Notices sur M. le comte Chaptal, et discours prononcés sur sa tombe, le 1er août 1832/Dupin
DISCOURS
DE M. le baron charles DUPIN,
Qu’il me soit permis d’offrir sur la tombe de notre illustre confrère un tribut de reconnaissance nationale, au nom de l’industrie française et des classes laborieuses dont il fut le bienfaiteur.
Jean-Antoine Chaptal, comte de Chanteloup, naquit, en 1756, à Nozaret, département de la Lozère.
Ses premières et brillantes études au collége de Rodez auraient décidé pour la littérature sa vocation et ses succès ultérieurs, si les sciences ne l’avaient entraîné par un attrait plus séduisant encore.
C’est dans la célèbre école de Montpellier, la Salerne française, qu’il étudia la médecine, et, comme notions accessoires, l’histoire naturelle et la chimie : il montra surtout pour cette dernière science les dispositions les plus heureuses.
Après avoir pris tous es degrés, il vint habiter quatre années la capitale ; bientôt il y conquit et justifia l’amitié des plus célèbres écrivains dans les lettres et les sciences, les Delille, les Fontanes, les Roucher, les Cabanis.
C’est à la fois par leur exemple et leurs préceptes qu’il apprit l’art heureux, rare dans tous les temps, plus rare encore à cette époque, d’exprimer dans un style noble sans enflure, simple avec élégance, et profond avec clarté, les vérités les plus abstraites de la science, et les détails les plus arides de leurs applications aux arts.
Les premiers essais du jeune Chaptal, et surtout la thèse brillante qu’il avait soutenue pour obtenir le doctorat, avaient laissé de si profonds souvenirs dans l’esprit de ses compatriotes du Midi, que, quatre années plus tard, les États du Languedoc instituèrent, à son insu, pour la lui confier, une chaire de chimie dans l’école de Montpellier.
M. Chaptal avait reçu de la nature un organe flexible et sonore, une physionomie expressive, un regard spirituel et puissant[1], en un mot, tout ce qui contribue par le langage d’action au succès physique du professeur ; l’art qu’il avait acquis d’exprimer heureusement ses pensées, comme écrivain, amena promptement l’art plus difficile encore de s’exprimer avec une perfection soutenue, dans l’improvisation d’un cours oral. Tels furent les élémens d’un succès qui popularisa, chez toutes les classes éclairées du midi de la France, une étude abandonnée jusqu’alors aux seuls adeptes de la médecine et de la pharmacie.
Le résumé de ce cours fut publié sous le titre d’Élémens de Chimie, ouvrage remarquable pour l’époque de sa publication, puisqu’il précéda de deux ans l’œuvre immortel de Lavoisier, et qu’il présenta pour la première fois le système complet des découvertes nouvelles expliquées dans le langage de la nouvelle nomenclature. Cet ouvrage, répandu bientôt dans les écoles de France, fut traduit dans toutes les langues, et professé chez tous les peuples de l’Europe.
Un pareil succès, malgré son éclat, ne pouvait suffire aux vues à la fois philosophiques et patriotiques de l’auteur. Le caractère le plus marqué du talent de M. Chaptal était de transporter sans cesse les vérités découvertes par la science du domaine idéal des abstractions au positif des applications usuelles. La science ne lui paraissait créée que pour accroître les moyens d’ajouter au bien-être de l’espèce humaine.
Il dirigea donc tout ce qu’il possédait de connaissances dans les sciences naturelles, et surtout dans la chimie, vers le perfectionnement, vers l’invention des arts utiles. La fortune même le servit dans ce dessein. Il venait d’hériter de 300,000 francs ; au lieu d’en jouir dans un repos séducteur pour tant d’autres, mais sans charmes pour lui, cette opulence ne fut à ses yeux qu’un instrument de travail qui devait procurer à son pays natal une prospérité nouvelle. Il établit à Montpellier de vastes fabriques où, par des procédés nouveaux, il sut procurer à la France des produits qu’elle avait jusqu’alors tirés de l’étranger, et put obtenir, par une industrie savante, des combinaisons dont la nature avait jusqu’alors gardé le secret.
Recommandé par le double succès de la théorie et de la pratique, Chaptal devint en quelque sorte, au milieu de ses concitoyens, le dictateur des arts utiles. Les États du Languedoc, fiers à juste titre du talent supérieur qu’ils avaient su deviner et mettre à sa place, n’administraient plus l’agriculture, les fabriques et le commerce, que d’après les conseils de Chaptal. Dans une époque où la noblesse conférait à ses élus une prééminence et des priviléges sociaux trop souvent accordés à l’intrigue, à la faveur, on vit les députés des États demander, obtenir d’honorables titre pour le savant promoteur de l’industrie du Midi : titres flatteurs seulement en ce qu’ils étaient librement sollicités par les représentans d’un peuple, pour reconnaître et proclamer les services d’un citoyen que ses travaux ennoblissaient mieux que des parchemins.
Remarquons ce discernement, cet esprit d’équité, cette patriotique reconnaissance qui caractérisaient les actes d’une administration représentative : ils présageaient des bienfaits plus précieux encore pour l’époque, déjà voisine, où la France entière posséderait une représentation nationale, image agrandie de l’institution qui, depuis plusieurs siècles, avait produit et vivifié la prospérité du Languedoc. Aussi, Chaptal ne salua pas seulement les premières lueurs de la révolution française comme l’aurore d’un beau jour long-temps désiré ; la gratitude et l’espérance se partagèrent ses idées sur l’avenir de la patrie. En même temps, il apprenait que les pays libres savent aussi rendre de dignes hommages aux talens supérieurs annoncés au loin par la renommée.
Déjà la célébrité de Chaptal ne s’arrêtait plus aux bornes de notre continent ; elle avait franchi l’Atlantique. Lorsque les États-Unis d’Amérique, ayant conquis leur indépendance et fondé sur des bases définitives leur immortelle confédération, purent s’occuper des arts paisibles qui font fleurir les États, en multipliant la richesse, en propageant le bien-être chez toutes les classes du peuple, Washington, sans doute inspiré par Franklin, écrivit trois fois à Chaptal, pour l’inviter à venir dans les États-Unis appliquer la plus féconde des sciences aux arts naissans du Nouveau-Monde affranchi.
« Comme président du congrès, écrivait Washington, je ne puis rien promettre au nom de la nation ; comme particulier, je puis vous assurer qu’elle se fera un devoir de reconnaître vos services. »
L’Espagne même, si peu favorable aux progrès de l’esprit humain, à la propagation des sciences positives, ne pouvait cependant fermer les yeux sur les succès éclatans des applications aux arts, succès obtenus pour ainsi dire aux portes de cet État. Le roi de cette contrée fit offrir au chimiste un premier don de 200,000 francs, et 36,000 francs de pension annuelle, s’il voulait transporter au delà des Pyrénées les industries qu’il avait créées pour le Languedoc.
Plus tard encore, en 1793, aux jours où l’opulence et les talens réunis mettaient surtout leur possesseur en péril, la reine de Naples fit offrir à Chaptal un asile dans son royaume.
En acceptant de telles offres, Chaptal aurait perdu la faculté de rendre de nouveaux services à sa patrie ; il n’aperçut que cette perte, et pour l’éviter il sacrifia sans hésitation, sans regrets, les trésors, le refuge, le salut qu’on lui présentait.
Dans la même année 1793, où Naples lui proposait cet asile et ces faveurs, le terrible gouvernement qui nous régissait alors la hache à la main demandait à Chaptal de prendre la direction des ateliers qu’on voulait improviser : le soupçon attendait la réussite, et la mort l’insuccès. Mais la France était attaquée par l’Europe entière. Nos défenseurs héroïques allaient manquer d’armes, de projectiles et de poudre, et bientôt n’auraient pu rendre la mort que l’étranger portait dans nos rangs. Chaptal ne vit que le danger de la patrie : il mit sa tête et son génie aux ordres des décemvirs qui commandaient au nom de la défense nationale.
Lorsqu’il arriva dans la capitale, il trouva tout ce que la France avait de savans illustres prêts à partager avec lui le travail des ateliers patriotiques.
Chaptal, Berthollet, Monge ! amis immortels, qui désormais allez être réunis dans une même enceinte, au séjour des tombeaux, comme vous le fûtes aux jours du péril de la France, dans les ateliers que vous avez créés pour la victoire, ah ! les perfectionnemens, les inventions, les applications nouvelles qu’enfanta alors votre talent patriotique compteront à jamais parmi vos illustres travaux : toujours le cœur des Français en gardera la mémoire.
Par les efforts de Chaptal, en peu de mois cette France, qui ne fabriquait de la poudre qu’avec des matières d’emprunt, et par des moyens aussi lents qu’imparfaits, eut fabriqué trente-cinq millions de poudre ou de salpêtre[2], c’est à dire assez pour lancer à l’ennemi, sous forme de projectiles, autant de fer que la France en produisait alors dans une année. La confection, la fonte, le forage et l’ajustage des armes et des projectiles marchaient de pair avec cette immense fabrication.
Voilà les miracles qu’a produits le génie des sciences appliquées aux arts, pour la liberté, le salut et l’immortalité de la patrie.
Que si les étrangers, oubliant ces grands souvenirs, voulaient tenter de nouveau ce que peut l’irruption des peuples esclaves pour écraser un seul peuple affranchi, ô patrie ! tu n’oublierais pas le dévouement des hommes consacrés à la science ! tu retrouverais encore les miracles de leur puissante activité pour suffire à l’apprêt des victoires qu’alors il faudrait remporter !
De tels services accomplis, Chaptal obtint pour récompense de revenir à Montpellier réorganiser l’École de médecine, et d’y professer de nouveau la science qui venait d’acquérir un titre de plus à l’admiration des Français.
Bientôt fut réalisée la sublime pensée de Monge : l’École polytechnique fut instituée pour donner à la France de jeunes officiers qui comprissent et qui perpétuassent le bienfait des sciences appliquées aux arts des travaux publics. Chaptal fut appelé pour professer les applications de la chimie à côté des Berthollet, des Vauquelin, des Guyton et des Fourcroy.
L’Institut national, créé lors de l’absence de Chaptal, s’empressa de l’admettre parmi ses membres résidans, dès que le célèbre chimiste fut fixé dans la capitale.
Les sciences physiques et mathématiques, appliquées d’abord aux progrès des art de la guerre, s’appliquaient ensuite avec le même zèle aux arts de la paix ; elles commençaient la rénovation de l’industrie nationale.
Dès 1798, quatre ans après le règne et les destructions de la terreur, cette industrie pouvait déjà présenter ses produits à l’admiration publique. Tel fut l’objet de la première exposition, qui date de cette époque.
Les plus habiles fabricans apportèrent leurs produits les plus parfaits et les plus utiles, les plus simples, ou les plus élégans, ou les plus beaux. Chaptal, placé de droit au nombre des juges, fut rapporteur du concours.
Depuis son retour à Paris, Chaptal avait fondé près de cette ville de grandes manufactures, à l’imitation de celles qu’il avait créées à Montpellier : lui-même eût mérité la médaille d’or pour les produits de ses ateliers, s’il n’avait pas été juge. Le suffrage public lui décerna le prix dont il s’était privé lui-même pour devenir l’Aristarque de ses émules et l’apologiste de ses rivaux.
Il avait obtenu par ses travaux la fortune et la gloire ; il avait passé les jours du crime sans s’attirer un ennemi et sans persécuter personne : le repos, la paix, le bonheur, semblaient être les titres et les droits du reste de sa carrière. Mais une révolution nouvelle s’apprêtait pour la France et pour lui ; déjà le Directoire, affaibli par ses violences, avili par ses passions, succombait sous la tentative hardie d’un guerrier que la destinée réservait pour enchaîner la patrie avec les fers de la gloire.
Le héros sut gouverner d’abord au nom de la liberté, mais enchaînée par un pouvoir masqué sous l’aspect de l’ordre, et conduisant par degrés à la domination d’un seul. Il lui fallait captiver les cœurs, afin d’asservir les ames ; il voulut rendre, avant tout, la société prospère, et par là capable d’un sacrifice plus soudain et plus étendu, celui de l’indépendance politique.
Il chercha des instrumens illustres pour la partie bienfaisante de ses projets. Il jeta les yeux sur Chaptal, et lui confia, comme essai, l’instruction nationale. Alors le savant proposa l’un des plans les plus sages pour améliorer et pour compléter le système des écoles, depuis l’enseignement primaire jusqu’à l’enseignement spécial aux professions les plus élevées.
On put voir, dans les développemens qu’il soumit au conseil d’état, combien étaient déplorables et profondes les lacunes que nos gouvernemens, républicains ou monarchiques, avaient laissées subsister dans l’instruction populaire.
Chaptal s’appliqua surtout à proposer des institutions qui devaient répandre parmi les citoyens les connaissances utiles aux arts. Plusieurs des établissemens dont il présenta le projet furent fondés par la suite ; quelques uns le furent par lui-même ; et pour les autres, il eut au moins l’honneur de la conception première.
C’est aussi comme membre du conseil d’état que Chaptal fut choisi pour défendre, devant le tribunat et le corps législatif, le projet de circonscription et d’administration des départemens, des arrondissemens et des communes.
Ces vastes travaux ne pouvaient suffire à l’activité du savant administrateur. Il fit paraître, à la même époque, son Essai, si remarquable, sur le perfectionnement des arts chimiques en France, écrit substantiel rempli de vues importantes, qu’il devait bientôt réaliser, et qu’il terminait en disant :
« Il n’est pas de Gouvernement plus favorable aux arts que le Gouvernement libre : ainsi, aux ressources inépuisables de sa position, la France peut ajouter maintenant les avantages de sa constitution politique ; et ce caractère national, qui seul a pu, dans d’autres temps, enfanter des prodiges, va se fortifier aujourd’hui de tout le génie des chefs du Gouvernement. »
Éprouvé, comme on vient de le voir, à la tribune et dans les conseils, par ce consul qui possédait surtout l’art de bien juger les hommes, Chaptal fut nommé ministre de l’intérieur.
Alors on reconnut ce que peut, pour la prospérité d’un grand peuple, en ce poste élevé, la réunion d’une science profonde, d’une expérience variée et d’une infatigable activité.
Ce que Chaptal, consulté par les États du Languedoc, leur avait proposé de faire avec leurs faibles moyens, pour la prospérité de l’agriculture, des fabriques et du commerce d’une seule province, il pouvait enfin le réaliser lui-même en faveur de la France entière.
Il dirigea surtout vers l’industrie ses vues d’amélioration. Il rétablit, il multiplia les bourses de commerce ; il en fonda la législation.
C’est à lui que nos cités les plus propres aux spéculations mercantiles doivent leurs chambres de commerce, et leurs chambres consultatives des arts et des manufactures ; intermédiaires importans à la fois pour les négocians et pour l’autorité publique.
C est à lui que la classe ouvrière doit la législation paternelle qui règle avec équité les rapports et les obligations respectives des maîtres d’atelier, des artisans et des manouvriers qui travaillent sous leurs ordres.
Trente ans d’existence ont suffi pour que cette législation établit entre les subordonnés et les chefs de l’industrie des liens si puissans de bienveillance et de concorde, que tous les efforts des agitateurs, que toutes les prédictions des doctrines antisociales les plus perverses, n’ont pu détruire l’harmonie entre les ouvriers et les maîtres qui les emploient. La loi qui leur donne des droits et des garanties a fait d’eux des citoyens ; ils en ont montré les vertus, le courage et la modération. J’en atteste les triomphes de 1830, et les troubles même qui depuis deux ans ont fatigué nos cités.
C’est à Chaptal qu’il faut rapporter ces perfectionnemens des arts mécaniques, par lesquels la France est devenue la première puissance industrielle du continent, et, sous beaucoup de rapports, la rivalle de l’Angleterre
Sous ses auspices, d’habiles artistes anglais sont venus apporter en France le secret de leurs mécaniques nouvelles et perfectionnées. Le ministre en a proposé l’adoption à tous les fabricans de tissus français ; il a publié des concours et proposé des prix, au nom du Gouvernement ; il a créé dans le Conservatoire des arts et métiers un enseignement spécial des procédés nouveaux qui devaient procurer à la France une richesse nouvelle. Lui-même, avec tout le prestige et l’ascendant que lui donnait son immense réputation, malgré les occupations accablantes de son ministère, trouvait encore des instans pour visiter toutes les fabriques importantes de la capitale, et pour donner de vive voix aux fabricans l’impulsion vers les perfectionnemens et vers l’adoption des découvertes importantes.
C’est à lui qu’est due la première École spéciale d’arts et métiers, établie d’abord à Compiègne, puis transférée à Châlons. C’est également sous son ministère que les grandes collections qu’on admire au Conservatoire des arts et métiers y furent classées, et livrées à l’étude des citoyens industrieux.
Enfin, il est au premier rang des fondateurs de cette Société d’Encouragement de l’industrie nationale établie sous son ministère. Depuis sa fondation, la Société l’a réélu trente fois son président annuel, et dans les jours de faveur fit dans les jours de disgrâce : noble constance des arts, honorable à la fois pour l’homme d’État et pour les artistes !
Voilà ce que Chaptal a fait en faveur des arts industriels.
Pour les travaux publics, c’est sous son ministère que s’est opérée l’immense restauration des voies publiques de la France. En trois années, cent routes principales, dégradées au point de n’être plus viables qu’en peu d’endroits, ont été rendues praticables. Les routes nouvelles, ouvertes dans les Alpes par le Simplon, le Mont-Cénis et le Mont-Genèvre, sont au rang des plus grands ouvrages que son ministère vit commencer et finir. À cette époque, on ouvrait une quatrième voie sur le revers des Alpes maritimes, pour communiquer de Marseille à Gênes ; on taillait sur les bords escarpés de la rive gauche du Rhin, à travers des roches jusqu’alors inaccessibles, la route magnifique de Binghen à Coblentz.
Dans le même temps, des ponts d’une élégance hardie s’élevaient sur la Seine, sur le Rhône et sur tous les grands fleuves de la France ; on complétait les quais de la capitale.
On entreprenait la dérivation de l’Ourcq à Paris, pour alimenter d’innombrables fontaines, verser le superflu des eaux sur la voie publique assainie, et couronner l’œuvre par la navigation qu’on projetait d’établir depuis la Seine jusqu’à l’Oise ; on reprenait les travaux du canal Saint-Quentin ; on prolongeait le canal du Languedoc entre Mortagne et Beaucaire ; on commençait ce grand canal du Rhône au Rhin, qui demandait, pour être achevé, tant de frais et tant d’efforts persévérans ; on décrétait la jonction de la Sambre à l’Escaut, on réparait les anciens canaux dont les ouvrages d’art tombaient en ruine depuis la révolution ; on instituait une législation nouvelle pour la restauration et pour l’entretien de la navigation naturelle sur les rivières et les fleuves.
C’est encore au ministère de Chaptal qu’on doit rapporter les travaux, attendus depuis un siècle, pour l’achèvement du Louvre, et ceux qu’exigeait la création du Musée Napoléon, et les premières mesures adoptées pour opérer ces créations magiques des rues de Rivoli, de Castiglione et du Mont-Thabor, et le projet de la place sur les lieux où fut la Bastille, etc.
Chaplat eut l’honneur de proposer au premier consul de créer cette commission d’Égypte, qui devait produire un monument à jamais honorable pour le génie national.
En arrivant au pouvoir, le ministre apprend qu’au sein de la France sont réfugiés les orphelins de Filangieri, proscrits par la cour de Naples, en haine de l’immortalité d’un père, émule de Montesquieu ; il propose à l’instant de les élever aux frais de l’État dans le Prytanée français ; et le premier consul sanctionne cette pensée toute française.
La révolution confondait, dans sa haine du passé, les actions serviles et les hauts faits patriotiques : bravant les préjugés, même républicains, le ministre restitue au peuple d’Orléans l’antique fête qui célébrait la délivrance de cette ville et l’expulsion des Anglais par la valeur de Jeanne d’Arc.
Le parlement d’Angleterre venait d’accorder 5,000 l. sterling au docteur Smith, inventeur d’un procédé pour désinfecter l’air des prisons et des hôpitaux ; Chaptal, dans un rapport aux consuls, revendique l’honneur national de cette découverte précieuse à l’humanité, en faveur d’un Français, Guyton de Morveau. C’était la première fois qu’un acte de cette nature paraissait avec une semblable solennité, pour conserver à la patrie une gloire pacifique et chère à la civilisation.
Tout ce qui touchait le bien de l’humanité avait droit aux soins compatissans de Chaptal. Au milieu des plus grands travaux, il soulageait d’illustres infortunés avec cette délicatesse qui ne semble le partage que des loisirs ingénieux de l’ame la plus bienveillante. On sait avec quelle simplicité aimable fut à l’instant secourue, au delà de ses espérances, cette femme immortalisée par les chefs-d’œuvre de Voltaire, que seule elle avait reproduits dans tout leur charme sur la scène.
C’était surtout à soulager les malheurs du peuple et les souffrances multipliées des plus humbles classes, qu’il apportait ses soins et son génie. C’est à dater de son ministère que l’Hôtel-Dieu de Paris a reçu dans le logement, le coucher et la diététique des malades, ces améliorations qui ont fait disparaître pour ces établissemens l’antique et trop juste horreur des classes nécessiteuses.
C’est encore à l’humanité de Chaptal qu’il faut rapporter la rénovation de l’École et de la Société de médecine ; puis l’organisation des Écoles de pharmacie ; enfin l’institution des élèves sages-femmes, à l’hospice de la Maternité, et les concours et les prix décernés aux élèves les plus distinguées, appelées, sans préférence, de tous les départemens. Le ministre, malgré ses immenses travaux, trouvait des instans pour honorer ces concours par sa présence, et pour inspirer une émulation nouvelle aux professeurs, aux élèves, aux administrateurs.
C’est à lui qu’on doit l’institution du Conseil général et gratuit des hospices de Paris, institution qu’ont illustrée les meilleurs citoyens de la France, par leur philanthropie, leur zèle éclairé et leur constance infatigable.
Quatre années ont suffi pour ces innombrables bienfaits. Lorsqu’ils ont été rendus, Chaptal s’est démis du pouvoir, afin de se livrer sans partage au culte des sciences.
En acceptant cette démission du ministre qui s’était acquis tant de titres à la reconnaissance nationale, Napoléon, pour récompense, le nomma sénateur et grand-officier de la Légion-d’Honneur.
Le secret qu’une politique ombrageuse imposait aux travaux du Sénat dérobe aux suffrages de la postérité les services individuels rendus à la patrie, dans le sein de ce grand corps politique. En donnant à cette assemblé l’organisation mystérieuse et subordonnée, propre à préparer un Sénat de Tibère, l’Auguste moderne y rendais impuissante la vertu même. Cependant, quelquefois encore, dans les occasions solennelles où la voix du Sénat parvenait au pied du trône, l’amour de la paix et de l’humanité faisait entendre ses préceptes à l’inflexible conquérant. Telle fut l’allocution du comte de Chanteloup, au sujet d’un monument triomphal qui devait perpétuer la gloire de Napoléon. « Déjà, disait l’orateur, l’herbe recouvre le monument érigé dans la plaine d’Ivry, pour éterniser les victoires de Henri IV ; mais un simple vœu de bien-être pour le peuple s’est perpétué d’âge en âge dans le cœur de tous les Français. » Ah : si jamais l’empereur n’avait entendu que de semblables leçons, il n’eût point tenté ces expéditions sans intérêt pour la France, qui, devenues le tombeau de nos défenseurs, ont enfin laissé sans défense une patrie follement épuisée à multiplier des conquêtes, pour être conquises à son tour.
Ministre des jours de gloire, Chaptal ne refusa point ses services quand vinrent les jours de malheurs et de revers ; envoyé, sous le titre de commissaire extraordinaire, dans l’importante division militaire dont Lyon est le centre, il employa tous ses moyens pour repousser, pour arrêter, pour retarder du moins les fléaux de l’invasion étrangère.
Rentré dans la vie privée après la chute de l’empire, la révolution des cent jours vint de nouveau l’arracher à ses études, qui lui donnaient les consolations du sage, au milieu des malheurs qu’aucun patriotisme ne pouvait plus conjurer.
Lorsqu’arriva cette révolution si courte et si terrible, Chaptal fut choisi par tous les colléges électoraux de la Seine pour exprimer en leur nom les vœux d’un million de Français. Alors il proclama dans le plus noble langage le besoin d’institutions mutuellement consenties entre le peuple et le prince ; il invoqua les souvenirs de l’histoire, et ce fut au nom des malheurs de Rome impériale qu’il attesta, pour l’empire français, la nécessité des libertés nationales.
À ce langage d’un vieil ami d’un ministre dévoué, qui douze mois auparavant était encore sénateur, Napoléon put juger qu’une année avait suffi pour produire dans les esprits une révolution profonde, et que les temps du pouvoir absolu avaient fini pour la France depuis l’abdication de 1814.
Le jour même où Chaptal s’exprimait avec cette indépendance, il fut nommé pair de la France impériale, et ministre d’État directeur du commerce et des manufactures.
Bientôt notre pays fut attaqué par l’Europe avant d’avoir pu s’armer tout entier et recommencer les prodiges accomplis aux temps de Fleurus et d’Arcole ; il succomba sous les coups du grand nombre. Alors Chaptal rentra dans la vie privée avec tant d’autres hommes généreux qui s’étaient offerts au moment du péril, afin de soutenir la cause de la patrie. C’était la troisième fois, depuis 1804, qu’il descendait ainsi des plus hautes fonctions à la simple existence du citoyen, non pour se livrer à l’oisiveté d’un repos que semblaient commander d’immenses travaux, mais pour se délasser de ses fatigues inouïes dans le maniement des affaires, par les occupations douces et séduisantes qu’offrent les sciences appliquées au bien-être de l’espèce humaine.
Au sortir de son premier ministère, croyant avoir assez fait pour la prospérité de l’industrie purement manufacturière, il avait tourné ses regards vers une autre mamelle de l’État, vers l’agriculture, pour la féconder à son tour. Possesseur des magnifiques domaines de Chanteloup, il en fit à la fois sa retraite et ses délices. Ce n’était point comme son prédécesseur, le célèbre duc de Choiseul, pour y déployer un faste inerte, en y cachant ses regrets ; c’était pour y perfectionner les arts les plus utiles au peuple, et pour y répandre de touchans bienfaits.
La guerre maritime avait détourné les sources de notre commerce colonial, et l’opulence de ce commerce allait grossir les trésors de nos ennemis. Le génie de la guerre crut pouvoir demander au génie des sciences de suppléer aux nécessités des climats en faveur de la métropole.
La fabrication du sucre avec des produits de l’agriculture française était la plus importante des entreprises de ce genre. M. Chaptal y consacra sa richesse, son expérience et son activité. C’est à la betterave qu’il accorda la préférence. Il cultiva cette plante dans un vaste territoire, établit ses ateliers pour la fabrication du sucre dans le château de Chanteloup, fit marcher tous ces travaux avec tous les perfectionnemens agricoles, avec l’élève d’un troupeau de douze cents mérinos à laine superfine, nourris, comme les autres animaux, par le résidu des fabrications saccharines : tels furent les succès de ce grand ensemble d’innovation et d’amélioration qu’une terre qui rendait à peine 14,000 fr. en donna bientôt 100,000 de produit brut, et 60,000 de produit net.
Alors Chaptal publia le résultat de ses travaux, le calcul de ses dépenses et la valeur de ses produits ; il ouvrit ses ateliers à tous ses concitoyens : il mettait son bonheur à les voir profiter de ses essais, de ses succès et de ses sacrifices.
Le nom du célèbre chimiste se rattache encore à la fabrication d’un produit national intéressant, l’indigo français tiré du pastel. Une commission savante, dont il fut le rapporteur, analysa, décrivit les meilleurs procédés que nous pussions adopter pour obtenir cette matière colorante, si précieuse à l’époque du blocus continental.
Toujours dans le dessein de multiplier les conquêtes industrielles, il étudiait et décrivait l’art important de la teinture du coton par le rouge d’Andrinople.
La plus grande industrie agricole de la France, après la culture des céréales, c’est la culture de la vigne ; cependant la fabrication des vins, si parfaite en quelques provinces, était partout ailleurs dans un état d’imperfection voisin de la barbarie. Chaptal fit briller les lumières de la chimie sur cette partie des travaux de notre industrie ; il enseigna les moyens aussi simples qu’efficaces pour donner tour à tour aux vins la force ou la douceur, pour en assurer la conservation, pour en accroître le prix. Ses préceptes ont été suivis dans un grand nombre de nos départemens, et les succès obtenus en France ont multiplié, dans beaucoup de contrées, les imitations de l’étranger.
Dans ces domaines de Chanteloup, dont l’illustre propriétaire honorait la retraite par de semblables travaux, l’industrie n’aperçoit que le savant producteur, mais l’humanité se plaît à rappeler l’un de ses constans bienfaiteurs.
Dès 1807, lorsque le Conseil supérieur de vaccine délivre des médailles aux citoyens éclairés qui contribuent le plus à répandre dans les campagnes des procédés salutaires, Chaptal est au nombre de ceux qui reçoivent une médaille en récompense de la vaccine propagée par ses soins aux environs de Chanteloup.
Parlons d’une année de disette où le peuple souffrit d’immenses privations. En 1817, le comte Chaptal fit remettre au maire d’Amboise, ville la plus voisine de Chanteloup, les blés produits par cette terre, pour les délivrer au peuple à 6 francs l’hectolitre au dessous du prix des marchés. Le reste de ses bienfaits fut des distributions gratuites faites aux malheureux, en vivres, en vêtemens, en secours de toute espèce. Le Moniteur de cette époque, où Chaptal n’était pas en faveur, consacre le souvenir de ces belles actions.
Dans l’année qui suivit 1817, il fut nommé membre du Conseil général créé par lui pour les hospices de Paris, qui lui devaient leur prospérité.
En 1819, il prit rang parmi les fondateurs les plus actifs de la Société pour l’amélioration des prisons, institution aussi louable pour les citoyens qui l’établissaient que honteuse pour les gouvernemens qui l’avaient rendue nécessaire.
Dans la même année, il fut nommé membre du Conseil de perfectionnement du Conservatoire des arts et métiers : c’était à l’époque où l’on créait un enseignement supérieur des sciences appliquées à l’industrie, dans ce grand établissement qui le comptait aussi parmi ses bienfaiteurs.
Dans cette année encore, le comte Chaptal publiait son ouvrage Sur l’Industrie française, le premier et le plus étendu dans son genre ; revue incomplète sans doute, et pourtant très précieuse, des richesses et des ressources de la France ; collection d’utiles documens statistiques recueillis avec persévérance dans tous les départemens, depuis les beaux jours du ministère de l’auteur. Ce livre est rempli de sages préceptes et de vues élevées sur le progrès des arts, et sur l’esprit des lois qui doivent régir l’industrie.
Des travaux si constans et si nombreux, tant de succès et de vertus, ne pouvaient pas laisser leur auteur dans l’oubli de la vie privée. Il fut appelé à la Chambre des pairs en 1819, à cette époque mémorable où le duc Decazes, voulant fonder la prépondérance de l’opinion nationale au sein de la noble Chambre, appela les citoyens les plus illustres dans l’administration, dans l’armée, dans les sciences et dans les lettres, pour balancer l’esprit réacteur des siècles passés, et pour opposer une digue invincible au funeste génie de la contre-révolution.
Ici s’ouvre pour le savant homme d’État une nouvelle carrière, qu’il a parcourue quatorze ans avec la même supériorité d’expérience et de lumières, avec la même constance, le même zèle, et cette activité qui ne pouvait en lui s’éteindre qu’au moment où s’éteindraient les forces de la vie.
Le comte Chaptal était un membre indispensable dans toutes les commissions relatives aux lois sur le commerce, sur les fabriques et sur l’agriculture. Il fut membre des commissions importantes chargées d’examiner les deux projets de loi sur les céréales, en 1819 et 1821 ; les deux projets de loi sur le système des douanes, en 1820 et 1822. Dans l’année 1824, il fut rapporteur du projet de loi relatif aux droits à percevoir sur les eaux de vie, et relatif à l’exercice dans la fabrication des liqueurs ; il fut aussi rapporteur de la loi qui concerne la répression des altérations et des substitutions de nom dans les produits fabriqués. En 1825, il fut rapporteur des lois proposées sur la mise en régie des salines de l’Est, sur les droits de navigation, et sur l’institution des écoles secondaires de médecine.
En 1826 et dans la plupart des autres années, antérieures ou postérieures, le comte Chaptal fut membre de la commission des recettes ou de celle des dépenses.
En 1828 et 1829, il émit à la tribune les opinions les plus remarquables au sujet des pétitions que présentaient alors de toutes parts les propriétaires de vignobles ; il eut le courage de faire entendre la vérité, pour dissiper les illusions et les exagérations d’un intérêt privé, qui sapait à coups redoublé l’intérêt du trésor public et celui des autres natures de propriétés et d’industries.
En 1829, en 1830, il fut membre des commissions instituées pour l’examen des lois de finance, des lois relatives à la refonte des anciennes monnaies, au fonds commun de l’indemnité, aux 30 millions de secours réclamés en faveur du commerce. Enfin, dans les sessions de 1820 à 1831, et de 1831 à 1832, quoique la santé du noble pair fût déjà profondément altérée, il n’interrompit point ses services législatifs, et prit part aux travaux de plusieurs commissions importantes.
À trois reprises différentes, il a fait entendre la voix de l’homme d’État et celle de l’amitié, pour rendre un dernier hommage à des hommes qui, comme lui, n’avaient vécu que pour l’honneur ou l’utilité de la patrie ; c’était Collin de Sussy, l’administrateur du commerce sous le ministère de Chaptal ; Lacépède, le continuateur de Buffon et le chancelier si désintéressé de la Légion-d’Honneur ; c’était enfin Berthollet, l’illustre émule de Lavoisier, le compagnon de Monge en Égypte et le rival chéri de Chaptal dans tous les travaux entrepris pour appliquer la science au progrès des arts, à la défense de la patrie.
Après avoir acquis tous les genres de gloire que puissent ambitionner le savant et le citoyen ; après avoir compté, sur soixante-seize ans d’existence, soixante ans employés pour servir et pour honorer son pays, Chaptal, depuis quelque temps frappé dans sa fortune, qu’il avait toute abandonnée pour aider aux engagemens d’honneur du premier-né de sa famille, ce qui ne lui coûta pas une plainte et pas un regret pour lui-même ; après avoir éprouvé ces coups du sort, appesanti sur le bien-être de sa postérité, seule douleur qui pût l’atteindre, Chaptal mourut dans la paix et dans la force du juste, laissant pour auréole à sa mémoire des services dont la France gardera l’immortel souvenir.