Notice sur les écoles arabes-françaises de filles et sur les ouvroirs musulmans en Algérie

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Notice sur les écoles arabes-françaises de filles et sur les ouvroirs musulmans en Algérie
Revue pédagogique, premier semestre 18829 (p. 311-317).

NOTICE
SUR LES ÉCOLES ARABES FRANÇAISES DE FILLES
ET SUR LES OUVROIRS MUSULMANS, EN ALGÉRIE



La femme mauresque, par suite des préjugés, est un objet, une chose, un meuble que l’on possède et qui ne doit ni penser ni agir. De là son ignorance et son abrutissement. Et cependant il est reconnu qu’elle possède toutes les aptitudes pour apprendre, puisque l’on voit dans les familles de marabouts des jeunes filles copiant et récitant le koran. On en cite même, mais les exemples sont rares, qui composent des poésies légères. Il convient donc de montrer ici quels efforts ont été faits dans notre colonie africaine, dans le but d’opérer le relèvement de la femme indigène, et sous l’influence de quelles illusions nous avons essayé de la rapprocher de notre civilisation.

En 1845, une dame d’Alger, Mme Luce, utilisant, avec des ressources très limitées et à ses risques et périls, une connaissance assez complète de l’arabe parlé et l’habitude de l’enseignement, cédant aussi au désir d’être utile à une classe jusqu’alors trop négligée, créa un pensionnat pour les jeunes filles musulmanes et l’entretint à ses frais jusqu’en 1847, époque à laquelle cet établissement fut subventionné par l’État. Le moyen semblait trouvé d’influer, par ce côté, sur la société étrange qui nous entoure. On se monta l’imagination, on alla plus loin, sans se douter que cette société résistera à toute infusion européenne qui tendrait à la régénérer. Le décret du 14 juillet 1850 consacra la création, dans chacune des villes d’Alger, de Constantine, d’Oran, de Bône, de Blidah, et de Mostaganein, d’une école pour le double enseignement de l’arabe et du français, et dans chacune des villes d’Alger, de Constantine et de Bône, d’une semblable école pour les jeunes femmes conductrices qui allaient chercher le matin, et ramenaient le soir, les jeunes filles dans leurs familles. Instituées par un règlement préfectoral, elles recevaient une rétribution de 5 francs par mois ; elles étaient vieilles et pauvres, et cette rétribution remplaçait une aumône nécessaire. Les enfants qui fréquentaient l’école avaient droit à une gratification de 2 francs par mois ; cette allocation leur fut également enlevée.

Il n’en fallait pas plus pour éloigner toutes les élèves qui appartenaient à la classe la plus indigente. À la suite du décret du 5 décembre 1857, organisant l’Assistance musulmane, un asile et un ouvroir furent créés à Alger, et commencèrent à fonctionner, à partir de l’année 1859, sous la surveillance de l’autorité préfectorale ; les dépenses étaient à la charge du bureau de bienfaisance. L’asile recevait les enfants des deux sexes de 2 à 7 ans, et l’ouvroir était ouvert aux jeunes filles de plus de 12 ans. En 1859, la suppression de l’ouvroir, de l’asile et de la deuxième école ayant été prononcée, toutes les jeunes filles rentrèrent dans la maison de Mme Luce ; mais, là encore, le refus de l’autorisation de travailler pour le dehors, faillit compromettre cette œuvre, dont l’utilité avait toujours été très controversée. En effet, lorsqu’on se demandait quels enfants venaient à nous, il fallait se résigner à reconnaître que les indigents seuls envoyaient les leurs, en échange d’un double avantage : la prime et le débarras, tandis que les riches auraient cru se mettre en contravention avec les préceptes de Mahomet, s’ils avaient confié leur progéniture à des mains étrangères, De ce côté on craignait les tentatives de conversion, tant nous inspirions peu de confiance. Déjà la situation s’éclaircissait, mais il était impossible de reculer, sous peine de tomber dans le ridicule. Dans sa session de 1860, le Conseil général de la province d’Alger manifesta le désir que dans sa session suivante il lui fût, après enquête, présenté des filles. Dans cette province, l’instruction était gratuite. Elle comprenait : 1° la lecture et l’écriture de l’arabe, la lecture et l’écriture du français ; 2° les éléments de la langue française et du calcul ; 3° les travaux d’aiguille. Le personnel de chaque école se composait d’une directrice française et d’une sous-maîtresse indigène. Les directrices recevaient un traitement fixe de 1,000 fr., et les sous-maîtresses de 300 fr., dans les mêmes conditions. Les dépenses relatives au personnel et au matériel de ces écoles furent mises à la charge du budget départemental, et pour les localités situées en dehors du département, à la charge du budget local et municipal. En suite du décret du 14 juillet 1850, l’existence de l’école des jeunes filles d’Alger fut reconnue, et des essais du même genre furent tentés à Constantine, à Bône et à Oran ; mais dans ces deux dernières villes, ces établissements n’ayant donné aucun résultat tombèrent d’eux-mêmes. Seules les écoles d’Alger et de Constantine se maintinrent.

Vers 1850, la maison de Mme Luce renfermait environ 200 jeunes filles ; l’instruction primaire y prospérait et les travaux à l’aiguille étaient arrivés à un degré de perfection très remarquable. Grâce à l’ouvrage qui abondait, la directrice assurait à ses élèves une rémunération souvent considérable de leur travail. Les broderies indigènes soie et or, si renommées en Orient, et dont la tradition était presque perdue à Alger, furent retrouvées et obtinrent un succès réel et mérité.

En 1854, on crut nécessaire de partager l’école de Mme Luce : un établissement du même genre fut ouvert sous la direction d’une des sous-maîtresses. Ces deux institutions fonctionnaient non sans de grandes difficultés, lorsqu’en 1858, plusieurs mesures administratives préparèrent la disparition des écoles de jeunes filles, dont l’utilité avait été l’objet de nombreuses critiques, assez fondées.

La première de ces mesures fut la suppression des propositions pour la réorganisation ou la suppression de cet établissement. Voici la combinaison sortie de l’enquête. L’école arabe-française de Mme Luce serait convertie en ouvroir, où les jeunes Mauresques, sur la désignation du bureau de bienfaisance musulman, seraient reçues, pour y être instruites aux divers travaux d’aiguille ; l’ouvroir libre existant serait mis sur le même pied que celui à créer ; l’administration fournirait les locaux nécessaires à l’installation ; deux cents bourses d’apprentissage seraient créées en faveur des deux maisons ; le prix de la bourse serait de 5 francs par mois, dont 3 attribués à l’élève et 2 à la directrice ; l’apprentissage durerait deux années ; les jeunes filles seraient admises à recevoir du bureau de bienfaisance des brevets d’apprentissage, depuis l’âge de 10 ans accomplis jusqu’à 16 ans inclusivement ; celles qui resteraient à l’ouvroir, après leur temps d’apprentissage, y seraient rétribuées, comme dans tous les ateliers, proportionnellement à leur travail ; on leur délivrerait à cet effet un livret spécial où serait inscrit, jour par jour, en regard du travail effectué, le montant du salaire auquel il aurait donné lieu ; il serait institué, pour la surveillance des ouvroirs, un comité permanent de dames patronnesses, au nombre de sept, dont cinq françaises et deux indigènes ; l’administration ne prendrait dorénavant à sa charge d’autres dépenses relatives aux ouvroirs que les bourses d’apprentissage et les frais de location et d’entretien des locaux ; enfin, le crédit alloué au budget provincial au titre de l’école arabe-française de filles, serait transporté tout entier au bureau de bienfaisance musulman, qui se chargerait, en outre, des dépenses afférentes aux ouvroirs.

Un arrêté du 10 : octobre 1861 confirma les propositions de la commission d’enquête ; il prononçait la suppression de l’école arabe-française de filles et sa transformation en ouvroir. L’ouvroir libre qui existait déjà fut également reconnu d’utilité publique. Le 18 mars 1865, un arrêté gouvernemental rapporta les dispositions rattachant au bureau de bienfaisance musulman les divers établissements et institutions d’assistance des indigènes, et notamment celles de l’arrêté du 10 octobre 1861, qui plaçaient les ouvroirs musulmans sous la surveillance de ce bureau. Ce n’était donc plus qu’un agent d’exécution des œuvres d’assistance, dont l’initiative et la direction appartenaient à l’autorité préfectorale. Comme conséquence, un arrêté du préfet d’Alger, en date du 15 avril 1865, déclarait institutions d’assistance publique départementale : 1° les bourses d’apprentissage destinées à initier les jeunes garçons musulmans à nos industries ; 2° l’asile ouvert aux enfants des deux sexes de deux à dix ans ; 3° les deux ouvroirs consacrés aux jeunes filles et aux ouvrières indigènes pour les habituer à gagner leur vie par le travail.

Aux termes de l’article 4 du : décret du 18 août 1868 sur l’administration des indigènes en territoire civil, les divers services spéciaux d’assistance musulmane, ainsi que les écoles arabes-françaises et celles d’adultes instituées en exécution du décret du 14 juillet 1850, furent remis à l’autorité municipale.

Néanmoins, comme les budgets provinciaux conservent les revenus des biens dont les produits, en vertu des fondations anciennes, étaient affectés au service d’assistance musulmane, il est pourvu aux dépenses de ces services au moyen d’un prélèvement annuel, opéré par le gouverneur général sur le fonds commun provincial. Conformément à ce décret, le bureau de bienfaisance rentra dans ses attributions primitives. La salle d’asile et les ouvroirs suivirent la même marche que par le passé, avec cette seule différence que la prime de 5 francs partagée autrefois entre l’enfant qui en touchait 3, et la directrice qui en recevait 2, fut transformée en une subvention allouée aux directrices et un salaire attribué aux ouvrières.

De 1868 à 1873, aucune modification n’est apportée dans la conduite des ouvroirs musulmans. Le 7 mars 1874, un arrêté du gouverneur général réorganise le bureau de bienfaisance musulman. Le titre IV de cet arrêté règle, ainsi qu’il suit, le service intérieur des ouvroirs :

Pour les jeunes filles pauvres, le bureau favorisera l’ouverture d’ouvroirs ou ateliers dont l’objet est de leur faciliter l’apprentissage des travaux d’aiguille : tricot, couture. broderie, etc. ; il subventionne les établissements libres, quand les directrices lui présentent des garanties de moralité suffisantes et consentent à se soumettre aux conditions de surveillance et de contrôle déterminées et fixées par des conventions soumises à l’approbation du préfet. Le décret du 28 décembre 1874 sur l’assistance hospitalière en Algérie n’a apporté aucun changement à ces dispositions : le bureau de bienfaisance musulman continue à diriger les établissements sus-mentionnés et reçoit une subvention annuelle de l’État. Mais les deux ouvroirs musulmans d’Alger ne sont plus aujourd’hui que des entreprises particulières, soutenues par le bureau, dans le seul but d’offrir du travail à la classe pauvre de la population indigène.

Il serait facile d’indiquer ici les causes qui ont empêché la réussite des écoles arabes-françaises de filles. Il nous suffira de faire connaître que ces établissements ont tous périclité, ainsi que M. de Salve, ancien recteur de l’académie d’Alger, l’a constaté dans une notice sur l’instruction publique en Algérie, au cours de l’année 1878 : « Certains essais d’éducation ont été également tentés sur les jeunes filles musulmanes, et des écoles ont été créées pour elles en 1850. L’entreprise était des plus délicates et demandait des auxiliaires pleins de tact, de dévouement et de sagesse : car il était difficile de dissiper des préventions invétérées et de faire comprendre l’utilité de l’instruction pour des femmes condamnées, par le Koran autant que par la coutume, à la claustration du harem ou aux soins les plus communs du ménage. Seule l’école de Constantine a survécu jusqu’à ce jour, à travers des alternatives de progrès et de décadence. »

Est-ce à une dévotion plus éclairée chez la population de l’Est qu’est dû ce succès ?