Notre-Dame-d’Amour/XIX

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Flammarion (p. 200-218).


XIX

À qui le cheval ?


C’était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu en l’esprit que, s’il n’était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien jouer un vilain tour à Pastorel, — ou à son cheval, ce qui serait même chose.

Augias alla donc avec Martégas, qu’il ne quittait pas de l’œil, soigner sa bête à l’écurie.

Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, « tuer le ver ». Et en route !

Martégas ne dit rien à Zanette, qu’un simple bonjour, mais il fut content de voir qu’elle s’apprêtait au départ.

Et quand, après le café, on prit l’eau-de-vie, en bourrant la pipe :

— Nous n’aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j’ai fait porter l’ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d’ici. Nous la trouverons près d’une de nos vignes, au quartier du Campas.

— Bon ! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux ?

— Deux seulement, dit Augias.

— Qui commencera ? dit Martégas, narquois.

— Pastorel ! répliqua vivement Augias.

— Suis-je donc un âne ?… Si Pastorel commence, je n’ai donc plus de chance.

— C’est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il davantage ?

— Peut-être, dit Martégas.

Pastorel savait bien qu’il n’avait aucun droit de priorité ; il lui déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette….

— Commence si tu veux, Martégas ! dit-il dédaigneusement, ce n’est pas toi qui l’auras !

— C’est ce que nous verrons !

— Nous le verrons !

Augias trouva Pastorel imprudent :

— Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l’aura le plus tôt.

Pastorel fronça le sourcil.

— Non ! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l’autre. Il faut être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements…. Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se contrarier, et l’on n’en finirait plus, ensuite, de se faire des reproches.

— Tu commenceras donc, Jean ! dit le vieux.

— J’ai dit ce que j’ai dit. Martégas commencera.

Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie nécessaires ce jour-là.

Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon état son propre cheval, depuis la chute de l’avant-veille.

— Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon avantage. En échange, j’aurai pour désavantage d’être à pied. Si je parviens à toucher de ma main le cheval qu’il faut prendre, sans parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il en sera pour lui.

Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.

Jean avait l’air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui, comptant bien aussi sur Notre-Dame-d’Amour, regardait le séden de Jean se balancer à l’arçon.

Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la recherche de la manade….

Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et souriait, contente.

Les saladelles violacées s’étendaient devant eux comme un réseau frêle à travers lequel on voyait la terre grise, parfois l’argile et parfois le sable çà et là blancs de sel.

De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de fumée d’un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs. Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au fond, la croupe en l’air, par des sentiers qu’ils connaissent pour les avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin que la vue s’étend, la plaine plate, l’île à peine élevée au-dessus du niveau de la mer, de la mer qu’on devine là-bas, vers le sud, à la couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles. A l’est et à l’ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s’élève du double fleuve.

— La manade ! cria le père Augias.

Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les oreilles attentives et mobiles, regardaient l’espace, humaient l’air salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l’un l’autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d’eux-mêmes, tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme s’ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des caresses. Les taureaux, pour la plupart, s’étaient couchés, leurs pieds sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à l’étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu’ils trouvaient beau, la lumière dont ils étaient réjouis.

Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.

— C’est lui ! dit Augias.

— Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n’ai jamais vu son pareil. Comment l’appelez-vous, ce cheval ?

— Le Sultan, firent d’une seule voix Zanette et son père.

L’œil de Martégas s’alluma de convoitise.

— Je le vendrai bien mille francs ! songeait-il, en maquignon.

On ne s’occupait pas de lui.

Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d’inquiétude. En quelques bonds il s’écarta du troupeau, puis s’arrêta bien campé sur ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l’on voyait son poitrail bien large et la courbe fière de l’encolure et la finesse de sa petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec une allure féline….

— A moi ! dit Martégas.

— C’est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu’on fasse ?

— Faisons-le rentrer parmi le troupeau ; c’est là que j’irai le prendre.

Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au beau milieu.

Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu’il garda dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l’étalon, et marcha vers le troupeau, lentement, l’œil sur l’animal qu’il voulait capturer.

Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon les mouvements de la manade qu’il fallait empêcher, s’il était possible, de se dérober. Si elle s’échappait, on la rejoindrait.

— Souviens-toi des conditions ! cria Pastorel. Si tu le touches sans le lier, s’il t’échappe, c’est mon tour !… Je cours dessus tout de suite !

Attentif à sa manœuvre, Martégas ne répondit pas.

En ce moment, la passion du chasseur l’occupait seule ; il oubliait tout le reste.

Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s’abritant derrière une croupe pour avancer d’un pas vers Sultan sans être vu, sans l’effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure ; il les approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c’étaient elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière restait là, en attente.

A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l’étalon. Il ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s’éloigna de lui, puis tourna de manière à aller sur lui de face…. Sultan le laissa approcher, puis marcha vers l’ennemi. Martégas prépara son lasso…. On vit le séden onduler en l’air… mais le diabolique cheval avait fait une brusque volte-face et, d’un coup de pied médité, il frappait l’homme à la cuisse ; aussitôt il détala, au trot.

La manade le suivit ; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé, hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n’avait rien de cassé…. On ne songea plus à lui.

La manade s’arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l’étalon passa à travers la ligne de l’ennemi. Il choisit pour s’échapper le côté qui, à dessein, semblait le moins gardé ; il vint passer près de Pastorel.

Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop, joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou son séden, dont l’autre extrémité était solidement fixée autour du haut troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que le séden se déroulait, Pastorel manœuvrait son cheval de façon que la corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre ; elle se raidit enfin ; ils s’arrêtèrent.

…Oh ! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et fixes, remerciait Notre-Dame !

La bête était prise. Ce n’était rien. L’homme regardait le cheval hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au moment où il n’avait plus de point d’appui…. Il s’abattit, étonné, et demeura sur place, vaincu.

Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manœuvre s’il se relevait ; il ne se releva pas.

La violence de la secousse et de la chute, l’étonnement, la terreur visionnaire, paralysèrent une seconde l’animal étouffé, car il avait été pressé à la gorge rudement.

Alors, sautant à bas de son cheval, à l’arçon duquel il prit bride, filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s’assit par surprise, — pesant de tout son poids, — sur l’encolure de la bête couchée. Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en un clin d’œil, passa le fer d’un filet dans la bouche béante du cheval, et le coiffa de la têtière…. L’animal, toujours sur le flanc, se débattit sous l’homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.

— « Notre-Dame-d’Amour ! » cria tout haut Zanette tremblante et pleine d’admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et s’abaissait par coups précipités.

Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la manade, broutant avec elle.

Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos !

Alors, une véritable fureur saisit l’étalon. Il se secoua, se cabra, s’enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en l’air, et une fois en l’air il se tordait, ondulant comme un marsouin, en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour rebondir.

Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu’à laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval…. On voyait le cavalier lancé en l’air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval avec une telle précision qu’on eût dit un jeu appris et souvent répété par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l’encolure, et le visage appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l’animal il fit la même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une menace sous l’œil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut tout à coup partir en avant, au galop ; le cavalier le retint et le maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer d’un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu’il les vit près de s’arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu’il le touchait de l’éperon légèrement ; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il le pressa des genoux et rendit la main…. Ils s’envolèrent.

En un clin d’œil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne virent plus au loin qu’un cheval minuscule, un imperceptible cavalier…. Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent autour d’eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se rétrécissant en spirale jusqu’à revenir juste au point de départ.

Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s’ouvraient et se fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il suait. L’écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son œil dur lançait une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On voyait qu’il s’avouait vaincu pour cette minute seulement. L’homme, lui, ne semblait pas plus fatigué qu’au départ, ni plus étonné…. Il se mit à rire.

— Tu es un terrible, Pastorel ! dirent les cavaliers.

— Bravo, Pastorel ! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais crois-moi, je connais la bête, ça n’est pas fini entre elle et toi. Le Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre, méfie-toi !

— Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien maintenant, et j’en suis fier. C’est un fameux présent que vous m’avez fait là !.. Je vous remercie. Je l’emmène donc tout de suite, pour le dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez moi ? J’aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.

— Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le ; il broute tout sellé parmi les aigues et les taureaux….

— Tiens ! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas ?

Tous s’aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au triomphe de son rival, avait disparu.

— Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l’emporte ! Il a bien fait. Je l’avais assez vu. Adieu, Pastorel.

— Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette… je suis bien contente que ce soit vous !… Oh ! de sûr, bien contente !

Ils se parlaient de loin ; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan dont toute l’attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et la rancune.

— Adieu tous, merci ; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias…. Bientôt… insista Pastorel en regardant Zanette dont le cœur sautait…. Il faut, aujourd’hui, que je le fatigue…. En avant, Sultan !

— Dzira ! susurra Zanette, en voyant Sultan s’élancer, après quelques bonds désordonnés, dans une course furieuse.

Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C’est qu’il imitait, ce Griset, le cœur même de Zanette qui, d’un élan fou, suivait Sultan et son nouveau maître….

Elle retint son cheval et aussi son cœur, mais non ses regards qui ne se détachèrent de l’horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s’y fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.


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