Notre Cavalerie - Son évolution au cours de la guerre - Son avenir

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Général Féraud
Notre Cavalerie - Son évolution au cours de la guerre - Son avenir
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 877-905).
NOTRE CAVALERIE
SON ÉVOLUTION AU COURS DE LA GUERRE. — SON AVENIR

Il n’est pas d’arme plus disputée que la cavalerie ; il n’en est pas non plus, dont le rôle et l’action dans la dernière guerre aient été moins étudiés et soient moins connus.

Si modeste cependant qu’ait été sa part dans l’immensité de l’effort général, de celui surtout qui fut accompli par la « reine des batailles, » l’infanterie, il parait nécessaire d’exposer, au moins dans leurs grandes lignes, le rôle qu’elle a joué et les services qu’elle a rendus ; car trop de bons esprits sont portés à croire qu’elle n’a pu être utilisée et qu’elle est destinée à disparaître devant les perfectionnements indéfinis de l’armement et des engins de guerre modernes. Il ne s’agit ni de la défendre, ni de l’exalter, mais simplement d’examiner, à un moment où la réorganisation projetée va modifier l’équilibre général de l’armée, si la cavalerie a réellement rendu des services et si elle paraît encore susceptible d’en rendre.

A l’heure actuelle, avec un recul de temps déjà appréciable, les grandes lignes des opérations commencent à se dégager. Des études particulières, des historiques, des monographies ont mis à jour de nombreuses actions, demeurées jusqu’ici ignorées. Le rôle joué par chaque arme se précise davantage, celui de la cavalerie en particulier s’éclaire d’une plus vive lumière, et le moment parait venu de l’exposera ceux, — et ils sont nombreux, — qui s’intéressent chaque jour davantage aux questions militaires, si essentielles pour l’avenir d’une grande nation.

Dans cette étude, qui ne pourra être que très rapide, nous ne nous bornerons pas seulement à raconter ce qui fut fait. L’expérience a coûté trop cher à la France, pour qu’aucun de ses enseignements puisse être perdu. Il est de notre devoir de les recueillir tous, afin d’en former le faisceau des idées qui régiront nos forces militaires de l’avenir. Nous montrerons que la cavalerie, — dont la brillante image de jadis reste encore trop immuablement fixée dans bien des souvenirs et contribue à donner d’elle une idée désuète et inexacte, — loin de demeurer figée dans une conception de son action que les premières semaines de guerre ont infirmés (et quelle arme n’a pas eu son chemin de Damas ?), s’est exactement adaptée aux conditions de la guerre moderne et a su évoluer rapidement, pour se conformer à la loi du feu.

Au cours de cette évolution, elle s’est aperçu que son rôle, loin de diminuer d’importance, comme elle aurait pu le croire, alors qu’elle remettait ses sabres au fourreau et décrochait ses carabines, n’a fait que prendre de l’ampleur. Et il nous sera permis de conclure hardiment que les moyens mécaniques et scientifiques, qui, pour certains esprits, sont appelés à remplacer la cavalerie, doivent servir au contraire à rendre son action plus variée, plus puissante, plus large et plus décisive.


Pour qu’il soit possible au lecteur d’apprécier l’évolution de la cavalerie au cours de la guerre, il est indispensable d’indiquer en quelques mots ce qu’elle était au début des hostilités ou, plus simplement, quelle était sa doctrine.

Des règlements récents, — le plus ancien datait de 1912, — définissaient ainsi son rôle :

Elle devait explorer, pour renseigner le haut-commandement « sur les mouvements et les dispositions de l’ennemi dans une région déterminée » et « chercher à mettre la cavalerie adverse hors de cause. »

Elle concourait à la sûreté de l’armée en la renseignant, en prenant et conservant le contact de l’ennemi, en retardant la marche de celui-ci.

Elle devait prendre part à la bataille, dans laquelle, « malgré les perfectionnements des armes à feu, » — nous disons aujourd’hui « grâce » à ces perfectionnements, — elle est toujours appelée à jouer un rôle important comme arme de surprise, utilisable surtout « dans les périodes de crise. » Et elle agirait « de préférence sur les ailes et les derrières de l’ennemi ou dans les vides de son dispositif de bataille. »

Enfin, la cavalerie devait concourir à l’exploitation du succès par la poursuite menant au but final : l’anéantissement des forces ennemies.

Le rôle général de la cavalerie en campagne semblait ainsi assez justement prévu par les règlements. C’est seulement dans l’emploi tactique de cette arme que prédominait une conception erronée. Malgré l’expérience récente des guerres sud-africaine et de Mandchourie, où la prépondérance du feu s’était imposée, l’armée française, peut-être trop oublieuse des enseignements vécus de 1870, si admirablement exposés dans le règlement du 12 juin 1875, fidèle en tout cas à ses traditions séculaires de bravoure et de vaillance, était imbue d’une doctrine, dont certes nous n’avions pas le monopole, mais qui avait été poussée chez nous jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes : la doctrine de l’offensive malgré tout. Dans cette ambiance, la cavalerie française, l’arme de l’offensive par excellence, avait voulu conserver l’attaque à cheval et à l’arme blanche comme mode principal d’action. Elle pensait n’employer le combat à pied que « momentanément, » lorsqu’elle ne pourrait « atteindre par le combat à cheval le but assigné. »

Nombreux étaient cependant les officiers de cavalerie, ceux en particulier qu’avait mûris l’expérience des campagnes africaines, qui pensaient développer les possibilités d’action de leur arme par l’accroissement de sa capacité de feu. Il suffit, pour s’en assurer, de parcourir les Revues d’avant-guerre : « Il faut, — peut-on lire dans la Revue Militaire Générale de 1911, — il faut à la cavalerie, pour jouer son rôle dans la bataille, des procédés de combat analogues à ceux qu’emploie l’infanterie dans la prise de contact, un large approvisionnement en munitions, une courte baïonnette... » Ce sont de telles tendances, plus répandues dans les cadres qu’on ne le soupçonnait, qui expliquent la facilité avec laquelle la cavalerie a su, comme nous allons le voir, renoncer rapidement au combat à cheval comme mode d’action principal et s’engager à pied comme la meilleure des infanteries.

Aussi bien, n’eut-elle pas, au début des opérations, à livrer à sa rivale le grand duel de cavalerie qu’elle avait escompté, et auquel elle s’était ardemment préparée. Que la cavalerie allemande, au mépris de ses règlements prescrivant l’attaque à cheval, se soit mise en sûreté derrière son feu, de propos délibéré, comme elle le prétend, ou à la suite de multiples et malheureuses rencontres avec nos éléments de découverte, peu importe... Il serait vain de discuter les intentions ; il est plus positif de s’en rapporter aux fails ; et ces faits établissent que partout la cavalerie allemande se refusa au combat,


I. — LA CAVALERIE DANS LA GUERRE DE MOUVEMENT
(AOÛT-OCTOBRE 1914).

En août 1914, pendant la concentration de nos forces, toute la cavalerie est employée en couverture.

Dans cette période, point de grands engagements de cavalerie. En revanche, dès l’entrée en campagne, l’ascendant de nos cavaliers s’affirme. Sur tout le front, de l’Alsace à l’Ardenne, nos patrouilles et nos détachements courent sus aux partis ennemis sans mesurer leur force. Dans la plupart de ces rencontres de détail, — utiles débuts de guerre où l’homme se fait la main et acquiert la maîtrise de ses nerfs, — le cavalier français reste partout maître du terrain.

Dans tous nos régiments se retrouve cette qualité première du guerrier franc : un mordant irrésistible. Le simple cavalier met en fuite des patrouilles, nos pelotons balaient des escadrons. Et la supériorité morale sur l’arme adverse que nous pensions ne devoir acquérir qu’à la suite de sanglantes rencontres, nous est accordée dès le début, sans conteste.

Aussi, quand, la concentration terminée, s’ouvrent les opé- rations destinées à la préparation de la bataille, nos gros de cavalerie peuvent-ils s’avancer, sans obstacles, dans l’espace vide qui sépare les deux armées.

Deux corps de cavalerie, sous les ordres des généraux Sordet et Abonneau, entrent en Belgique, dans le dessein de déterminer le front atteint par l’ennemi et de retarder sa marche. Leur découverte, à laquelle la proximité des gros donne toute liberté d’action, fournit de multiples et précieux renseignements. — Nous ne citerons que pour mémoire ceux donnés par un prisonnier qui, le 9 août, révèle le secret de la manœuvre allemande, le mouvement sur Liège et Bruxelles, et la marche sur Paris « où les armées allemandes doivent entrer au début de septembre... » Ainsi, dans un pays boisé où l’aviation, naissante il est vrai, mais aussi, libre dans ses vols, voit mal, l’exploration terrestre avait porté ses fruits, recueilli le renseignement explicite que procure seul l’interrogatoire des prisonniers.

L’appui de la découverte par les gros conduit à un seul engagement sérieux dans lequel, le 20 août, à Neuchâteau, le corps Abonneau reconnaît deux divisions du XVIIIe corps allemand. « Au demeurant, la cavalerie éclaire le haut-commandement sur l’importance et sur l’envergure de la manœuvre ennemie. Treize ou quatorze corps d’armée allemands furent identifiés, leur marche repérée [1]. » Notre cavalerie avait donc accompli sa mission d’exploration, sans rencontrer les gros de la cavalerie ennemie.

Qu’avait fait cette cavalerie ? Renonçant à sa doctrine offensive, voulut-elle briser notre élan par son feu ? Adopta-t-elle son attitude prudente sous le coup des échecs multipliés qu’infligèrent à ses fractions nos patrouilles et nos détachements légers ? ou bien, comme certains écrivains d’outre-Rhin le prétendent aujourd’hui, rechercha-t-elle, sans la trouver, la rencontre à cheval, malgré les multiples occasions que lui offrit chaque jour sa rivale, jusqu’aux portes de Liège.

Ce qu’il y a de certain, c’est que son esprit d’entreprise, affaibli pour des raisons que nous soupçonnons, mais ne connaissons pas encore positivement, ne répondit nullement à ce que l’on pouvait attendre d’une arme mobile, puissante, appartenant à une armée qui avait l’initiative de la manœuvre stratégique, et dont le rôle eût dû consister à conduire cette armée à la bataille d’abord, à l’exploitation ensuite...

C’est pourquoi, après la bataille des frontières, dans la retraite qui suit nos échecs de Charleroi, de Maissin, de Virton, nos armées peuvent se replier sans être poursuivies. La 9e division de cavalerie couvre la gauche de la 4e armée (de Langle de Cary). La 4e division de cavalerie couvre la droite de la 5e armée (Lanrezac). Le corps Sordet couvre le repli des forces britanniques. La cavalerie allemande apparaît, hésite à s’engager, finalement ne poursuit pas, nous laissant la liberté d’opérer la réunion de nos forces, pour une nouvelle bataille.

Et cependant les armées allemandes d’aile droite disposent d’une cavalerie nombreuse : les corps Marwitz et Richtoffen. Ils peuvent, appliquant la doctrine allemande de l’enveloppement, marcher en échelon avancé de l’armée d’aile (Von Kluck), éclairer, couvrir le flanc extérieur de la manœuvre, reconnaître et masquer Paris : en réalité, ils ne renseignent, ni ne couvrent. Et le haut-commandement allemand ne tarde pas à éprouver les effets désastreux de cette abstention.

Notre cavalerie, au contraire, révèle les mouvements de l’ennemi et signale notamment, dès le 29 août, son rabattement vers le Sud-Est.

Le 1er corps de cavalerie français, — malgré une usure indéniable due à l’attitude offensive qui lui a été prescrite dès le premier jour, en poussant dans les Ardennes belges jusqu’aux portes de Liège, sans jamais souffler un instant, — a donc non seulement préparé la bataille, en fournissant le renseignement stratégique nécessaire, mais il a, par sa présence et sa supériorité morale, neutralisé la cavalerie adverse.

Ainsi, devenue aveugle, l’armée allemande était vouée à la surprise et à la défaite.

Ce fut l’Ourcq et ce fut la Marne.

Alors la bataille s’engage sur tout le vaste front qui s’étend des Vosges à Paris, ligne immense que nos effectifs ne peuvent garnir sur toute son étendue sans risquer d’être trop faibles partout ; elle s’articule pour offrir aux poussées de l’assaillant des parties résistantes qui laisseront forcément entre elles des intervalles, des vides, points vulnérables qu’aurait pu trouver la cavalerie ennemie, mais que masque la nôtre.

En Lorraine, un corps de cavalerie a été constitué sous les ordres du général Conneau. Après la bataille de Sarrebourg, il couvre l’intervalle qui se crée entre les 1re et 2e armées en retraite. Le 25 août, c’est la Bataille de Lorraine : les Allemands poussent sur la jointure des 1re et 2e armées, pour la désarticuler, visant, au Sud de Rozelieures, la trouée de Charmes ouverte entre nos places d’Epinal et de Toul. Notre infanterie perd Rozelieures, d’où débouche l’ennemi. Mais, en face de lui, la 6e division de cavalerie garnit, avec ses escadrons à pied et ses cyclistes, les lisières du bois de Lalau. Tous ses efforts sur ce point sont rejetés de 10 heures à 16 heures, avec des pertes sévères. L’arrivée d’un bataillon de chasseurs, puis d’une division du 16e corps, assure définitivement la possession de ce point important : la bataille de Lorraine pourra être gagnée.

En Champagne, entre la gauche de la 4e armée et la droite de la 9e (Foch), une brèche de 15 kilomètres est béante, par où passe, grande voie de pénétration, la route de Châlons à Troyes par Mailly. La 9e division de cavalerie masque cette trouée et le centre de la IIIe armée allemande (XXIIIe D. R.) s’immobilise devant ce rideau de cavalerie.

A notre extrême gauche, dans le Valois, le 1er corps de cavalerie, malgré son usure due à ses marches forcées à travers la Belgique et le Nord de la France, rentre en action dans la région de Levignen. Une de ses divisions, la 5e (général de Cornulier-Lucinière), dont le rôle est aujourd’hui bien connu, se glissant dans la forêt de Villers-Cotterets, contourne l’aile droite allemande, se porte sur ses convois et le 8 septembre manque d’enlever le général von Kluck.

Dans quelle mesure ce raid a-t-il influé sur le cours des événements ? Il est peu probable que les Allemands nous le fassent jamais savoir. Mais en renversant les termes du problème, il nous est aisé d’imaginer quel effet eût produit, à la même heure, une division allemande qui eût coupé les communications de l’armée Maunoury, en venant par Crépy-en-Valois, sur Nanteuil-le-Haudoin et Dammartin-en-Goele, à une marche de Paris, si tant est que notre propre cavalerie l’eût laissée passer.

Enfin, la bataille qui sauva la France, est gagnée : il s’agit d’exploiter ce succès.

Un nouveau corps de cavalerie Conneau, rassemblé à partir du 3 septembre à la gauche de la 5e armée, a couvert, pendant la bataille de la Marne, l’intervalle de 20 kilomètres qui sépare cette armée de l’armée britannique. Après la bataille, ce corps poursuit l’ennemi et pénètre dans son dispositif disloqué, entre les Ire et IIe armées allemandes. Passant l’Aisne à Berry-au-Bac, il pousse sa découverte vers le Nord et une de ses divisions (de Contades), atteint Sissonne, sur les arrières de l’ennemi, le 13 septembre.

La porte par où pourrait s’élancer la cavalerie, est ouverte. Occasion splendide ! comme il s’en trouvera forcément après toute victoire qui créera dans le front opposé des fissures, des brèches, des vides où le vainqueur devra jeter ses disponibilités, pour accroître la désagrégation du vaincu et l’empêcher de rétablir, l’équilibre de son dispositif. Mais la cavalerie ne peut poursuivre seule un adversaire dont les liens tactiques ne sont pas encore complètement rompus. Elle ne peut que former le premier échelon rapide d’un système de toutes armes, où le facteur essentiel, la vitesse, agissant en tête, doit être soutenu de près par le facteur force.

Ici, nous n’avions pas de grandes unités de toutes armes disponibles, pour appuyer le corps de cavalerie Conneau, lequel d’ailleurs n’a que l’armement insuffisant de l’époque. L’ennemi ramène des réserves, la porte se referme, le front devient continu.

L’occasion est perdue, hélas ! mais non pas l’expérience. Nous verrons le commandant de la 5e armée de 1914, devenu commandant des armées d’Orient, pousser sa cavalerie, pointe d’une audacieuse manœuvre de toutes armes, sur les derrières de l’ennemi ; et ce sera en Serbie, en 1918, la victoire triomphale d’Uskub.

Cependant, l’exploitation du succès par notre pénétration dans une brèche du dispositif adverse ayant échoué, les forces physiques et les munitions faisant d’ailleurs à peu près défaut de part et d’autre, toute l’activité des fronts se porte à l’aile extérieure, qui seule est découverte pour les deux adversaires, et où, malgré l’épuisement des hommes et des moyens, il faut agir, si l’on ne veut pas laisser à l’ennemi l’initiative des opérations.

Le 14 septembre, les armées allemandes arrêtent leur retraite et font face au Sud, fixant leur gauche aux Vosges, étendant leur droite mobile jusqu’à l’Aisne, aux environs de Noyon. Des deux côtés, on va chercher, en amenant sur le flanc toutes les disponibilités du front, a envelopper l’ennemi.

Les actions parallèles, dans lesquelles aucun des deux antagonistes n’a, à une heure donnée, sur un point particulier, de supériorité marquée, n’amènent qu’un prolongement continu du front, jusqu’à la mer du Nord.

Mais nous devons toutefois remarquer que notre front qui, après la Marne, avait la direction générale Est-Ouest, se redresse perpendiculairement et devient Sud-Nord, dans la Course à la mer, dessinant ainsi un commencement d’enveloppement de l’aile ennemie. Ce sont les 1er et 2e corps de cavalerie français qui « mènent » la manœuvre ; ils ont sans cesse l’avantage sur la cavalerie ennemie (également deux corps conduits par von der Marwitz) qui se trouve en face d’eux. Tantôt couvrant notre gauche, tantôt soudant nos éléments hâtivement amenés et souvent non jointifs, tantôt cherchant à envelopper l’aile allemande, cette cavalerie opère sans repos du 15 septembre au 15 novembre 1914. Et nous voyons alors son action se poursuivre pendant deux mois, pour permettre le développement de la plus vaste des manœuvres stratégiques qui aboutira au déploiement en pleine sûreté, sans la moindre surprise, de quatre armées[2].

Tout d’abord, le débouché des forces ennemies au Sud-Ouest de la Somme, est retardé, et la 2e armée (de Castelnau) étend son front de Roye à Bapaume. Puis Arras, qui doit masquer le débarquement des corps de la 10e armée (de Maud’huy), est couvert, et notre front atteint le canal de La Bassée.

La cavalerie allemande s’élève sur notre flanc et notre commandement craint d’être débordé ; mais le 2e corps de cavalerie (4 divisions) s’étend rapidement le long de la Lys, d’Armentières à Aire, sur 50 kilomètres ; et les « radios » captés de Marwitz nous apprennent que ce dernier ne peut atteindre ses objectifs (Calais, la mer) parce que la cavalerie française l’en empêche.

Ainsi, les deux corps de l’armée britannique peuvent-ils se concentrer dans la région d’Aire et de Saint-Omer, et s’engager offensivement en direction de Lille, avec l’appui de notre cavalerie attaquant à pied.

Au milieu d’octobre, l’armée belge évacue Anvers, se replie le long de la côte, à marches forcées, pour échapper à l’enveloppement dont la menacent les forces allemandes qui s’élèvent, suivant l’axe Gand, Ypres, Dunkerque, sur son aile Sud découverte. Comment arrêter cette manœuvre, comment recueillir nos héroïques et malheureux alliés ?

Le général Foch qui commande le groupe des armées du Nord, pousse tout ce qu’il peut ramasser de forces mobiles, quatre divisions de cavalerie, dans la direction Ypres, Gand. Le contact est pris à Roulers et a Cortemarck au delà de la forêt d’Houthulst ; la progression de l’ennemi est retardée pendant 5 jours ; le temps d’amener et d’engager le 1er  corps britannique et le 9e corps français, est gagné.

La 8e armée peut se constituer. Mais pendant qu’arrivent lentement de nouveaux corps à cette extrémité du front mal desservi par un réseau ferré très réduit), notre 2e corps de cavalerie (général de Mitry), amalgamé à deux divisions territoriales (les 87e et 89e), tient encore irréductiblement 8 à 10 kilomètres du front d’Ypres, pendant la plus dure des batailles.

Sans trêve, de l’Oise à la Mer du Nord et pendant deux mois, notre cavalerie mène la manœuvre, — avec des moyens dont il faut déplorer l’insuffisance, des escadrons réduits de moitié, l’armement rudimentaire d’une autre guerre : pas de baïonnette, pas d’outils, pas de matériel de liaison et seulement 90 cartouches par homme, une section de mitrailleuses par brigade, un groupe d’artillerie par division !... Ajoutons que, sous la pression des événements, la cavalerie prend l’initiative de se constituer des soutiens propres avec ses cavaliers démontés, et ce furent les premiers « groupes légers. »

Dans cette phase, nous ne parvenons pas à déborder l’ennemi ; car celui-ci, manœuvrant sur les lignes intérieures, peut amener à l’aile des forces supérieures à celles que nous y portons ; mais ses forces sont immobilisées, et le temps d’amener les nôtres est toujours gagné. Là où la cavalerie tire ses premiers coups de feu, à Chaulnes, Courcelles, Lorette, Sailly-sur-la-Lys, notre ligne s’accroche pour quatre ans. Les grands saillants du front, Arras et Ypres, c’est elle qui les a dessinés par ses résistances. Enfin, sa pointe au delà de la forêt d’HouthuIst permet l’arrivée et l’installation sur l’Yser de l’armée belge exténuée et, par elle, l’appui de notre gauche à la mer.

Pendant que la cavalerie opère ainsi, la bataille sur le reste du front continue ; l’arme à cheval n’a donc fait que jouer son rôle particulier dans la lutte générale ; mais seule, elle pouvait, grâce à sa mobilité, éclairer, couvrir, jalonner cette vaste manœuvre dont la réussite eut des conséquences incalculables :

Les Allemands échouent dans leur poussée sur Calais.

La Belgique, avec son armée, continue d’exister.

Les communications maritimes anglaises sont couvertes.

Le Nord de la France, Flandre, Artois, Picardie, est sauf.

Sur un parcours de 200 kilomètres à vol d’oiseau, nos forces ont été « conduites » en sûreté, d’une bataille à la suivante, de la Marne à l’Yser,

Période pleine d’enseignements. Toutes les fois que les forces armées seront insuffisantes en nombre, pour établir un front continu avec des ailes appuyées à un territoire neutre ou à la mer, ces forces devront constituer des groupes, qui laisseront entre eux des intervalles, et, à leurs ailes, des espaces libres. Vers ces intervalles et ces espaces libres tendra la manœuvre, qui cherche toujours à atteindre les points faibles de l’adversaire, ses flancs, ses arrières. Pour y pénétrer, ou inversement, pour les masquer, il faut une arme rapide.

Rapidité, mobilité, capacité manœuvrière sont l’apanage de la cavalerie.


II. — PENDANT LA GUERRE DE POSITION (1915-1918)

Dès le mois d’octobre 1914, la guerre de mouvement se termine. Le front, de part et d’autre, a atteint un obstacle infranchissable : la mer.

Des tranchées, des fils de fer, des mitrailleuses permettent à l’action de se stabiliser, et les opérations subissent un temps d’arrêt, pour laisser à l’industrie le temps de créer de nouveaux moyens d’offensive. Mais, pendant que ce matériel se construit, les organisations se renforcent, si bien que, pendant trois ans, toutes les attaques viennent se briser sur les fronts défensifs : celles de l’Artois et de Champagne en 1915, celle de la Somme en août 1916, et du Chemin des Dames en avril 1917, comme aussi celle des Allemands sur Verdun.

Sans succès, pas de brèche dans le dispositif ennemi, pas d’exploitation possible : la cavalerie n’a pas à intervenir. Et une conclusion prématurée, chose bien compréhensible, est tirée de ces expériences douloureuses : « dans la guerre moderne, croit-on, le front bordé de feux est désormais inviolable. La cavalerie, dont on n’aura plus l’emploi, est désormais sans utilité. »

Les Allemands, en 1918, devaient par deux fois, en mars et en mai, se charger de démontrer que l’attaque pourvue d’un armement mis au point, est encore comme jadis, plus forte que la défense, et qu’un front peut être toujours rompu.

De 1915 à 1917, période de transition où les armées se transforment, pour donner leur effort décisif, quatre divisions de cavalerie sont supprimées, afin de donner leurs effectifs et leurs cadres à l’infanterie, leurs chevaux à l’artillerie.

Les cavaliers des six divisions restantes, mettant pied à terre, participent à la garde des tranchées. Leur armement se perfectionne : il leur est donné un supplément de cartouches, une baïonnette, des armes automatiques (fusils-mitrailleurs et mitrailleuses), des auto-mitrailleuses blindées, une dotation organique d’artillerie supérieure, etc., si bien que la cavalerie ne tarde pas à devenir la réserve mobile de feux qu’elle restera désormais dans la guerre moderne, lorsque, la période de manœuvre stratégique étant terminée, les fronts seront fixés.


III. — PENDANT QUE LE FRONT DEVIENT MOUVANT
(MARS-NOVEMBRE 1918)


En 1918, le front devient mouvant. Et ce sont les heures poignantes de la fin du drame : les offensives allemandes de mars et de mai menacent à nouveau Paris... Mais elles seront bientôt suivies de la bataille de France, qui libérera définitivement le territoire.

En mars, le front britannique est rompu, et les forces allemandes déferlent dans la vallée de l’Oise vers Compiègne, submergent le plateau de Picardie, en direction d’Amiens. Sur la plupart des points , c’est la cavalerie qui offre à cette avance les premières résistances, en arrière desquelles le commandement, ramenant ses réserves, peut reconstituer un front. Les corps de cavalerie n’ont pu malheureusement entrer dans la bataille tous moyens réunis, leurs éléments ayant été dispersés dans l’intérieur du pays, pour le service d’ordre. La 1re division de cavalerie, seule disponible tout d’abord, s’engage à Noyon, puis glisse vers l’Ouest, pour boucher successivement les déchirures, qui se produisent dans le front par suite de son extension. La 5e division accourt de Pontoise et se déploie devant Roye, pour couvrir Montdidier et le débarquement de la 1re armée (Debeney) rappelée de Lorraine. La 4e division prolonge cette couverture au Nord de Moreuil, puis offre à l’ennemi l’irréductible résistance du bois de l’Arrièrecourt,

En avril, le 2e corps de cavalerie (Robillot) est au repos depuis peu de jours, en Normandie, quand l’offensive allemande reprend sur le Kemmel, visant la conquête des Monts de Flandres, pour séparer les armées belge et anglaise et atteindre Calais.

Nous n’avons plus alors qu’une voie ferrée de rocade courant vers la gauche du front. Encore est-elle, à Amiens, sous le canon de l’ennemi. Elle ne peut suffire à amener en temps utile, sur le point attaqué, les forces nécessaires. Le commandement supérieur fait appel à la cavalerie et la pousse vers le Nord.

En 60 heures de marches forcées, sur un parcours de 200 kilomètres, à travers la zone encombrée des arrières britanniques, le 2e corps de cavalerie bondit de Normandie en Belgique et arrive à temps, en entier, à portée d’intervention du front menacé. Les unités de cavalerie sont placées comme réserves mobiles, derrière un front martelé par une puissante artillerie, et dont on appréhende le craquement. Elles s’engagent sur les points où la ligne fléchit. Locre marque le centre de la résistance des cavaliers pied à terre et le terme de la ruée ennemie vers les monts.

En mai, notre front est balayé au Chemin des Dames. Le flot des forces allemandes, passant par-dessus l’Aisne, vient battre les lisières de la forêt de Villers-Cotterets, dernière défense naturelle de Paris.

Le 1er corps de cavalerie, qui se trouve malheureusement dispersé, arrive brigade par brigade, étend néanmoins devant l’ennemi dès son débouché au Sud de la Vesle, un rideau élastique qui ralentit l’offensive, trop ténu cependant pour l’arrêter. Sans cesse, le front se déchire sous la poussée de l’assaillant, mais les éléments de cavalerie qui arrivent successivement, peuvent être jetés au point précis où il faut aveugler la brèche. Un front de résistance est constitué enfin, le long de la Marne, au moyen d’une forte artillerie que couvre la cavalerie, et l’avance allemande s’arrête devant cette digue.

Le 2e corps de cavalerie est revenu des Flandres en Normandie après avoir, dans sa marche et sa contre-marche, couvert 450 kilomètres. Il est à nouveau alerté, refait 200 kilomètres en trois jours et arrive à temps, sur l’Ourcq, pour arrêter l’effort allemand vers Meaux, par le Sud de la forêt de Villers-Cotterets.

La découverte éclaire la situation, sur laquelle la rupture de toutes les liaisons téléphoniques et tactiques et l’infériorité momentanée de notre aviation laissaient planer un inconnu angoissant ; le front désormais est dessiné, la largeur de la brèche est déterminée : le 11e corps tient Faverolles à gauche, au Sud de la forêt, le 7e corps est à droite, sur le Clignon, à Bussières, au Nord de Château-Thierry.

Entre ces deux points, un vide presque complet où sont perdus des groupements d’infanterie formés des restes de cinq ou six régiments différents. Le front est « dissocié, » on n’en retrouve que des parcelles.

Les trois divisions du corps de cavalerie se déploient.

L’ennemi est arrêté d’abord, contre-attaque ensuite.

Deux brigades des 5e et 2e divisions se jettent sur Dammard qui est enlevé, puis reperdu. Leurs portes s’élèvent à 45 pour 100 de l’effectif engagé. Mais leur effort n’a pas été vain ; il a porté sur une division de la garde quelques minutes avant le moment où elle allait elle-même attaquer, et l’action de cette unité s’est trouvée ainsi brisée.

Sur ce point encore, le front est stabilisé.

Et le commandant d’une armée intéressée par ce résultat écrit alors : « Les succès de l’ennemi n’ont duré qu’un jour. Et c’est bien grâce à l’activité du corps de cavalerie que l’offensive ennemie a été enrayée. Sa résistance nous a donné le temps d’opposer à l’ennemi les forces nécessaires, de les organiser et de réaliser la situation actuelle qui nous permet de répondre de l’avenir. » On sait qu’en effet, dès cet instant, l’équilibre de la guerre fut renversé : d’assaillis, nous allions devenir assaillants.

Quel témoignage plus précieux pour la cavalerie ? Quelle meilleure définition de son rôle de réserve mobile, dans la bataille défensive, courant aux brèches pour les aveugler, y arrivant la première, se battant seule quelques jours, parfois seulement quelques heures, mais « refaisant» un front ?

Cette fois le front refait couvrait directement Meaux. Et derrière Meaux, il y avait Paris, dont les « Berthas » essayaient en vain d’ébranler le moral...

Quand on a vécu des heures aussi angoissantes, est-il permis d’oublier que, dans la guerre, il est des moments où la puissance du matériel est impuissante et où la vitesse, qui permet la manœuvre, devient l’ultima ratio ?

Le 15 juillet, suprême effort allemand, au Sud de la Marne. D’un bond de 80 kilomètres, le 1er corps de cavalerie accourt, couvre Epernay, et successivement renforcé par deux divisions d’infanterie, lutte trois jours pied à pied ; finalement il reprend Montvoisin.

Le dernier assaut des Germains est brisé. Cette résistance permet au commandement supérieur de garder la disposition de ses réserves, de poursuivre sa manœuvre et de pousser dans le flanc de l’adversaire la contre-offensive du 18 juillet (armée Mangin) laquelle, débouchant de la forêt de Villers-Cotterets, rompt désormais l’équilibre tactique et moral de l’ennemi.

Les offensives allemandes aboutissent ainsi à l’échec. Au moment où elles semblent devoir triompher, nos craintes de voir apparaître la cavalerie ennemie dans les failles de notre front, sont heureusement vaines.

Et nous devons retenir l’observation du juge impartial, qu’est le colonel Poudret de l’armée suisse : « Tandis que le haut-commandement français réorganisait, modernisait sa cavalerie, les Allemands semblaient avoir oublié la leur. Au moment de cette formidable offensive de mars, ce qui était resté à cheval se trouvait en entier sur le front oriental [3]. Et cependant on peut se demander si l’occasion de s’en servir n’était pas arrivée. »

Nous savons que Ludendorff s’est de son côté posé la même question, et qu’il a douloureusement regretté de n’avoir pas sous la main une masse de cavalerie, pour exploiter sa victoire.

Au contraire, dans la vaste bataille défensive que nous dûmes livrer, notre cavalerie fût bien la réserve stratégique mobile, permettant au commandement, dans une phase critique, de rétablir l’équilibre rompu de ses forces.


La fin de la guerre approche. Le génie d’un grand chef va permettre de réunir dans un faisceau puissant les forces immenses, mais peu homogènes, des Alliés, pour livrer la Bataille de France, qui nous vaudra de nombreux succès et finalement la victoire incontestable.

L’heure de l’exploitation, de la poursuite à outrance va sonner, quand la signature de l’armistice met brusquement un terme aux hostilités. Et de même qu’on avait cru à l’impossibilité de rompre les fronts défensifs modernes, certains esprits de croire encore à l’impossibilité pour la cavalerie de déboucher à travers les arrières ennemis et de terminer la bataille par la poursuite.

On ne connait jamais exactement à la guerre les possibilités devant lesquelles on se trouve brusquement placé. Mais les ruptures de notre propre front, en mars et en mai 1918, nous ont montré qu’une bataille se gagne ou se perd, pour les mêmes causes et par les mêmes fautes qu’autrefois. Et, puisque la vitesse de nos réserves mobiles nous a permis d’arriver à temps à la parade, ne devons-nous pas conclure précisément que c’est l’absence de réserves mobiles, mettant en œuvre le facteur vitesse, qui a conduit la victoire allemande au fond des impasses dont elle n’a pu déboucher ?

Que, — renversant une fois encore les termes du problème, afin de l’examiner d’un point de vue différent du nôtre, — l’on imagine, du 25 au 30 mars 1918, l’absence de toute cavalerie française pour couvrir Compiègne (le G. Q. G. français), pour couvrir Montdidier (Q. G. d’Armée), pour couvrir Amiens, centre vital des communications alliées, et que l’on admette, au contraire, la poussée d’une nombreuse cavalerie allemande vers ces points ; alors, nous pourrons concevoir que le maintien de la liaison entre l’armée française et l’armée britannique devenait improbable.

Que l’on suppose, à la fin du mois de mai suivant, notre 2e corps de cavalerie retenu dans les Flandres, alors qu’une masse mobile allemande se fût coulée rapidement, par la vallée de l’Ourcq vers Meaux... Rien ne l’empêchait d’y couper la grande rocade ferrée Lunéville, Chatons, Paris, seul lien matériel et stratégique de nos armées. Les forces françaises séparées en deux tronçons, que devenait Paris, comment finissait la guerre ?

Dans une circonstance aussi critique, le commandement n’eût pu ressaisir l’initiative des opérations, monter une nouvelle manœuvre, réunir ses forces pour une autre bataille, sans un instrument souple, solide, rapide, capable d’enrayer la manœuvre ennemie. Cet instrument s’appelait alors, il s’appelle encore : la Cavalerie. Et l’on ne saurait s’en passer sans danger mortel, tant que les inventeurs ne nous auront pas donné une autre arme ayant, au moins, les mêmes propriétés.

D’ailleurs, la bataille offensive de 1918 ne laisse pas de présenter quelques enseignements, au sujet des possibilités d’action de la cavalerie. Le 18 juillet, la 10e armée attaque par surprise, le flanc droit des forces allemandes engagées sur Château-Thierry et remporte un succès éclatant. Il faut exploiter cet avantage avec le corps de cavalerie dont elle dispose. Mais les mouvements des grandes unités de toutes armes n’ont pu être suffisamment organisés, et ce corps « s’embouteille » dans les arrières, parmi des colonnes d’artillerie qui se déplacent en même temps que lui. Quand il arrive en terrain libre, la surprise d’attaque est passée, l’ennemi s’est ressaisi ; il a senti l’impérieuse nécessité de se maintenir à Soissons, pour pouvoir dégager ses forces du Sud ; et la cavalerie ne peut travailler qu’à pied, comme une infanterie ordinaire.

Le 8 août, un corps de cavalerie est derrière la 1re armée, dont l’offensive débute brillamment, par la reprise de Montdidier. Le front paraissant rompu, ce corps est appelé. Mais ayant « une marche » à faire pour se rapprocher de l’action, il ne peut s’engager que le 9 et trouve immédiatement, pour progresser, de sérieuses résistances à vaincre. Le problème à résoudre est au-dessus de ses forces et il faut céder à nouveau la place à l’infanterie.

Le 28 septembre, l’armée belge, dans un élan magnifique, atteint la crête des Flandres. On appelle la cavalerie restée un peu loin en arrière ; mais la progression rapide du début se ralentit ; les 28 et 29, on se retrouve devant un rideau continu de feux.

Le 31 octobre, les armées alliées franchissent la Lys. L’ennemi n’a pas attendu le choc. On progresse sans difficulté vers l’Escaut. Mais un succès aussi facile n’était pas attendu, et la cavalerie avait été laissée dans ses cantonnements. Seules les auto-mitrailleuses sont présentes, et elles vont d’un bond jusqu’aux portes d’Audenarde et de Gand.

Ces quelques exemples nous montrent qu’en plusieurs occasions la cavalerie eût pu produire de grands résultats, si son intervention eût été prévue. Ma ! heureusement, les divisions de cette arme avaient été placées très en arrière des fronts, sans qu’aucune voie d’accès leur eût été réservée ; elles ne purent déboucher au moment opportun. Il faut ajouter que les armées allemandes avaient le très grand avantage de rétrograder à l’intérieur d’un immense arc de cercle. Les fissures réalisées dans leur dispositif de bataille avaient une tendance naturelle à se refermer par le seul effet de la retraite, qui provoquait aussitôt un rétrécissement général du front.

Cependant, à la 4e armée britannique, qui attaque à gauche de notre 1re armée, le commandement a pris ses dispositions pour utiliser au plus tôt sa cavalerie ; celle-ci, dès l’arrivée sur les premiers objectifs, dépasse l’infanterie et s’enfonce de 10 à 12 kilomètres dans les lignes ennemies. Le 9 octobre, la cavalerie anglaise intervient dans la bataille du Cateau et contribue même à débloquer l’infanterie arrêtée par des feux de mitrailleuses, au moyen d’une charge audacieuse des Fort Garry Horse [4]. Le 14 octobre, l’offensive des Alliés reprend. Roulers est enlevé et les armées franco-anglo-belges poussent vers la Lys. Le 15, des détachements de cavalerie passent en avant de l’infanterie ; l’un d’eux enlève Ardoye. Le 16, des forces à cheval, plus considérables, entament le mouvement en avant et déterminent une nouvelle ligne de résistance ennemie que l’infanterie ne peut forcer. Le 17, les Allemands se replient et notre cavalerie garde leur contact, jusqu’à la Lys. Enfin, le 9 novembre, l’Escaut est franchi et les avant-gardes du 2e corps de cavalerie sont portées sur cette rivière dans la nuit du 10 au 11.

L’armistice est annoncé ; mais un message de l’Armée prescrit de « continuer les opérations jusqu’à 11 heures et de passer l’Escaut pour maintenir le contact. »

Au jour, les avant-gardes de cavalerie ont dépassé l’infanterie. Avant 11 heures, l’une d’elles (4e brigade légère : 4e hussards et un groupe d’auto-mitrailleuses-canons) entre à Grammont de vive force, saisissant les ponts de la Dender. A sa droite, le 3e cuirassiers, après un rapide engagement, atteint, lui aussi, cette ligne d’eau. Plus au Sud encore, la cavalerie britannique (corps de cavalerie Cavanagh) franchit la même rivière à Lessines. « Partout les ponts sur la Dender sont intacts ; les carrefours ne sont plus coupés ; dans sa hâte à se dérober, l’ennemi a oublié les destructions... La route de Bruxelles praticable est ouverte... Et les soviets sont maîtres de la capitale belge [5]. » L’heure de la poursuite va sonner. Mais en la laissant venir, l’Allemagne s’engage dans la phase où le vaincu n’a plus qu’à se rendre sans conditions ; elle aime mieux, dès lors, nous arrêter sur le chemin de la victoire « intégrale »... par l’action diplomatique.

Ainsi la guerre s’arrête au moment précis où la cavalerie va pouvoir enfin entrer en scène pour exploiter la victoire. Si bien que, lorsqu’on se demande si l’achèvement de la bataille et la poursuite de l’ennemi vaincu par la cavalerie sont encore possibles dans la guerre moderne, on ne peut tirer de la Bataille de France que des indications, mais non une réponse indiscutable, un argument décisif.

Cet argument, nous pouvons cependant le trouver sur d’autres théâtres d’opérations, dans cet Orient qui, de tout temps, fut le théâtre des chevauchées légendaires. Le matériel (mitrailleuses et canons) allait-il, là aussi, gêner l’essor de l’arme à cheval ? Au contraire, il devait lui fournir l’occasion de succès immenses, tels que jamais elle n’en avait obtenus avec la seule arme blanche.

Bien qu’il s’agisse ici d’exposer les actions accomplies par la cavalerie française, nous nous permettrons d’emprunter à la cavalerie anglaise un exemple qui montre tout le parti qu’on peut, le cas échéant, tirer de notre arme, et qui met en relief les qualités de vigueur, de mordant et d’audace de nos frères d’armes britanniques.

En raccourci, voici l’épopée.

Le 19 septembre 1918, l’armée britannique prononce son offensive générale contre le front turc de Palestine, étendu de Jaffa au massif du Haman, appuyé à des obstacles quasi infranchissables, la mer Méditerranée et le désert.

Le plan est de faire brèche dans le dispositif ennemi, afin d’ouvrir la porte à la cavalerie qui, dès le début de l’attaque, est prête à se porter en avant.

Le front est percé au premier choc.

Alors la cavalerie [6] « prenant un bon départ, » ainsi que le dit le général Allenby, commandant l’armée britannique, s’élance dans la brèche ouverte, débouche sur les arrières de l’armée turque, fait irruption le 20 à Nazareth où est le Quartier Général de Liman von Sanders, commandant allemand des forces opposées. Et celui-ci s’échappe à grand’peine, en automobile, laissant aux mains des cavaliers une partie de son Etat-Major. Une autre fraction de la cavalerie, opérant par rabattement en arrière du front ennemi, coupe les communications des troupes attaquées en tête par l’infanterie montée. Dès le 24 septembre, deux armées turques désarticulées et cernées se rendent. La troisième, celle de l’Est, se retire précipitamment vers le Nord. Mais elle est devancée à Damas par la cavalerie, qui lui coupe ainsi sa dernière ligne de retraite et elle capitule. Le régiment français du Levant joue en cette opération un rôle brillant.

En quinze jours, la cavalerie a parcouru plus de 500 kilomètres, fait environ 46 000 prisonniers et capturé un matériel de guerre important. Résultats considérables obtenus par l’engagement rapide de la cavalerie et ses manœuvres de débordement, actions entreprises dès que la brèche est réalisée, afin de profiter de la surprise de l’attaque et de ne pas laisser à l’ennemi le temps d’actionner ses réserves.

Le feu eut, bien entendu, la plus large part dans les combats livrés, mais l’attaque à cheval et à l’arme blanche permit encore (par exemple à Saint-Jean d’Acre) de surprendre l’ennemi et de forcer les lignes garnies de mitrailleuses.

« La bataille, dit le maréchal Allenby, a pour but de réaliser une brèche dans le dispositif ennemi et de la maintenir ouverte jusqu’au moment du passage des divisions ou corps de cavalerie. » Il est intéressant de noter cette conception de la rupture. Nos alliés ont cherché à la réaliser, même sur le front occidental. A Cambrai, en novembre 1917, à Amiens, en août 1918, ils ne furent peut-être pas loin de la réussite... Et en Palestine, au mois de septembre 1918, au delà de l’Escaut, en novembre 1918, le débouché de la cavalerie en terrain libre fut opéré ; mais tandis qu’en Orient la victoire pouvait être exploitée jusqu’à l’anéantissement des forces ennemies, en Belgique elle restait inachevée.

A l’heure même où la cavalerie britannique se couvrait de gloire, la cavalerie française sur l’autre théâtre d’opérations d’Orient, en Serbie, réussissait une opération semblable, bien qu’avec des effectifs moins importants et dans un terrain montagneux, mais propice aux marches dérobées.

Le 20 septembre 1918, les armées alliées prononcent une offensive générale sur le front de Salonique. La percée de ce front est faite, dès le 23, vers Monastir, et la cavalerie française [7], — trois régiments seulement, — se jette dans la brèche. Le soir même, elle est à Prilep, à 70 kilomètres de son point de départ.

Là le général Franchet d’Esperey commandant les forces alliées, lui assigne un nouvel objectif : Uskub, à 80 kilomètres plus au Nord, nœud important de routes et de voies ferrées, base de ravitaillement de l’ennemi et clef du défile de Kalkandelen, seule route de retraite de la XIe armée allemande. Les routes des vallées qui mènent par Brod et Vêles au but, sont défendues par l’ennemi. La cavalerie, laissant notre infanterie y progresser en forces, se jette, par la traver.se, dans la montagne sans route et, après avoir vaincu d’énormes difficultés de parcours, parvient le 28, à la nuit, devant Uskub, sans avoir été éventée. La ville enveloppée et attaquée par surprise le 29 à l’aube est occupée à midi, après de vifs combats. Dans le butin qui y est fait, se trouve un matériel ferroviaire considérable. Mais, surtout, le résultat capital est obtenu : la retraite est coupée à la XIe armée allemande qui capitule, laissant entre nos mains 80 à 90 000 prisonniers. Et pendant près de deux jours, trois modestes régiments français (à peine 1 800 hommes) contiennent ; en attendant l’arrivée d’un détachement de toutes armes, des masses qui leur sont cinquante fois supérieures et qui menacent de les submerger.

Puis, c’est la course vers le Nord, vingt combats victorieux livrés aux arrière-gardes ennemies ; et le Danube atteint, aux Portes de fer, à la fin d’un raid de plus de 500 kilomètres, accompli en un mois, en combattant presque chaque jour, dans une région montagneuse mal percée et dévastée méthodiquement, et cela malgré les fortes chaleurs de la fin de septembre, et les froides pluies d’octobre. Marche magnifique, dans laquelle les exécutants durent souvent évoquer la chevauchée de Murat courant du champ de bataille d’Iéna à l’Oder, pourchassant les débris de l’armée prussienne et les réduisant à merci à Prentziow et à Stettin.

Sur le Danube, comme cent ans plus tôt au bord de la Baltique, la bataille reçoit son complet développement, grâce à la mise en œuvre de la vitesse ; elle ne s’arrête pas à la défaite de l’adversaire ; elle s’achève en bousculant celui-ci et en lui coupant sa retraite ; elle poursuit les dernières forces échappées au coup de filet ; elle va jusqu’à l’anéantissement complet de l’armée ennemie après laquelle le chef vainqueur dicte ses conditions. Et c’est en effet la reddition de la Bulgarie, de la Turquie, puis de la Hongrie. Cette dernière nous livre les chemins de fer qui vont permettre de prolonger notre exploitation sur Budapesth, Vienne et Prague... Les forces allemandes d’Occident vont être tournées. Le champ s’élargit vers le plus vaste triomphe... Mais, un ordre arrête cet élan, et nous restons à l’Est devant le Danube, comme à l’Ouest devant le Rhin.

Ainsi sur ces fronts d’Orient, la cavalerie des Alliés a trouvé maintes occasions de s’employer, dans des conditions qui ne se sont pas présentées pour elle sur le front occidental. Elle a prouvé notamment que l’achèvement de la bataille et la poursuite du vaincu sont encore sur les champs de bataille modernes des missions de la cavalerie, arme à qui sa vitesse procure la faculté de produire la surprise, c’est-à-dire un effet moral parfois très supérieur à l’effet matériel des armes les plus puissantes.

De telles actions eussent-elles pu se produire sur le front de France ?

Répondra affirmativement à cette question celui qui se souvient qu’après toute défaite, les forces battues laissent toujours, entre elles, des lignes de retraite divergentes, des intervalles où la cavalerie peut pénétrer. C’est la trouée de Mailly dans notre front de la Marne, et aussi celle de Provins. C’est dans la ligne ennemie la brèche de Sissonne où entre le corps Conneau. Ce sont, en 1918, celle d’Amiens et celle de Château-Thierry qui s’ouvrent à nouveau vers le cœur du pays, mais où ne passe heureusement nulle cavalerie allemande.

Et c’est, le 11 novembre, — il faut que nous le sachions bien aussi, pour ne pas écarter de nos conceptions stratégiques certaines possibilités, — c’est la 4e division de cavalerie française pointant sur Grammont, suivie de nos 2e et 6e divisions de cavalerie ; c’est, plus au Sud, le corps de cavalerie britannique, dépassant son infanterie de plus de 20 kilomètres, atteignant aussi la Dender ; c’est, plus au Nord, une division de cavalerie belge également prête à se jeter dans l’exploitation de la victoire... alors qu’à Bruxelles, où cette masse de chevaux pouvait être le 12 novembre, 100 000 Allemands en pleine révolte, jetaient leurs armes, vendaient leur matériel, dégradaient leurs officiers...

Là encore, comme à Damas, comme à Uskub, nous aurions pu apporter la sanction terminal« et lancer le coup de filet qui fait la victoire indiscutable.


IV. — LA LEÇON DES CHOSES

A suivre la cavalerie comme nous venons de le faire, dans ses principales étapes de la Grande Guerre, il se dégage l’impression que cette arme, si elle n’a été dans le drame qu’un des acteurs de second plan, est cependant entrée en scène chaque fois qu’il a fallu rétablir une situation compromise, masquer une déchirure du front, couvrir une aile menacée, étayer un point faible.

Elle est intervenue aux heures critiques où il était indispensable d’agir vite, notamment dans la « course à la mer » et la consolidation du front en 1918, alors que la mobilité de l’infanterie n’était pas suffisante pour parer à cet « imprévu, » qui, si fréquemment, surgit à la guerre.

Et presque toujours, elle a dû agir sous une forme et avec des procédés de combat, auxquels son passé et son éducation ne l’avaient pas suffisamment préparée.

On doit donc reconnaître que cette arme, qui était partie en campagne avec des sabres affilés et prêts à jaillir du fourreau, à la recherche du combat de cavalerie, a su promptement se plier aux exigences d’une situation et d’une guerre toutes nouvelles. C’est qu’elle comprit dès la bataille de Lorraine, le 25 août 1914, que le feu interdisait désormais toute formation massée sur le champ de bataille.

Des précurseurs, comme le général Geslin de Bourgogne, le lui avaient dit, depuis vingt ans ; elle ne s’était cependant pas laissé entièrement convaincre. C’était par l’action à cheval que, tant de fois au cours des siècles, elle avait gagné la bataille : à Bouvines, à Rocroy, à Iéna, en cent autres lieux dont elle a rendu les noms synonymes du mot victoire. Stoïquement, elle oublia ce passé légendaire. Et ce fut, sans doute, le plus dur de ses sacrifices, parce qu’il atteignait un idéal séculaire.

Dès octobre 1914, elle forme, avec ses cavaliers démontés, ces beaux groupes légers constitués, en 1916, en régiments, qui a leur tour fournirent, en 1917, deux divisions de cuirassiers à pied ; divisions magnifiques qui firent de Laffaux, du Piémont, du bois Sénécat, des lieux à jamais mémorables, et auxquelles l’Allemand, dont l’appréciation n’est pas toujours à négliger, décerna le titre précieux de Garde Consulaire.

Elle veut en outre donner à ses cavaliers, ceux qui conservaient leurs chevaux, l’armement du fantassin, en réclamant pour eux la baïonnette, un supplément de cartouches et l’outil du pionnier. Au lieu de galoper, il fallait s’incruster dans le sol, soit : cette terre n’était-elle pas la glèbe sacrée de France ? Les cuirasses sont déposées, la bourguignotte remplace le casque brillant. Chaque régiment reçoit une, puis deux sections de mitrailleuses, chaque escadron trois, puis six fusils-mitrailleurs. Deux groupes de douze voitures auto-canons-mitrailleuses blindées sont donnés à chaque division [8]. En fin de campagne, les corps de cavalerie ont enfin leur artillerie propre : un régiment de 75, un régiment lourd, du génie, deux escadrilles, des chars.

La cavalerie s’est donc profondément transformée : elle est maintenant, s’il le faut, pour se battre à pied, une véritable infanterie ; mais elle conserve, pour la manœuvre et le combat sur de grands fronts, toutes ses propriétés d’antan : la mobilité, la souplesse, l’à-propos ; elle conserve surtout l’allant et le mordant qui lui permettront, le cas échéant, de recourir au choc et à l’arme blanche.


Il serait injuste de ne pas dire ici très haut que si cette arme fut toujours un instrument souple et précis, prêt à s’appliquer aux missions les plus imprévues, offensives ou défensives, elle le dut particulièrement à la valeur et à la solidité de ses cadres, officiers et sous-officiers : cadres vraiment incomparables qui, de longue date, ont atteint le summum d’entrainement physique et moral, de dévouement aux chefs, d’esprit d’entreprise et d’abnégation, qu’il est possible d’égaler peut-être, mais non de dépasser. C’est bien grâce à eux qu’elle a pu conserver son équilibre tactique, dans les situations les plus compromises du front et son imperturbable discipline, quand elle dut être employée à l’intérieur au maintien de l’ordre.

De plus, ainsi qu’une véritable pépinière, elle les essaima dans toutes les armes, et permit à l’infanterie, saignée à blanc dès les premières rencontres, de traverser la crise de 1915, à l’aviation en 1916 de prendre son essor, et en 1918 aux chars d’assaut de démarrer. C’est ainsi que 4 000 officiers de cavalerie et un nombre considérable de sous-officiers servirent dans les autres armes, principalement dans l’infanterie ; et celle-ci, qui sortait des épreuves sanglantes de 1914 et s’y connaissait en hommes, reconnut immédiatement les nôtres pour des siens.

Cette trempe exceptionnelle de ses cadres, leur adaptation rapide aux conditions nouvelles de la guerre moderne, constituent la meilleure preuve de l’excellence des méthodes qui ont présidé à la formation de la cavalerie avant la guerre.

S’est-elle « faite » en quelques années ? Non point. Par les Murat, les Lassalle, les Colbert, les Curely, les de Brack, les Marbot, elle se rattache intimement a la tradition napoléonienne, laquelle plongeait ses racines dans le passé de la vieille France. Hésitante sur la direction à suivre à la fin du second Empire, elle s’est déjà préoccupée cependant d’utiliser le feu et de se soustraire à ses effets. Après la guerre de 1870, elle retrouve enfin toute sa vitalité, sous l’impulsion de chefs prestigieux tels que les du Barail, les Gallifet, les Cointet, les Geslin de Bourgogne, les Tremeau, lesquels, avec une connaissance profonde de l’âme, du cerveau et des nerfs du cavalier (du guerrier franc), savent hausser les cœurs pour le sacrifice, donner l’allant qui dompte les hésitations, assouplir les intelligences, pour les adapter aux formes infiniment et rapidement variables de l’action à cheval.

Comme le chevalier du Moyen-âge qu’on allait « sacrer, » la cavalerie a eu sa veillée d’armes ; elle dura quarante années, de 1814 à 1914. Et Saumur fut le sanctuaire où se trempèrent les énergies, où s’acquirent, avec l’entraînement des corps, le mépris de l’obstacle et l’unité de doctrine indispensable. La guerre a démontré ce que valait cette éducation. Dressée presque uniquement en vue du combat à cheval, la cavalerie a trouvé tous les éléments de son évolution rapide vers le combat par le feu dans sa préparation même : grande initiative individuelle, souplesse des formations, rapidité de manœuvre.

Nous avons vu ce que fit la cavalerie dans la grande guerre. Son rôle a-t-il varié ? Sas missions de jadis lui échappent-elles, comme conséquence du changement de tactique qui met le combat par le feu au premier rang, en place de l’attaque à l’arme blanche ? Nullement. Dans les phases de la guerre de mouvement, nous avons vu l’arme à cheval, avec le feu comme principal mode d’action, remplir ses missions séculaires : exploration dans la course à la mer, pour renseigner le commandement sur l’amplitude de la manœuvre ennemie ; couverture, pendant la concentration et dans toutes les phases où l’on doit « durer, » pour permettre l’entrée en ligne de forces nouvelles ; actions défensives dans les batailles de la Marne et de 1918, quand une attaque menace de rompre notre front ; actions offensives dans les Flandres ; enfin, exploitation et poursuite réalisées en Palestine et en Serbie, suspendues en Belgique par l’armistice.

Et si la principale force de la cavalerie réside désormais dans le feu et non plus dans le choc, sauf en quelques circonstances exceptionnelles, ce sont toujours les mêmes propriétés qu’elle utilise : la vitesse qui permet de surprendre, la souplesse grâce à laquelle elle se déploie juste et rapidement. Le feu en a fait, en outre, ce qu’elle n’avait jamais été : une arme de défense, propre à tendre des rideaux, à exercer l’action retardatrice, à obturer les brèches.

En toute circonstance, l’action à pied combinée avec l’action à cheval lui donne, dans la manœuvre comme dans le combat, un jeu infiniment plus souple, plus étendu, plus efficace que celui dont le seul moyen était le choc. L’arme blanche n’assurait pas à la cavalerie la possession des espaces vides et ne lui permettait dans la bataille qu’une charge fugitive et aléatoire ; par le feu désormais, elle peut tenir l’espace et multiplier ses interventions. Voilà pourquoi, à l’heure présente, elle ne cesse de poursuivre l’accroissement de ses moyens de feu : aujourd’hui, elle double le nombre de ses mitrailleuses, de ses canons ;... et demain ?...

Demain, elle adoptera, comme elle a montré qu’elle sait le faire, les moyens perfectionnés que l’industrie créera pour la guerre, et s’y adaptera ; car elle reste, par son essence même, l’arme de la souplesse, de la manœuvre, de l’évolution. Loin de s’opposer au développement du machinisme, — comme certains esprits, mal informés, ont pu le croire, — elle lui demande de l’aider dans sa tâche. Elle fait appel à l’avion, pour s’éclairer elle-même et compléter ses investigations par une action plus lointaine, au char, pour l’aider à progresser à travers les premières résistances de l’ennemi jusqu’à la prise de contact des forces importantes ; au camion, pour amener derrière elle une infanterie rapide, prête à la recueillir ou à prolonger ses opérations.

Mais si le machinisme est une arme puissante, capable de multiplier et d’amplifier ses moyens d’action, il ne saurait remplacer son arme vivante, le cheval ; car il lui manque les qualités caractéristiques qui font sa principale force : mobilité en tous terrains ; fluidité qui permet de filtrer à travers les obstacles et de prendre l’empreinte du dispositif ennemi sur un grand front ; élasticité qui donne la faculté de se déployer juste et vite, de résister sans se compromettre, de se dérober brusquement pour recommencer ailleurs le même jeu. Le feu lui procure enfin une qualité nouvelle, la stabilité de combat, dont elle peut user pour se cramponner au sol, quand il est nécessaire d’arrêter l’ennemi coûte que coûte.

L’avion, en effet, ne remplace pas l’arme à cheval dans l’exploration. Il va reconnaître les arrières, mais il définit mal les fronts. Ne volant que peu d’heures chaque jour, il ne conserve pas le contact. Il voit mal dans la nuit et dans la brume ; il ne voit rien dans les bois. Et il ne fait pas de prisonniers qui seuls, ne serait-ce que par le numéro de leur corps, donnent le renseignement explicite. Laissant à la cavalerie son rôle de reconnaissance de jadis qui consiste à « dessiner » le front de l’ennemi, il va observer ce qui se passe au delà Les deux armes, celle de l’air et celle de la terre, ne s’opposent pas ; elles se superposent, et se complètent.

L’infanterie en camions ne se substitue pas davantage à l’arme à cheval. Elle est, dans ses déplacements, liée à la route, laquelle, en période de crise, est détruite, si l’on avance, « embouteillée, » si l’on recule. Quand elle roule, elle ne peut ni s’éclairer, ni se couvrir ; elle court à la surprise. Lorsqu’elle a débarqué, elle se déploie au hasard et s’engage en aveugle, manquant de tout moyen de prise de contact. Associée à la cavalerie, elle devient pour celle-ci une aide sérieuse, alors que, seule, elle est impuissante.

Quelques partisans exclusifs des forces matérielles se plaisent à penser que le char aura bientôt une vitesse supérieure à celle de la cavalerie. De là à conclure qu’il pourra bientôt remplacer cette arme, il n’y a qu’un pas.

Confondre l’arme à cheval avec une seule de ses propriétés, la vitesse, c’est prendre la partie pour le tout, la trajectoire pour le projectile. D’ailleurs, le char est encore actuellement moins vite que la cavalerie et infiniment moins mobile à travers champs. S’il n’est pas escorté, — et ce sera la cavalerie qui devra l’accompagner, quand il sera plus rapide que l’infanterie, — il ne peut reconnaître un ennemi qui, à son approche, braquera ses mitrailleuses perce-blindages ; il ne peut davantage se maintenir au contact, exercer une action retardatrice ; et, s’il s’agit de poursuivre, se lancera-t-il seul dans l’inconnu ? Pour conserver son invulnérabilité, il va s’alourdir : il pèsera de 18 à 20 tonnes. Mais alors, toute brusque dépression du sol, toute rivière, tout terrain boisé ou marécageux deviendront de sérieux obstacles à sa marche. Enfin, aurons-nous l’essence dont il est un avide consommateur ? Ne sera-t-il pas indispensable d’en octroyer la plus large part à l’aviation ?

Pour toutes ces raisons, nous agirons sagement en réservant le char, ce précieux instrument « de rupture, » pour faire « la trouée, » dans la bataille offensive, où il aura son emploi normal en une combinaison de toutes les armes, — au lieu de lui demander une action isolée pour laquelle, même tous obstacles aplanis, il n’est point fait. A quel prix, d’ailleurs, s’établiront ces chars de 20 tonnes demain, de 30 tonnes plus tard ? Et combien pourrons-nous en avoir ? Autant d’inconnues dont le nombre et la grandeur commandent impérieusement d’utiliser les chars pour ce qu’ils peuvent sûrement faire et non pas, pour ce qu’ils pourront peut-être faire un jour.

La cavalerie n’a pas encore de remplaçante : ne lâchons pas la proie pour l’ombre... La vérité est que les nouveaux instruments de guerre ne se substituent pas brusquement aux vieilles armes, infanterie, cavalerie, artillerie, mais les pénètrent. On a ainsi, non pas de nouvelles armes, mais, dans les anciennes, des moyens d’action nouveaux.

Une seule arme, hier inconnue, est née, l’Aviation, parce que l’homme a conquis l’air. Mais tout combat doit se poursuivre au sol et les conditions de l’étreinte seront toujours les mêmes, les cerveaux humains n’ayant à leur disposition que deux moyens de lutte qui s’opposeront éternellement l’un à l’autre : la force et la ruse. La force ? c’est l’infanterie qui attaque, prend et garde ; c’est l’artillerie qui prépare et rend possible l’action des autres armes. La ruse ? c’est la cavalerie qui va vite, manœuvre et surprend.


En somme, — et pour conclure, — il n’est pas d’instrument de guerre unique, complet, se suffisant toujours à lui-même. Il n’est pas d’arme qui, isolément, puisse amener un résultat décisif. La nécessité de la combinaison des armes ne sera jamais un vain mot, et l’art consistera toujours à mettre en œuvre, dans un puissant accord, leurs propriétés diverses.

Et si de ce rapide coup d’œil sur le passé, nous cherchons à dégager quelques enseignements pour l’avenir, nous voyons que l’armement et l’outillage dont la cavalerie est aujourd’hui dotée, ont agrandi et multiplié ses moyens d’action ; que, dans la période du début des opérations, elle reste le meilleur instrument d’exploration et de couverture ; que, dans la bataille, il faudra sans cesse faire appel à sa mobilité et à sa vitesse, soit dans la défensive, pour masquer des intervalles, obturer des trouées, couvrir ou prolonger une aile ; soit dans l’offensive, pour envelopper une aile adverse, pénétrer rapidement dans une brèche et exploiter le succès.

Nous voyons enfin qu’il n’y a pas de véritable et décisive victoire sans la poursuite, la poursuite immédiate, complète, inexorable, qui désorganise les armées battues, les empêche de se ressaisir, et finalement les accule à la capitulation ; et que la cavalerie reste l’arme souveraine de cette poursuite.

A quoi bon des succès qui, comme ceux de Ludendorff en 1918, viennent expirer à bout de souffle devant l’Avre et devant la Marne ? A quoi bon une artillerie formidable qui écrase l’adversaire, et une infanterie mordante qui, réduisant ses dernières résistances, enfonce son dispositif de bataille ?... si l’infanterie et l’artillerie doivent s’arrêter brusquement au bout de leur effort ; et si l’ennemi reste libre de reconstituer un front, ou bien, la guerre close, de retirer ses troupes en proclamant qu’elles n’ont pas été battues ?

Conservons donc à notre cavalerie toute sa force, — sa force matérielle et sa force morale ; et ne laissons pas amoindrir cette précieuse réserve de traditions magnifiques auxquelles, aux heures de crise, la France ne fera jamais appel en vain.


Général FERAUD.

  1. Conférence faite au Grand Quartier Général, le 28 mars 1919.
  2. Déploiement de la 2e armée, du 15 au 27 septembre. — Déploiement de la 10e armée jusqu’au 8 octobre. — Déploiement de l’armée britannique, jusqu’au 15 octobre. — Déploiement de la 8e armée, jusqu’au 15 novembre.
  3. 3 divisions sur 14 seulement avaient été conservées ; les autres avaient été supprimées, à cause des difficultés de ravitaillements en fourrages.
  4. Dépêches du maréchal D. Haig. Pages 247 et suivantes (traduction française).
  5. Historique du 2e corps de cavalerie.
  6. 4e et 5e divisions, division australienne, brigade hindoue, régiment français de marche du Levant.
  7. Groupement Jouinot-Gambetta comprenant un régiment de spahis marocains, deux régiments de chasseurs d’Afrique, deux sections d’auto-mitrailleuses.
  8. L’auto-mitrailleuse-canon est aujourd’hui armée d’une mitrailleuse et d’un canon de 37 m/m.