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Notre-Dame-d’Amour/VIII

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 79-92).


VIII

Rosseline


Elle n’avait pas tort de s’interroger, Zanette, sur les raisons qui avaient poussé Jean Pastorel à lui faire « tant d’honneur » le jour des fêtes aux plaines de Meyran….

Jean, si bon à l’ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis plus d’un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux (tombé, c’est le cas de le dire) d’une de ces coquettes qui font perdre aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l’avait rencontrée, comme cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande réjouissance publique. C’était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline Queïrel, était vraiment d’une beauté éblouissante. Sous le velours sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très noirs, — éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout droit la ligne du front ; la saillie des lèvres bien rouges semblait l’appel d’un éternel baiser ; le menton large et bien arrondi disait l’énergie dans la beauté ; et toute cette tête petite, aux yeux d’ombre étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors des plis des fichus de l’Arlèse avec une grâce ferme qu’on devinait souple.

De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine rebondie que trahissait l’ouverture des fichus, avait une certaine fierté d’allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse.

C’était tout le contraire ; elle était faible, accueillante, prompte aux ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de sang-froid, d’âme commune d’ailleurs. Capable de méchanceté si la méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n’était point méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir. Elle le sentait elle-même et n’y répugnait pas, disant au contraire qu’en ce bas monde les bons sont les dupes, — des imbéciles. Elle ne mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes. L’heure, le temps qu’il faisait, l’impression qui lui venait du ton d’une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes, parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était vaniteuse ; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était gourmande, refusait parfois l’humble déjeuner de sa mère, — modeste couturière, — pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au chocolat et des tartes aux fraises.

Jean lui avait d’abord fait sa cour « pour le bon motif ». Bien pris, superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé avec plaisir.

C’est que, tout simplement, sans se soucier de l’avenir, Rosseline avait trouvé agréable cet hommage d’un gardian, d’un coureur de taures bien connu dans tout le pays. Si elle devait l’épouser, elle n’y avait pas songé beaucoup, elle n’en savait rien. Il n’était pas assez riche pour qu’elle s’y sentît vraiment contrainte par l’intérêt. C’était un galant de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d’aise quand, de sa fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son cheval devant la porte, l’attacher à l’anneau, entouré de quelques gamins dont l’admiration était attirée par le harnachement du cheval camarguais et la bonne grâce du « chevalier ».

Elle n’avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l’émotion facile, si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années une femme. Elle avait mis à mal plus d’un joli adolescent ; elle leur demandait à tous sans distinction de la reconnaissance ; elle ne se reprochait point ses faiblesses, mais ne s’en vantait pas non plus ; elle rougissait à ravir en baissant, d’un mouvement instinctif, sans y songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu’un homme pas trop mal fait et jeune lui disait : Je t’aime. Et finalement, elle était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce jour-là, il l’avait innocemment conduite à la promenade, le long du Rhône ; c’était un matin de printemps. Elle avait d’elle-même, tout à coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et le diable, — qui est toujours là dès qu’on est deux, homme et femme, — avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon Pastorel.

Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie, de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus. Le breuvage qu’il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée d’un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable.

Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le plaisanter à l’occasion. On lui donnait à entendre que la belle « en avait d’autres » ; il le croyait et n’en voulait rien croire ; il en était sûr et ne voulait pas l’admettre ; il eût voulu que cela fût prouvé et ne cherchait pas à le savoir.

— Ceux qui disent ça, l’ont-ils vu ? répétait-il pour se consoler.

On lui citait des noms de galants : il interrogeait naïvement Rosseline qui riait, en réponse, d’un air si tranquille, si ingénu !

— Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean ! Tiens, tu me fais peine !

Alors il lui demandait pardon.

Puis il la surveilla, et ne parvint qu’à se rendre ennuyeux ; il ne venait plus aux jours dits ; il arrivait inopinément, dans la nuit quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient éclairées, — et, si elles étaient sombres, il n’en concluait pas moins que sa maîtresse n’était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n’ouvrait pas, il attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très basse, un peu sifflante, commençaient ; et sur lui bien souvent pleuvaient l’injure et la menace, en échange des reproches.

— Tu me perdras, fou que tu es ! on te devinera…. Où as-tu laissé ton cheval ?

— Je l’ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais, dans les saules….

— Va-t’en !

— Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu entends !… pour être ainsi reçu ?

— Il ne fallait pas venir ! te l’ai-je permis ?

— N’es-tu pas mienne et comme ma femme ?

— Oh ! ça pas encore ! tu es trop tyran ! tu es jaloux.

— Oui, de tout et de tous !

— Pourquoi ?… c’est bête.

— Est-ce que je sais ?… on bavarde sur toi… tu me fais peur !… je t’aime.

— Si je te fais peur, quitte-moi !

— Est-ce que je peux !

— Ils disent tous ça.

— Tu vois qu’il y en a d’autres !

— Pas comme tu veux dire….

— Rosseline !

— Jean ?

— Ouvre-moi, descends.

— Ma mère entendrait.

— Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère, aujourd’hui plutôt que les autres fois ?

— A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y laisse à la fin sa réputation ; il ne faut qu’une fois.

— Je vais faire un esclandre…. Tu as quelqu’un chez toi !

— Tu es fou. Tiens, va-t’en, je ne veux plus te voir…. J’en ai assez, à la fin.

— Si tu m’aimais, tu ne me renverrais pas ainsi… tu ne pourrais pas !

— Contente-toi de ce que je te donne…. Beaucoup voudraient ta place. Adieu ! j’ai sommeil et tu m’ennuies.

Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l’esprit, en pareil cas, qu’on pût, par amour pour un homme, se priver d’aller dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu’aimer, à l’heure où ses yeux se sentaient alourdis.

Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au cœur de Jean, comme un bruit terrible.

Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit — car il était venu ainsi, des fois, en plein hiver ; il restait là, un instant indécis, le sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à grand’peine, l’envie qu’il avait de se ruer contre la porte basse, pour la briser…. Et puis, s’il faisait cela, après ?… Elle était seule, pour sûr…. La mère, une fois avertie, qu’adviendrait-il ? il épouserait Rosseline, oui, certes ! Eh bien ?… Eh bien, il n’était plus sûr, à cette heure, d’en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours, — mais comme femme ? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il redoutait la malice inconnue !

— Ah ! pauvre de moi !

Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du Rhône parmi lesquels il l’avait caché, l’envie lui venait de se jeter au fleuve, de mourir…. Et pourquoi donc ? Tout simplement parce qu’il ne la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir des bêtes indomptées, s’étonnait, s’irritait de n’être pas ici le maître absolu…. Et tous les mauvais commérages lui revenaient ; des mots atroces le mordaient au cœur ; il se rappelait des gestes d’elle, des regards équivoques adressés à des jeunes gens…. Il ne savait plus !… il avait envie de sangloter et ne pouvait pas…. Le bruit de son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le bourdonnement des grosses eaux du fleuve…. Il était là, tout près, le fleuve ; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l’eau obscure…. Pourquoi pas mourir ?… mais tout à coup le brave enfant songeait : « ma mère ! » et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour fuir la tentation….

Oh ! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide, à travers la lande ! Cette furie du retour, où il ressentait et employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé !… Tout ce qu’il avait dû tout à l’heure contenir de passion désordonnée, d’amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le ralentissement, à la frapper de l’éperon quand elle ralentissait sa course…. La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes, soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers l’espace vide !

— Qu’elle aille au diable ! je ne veux plus la voir. C’est une coquine, je le sens.

Ce n’était pas encore une coquine. C’était une créature inconsistante, sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d’elle-même, sans conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât si loin d’elle. Il implorait d’elle quelque chose, et cela de temps en temps, alors qu’il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute. Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être, pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d’eux-mêmes, qui les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu’il faut violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de s’écraser devant l’homme, leur dieu armé ; ou encore natures de cavales qui veulent un dompteur et qui finissent par l’aimer, s’il a, dans sa main légère, mais attentive et implacable, le mors d’acier et les châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout jamais vicieuses.

Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval.

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