cette notice a été lue à la séance de la Société Asiatique du 2 Juin 1823.
- ↑ Éclaircissement sur le contrat grec, de Ptolémaïs, p. 25 à 32
- ↑ Tome II, p. 182 à 196.
- ↑ Lettre à M. Dacier, relative à l’Alphabet des Hiéroglyphes Phonétiques. Paris, F. Didot, 1822 ; in-8o, planche IV.
- ↑ Sur le texte démotique de l’inscription de Rosette, et plusieurs papyrus démotiques aussi, du Cabinet du Roi.
- ↑ Notice sur quelques Manuscrits grecs apportés récemment d’Égypte ; par M. Saint-Martin. Cahier de septembre 1822, page 559.
- ↑ An Account of some recent Discoveries in Hieroglyphical Literature, and Egyptian Antiquities. London, Murray, 1823, p. 147.
- ↑ Recherches pour servir à l’Histoire de l’Égypte pendant la domination des Grecs et des Romains, p. 125.
- ↑ Notice précitée, p. 560 et note 1.
- ↑ Joseph. Antiq. Jud., Lib. XII. cap. 3.
- ↑ Annales des Lagides, II, 167. — Éclaircissemens historiques sur le Contrat de Ptolémaïs, p. 28 à 32.
- ↑ Recherches pour servir à l’Histoire de l’Égypte pendant la domination des Grecs et des Romains, tirées des Inscriptions grecques et latines, relatives à la chronologie, à l’état des arts, aux usages civils et religieux. (Paris, Bolland — Tardieu, 1823, in-8o.) p. 489. Voyez aussi p. 214 du même ouvrage.
- ↑ Éclaircissemens historiques sur le Contrat de Ptolémaïs, p. 28 et 29.
- ↑ Ἀλλὰ πολλοὶ (ἱέρεισ) τῶν εἰς ἐστὶ Ἀρχιερεὺς· ἐπεὰν δέ τις ἀποθανῇ, τούτου ὁ πᾶις ἀντικατισταται. Lib. II, cap. 37, T. I, p. 171, éd. J. B. Gail. Cf. Diod. sic. p. 84 et 98 ; Euseb., Præp. Evang., Lib. II, p. 50. Ce que ces auteurs rapportent pourrait donner lieu à une longue discussion, que l’observation de faits certains et encore ignorés pourrait seule rendre utile dans ses résultats.
- ↑ Annales des Lagides, I, 233.
- ↑ Recherches pour servir à l’Histoire de l’Égypte, p. 8, 348, etc.
- ↑ Mionnet, Description, VI, p. 13, no 118.
- ↑ Annales des Lagides, II, 13, 14, 19 ; et Vaillant, Histoire Ptolém., 30.
- ↑ Mionnet, Descript., VI, p. 13, n. 119, et j’ai vu les médailles.
- ↑ Idem, VI, p. 13 et 14, n. 119, 120, 122, 126, etc.
- ↑ On pourrait croire que ce sacerdoce était institué du vivant même de la reine ; mais on ne connaît aucun monument qui puisse décider cette question.
- ↑ Thés. Inscript., CLXXX, n. 1.
- ↑ (Pausanias), Corinth., XXXIII, Tom. I, p. 562 et 563 de l’édit. de Clavier.
- ↑ Quelques-uns offrent une orthographe irrégulière, et sont même peu reconnaissables ; mais on ne doit pas oublier 1o. qu’ils sont écrits par les Égyptiens qui ne parlaient pas grec ; 2o. et que l’absence des voyelles dans ces noms sur les Papyrus, y jette quelques incertitudes.
- ↑ Contrat grec de Ptolémaïs ; contrat grec du cabinet du roi ; enregistrement grec de divers Papyrus, en écriture démotique ; contrats démotiques publiés récemment à Londres. Ces trois contrats sont de Ptolémée-Évergète II, et portent des dates curieuses que nous expliquerons ailleurs. Sous la domination des Romains, les Égyptiens étaient revêtus de certaines fonctions, mais toujours sous l’autorité supérieure de Romains. Letronne, ouvrage cité, p. 276.
- ↑ Letronne, ouvrage cité, p. 52.
- ↑ M. Letronne a très-bien expliqué ce qu’il fallait entendre par les amis, les premiers amis, les parens, les frères, les pères, titres honorifiques à la pour des Ptolémées et des Seléucides (ouvrage cité, pages 58, 60, 314, 320, etc.) Ce savant critique a éclairci par-là un usage de ces contrées, dont l’ignorance avait laissé sans interprétation, suffisante plusieurs passages des anciens, et qui trouvera de fréquentes applications dans les inscriptions grecques de cette grande époque.
- ↑ Cette époque est approximativement indiquée par la mention des enfans d’Épiphane, KAI TA TEKNA, dans l’inscription de Ptolémée l’envoyé en Lycie, Épiphane n’ayant eu plusieurs enfans que vers la fin de son règne. Annales des Lagides, II, 125 et 395.
- ↑ On remarquera ce nom Horos-Hermès, composé d’un nom égyptien, Horos, et d’un nom grec, Hermès, et analogue à celui de Hor-Apollon, Horus-Apollon.
- ↑ Annales des Lagides, II, 116 à 120, et 160, n. 2.
- ↑ Annales des Lagides, II, 49, n. 1, et 143, n. 1. Ils en prirent quelquefois d’autres durant leur règne, et par circonstance. Voy. les Recherches précitées de M. Letronne, p. 114
- ↑ Ameilhon, Éclaircissement sur l’Inscription grecque de Rosette, p. 100 et 101.
- ↑ Nous devons indiquer ici deux corrections nécessaires à la première partie de ce Mémoire, insérée au précédent cahier : p. 36, dernière ligne, ait, lisez sait ; page 50, première ligne, la première Arsinoé, fille de la seconde, lisez la première Arsinoé, peut-être fille de la seconde.