Notice sur la vie et les œuvres de M. Fr. Bouillier

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Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 540-559).


NOTICE

SUR LA VIE ET LES ŒUVRES

DE M. FRANCISQUE BOUILLIER[1]


M. F. Bouillier, quelques années avant sa mort, en écrivant les Souvenirs d’un vieil Universitaire, a devancé l’heure marquée par la tradition académique et composé lui-même sa notice biographique. Il songeait peut-être à son successeur, lorsque, en terminant, il parlait de cette main étrangère « qui n’aurait plus à ajouter qu’une date laissée en blanc ». Il voulait faciliter la tâche de celui qui le remplacerait, et il l’a si bien facilitée qu’il ne lui a rien laissé à faire. De ces pages écrites sans prétention et avec une évidente sincérité se dégagent une physionomie attachante et un portrait d’une exacte ressemblance. Il serait inutile de redire autrement ce que M. Bouillier lui-même a fort bien dit. Souhaitée et presque imposée par lui-même, la simple reproduction de ses paroles peut être littérale sans être servile et, puisque les circonstances ont voulu que l’honneur de lui succéder ici échût à l’un de ses anciens élèves, on y verra plutôt un dernier acte de docilité envers un maître respecté. Pour une fois, il sera permis au disciple de jurer sur les paroles de son maître. Aucun de ceux qui ont connu M. Bouillier ne soupçonnera qu’il ait été capable de trop de complaisance envers lui-même. Psychologue exercé et pénétrant, historien probe et scrupuleux, il s’est représenté tel qu’il s’est vu et il s’est vu tel qu’il était. On peut croire, même s’il fait son propre portrait, un philosophe qui n’a jamais flatté personne. L’Académie ne se plaindra pas de l’entendre encore une fois lui-même, avec son accent particulier et son geste propre ; elle sera heureuse de le voir reparaître une dernière fois dans cette compagnie à laquelle il a été si profondément attaché, qu’il a présidée deux ans, où il a compté tant d’amis, laissé tant de regrets. Enfin, s’il y a quelques traits à ajouter, ceux que sa modestie a volontairement omis, et quelques jugements à porter sur son œuvre, on sera assuré de parler de lui, comme il l’eût souhaité, en se souvenant qu’il n’a rien tant aimé que la vérité, la justice, l’exactitude et la sincérité.

M. Francisque-Cyrille Bouillier naquit à Lyon en 1813. Son éducation fut dirigée par les maîtres les plus divers, d’abord dans sa ville natale à l’école primaire, puis au pensionnat du Verbe incarné, ensuite à Paris où, confié aux soins d’une tante qui avait fait de lui comme son fils adoptif, il suivit quelque temps les cours du collège Stanislas et ceux du collège Bourbon. Il y aurait sans doute terminé ses études si la Révolution de 1830 n’était survenue. Il assista aux Trois Glorieuses. Sa passion et son exaltation furent telles que sa tante, effrayée, dut le renvoyer à Lyon. M. Bouillier devait encore assister à bien des révolutions, mais, comme on le verra, ce fut avec moins d’enthousiasme ; il ne retomba jamais dans ce péché de sa jeunesse.

Il fit sa philosophie à Lyon, sous la direction de l’abbé Noirot, et l’influence de ce maître si réputé laissa sur son esprit une empreinte durable. En 1834, il entra à l’École normale. Il y eut pour camarades quelques-uns de ceux qu’il devait retrouver plus tard ici-même, deux surtout auxquels l’attacha toujours une étroite amitié, qui comptent parmi les gloires les plus pures de cette académie et dont les noms nous sont restés particulièrement chers : Ernest Bersot et Jules Simon. Parmi ses maîtres se trouvaient Michelet, pour qui il ne paraît pas avoir professé un vif enthousiasme, Damiron, Nisard, mais surtout celui qui a exercé sur tous les jeunes esprits de son temps la plus profonde et la plus décisive influence, le maître incontesté de toute cette ardente jeunesse, V. Cousin. C’est avec un plaisir visible, un sentiment de reconnaissante et vivace admiration, que M. Bouillier évoque le souvenir de ce maître aimé : « Quel feu dans le regard, dit-il, et quelle physionomie vivante ! Quelle pantomime expressive ajoutait à la force et à l’originalité de sa conversation. Plus je songe à l’homme, plus je me représente l’œuvre qu’il a faite et l’action qu’il a exercée sur les esprits, plus je m’étonne et même parfois je m’indigne de la réaction qui, de nos jours, s’est faite contre ce grand maître… » De tous les hommes célèbres de son temps, V. Cousin a été certainement un des plus critiqués, des plus raillés et, on peut le dire aussi, des plus calomniés. M. Bouillier a bien raison de déclarer excessive la réaction qui s’est faite contre lui. Un jour viendra peut-être, et divers indices permettent déjà de supposer qu’il n’est pas éloigné, où l’on portera un jugement plus équitable, non sur son talent et son esprit qui n’ont jamais été mis en cause, mais sur son caractère, son œuvre universitaire, même sa philosophie. En attendant l’heure de la justice, on peut dire que l’admiration unanime de tous ceux qui l’ont le mieux connu est tout à son honneur. Après les pages émues d’Adolphe Franck et de Barthélemy Saint-Hilaire, après le beau livre que lui a consacré Paul Janet, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, le témoignage d’un homme tel que M. Bouillier est précieux à recueillir, l’impartiale histoire en tiendra compte. Au sortir de l’École normale, M. Bouillier prit part au concours de l’agrégation de philosophie. Il fut admis le premier avec la mention « hors ligne ». Après un an passé en province, il revint à Paris et soutint brillamment ses thèses de doctorat. Dès lors les honneurs vinrent en foule, et sans qu’il les eût cherchés, au jeune professeur. Il fut chargé d’un cours de philosophie, récemment créé, à la Faculté des lettres de Lyon. Il devint peu de temps après titulaire et, au bout de quelques années, il fut nommé doyen. À l’âge de trente ans, il avait la croix, trois ans après il devenait correspondant de l’Institut, et l’Académie de Lyon, vieille de deux cents ans, le nommait son président.

L’heureux doyen de la Faculté des lettres de Lyon avait cependant rencontré, au début, d’assez graves difficultés. On était alors au plus fort de la lutte entre les ultramontains et l’Université. Jamais encore on n’avait vu un laïque enseigner la philosophie dans une Faculté. C’est d’ailleurs sur le refus de l’abbé Noirot d’accepter ce poste difficile que M. Bouillier en avait été chargé. De plus, il représentait la philosophie nouvelle, il était disciple de V. Cousin, il proclamait la souveraineté de la Raison, il représentait la liberté de penser, il n’en fallait pas tant pour soulever des orages et déchaîner les colères. Le chanoine Desgarets dénonça solennellement son impiété, et en pleine Chambre des Pairs Montalembert demanda la destitution de M. Bouillier. Le jeune professeur tint tête à l’orage. Il n’était pas d’humeur à se laisser intimider ni abattre. Il rendit coup pour coup et fit face à ses adversaires avec autant de force que de modération et de mesure. En même temps, l’éclat de son enseignement, l’autorité de sa parole, le nombre et le succès de ses livres, la dignité de sa vie imposaient peu à peu à tout le monde l’estime et le respect ; et il finit par rester le maître d’une situation qui avait paru d’abord si incertaine et si troublée. Il passa vingt-cinq ans dans sa ville natale, entouré de l’estime et de l’admiration de ses concitoyens. Il avait bien montré que son mérite et son talent étaient à la hauteur de sa fortune, et que la confiance était bien placée qu’on avait mise en lui, malgré sa jeunesse, dès sa sortie de l’École normale.

Un instant, dans cette période de sa vie, il fut tenté par la politique : « J’eus le tort, écrit-il, de me mêler à la politique. J’étais électeur… je votai avec l’opposition qui me porta, en 1846, au Conseil municipal et, ce qui était plus compromettant, à la vice-présidence du Comité de la réforme électorale. Comme bien d’autres, je fus surpris par la catastrophe de 1848. J’aurais voulu, ce qui était raisonnable, une certaine extension du droit de suffrage ; j’eusse préféré M. Thiers à M. Guizot, Odilon Barrot m’eût fait peur ; et voilà qu’en un jour tout était bouleversé et la société menacée jusqu’en ses fondements. C’était une leçon que, depuis, je n’ai pas oubliée. Depuis lors, j’ai pris le parti révolutionnaire en haine et je me suis rallié au parti conservateur sous tous les régimes. »

Si conservateur qu’il fût, et quoique sincèrement attaché au régime impérial, M. Bouillier n’était pas cependant de ceux qui approuvent de parti pris tous les actes du pouvoir. Il était homme à dire la vérité à ses amis, même à leur adresser des remontrances, et, s’il le fallait, à leur résister. Il ne transigeait jamais quand une question de principe était posée. Il ne cherchait pas la bataille, mais il ne la refusait pas quand elle venait à lui, et il ne lui déplaisait pas de lutter pour une noble cause. On le vit bien lorsque, son collègue V. de Laprade ayant été révoqué par décret impérial pour une pièce de vers sur les Muses d’État, il dénonça, en plein conseil de Faculté, l’illégalité commise dans la nomination de son successeur et protesta avec une éloquente énergie contre un abus de pouvoir. Il osa aussi, dans un discours de rentrée, tenir tête au ministre dont il n’approuvait pas les réformes pédagogiques, et il engagea une nouvelle lutte avec le ministre Rouland, lorsque celui-ci voulut exercer la haute main sur la direction des Sociétés savantes de province et les soustraire à la tutelle de l’Institut. Mais c’est là une idée qui lui tenait fort à cœur et qu’il devait reprendre plus tard ; nous y reviendrons bientôt. C’est surtout à l’enseignement et à la philosophie que M. Bouillier se consacra tout entier pendant cette période, qui fut la plus laborieuse et la plus féconde de sa vie. Ses leçons eurent un succès retentissant. Il y a encore aujourd’hui, dans la région lyonnaise, des hommes qui se souviennent de les avoir applaudies et gardent pieusement le culte de sa mémoire. L’activité intellectuelle de M. Bouillier fut considérable. En 1844, il publia la Théorie de la Raison impersonnelle. Ce titre signifie que notre raison ne nous appartient pas en propre. Elle est la raison même de Dieu ; non pas métaphoriquement, mais à la lettre, c’est Dieu qui pense en nous quand nous connaissons les vérités éternelles. L’idée de Dieu ou, comme on disait alors, l’idée de l’infini, n’est pas, comme les autres connaissances, distincte de son objet, elle est cet objet même. Telle est la doctrine que M. Bouillier avait empruntée à V. Cousin, qui s’était lui-même inspiré de la métaphysique allemande. Il convient d’ajouter que M. Bouillier renonça bientôt à ces sortes de spéculations. Excellent psychologue, il se connaissait lui-même ; il avait mesuré ses forces, et compris que c’est dans des recherches moins ambitieuses et plus utiles qu’il trouverait le meilleur emploi de ses facultés. À cette époque où il se laissa tenter par le démon de la métaphysique, appartiennent encore la traduction du livre de Fichte, Méthode pour arriver à la Vie Bienheureuse, et une traduction de l’ouvrage de Kant sur la Religion dans les limites de la Raison.

C’est dans une tout autre direction, dans l’étude de la psychologie, de la morale et de l’histoire de la philosophie, qu’il devait trouver sa véritable voie. L’ouvrage qui fonda surtout sa réputation fut le Principe vital et l’Âme pensante.

Avons-nous une âme ou en possédons-nous deux ? Cette question, qui semble un peu étrange aujourd’hui, passionnait les esprits vers le milieu du siècle. Dans ces temps heureux, c’étaient les médecins, d’accord il est vrai avec quelques philosophes spiritualistes, qui ne pouvaient se contenter pour l’homme d’un seul principe immatériel. Avec Descartes, ils définissaient l’âme une sorte de substance pensante ; mais comme le montre assez clairement toute l’histoire du cartésianisme, il devenait dès lors impossible de comprendre qu’une telle substance ne puisse exercer aucune action sur le corps. D’ailleurs le spiritualisme de ces médecins se révoltait contre une hypothèse qui mêlerait l’âme à la vie des corps, et ferait intervenir une substance spirituelle et immortelle dans les plus basses fonctions de la vie organique. D’un autre côté, ils pouvaient encore moins souscrire à l’opinion, admise cependant par Descartes, mais qui pour eux ne différait point du pur matérialisme, selon laquelle la vie du corps se réduit à un simple mécanisme. Le moindre organisme vivant ne peut s’expliquer sans un principe qui en assemble les éléments, en assure le développement, en maintient l’unité, en répare les brèches. Ils étaient ainsi amenés à concevoir, entre l’âme pensante et le corps, un principe mitoyen participant à la fois de l’une et de l’autre, immatériel mais non spirituel, servant à l’âme d’intermédiaire et comme de ministre, et présidant à toutes les fonctions de la vie organique. Telle fut la thèse du vitalisme soutenue avec éclat par l’École de Montpellier.

M. Bouillier n’approuvait point qu’on multipliât les âmes sans nécessité ; une seule lui suffisait pourvu qu’elle fût bien définie, et il entreprit d’abattre le triumvirat de l’École vitaliste. Il prit en main la cause de l’animisme. C’est la même âme, selon lui, qui pense et qui organise le corps. Il faut seulement distinguer deux facultés dans cette âme : la pensée accompagnée de conscience, l’instinct qui en est privé. Les deux écoles étaient d’accord sur l’essentiel, puisqu’elles combattaient avec une égale ardeur le matérialisme et que, d’autre part, elles distinguaient avec une égale netteté la pensée et la vie. Elles différaient en ce que l’une donnait le nom de substance ou de principe à ces fonctions mêmes, tandis que l’autre les considérait comme les manières d’être ou les puissances d’un sujet unique ou d’une force, d’une activité qui seule mérite d’être appelée une âme. Toute la différence portait sur le mot de substance que les deux Écoles s’accordaient à employer sans peut-être le définir suffisamment. Ainsi, selon M. Bouillier, se rétablissait l’unité compromise de l’âme humaine.

Loin de prétendre à l’originalité et de se poser comme un novateur, M. Bouillier, par une série de recherches historiques conduites avec un soin et un scrupule irréprochables, s’attacha à démontrer que l’animisme avait été, avant Descartes et même encore après lui, la doctrine des plus grands philosophes, celle d’Aristote, de Saint-Thomas et enfin de Leibniz. Puis, reprenant pour son propre compte la doctrine soutenue par tant de grands esprits, il la justifiait directement par l’observation, l’induction, toutes les formes de raisonnement. Toutes les difficultés que soulève une telle doctrine, il les prévoyait, les discutait, les résolvait. Tous les arguments que ses adversaires invoquaient contre elle, il y répondait et les réfutait. Sa dialectique, toujours lucide, toujours loyale, toujours courtoise, est si pressante que parfois il semble qu’il ait trop raison et l’on est tenté de demander grâce pour les vaincus. Sa victoire, chose rare dans les controverses philosophiques, fut définitive ; l’adversaire ne se releva jamais d’une si vive attaque. M. Bouillier avait porté au principe vital un coup mortel.

C’est par la même activité essentielle de l’âme que, dans l’ouvrage intitulé : le Plaisir et la Douleur, M. Bouillier expliquait les phénomènes de la vie affective. En posant ce problème, il inaugurait encore un ordre de recherches tout nouveau. Il ne s’agissait plus des questions, déjà tant débattues dans l’École spiritualiste, de la légitimité de la faculté de connaître ou de la distinction de la psychologie et de la physiologie, ni même de la division des facultés de l’âme. Montrer que le plaisir résulte toujours d’une activité satisfaite et la douleur d’une activité contrariée, et, en reprenant cette doctrine d’Aristote, la fortifier d’arguments nouveaux, la fonder sur l’observation psychologique méthodiquement conduite, résoudre les difficultés qu’elle soulève, ramener enfin toutes les passions, dans leur diversité infinie, à l’unité d’une même loi, et tout expliquer par un même principe, telle est la tâche que M. Bouillier s’était donnée ; il l’a accomplie avec un rare succès et son livre est en quelque sorte, resté classique. Il a eu quatre éditions, dont la dernière a paru en 1891. On a souvent reproché à l’École de Cousin l’abus des formules vagues, l’amour des effets oratoires, la recherche excessive des qualités du style ; ce n’est pas ici le lieu d’examiner si ces reproches ont été quelquefois mérités ; mais il est certain que personne ne pourrait équitablement les adresser à l’auteur du Plaisir et de la Douleur. Cet ouvrage est un modèle d’analyse psychologique exacte et précise, portant uniquement sur des faits bien observés, complétés par des inductions prudentes, enrichis par des rapprochements ingénieux et des applications souvent originales. La psychologie récente traite parfois d’autres problèmes, elle ne les traite pas d’une autre manière et dans un autre esprit : et personne aujourd’hui ne saurait examiner la question étudiée par M. Bouillier sans tenir compte de ses recherches et mettre à profit ses résultats.

Mais l’ouvrage le plus considérable entre tous ceux que laissa M. Bouillier, celui qui a fait connaître son nom dans le monde savant tout entier, c’est le monument qu’il éleva au plus illustre des philosophes français : l’Histoire de la Philosophie cartésienne. L’Académie des Sciences morales et politiques avait proposé, en 1840, comme sujet de concours l’Examen critique de la Philosophie de Descartes, et décerné le prix ex æquo à MM. Bouillier et Bordas-Demoulin. Avant de publier le mémoire qui est devenu un grand livre d’histoire, en deux volumes, l’auteur l’avait complété et enrichi de nombreuses recherches nouvelles. On y trouve un exposé complet et lumineux de la doctrine cartésienne considérée non pas seulement dans l’abrégé que le Discours de la Méthode a vulgarisé, mais telle qu’elle apparaît dans les Méditations et les Principes, c’est-à-dire comme un vaste système de philosophie qui embrasse l’ensemble des choses et aspire à rendre compte de l’univers tout entier. L’auteur montre ensuite comment la pensée du maître a été modifiée, transformée par les disciples ; et on aperçoit les liens étroits qui rattachent à Descartes les systèmes d’un Spinoza, d’un Malebranche, d’un Leibniz et de tant d’autres. Mais ce n’est pas seulement sur les philosophes, c’est sur la littérature tout entière au xviie et au xviiie siècles, en France et à l’étranger, que s’est exercée l’influence cartésienne, soit directement, soit par les réactions qu’elle a provoquées. M. Bouillier s’est attaché à suivre tous les effets de cette action si profonde ; et il l’a fait dans un livre d’une belle ordonnance, d’un style toujours élégant et clair, érudit sans lourdeur, complet sans surcharges, et où la scrupuleuse exactitude de l’historien égale la pénétration et la sûreté du philosophe. Ce fut son œuvre de prédilection. Il y travailla toute sa vie avec amour. Sa curiosité, toujours en éveil, mettait à profit tous les travaux particuliers publiés en France et à l’étranger. À chaque nouvelle édition, et elles furent nombreuses, on constatait un nouveau progrès. Par un patient labeur et de minutieuses investigations, l’ouvrage se complétait et s’acheminait vers le plus haut point de perfection. Il semble même qu’à force de vivre familièrement avec Descartes, M. Bouillier se soit de plus en plus imprégné de son esprit. Certes il n’avait pas abandonné ses doctrines personnelles, ni abdiqué son indépendance ; mais, à mesure qu’il avance, il semble que sa pensée se rapproche de plus en plus de celle de son modèle, ou plutôt, c’était sans doute une certaine affinité de nature qui l’avait attiré vers l’œuvre du grand philosophe français. Il avait, comme lui, le goût des idées claires, de la méthode rigoureuse, des faits exacts. En étudiant jusque dans ses plus menus détails la philosophie cartésienne, il se sentait, en quelque sorte, dans son propre domaine ; il s’y trouvait à l’aise et, non content d’en être l’historien, il finit par en être comme le représentant et le continuateur parmi nous. Il souriait quand ses amis l’appelaient, en souriant, le dernier des cartésiens.

En 1864, commence une nouvelle période dans la carrière de M. Bouillier. M. Duruy était devenu ministre de l’Instruction publique. Par un retour naturel des choses de ce monde, l’indépendance et la fermeté qui avaient indisposé contre M. Bouillier les précédents ministres étaient devenues des titres à la confiance de leur successeur. C’est ainsi qu’il fut nommé d’abord Recteur de l’Académie de Clermont, puis Inspecteur général de l’Université, enfin Directeur de l’École normale. Cette dernière fonction, délicate en tous temps, était, en 1867, particulièrement difficile. L’École venait d’être licenciée à la suite d’une manifestation en l’honneur de Sainte-Beuve, qui avait prononcé au Sénat un discours libéral. Il avait même été, dit-on, un instant question de la supprimer. On l’avait maintenue, mais du moins le Ministre avait décidé de remplacer l’ancienne administration. Ce fut le premier châtiment des jeunes révoltés d’être privés de la direction si douce et si aimable de M. Désiré Nisard, de ne plus entendre sa voix si charmante et si spirituellement persuasive. Pour rétablir l’ordre dans la maison troublée, M. Duruy résolut d’appeler un homme énergique. Il voulait aussi, disait-il, confier la direction de l’École à un philosophe spiritualiste, sans doute afin que la sévérité fût réglée par la justice et que l’indulgence ne fût pas trop loin de la justice. M. Bouillier avait été placé là pour montrer de l’énergie. Il en montra. Il fit les exécutions jugées nécessaires. On vit son air d’autorité, son geste un peu saccadé. On entendit sa parole brève, parfois un peu sèche, un peu rude parfois, et on connut que les temps étaient changés. « Amo vos fortiter », disait-il volontiers, citant Sénèque. C’est ainsi que tempérait ses refus à des jeunes gens qui peut-être demandaient trop, un Directeur qui n’accordait rien. Cependant, s’il y eut quelque tension, quelques froissements, il n’y eut point de trop graves difficultés entre le nouveau Directeur et une jeunesse ardente, impatiente de toute contrainte, toute frémissante du souffle libéral qui emportait alors la France entière. Elle non plus n’était point injuste ; elle savait que son maître n’était point son ennemi, elle connaissait sa droiture et sa loyauté, et sentait tout ce que sa sévérité extérieure recouvrait de réelle indulgence. Les événements de 1870 donnèrent un cours nouveau aux préoccupations. La dignité dont fit preuve M. Bouillier, son courage et la fermeté de son caractère, son zèle infatigable et sa sollicitude éclairée achevèrent de lui réconcilier tous les cœurs. Il a raconté lui-même dans un opuscule intitulé : l’École normale pendant la guerre, tous les efforts tentés par les jeunes normaliens pour servir leur pays comme engagés volontaires aux avant-postes ou sur les remparts. L’un d’eux, mon noble et cher ami George Lemoine, tomba mortellement blessé à la bataille de Champigny. À la manière dont M. Bouillier raconte les actes dont il fut le témoin, à l’émotion qui anime ces pages d’un accent très simple et sincère, on sent combien il était fier de leur conduite. L’accord fut ainsi pleinement rétabli ; s’il avait eu quelque chose à dire de leurs têtes un peu promptes, il n’eut jamais rien à reprocher à leurs cœurs. Il n’est personne, parmi ceux qui connurent alors M. Bouillier, qui n’ait gardé envers le Directeur de 1870 un souvenir reconnaissant, un sentiment de profonde et respectueuse estime.

Dès la chute de l’Empire, M. Bouillier avait donné sa démission ; mais en attendant qu’il fût remplacé, il avait des devoirs à remplir. L’École normale avait été transformée en ambulance. Elle était pleine de blessés ; dès le premier jour du bombardement de Paris, plusieurs obus s’étaient abattus sur elle et avaient percé les murailles. On avait dû descendre les malades aux étages inférieurs, il fallait continuer de veiller sur eux. M. Bouillier a raconté aussi les nuits sinistres du bombardement, alors qu’on entendait à chaque minute le sifflement des obus, le bruit de leur chute et le fracas des maisons effondrées, tandis que le Directeur, aidé du personnel de l’École et de tous ceux qui n’étaient pas à l’armée, se tenaient prêts, à la moindre alerte, à venir en aide aux blessés, à éteindre l’incendie, à préserver la bibliothèque et les collections. Mais ce que sa modestie n’a pas assez dit, c’est combien il donna lui-même l’exemple du courage infatigable et du dévouement. Dans ces jours d’épreuve, la fermeté habituelle de son caractère s’éclairait d’un rayon de bonne humeur qui réconfortait et ranimait la confiance autour de lui. Il a rempli tout son devoir, et il raconte lui-même avec une juste fierté qu’en 1872, à la séance de rentrée, lorsque M. Jules Simon, alors ministre, rappela ses services, la salle entière éclata en applaudissements.

Après la guerre et la Commune, M. Bouillier reprit ses fonctions d’inspecteur général de l’Université ; mais il ne les exerça pas longtemps. Dès 1879, un arrêté du ministre de l’Instruction publique, M. J. Ferry, le mettait brusquement à la retraite. Sous la République comme sous l’Empire, M. Bouillier avait gardé son franc-parler. Il n’approuvait ni les tendances du gouvernement, ni les réformes qui avaient été introduites dans l’enseignement, et il manifesta tout haut son mécontentement. On avait pensé peut-être qu’il était hasardeux de confier le soin d’appliquer des méthodes nouvelles à ceux qui les désapprouvaient hautement, et c’est pourquoi on s’était privé de ses services. M. Bouillier n’accepta pas sa disgrâce sans protestations. « L’affaire, écrit-il à ce sujet, fit du bruit et je ne m’épargnai pas pour qu’elle en fît. Je fus victime, mais non pas une victime résignée. Je protestai dans des articles de journaux, de revues, dans des brochures tirées à grand nombre d’exemplaires et finalement dans un livre qui eut quelque succès : l’Université sous M. Ferry. » Très attaché à la culture classique dont il avait éprouvé les bienfaits, il s’inquiétait de la direction nouvelle qu’on voulait donner à l’enseignement. La réorganisation du Conseil supérieur de l’Instruction publique, les élections par lesquelles le corps enseignant devait se faire représenter dans le nouveau Conseil, lui inspiraient surtout de grandes appréhensions. Peut-être se laissa-t-il entraîner pendant cette époque un peu au delà de la modération qu’il s’était toujours imposée ; cependant ses colères finirent par s’apaiser, et, dans la dernière partie de sa vie, redevenu pacifique et philosophe, il partagea son temps entre les études philosophiques et l’Académie des Sciences morales et politiques, qui l’avait élu, en 1872, en remplacement de Ch. de Rémusat.

Rendu à la philosophie, M. Bouillier publia deux volumes d’Études familières de psychologie et de morale. Il y traitait des questions les plus diverses : la Responsabilité morale dans le rêve ; — Sentiments des vivants à l’égard des morts ; — les Effets de la distance sur la sympathie ; — les Compensations dans la vie humaine ; — de la Justice historique ; — Comment va le monde, ou étude sur la lâcheté ; — de l’Oubli ; — Patriotisme et Fêtes publiques ; — Amour de soi, Amour des Autres. — On retrouvait dans ces études le psychologue ingénieux et pénétrant qu’avaient fait connaître ses anciens ouvrages. Cependant, quel que soit l’intérêt de ces études, dans cette période de sa vie le psychologue s’efface de plus en plus devant le moraliste. C’est une question de morale, celle du progrès, qui préoccupe le plus vivement son esprit. Il l’avait déjà rencontrée en étudiant la querelle des Anciens et des Modernes au xviie siècle. Il la retrouve dans la Conscience en psychologie et en morale. Il la traite enfin, dans toute son étendue, dans Morale et Progrès, un des ouvrages qu’il a composés avec le plus de soin, où il a mis le plus de lui-même, et qui reste un fort beau livre.

Si on analyse l’idée de Progrès, on y distingue aisément deux éléments. Il y a d’abord un élément qu’on peut appeler intellectuel ; telles sont les institutions, les lois, les idées et les croyances. Ici aucun doute n’est possible : « Nous sommes meilleurs que nos pères », disait Guizot dans son Histoire de la civilisation en Europe. Le progrès se réalise chaque jour sous nos yeux, les conquêtes d’une génération s’ajoutent à celles de la génération précédente. Le trésor de l’humanité va toujours croissant. Il semble même que ce progrès se produise d’une façon continue et suivant une loi nécessaire. Mais il y a un autre élément qui n’est pas moins indispensable et qu’on peut appeler l’élément moral. À quoi servent, en effet, toutes les conquêtes de l’intelligence, si elles sont séparées du courage, de la possession de soi-même, de la fermeté du caractère, de tout ce que Montesquieu dans un passage célèbre désignait du nom de vertu ? Les meilleures institutions ne valent que par l’emploi qu’on en fait. Bien plus, les plus précieuses acquisitions de la science et de la pensée deviennent dangereuses, si elles sont mises au service de volontés débiles ou perverses. Le progrès se détruit en quelque sorte lui-même si la valeur morale des générations ne s’accroît pas dans la même proportion que leurs idées. « Corruptio optimi pessima. » Or il n’est que trop certain que la valeur morale ne s’accroît pas en même temps que les connaissances scientifiques. Ici plus de transmission possible. Les fils n’héritent pas de la vertu de leurs pères. À chaque génération tout est à recommencer. La vertu, comme le génie, est toujours une nouveauté. Et c’est pourquoi la question de savoir si un peuple est en progrès peut se poser tous les jours. Non seulement les deux éléments ne croissent pas nécessairement ensemble, mais il semble même que l’accroissement de l’un ait pour condition la diminution de l’autre. L’histoire tout entière ne nous montre-t-elle pas, en effet, que le progrès des lumières et les conquêtes de la science ont pour conséquence inévitable et comme pour rançon un affaiblissement des caractères et une diminution de l’énergie morale ? Les peuples primitifs ont plus de vertu que les races civilisées et les volontés s’amollissent à mesure que des intelligences s’affinent.

Ainsi les deux éléments nécessaires du progrès apparaissent comme opposés et sont en quelque sorte deux frères ennemis qu’il faut pourtant décider à vivre ensemble, si le progrès doit exister. Le problème serait résolu et la difficulté disparaîtrait si l’on pouvait supprimer un des deux termes, le plus embarrassant des deux, celui sur lequel il semble que nous ayons le moins de prise, l’élément moral. Les théoriciens du progrès l’ont tenté de diverses manières. Ne disons rien de la doctrine naïvement enfantine de Fourier, suivant laquelle le travail attrayant et le jeu bien combiné des attractions passionnelles dispenseront les hommes de tout effort et suffiront à les rendre heureux. Des penseurs plus sérieux tels que Condorcet, Kant lui-même, Fichte surtout dans sa Destination de l’homme, sont arrivés, par un chemin tout différent, à une conclusion analogue. Les passions ne sont que des maladies de l’âme, des idées confuses produites par le jeu de l’imagination. Dès lors, il suffit d’éclairer la raison pour qu’elles disparaissent comme les ténèbres devant le soleil. Le progrès de la raison étant indéfini, on peut prévoir avec certitude le jour où, toutes les passions ayant disparu ou s’étant transformées, personne n’aura plus intérêt à nuire aux autres ; il n’y aura plus de crimes, le méchant n’aura plus l’intention ni même l’idée de faire le mal et la plus parfaite entente régnera parmi les hommes.

On pourrait faire bien des réserves sur les thèses psychologiques qui sont à la base de cette belle déduction, mais, sans entrer dans une telle discussion, il est aisé de voir que nous sommes encore loin du jour où la paix sociale n’aura plus rien à redouter de l’ambition ni de l’orgueil, de la haine ni de l’amour.

Tout autre est la conception à laquelle Buckle a attaché son nom dans sa célèbre Histoire de la civilisation en Angleterre. Ce n’est plus la passion, c’est la vertu elle-même qu’il s’agit de supprimer. On connaît l’étrange et violent réquisitoire que Buckle a dirigé contre la moralité. Elle est immobile et stérile ; bien plus, elle est la cause de tout le mal qui s’est fait dans le monde. C’est son nom qu’ont invoqué tous les fanatismes pour justifier les persécutions religieuses et les guerres. Il n’y aura de paix dans le monde que quand on aura cessé de parler de droit et de justice. Cependant, malgré toute son éloquence, le philosophe anglais n’a pas réussi à imposer son étonnant paradoxe à l’esprit de ses contemporains. Il n’a pas persuadé à son siècle que l’honnêteté soit un mal, que l’humanité sera d’autant plus heureuse et parfaite que les hommes seront plus pervers, que l’égoïsme et la férocité, plus que la philanthropie et la charité, soient les meilleurs agents de la félicité humaine.

M. Herbert Spencer, lui aussi, supprime l’élément moral au profit de l’élément intellectuel. Il ne doute pas qu’une sorte d’âge d’or soit réservé à l’humanité. Toutes les vertus que l’on considérait jadis comme essentielles, la tempérance, le courage, la possession de soi, l’effort sur soi-même n’étaient que des moyens provisoires auxquels devaient recourir des sociétés primitives. Dans la société parfaite, dans le mécanisme compliqué que notre âge pressent et que l’avenir réalisera, la vertu devient inutile. Elle est remplacée par une sorte de pression extérieure. La seule loi de l’offre et de la demande, devenue la vraie forme de la justice, réglera automatiquement les rapports des hommes entre eux. Le dernier terme du progrès moral sera la suppression de la morale. — Si disposé qu’on soit à accueillir ces brillantes hypothèses, peut-on contester cependant que l’accommodation ne puisse s’établir d’elle-même ? L’organisation de plus en plus compliquée des sociétés modernes, bien loin de dispenser les hommes de l’effort personnel, leur demande, au contraire, un effort de plus en plus considérable. Horace Mann n’avait-il pas raison quand il disait : « Tout ce qui a été dit, et dit avec vérité, de l’excellence de nos institutions, si elles sont appliquées par un peuple sage, doit être renversé si le peuple est corrompu » ? Et notre Montesquieu ne disait pas que les républiques rendent les citoyens vertueux : c’est la vertu des citoyens qui soutient les républiques.

Si le progrès moral est aussi indispensable que le progrès intellectuel, et s’il ne se produit pas, comme lui, en vertu d’une loi nécessaire, il faut chercher s’il existe quelque moyen d’accroître ou tout au moins de conserver l’énergie des volontés et la force des caractères. C’est le problème que se sont posé tous les moralistes, ceux du moins qui ne s’en tenaient pas à des théories abstraites. Il est aussi ancien que la philosophie elle-même, actuel à toutes les époques, et aujourd’hui encore il n’en est pas de plus pressant pour quiconque a le souci de l’avenir de la démocratie et même de la civilisation. On ne peut s’en rapporter à la nature : elle sème sans doute dans les âmes des germes de vertu sans lesquels aucune culture ne serait possible, mais il n’est pas exact de dire avec Rousseau que l’homme soit bon au sortir de ses mains. Il faut achever l’œuvre ébauchée par elle ; c’est par l’éducation seulement qu’on y peut parvenir. Encore convient-il d’ajouter que cette éducation ne doit pas être réduite à la seule instruction. Il faut une pédagogie plus profonde, qui ne se contente pas d’accroître les connaissances et d’enrichir les esprits, mais pénètre l’âme tout entière et sache réveiller les cœurs en même temps qu’exercer les volontés. C’est ce que M. Bouillier ne se lassait pas de répéter. L’un des plus beaux chapitres de son livre est consacré au développement de cette idée. Par là on peut comprendre que le progrès moral accompagne le progrès intellectuel. Il faut seulement se défier des formules toutes faites, des lieux communs et des théories qui dispensent l’homme de tout effort. Loin de s’accomplir sans notre participation, le progrès dépend de nous à chaque instant : il est en un sens toujours précaire, toujours menacé de disparaître si l’humanité cesse de veiller sur elle-même. Il ne faut pas le considérer comme un fait naturel ou comme une loi nécessaire ; il est, conclut M. Bouillier, au regard des puissances humaines, la faculté par excellence, au regard de la liberté et de la morale, un devoir.

Cependant la philosophie n’absorbait pas toute l’activité de M. Bouillier. On aurait de lui une idée fort incomplète si on ne tenait pas compte de sa vie académique. Personne n’a été plus que lui animé du zèle académique. Il mérite le nom qu’il donnait lui-même à Fontenelle, « d’Académicien par excellence ».

Avant même d’appartenir à l’Institut, il avait présenté à l’Académie de Lyon un projet de confédération de toutes les sociétés savantes de France sous la direction de l’Institut. Cette idée, nouvelle en apparence, était un retour à une ancienne organisation. Dès le commencement du xviiie siècle, plusieurs Académies avaient été fondées sur le modèle de l’Académie française et de l’Académie des Sciences, dans les principales villes de province. C’étaient presque toujours, à l’origine, des sociétés privées, instituées pour cultiver les Muses et encourager la science. Le roi, sur la recommandation d’un protecteur choisi par elles, grand seigneur ou écrivain illustre, leur accordait par des lettres patentes les privilèges, honneurs et dignités réservés aux Académies parisiennes. Les plus grands écrivains ne dédaignaient pas de prendre part aux travaux de ces sociétés provinciales. Voltaire fit partie d’un grand nombre d’entre elles, et eut une réception solennelle à l’Académie de Lyon. Montesquieu écrivit Lysimaque pour l’Académie Stanislas de Nancy, et lut devant l’Académie de Bordeaux plus de vingt ouvrages, tandis qu’il ne vint que trois fois à l’Académie française et n’y prit jamais la parole.

Les plus favorisées parmi ces Académies étaient affiliées à l’Académie française ou à l’Académie des Sciences par de véritables traités d’alliance. On faisait assaut de politesses et de compliments. Les Académies nouvelles s’intitulaient modestement les filles des Académies anciennes : « Parva sub ingenti matris se sabjicit timbra. » Fontenelle, en répondant, se contentait du titre d’Académie-sœur. L’une d’elles, en Provence, avait même paru disposée à prendre cette parenté fort au sérieux. Elle symbolisait l’Académie française et sa jeune sœur, l’Académie d’Arles, par deux lauriers qu’éclairait un même soleil, sole Joventur eodem. Les filles devaient payer à leur mère, en vertu d’une stipulation inscrite au traité d’alliance, un tribut annuel ou redevance, qui était un ouvrage de prose ou de poésie, et pour l’Académie des Sciences, un mémoire. Les mémoires passaient toujours ; mais la prose ou la poésie étaient quelquefois refusées ou, ce qui était plus grave, reçues « à correction ». Les amours-propres s’irritaient, mais l’on finissait par s’entendre. Le décret de la Convention qui supprimait toutes les Académies mit fin à toutes ces élégances.

Après la reconstitution de l’Institut, des sociétés se formèrent encore en province sous des noms nouveaux, mais au lieu de se consacrer au bel esprit et au culte des Muses, elles se tournaient plutôt vers les sciences, l’histoire et l’archéologie. Il était naturel qu’on cherchât à établir entre elles des liens. C’est ce que tenta d’abord M. de Caumont ; puis la politique intervint, et des ministres tels que MM. Guizot et de Salvandy comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer, pour leur politique, des nouvelles institutions. Mais c’est surtout sous l’Empire que MM. Fortoul et Rouland voulurent en faire un moyen d’influence et d’action. Ce dernier, en dehors de l’Institut et même dans un esprit d’hostilité contre lui, réorganisa le Comité des Travaux historiques fondé par M. Guizot, et voulut en faire une sorte de petit Institut dépendant et tout à fait ministériel, pour l’opposer au véritable Institut, qui, à son gré, n’était pas assez docile. En même temps, il fondait les réunions annuelles de la Sorbonne pour décerner des prix, comme l’Institut le fait lui même, aux travaux littéraires et scientifiques. C’est l’organisation qui existe encore aujourd’hui. M. Bouillier avait de tout autres idées. Il pensait que c’est à l’Institut qu’il appartient, en dehors de toute pensée politique et de toute tutelle administrative, de coordonner et de diriger les travaux des sociétés savantes. C’est l’idée, qu’avant même d’appartenir à l’Institut, il avait exposée devant l’Académie de Lyon. Il l’avait développée dans une brochure publiée en 1857, l’Institut et les Académies de province, qui eut quelque retentissement. Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, le Ministre en fut fort mécontent, et il adressa à M. Bouillier une lettre de blâme officielle pour avoir traité sans autorisation un sujet aussi grave et empiété sur les attributions de son chef. Mais M. Bouillier n’était pas homme à se laisser intimider. Très conservateur en politique, dès qu’il s’agissait de choses académiques il avait l’âme républicaine. Il riposta vertement et osa remontrer au tout-puissant Ministre qu’il s’attribuait sur les Académies une autorité qu’il n’avait pas. Elles ne sont pas comme des lycées, des collèges ou des écoles, mais plutôt de petites républiques qui s’administrent elles-mêmes, qui subsistent par leurs propres ressources et qui, une fois instituées par décret du Chef de l’État, ne dépendent plus de personne, pas même du ministre de l’Instruction publique, à moins qu’elles n’aient à faire approuver quelques changements dans leurs statuts.

Dans l’ouvrage qu’il publia en 1879, l’Institut et les Académies de province, sous le même titre que la brochure de 1857, M. Bouillier, avec une opiniâtreté invincible, reprend les mêmes idées en les appuyant d’arguments nouveaux. Rien ne l’arrête, ni la difficulté d’obtenir d’un ministre qu’il abandonne une parcelle de son pouvoir, ni la crainte de surcharger d’un travail nouveau l’Institut déjà si occupé, ni tant d’autres obstacles. Nous ne le suivrons ni dans les critiques assez vives qu’il dirige contre l’organisation actuelle du Congrès des Sociétés savantes, ni dans le détail très minutieux des dispositions nouvelles qu’il propose d’y substituer. Mais il est un trait curieux de la physionomie de M. Bouillier que révèlent déjà ses autres écrits et que ces pages mettent dans une plus éclatante lumière, c’est sa confiance dans la vérité, son amour pour la science et son zèle pour tous les travaux de l’esprit. La quiétude, la routine, l’inertie n’ont pas d’ennemi plus déclaré. C’est merveille de voir comme il veut susciter toutes les recherches, découvrir toutes les aptitudes, stimuler toutes les bonnes volontés, récompenser le mérite sous toutes ses formes, encourager les talents dans toutes les directions. En dépit de son rigorisme et de son humeur un peu chagrine et malgré toutes ses réserves, il a foi au progrès. Dans l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes, c’est pour les Modernes qu’il prend résolument parti. Il parle comme Bacon, Fontenelle ou Condorcet. Il est bien un fils du xviiie siècle. Il ne conçoit pas de plus noble tâche que de travailler au progrès des lumières et au bonheur du genre humain.

En 1888, l’Académie des Sciences morales et politiques le choisit pour son président. La mort prématurée de Fustel de Coulanges l’obligea à exercer la présidence pendant deux ans, sans passer par l’apprentissage de la vice-présidence. Il eut souvent à prendre la parole : à la séance publique annuelle, à la réception du duc d’Aumale, au banquet en l’honneur de J. Simon, à la célébration du cinquantenaire de Barthélémy Saint-Hilaire, et sur la tombe des confrères, Hippolyte Carnot, Beaussire, Rosseuw Saint-Hilaire, Lucas, Havet, Fustel de Coulanges. Il a réuni tous ces discours sous ce titre : Deux années de Présidence à l’Académie des Sciences morales et politiques.

C’est lui qui, en 1893, eut la première idée de la célébration du centenaire de l’Institut. Il fut, comme l’a reconnu J. Simon, le premier promoteur de cette idée, et la brochure qu’il publia : le Centenaire de l’Institut, traçait d’avance le programme qui fut à peu près complètement réalisé deux ans plus tard. Il eut la satisfaction de prendre part à cette fête. Il eût voulu seulement un peu plus de pompe et d’éclat et un plus grand concours encore de savants ou d’associés étrangers. En terminant cette brochure, il exprimait le vœu que cette réunion fût le début d’une entente entre tous les corps savants du monde civilisé. Après avoir tenté de confédérer toutes les Académies de France, il voulait confédérer toutes les Académies du monde entier. Quelle n’eût pas été sa joie s’il avait pu, quelques années plus tard, voir se réaliser ce qu’il appelait lui-même son rêve, dans les conditions mêmes qu’il avait prévues, et bien plus tôt qu’il n’avait osé l’espérer. Sans doute, l’Académie lui aurait réservé l’honneur de prendre la parole en son nom, lorsqu’elle proposa à l’Association internationale des Académies d’entreprendre une édition complète des œuvres de Leibniz. Avec quelle incomparable autorité l’historien de Descartes, au nom de l’Institut de France, n’aurait-il pas rendu témoignage à la gloire du philosophe allemand, dans la première et mémorable réunion de cette Académie universelle que tous deux avaient souhaitée, espérée, préparée ?

Francisque Bouillier mourut le 26 septembre 1899. Le philosophe ne fut pas infidèle aux convictions de toute sa vie en appelant à sa dernière heure les prières de la religion.

Sa vie a été celle d’un sage et d’un homme heureux. Il a réuni tous les biens qui ne dépendent pas de la volonté des hommes et que cependant la sagesse antique regardait comme partie intégrante du vrai Bien : la santé, l’aisance, une famille heureuse et prospère, de grands honneurs, une longue et verte vieillesse, des amis dévoués. Tout lui a souri. Dès ses premiers pas dans la carrière qu’il avait choisie, le succès est venu à lui pour ne jamais le quitter ; tous les honneurs qu’il pouvait souhaiter, il les a obtenus. Dans le tableau de sa vie heureuse, c’est à peine si l’on découvre la part d’ombre inséparable de toute condition humaine. Mais si la fortune lui a prodigué ses dons, il a su s’en rendre digne et son mérite n’a pas été au-dessous de son bonheur. Il s’est donné les vertus dont il démontrait la nécessité, et il a mieux fait que d’en écrire la théorie, il les a prêchées d’exemple. Jamais ses actions n’ont démenti ses paroles et, comme le sage antique encore, il est resté jusqu’au bout sans défaillance, tel qu’il s’était montré au début, toujours égal et fidèle à lui-même. Il a bien rempli sa tâche ; il laisse après lui une œuvre durable. Il ne faut pas être prophète dans notre pays, ni préjuger l’avenir ; mais on peut croire sans témérité que longtemps encore les psychologues se souviendront de tant d’analyses délicates, de tant d’aperçus ingénieux si simplement et si sobrement exprimés ; les moralistes méditeront longtemps les vérités qu’il a défendues dans Morale et Progrès et, tant qu’en France ou dans le monde il se trouvera des esprits curieux de l’histoire de la pensée française, de son développement à l’époque la plus brillante et dans sa gloire la plus incontestée, tant qu’il y aura des philosophes et des historiens de la philosophie, on lira l’Histoire de la Philosophie cartésienne.


  1. Lue à l’Académie des sciences morales et politiques dans la séance du 10 novembre 1902.