Notices sur M. le comte Chaptal, et discours prononcés sur sa tombe, le 1er août 1832/Amalric
NOTICE
Par M. AMALRIC.
Après la perte douloureuse que les sciences, les lettres et les arts avaient faite dans la personne des Lavoisier, des Daubenton, des Lagrange, des Monge, des Berthollet, des Lacépède, des Laplace, des Cuvier, des Portal, combien est douloureuse encore la mort d’un savant que l’humanité, la France et la patrie ont tant de motifs de regretter ! Déjà sur sa tombe, entourée de ses nombreux amis, des hommes du plus grand mérite ont fait entendre la voix éloquente d’une profonde affliction, et les accens de cette voix si touchante semblent se perpétuer dans des feuilles où l’on aime à les retrouver. Il paraîtrait donc inutile qu’une autre plume racontât des faits, exprimât des sentimens, rappelât des regrets qui se font si bien sentir à tous les cœurs ; mais celui qui ose écrire après les beaux discours de ces orateurs avait depuis long-temps l’avantage d’être lié d’amitié avec M. le comte Chaptal ; il fut toujours reçu dans sa respectable famille comme l’un de ceux qui lui étaient le plus attachés : il n’a pas cessé de le voir dans la cruelle maladie qui a terminé ses jours, d’admirer, dans son incomparable épouse et dans ses tendres filles, des soins dont il serait impossible d’exprimer toute l’affection ; il a assisté, les larmes aux yeux et l’ame déchirée, à ses derniers momens : comment serait-on surpris de trouver son nom au bas de cette simple notice ? Les lecteurs sensibles lui pardonneront sa reconnaissante témérité.
M. Jean-Antoine Chaptal, grand officier et grand’croix de l’ordre royal de la Légion d’Honneur, naquit, le 5 juin 1756, dans le département de la Lozère, de parens aussi estimables qu’aimés. Il fit ses premières études à Mende, sous les doctrinaires, et les termina dans le collège de Rodez. Appelé alors à Montpellier par un oncle qui, depuis cinquante ans exerçant la profession honorable de médecin, s’y distinguait par ses lumières, ses succès et ses vertus, il trouva dans la fortune de ce généreux parent les moyens de se livrer à l’étude des sciences naturelles et surtout de la chimie appliquée aux arts. Avec un zèle égal à ses talens, il y fit des progrès si prodigieux, qu’il fut, très jeune encore, en état de les enseigner, et que la chaire créée en sa faveur par les États du Languedoc se vit, à Montpellier comme à Toulouse, constamment environnée de la foule empressée de ses élèves et de ses auditeurs.
Au milieu de tant de succès, il obtint par un heureux mariage la main de mademoiselle Lajard, fille d’une bonne maison, cousine du général Lajard, ministre de la guerre sous Louis XVI, et qui, élevée dans l’excellent couvent de Chasaud à Lyon, parmi les jeunes personnes de cette importante cité, en rapporta l’éducation la plus vertueuse.
Les Élémens de chimie, qu’il publia dans ces circonstances, furent traduits dans toutes les langues ; peu d’ouvrages élémentaires ont obtenu en Europe un semblable débit. Les États du Languedoc, reconnaissans de tous les soins qu’il se donnait pour améliorer les manufactures, le commerce, l’agriculture dans ce beau pays, demandèrent pour lui, en 1787, le cordon de Saint-Michel et des lettres de noblesse, que le monarque n’hésita point à lui accorder.
Héritier de la grande fortune de son oncle, il l’employa à former des établissemens qui manquaient à la France, et à appliquer constamment à l’industrie la science qu’il professait avec tant d’éclat : aussi il y a peu d’arts que M. Chaptal n’ait créés ou perfectionnés dans le midi du royaume, et nos plus gros commerçans reconnaissent qu’ils lui doivent leurs plus grands succès.
Qui pourrait oublier la terrible guerre que toutes les puissances de l’Europe firent à la république française ? Du fond de la prison où il était détenu, à Montpellier, comme fédéraliste, M. Chaptal fut appelé par le Comité du salut public pour le mettre à la tête de l’administration des poudres, dont on avait tant de besoin dans nos quatorze armées du nord et du midi. Par son efficace direction, la seule poudrière de Grenelle fabriquait trente-cinq milliers de poudre par jour ; et ce fut en vérité par une espèce de miracle qu’il échappa à l’horrible explosion qui ensevelit tant d’ouvriers dans ses ruines ; car elle arriva peu d’instans avant l’heure où il s’y rendait chaque matin.
C’est à cette époque si alarmante que fut élevé ce télégraphe, qui a rendu dans les deux mondes le nom de Chape immortel, et que, grâce au génie de Monge, fut organisée cette École polytechnique, d’où sont sortis tant d’illustres sujets, dont les cours sur toutes les branches des sciences furent confiés aux premiers savans de l’Europe, et où Chaptal fut nommé collaborateur de Monge, de Fourcroy, de Guyton-Morveau.
Pendant les sanglans orages de la révolution, les États-Unis, Naples et l’Espagne firent à M. Chaptal les propositions les plus avantageuses pour le déterminer à éviter les dangers qu’il courait en France, et à transporter ses fabriques dans l’un des pays qu’il aurait choisi ; mais son attachement à sa patrie l’emporta toujours sur l’assurance d’une fortune brillante dans l’étranger ; et la présence de l’échafaud, immolant partout, chaque jour, tant d’innocentes victimes, ne put jamais le décider à s’expatrier.
Nommé en 1798 membre de l’Institut, l’honneur d’être admis dans ce corps savant le fixa avec sa famille à Paris. Après la révolution du 18 brumaire, le premier consul, qui savait si bien connaître et même deviner les hommes, le nomma conseiller d’État. Ses lumières dans ce conseil lui méritèrent bientôt une place plus importante ; il remplaça Lucien Bonaparte au Ministère de l’intérieur. Après tout ce qu’il avait fait de bien dans ce ministère en faveur des sciences, des lettres, des arts, du commerce et des hôpitaux, Napoléon le nomma sénateur, comte de l’empire et trésorier du Sénat, en se réservant le droit de l’appeler à son conseil toutes les fois qu’il s’y agirait d’affaires relatives à ses connaissances ; ce qui arrivait fort souvent.
Des relations aussi fréquentes l’ayant mis à même de connaître d’une manière particulière cet homme étonnant, il en avait recueilli des traits, des maximes, des jugemens, des anecdotes, qui en faisaient mieux connaître le caractère, et il les a déposés dans un mémoire, dont les pages qu’il a eu la bonté de nous lire sont d’un grand intérêt.
Lorsque les Bourbons revinrent en France à la suite des armées de toute l’Europe, réunies, disaient-elles, contre le seul empereur, Louis XVIII, après avoir octroyé une charte constitutionnelle et organisé une chambre des pairs, ne voulut point y admettre M. le comte Chaptal ; mais l’empereur, à son retour de l’île d’Elbe, le nomma directeur général du commerce et des manufactures, pair de France et ministre d’État.
Ces grandes marques de faveur n’empêchèrent point le roi, rétabli sur son trône, de le comprendre dans la réorganisation de l’Institut, de le nommer successivement membre du Conseil général des hospices, de celui des prisons, de celui d’agriculture, de l’appeler enfin dans la Chambre des pairs.
Qu’on nous permette de consigner ici quelques phrases du discours qu’il y prononça bientôt après, lors de la présentation du budget de la même année : elles conviennent si bien à l’époque où nous sommes, qu’on nous saura gré de les rappeler. « La nation française ne refusera jamais, disait-il, de souscrire à une dépense utile, elle préviendra de ses vœux toutes celles de ce genre qu’on pourra lui imposer ; mais elle suit avidement l’emploi de la fortune publique ; elle juge avec sévérité les opérations de l’administration. Aujourd’hui la forme du Gouvernement ne permet plus de rien dérober à la surveillance du contribuable ; son œil vigilant est ouvert sur les actes du Gouvernement comme sur nos délibérations ; il approuve ce qui est utile, il condamne tout ce qui est profusion. Avec une nation généreuse et éclairée, on peut tout lorsqu’elle a la conviction d’être bien administrée ; on ne pourrait plus rien si un jour on avait le malheur de perdre sa confiance, ou qu’elle vît se perpétuer les abus et dédaigner ses plaintes. » Retiré pendant quelque temps dans sa belle terre de Chanteloup, il y créa une fabrique de sucre de betteraves, dans le louable dessein de naturaliser dans sa patrie ce nouveau produit du sol européen, et les années postérieures ont prouvé que l’exemple qu’il avait donné n’a pas laissé que d’être utile.
Président, tantôt de l’Académie des sciences, tantôt de l’Administration des hôpitaux, souvent du Conseil du commerce, toujours de la Société d’encouragement, il remplit ces missions honorables avec beaucoup d’exactitude, de prudence et de talent, et l’amitié qu’il obtenait de ses collègues était une de ses plus douces jouissances.
L’amour des sciences n’est pas exclusif de l’amour de la poésie, et l’on a vu plus d’un savant se distraire du sérieux des méditations scientifiques par le goût des poétiques loisirs : M. Chaptal fut un de ces savans. Nous avons plusieurs fois entendu de sa composition et de sa bouche des vers faciles, aimables, élégans, et même quelques heureuses traductions des odes où brille si admirablement le génie de l’immortel ami de Mécène.
Après tant de travaux, de méditations et d’ouvrages, il était temps enfin qu’il se reposât et jouît paisiblement d’une fortune noblement acquise ; mais dans ce moment même le malheur était à sa porte et ne tarda pas à s’introduire dans sa maison. Il vendit toutes ses propriétés pour acquitter des dettes qui n’étaient pas les siennes ; il ne lui resta pour sa nombreuse famille que des revenus qu’il ne pouvait laisser après lui. C’est alors que nous le vîmes, nouveau patriarche, entouré de ses treize petits enfans, pourvoir par des sacrifices continuels, avec une tendresse touchante, à leur existence, à leur éducation, et l’un de ses plus grands regrets, en mourant, fut de prévoir que sa respectable veuve aurait, hélas ! bien peu de moyens de continuer aux six plus jeunes d’entr’eux les secours qui leur seront long-temps encore indispensablement nécessaires. Mère, si pleine de bonté, de douceur, d’inaltérable patience, d’indulgente piété, et vous qui ne l’avez jamais quittée, sa fille, si spirituelle, si active, si courageuse, vous acheverez l’excellente éducation de ces êtres charmans, et le ciel bénira vos inexprimables soins pour eux, en se chargeant de leur avenir dans sa bienfaisance !