Notre-Dame des mers mortes (Venise)/8

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VII

SOUS LA NUIT ÉTOILÉE…


Sous la nuit étoilée où le ciel luit d’un bleu invraisemblable et profond de saphir, Venise s’allume, fantasque comme une courtisane. Le grand canal bordé de ses palais, depuis le Rialto jusqu’à la Jiudecca est sillonné de barques lumineuses, fleurs vivantes et rampantes, pareil à un collier oscellé de lueurs. Par instants la lune, frangée de nuages lourds que le vent déchire, éclaire l’eau, baise les vagues. Et l’on voit naître, découpant les gondoles et les pieux de bois, de longues trainées de nacre. On dirait qu’un semeur en passant a jeté des perles. Des musiques lointaines chantent. L’atmosphère est d’une douceur étrange, chargée de langueur orientale, de chaleur, de caresse. Venise, au murmure, à l’appel de ses lagunes, s’offre, tend les bras et c’est une luxure effroyable, déchainée soudain sur les murs croûlants, sur les médaillons de marbre, sur les ciselures, sur les moindres pierres. Des vignes vierges, près du patais Dario, semblent des blessures. Et le palais Dario lui-même, comme fatigué de ses parures, agonisant de beauté et de vieillesse, évoque une vieille à genoux, pâmée, et dans un râle. La débauche d’un Tintoret, les cris du Titien, mêlés à la candeur de Bellini et à l’envolée de Tiepolo sont latents dans ces ruines grandioses et s’éveillent à la nuit. Le tombeau s’ouvre jusqu’aux étoiles et les morts ressuscitent. La ville unique au monde par sa noblesse et par sa vieillesse, cette noblesse de l’histoire, la ville unique parée de ses palais, de ses églises, de ses statues soulève le bronze de son cercueil, telle qu’une morte embaumée. Et surgissant avec la vision des Doges, des mercenaires, des sénateurs, des galères, avec la vision héroïque et merveilleuse où flotte une odeur d’Orient, de légende, de conquête, surgissant avec Dandolo, Cotteone, Foscari, et Boccherinetto, la papillotante histoire d’une Venise adorable et rocaille, masques blancs, presque lunaires ; tricornes et longs manteaux, patriciennes à paniers, jolies traines que tient un nègre, singes, tripots, princes… et falbalas à damner Fragonard !

Tout à coup des cloches lointaines, des oiseaux qui passent, un silence, puis un murmure, puis des voix, des douceurs mordantes et morbides de guitares. Et au détour du canal, venant du Rialto, une barque longue et sombre, où chantent des bohémiens. Bohémiens à coup sûr, avec leurs silhouttes désossée, inquiétante presque. Les femmes accompagnent, assises sur le bordage, accompagnent en frottant de l’ongle d’épineuses guzlas. Les hommes chantent. Un enfant de quinze ans, pas plus, d’une beauté ambiguë et merveilleuse, debout à la proue, comme se dressant sur la mer aux flammes multicolores des feux de bengale, la tête raidie se renverse en délire… enivré de lui-même. Et la lune le revêt d’un suaire pâle, comme d’une lente caresse blanche. Tout autour des chanteurs des nuées de gondoles, les suivant telles que des hirondelles d’eau, telles que des iris noirs coupés dans des contrées fabuleuses. La voix mélancolique et âcre prend des résonnances tragiques avec le silence. Maintenant les feux de bengale se sont éteints, minces floraisons de rêve, éclatantes lumières. Il ne reste plus que des torches dont la fumée noire éperduement tourbillonne et rehausse les choses d’un relief d’eau-forte. La voix devient moins claire et plus triste, les mots s’arrêtent et sanglotent, toujours plus âcres, toujours plus nostalgiques. Que dit la chanson, que pleurent les paroles ?… Sur des rythmes entrecoupés, sur des motifs convulsés, ce sont des plaintes, ce sont des plaintes. Douleur dont s’harmonise ce fantôme, effroi dort se pare cette ville. Or et lumières, ruines et fumées, palais et lagunes, ensevelissement et tombeaux, ne croirait-on pas assister à la messe des morts, à la messe d’une morte ? Voyez aux désastres des étoiles si l’on ne porte pas quelqu’un au cimetière, palpitante, effroyable apothéose. Venise entière se lève de sa pourriture merveilleuse et tend les lèvres. Des oiseaux qui passent. Un murmure… Et des orgies roulent sur les nuées, des têtes sanglantes et des spasmes. Les anges de pierre menacent et s’envolent. Les clochers d’or pointent pareils à des bijoux monstrueux, la lune saigne sur les vieux toits. C’est l’heure des apothéoses et des agonies… Venise se lève sur les canaux d’ombre de sa tombe, comme une tragique ressuscitée…

Jacques et Contarinetta, Sforzi et le marquis de la Spezzia, dans une gondole, suivaient la sérénade. Sforzi et le vieux marquis continuaient à deviser d’aventures galantes, Sforzi surtout, racontant une nuit d’amour où, dans un des plus anciens et des plus nobles palais de Venise, il s’était livré avec deux autres couples à des orgies quasi romaines. Jacques et Contarinetta, assis sur les marches, à l’avant, la main dans la main, rêvaient. Lui regardait les yeux de la jeune fille et les astres, elle les devinant presque, lui les unissant dans un baiser. Ils se disaient des choses très douces et très simples, tout entiers à la joie de se revoir. Un désir muet errait sur leurs lèvres et le vent emportait leurs paroles. Par instants Contarinetta souriait, d’un sourire où voltigeait son âme. Jacques grisé par son rêve se souvenait n’avoir jamais connu de joie meilleure, et, comme lorsqu’on est vraiment heureux, n’avait à l’esprit que des chansons tranquilles, que des caresses et de l’amour. La musique leur arrivait un peu mystérieuse et voilée. La mélodie bohémienne du chanteur sauvage et triste, parfumait leur cœur d’un vague oubli. Ils étaient l’un à l’autre, extasiés d’eux-mêmes. La jeunesse et la beauté, ces deux sœurs divines, semblaient les avoir choisi ? Parmi ces splendeurs déchues dont ils évoquaient la gloire, entre ces murailles en ruines et ces églises caduques, ils personnifiaient la force éternelle de la Vie.

— Prenez-moi la main, murmurait Contarinetta toute chancelante, une fois vous m’avez dit que vous prenez vos sœurs ainsi par la main pour leur raconter des légendes. Et vous m’aviez dit que souvent, elles venaient dans la chambre où vous travailliez, près de Paris, à la campagne ; alors vous sentiez naître les rimes les plus fines et les plus délicates rien qu’à la pression tiède de leurs mains autour de votre cou.

— Voici ma main sur la tienne, écoute notre légende, répondit Jacques.

Et comme leur gondole était arrivée avec le cortège des autres barques en face de la Salute, dont les volutes de marbre apparaissaient au clair de lune pareilles aux roues d’un char abandonné, comme le golfe et la Jiudecca s’étendaient à leurs yeux dans une pose languissante et superbe, pareils à un verger d’or, Jacques parla…

Il n’y avait sur terre ni princes ni doutes fées. Des lacs murmurants, des plaines empourprées, des bois remplis d’oiseaux, le miracle avait fui. Les hommes à la chasse du Progrès avaient tué la Poésie. Et c’était fini d’entendre au bord des mers chanter les sirènes, palpiter les sylphes entre les roseaux souples. Les garçons ne parlaient plus aux filles et, avec le baiser, le rire avait disparu. Les vieilles grand’mères racontaient cela en grognant et brandissaient leur canne. Cela, rien n’y faisait. Le Roi printemps était mort.

Alors on commença à désespérer. Dans une seule ville on avait gardé la Foi. Eloignée des autres — isolement splendide — elle était bercée le jour par la clarté du soleil, le soir par la rumeur de ses rivages. Cependant dans cette ville, comme dans d’autres, le Printemps était mort. Un soir une musique étrange s’éleva sur les eaux. Un enfant chantait, beau et pâte comme Jésus. Dans ses modulations vibraient des appels et des prières. Ceux qui l’entendirent furent saisis d’un atroce désir. Partout où ils rencontrèrent des hommes, ils leurs poignardèrent le cœur et l’arrachèrent des poitrines saignantes. Et ils revenaient vers le chanteur et lui offraient les trophées. Lorsque la barque où il jouait fut pleine jusqu’au bord, il partit sans qu’on sut jamais sa destinée, vengeance incarnée de l’amour… Jacques se tut… Vengeance incarnée de l’amour, répéta Ninette comme en rêve…

…Et le vent emportait leurs paroles. Comme Jacques partait snrgtt dans l’ombre comme un calice de lys immense la voile d’un bateau venant du large. La nef disparaissait, noyée par la nuit. Il ne s’ouvrait que cette voile, cette voile s’ouvrait jusqu’aux étoiles. La barque passa, éclairée à l’arrière d’un feu jaune pareil à une topaze scintillante. Un homme penché sur le feu semblait exhaler son âme dans la flamme. La barque passa. Et voici que derrière elle, une voile surgit, plus sombre celle-ci, tout à coup sanglante au clair de lune. Brusquement, une vision fabuleuse emplit le cerveau du poète, et ses lèvres se turent et se tut la légende. Au loin, plus loin encore, la lagune où flottaient de lentes traînées de nacre, la lagune était semée de voiles analogues, d’immenses calices de lys. Lys pâles et lya rouges, lys de candeur et lys d’agonie. C’était la rentrée des pêcheurs. À ce moment et dans ce lieu, avec le ciel fantastique dont les nuées ressemblaient à des galères en déroute, on eut dit que les vagues symbolisaient non une arrivée mais un départ, un départ de rêve et d’amour, un départ lent et doux au clair de lune, vers Cythère endormie.

Jacques et Ninette sentaient dans leurs mains réunies trembler leur âme et leurs désirs. À l’arrière, le marquis recroquevillé, le menton sur sa canne racontait encore, en esquissant de temps à autre des gestes chevrotants et discrets. Sforzi n’écoutait plus et regardait. D’ailleurs il s’était vite aperçu de l’aventure dont il était le témoin sentimental. Les voiles de Chioggia étaient passées. Elles glissaient vers le Rialto et disparaissaient une à une, comme des goelands de songe entre les palais du grand canal.

Jacques les yeux tournés vers la jeune fille gardait une immobilité triste. Contarinetta se rapprocha de lui, écouta, sentit cette tristesse.

Et elle lui dit :

— J’ai entendu tout à l’heure de grands frissons courir…

— C’étaient des voiles, les pêcheurs des lagunes.

— Et depuis que ces frissons sont morts, je n’en ai plus senti que vous…

La nuit et ma nuit en restent vides… on croirait attendre quelque chose de mystérieux. Pourquoi êtes-vous triste ?…

La dernière nef s’était évanouie, là-bas, là-bas, dernier aveu, dernier rêve, suprême apothéose…

Les yeux vers les astres, le cœur tout palpitant, Jacques répondit :

— Ce soir, je vous aime trop pour vous sourire.