Notre France/III/II

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Édition du Centenaire (p. 115-119).

Bonaparte, Premier Consul
(1799-1804)

La Constitution de l’an viii créait de nombreux rouages d’apparence pompeuse, destinés à encadrer et à masquer les pouvoirs despotiques attribués au Premier Consul. Celui-ci devait, en principe, être élu pour dix ans par le Sénat mais, pour cette fois, la constitution désignait expressément Bonaparte, l’exonérant de toute élection. De même, il était spécifié qu’une Commission composée des deux autres consuls, Cambacérès et Le Brun, et des consuls provisoires sortants, Sieyès et Roger Ducos, choisirait dictatorialement les membres du Sénat. Les sénateurs ainsi nommés, choisiraient à leur tour les 300 membres du Corps législatif et les 100 membres du Tribunat, ces deux assemblées ayant mission de discuter les lois que le gouvernement leur aoumettrait. Quant au Conseil d’État chargé d’aider à la préparation des dites lois, ses membres étaient nommés — et révocables — par le Premier Consul, lequel nommait aussi les ministres, les ambassadeurs, les officiers de terre et de mer, les juges criminels et civils, etc…

Ces différents groupements à peine constitués, Bonaparte qui avait appelé Talleyrand aux Affaires Étrangères et Fouché à la Police supprima les journaux politiques de Paris, n’en laissant subsister que treize, lesquels furent invités à la sagesse, par des avis significatifs. Puis, enhardi par les résultats du plébiciste (la Constitution se trouvait approuvée par trois millions de suffrages contre quinze cents), il présenta le projet de loi sur la réorganisation administrative qui créait les préfets et les sous-préfets et faisait d’eux les instruments d’un centralisme sans précédents. En même temps, le Premier Consul s’installait aux Tuileries.

La nation, dans son ensemble, ne prêtait guère d’attention aux détails du gouvernement et le naufrage des principes libéraux qu’elle ne connaissait que de nom lui importait peu. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était la paix. Bonaparte, sachant fort bien qu’il ne risquait rien à la proposer, le fit en termes déclamatoires dans deux lettres adressées à l’empereur François ii et au roi d’Angleterre. Le premier répondit évasivement ; Pitt, avec une maladresse consommée, répondit au nom du second, en exigeant… la restauration des Bourbons. La guerre reprit. Secondé par Moreau et Masséna qui se trouvaient servir ses desseins sans les connaître. Bonaparte réalisa à l’improviste ce prodigieux passage du Grand-Saint-Bernard qui demeure un des étonnements de l’histoire et, le 14 juin 1800, il remportait, grâce à Desaix, la victoire de Marengo ; les Autrichiens, évacuant l’Italie, acceptaient une suspension d’armes de cinq mois. Au cours de la campagne d’hiver qui suivit, Moreau, par la décisive victoire de Hohenlinden (8 décembre) obligea François ii à signer la paix.

Le traité de Lunéville (9 février 1801) qui consacrait la domination française sur la rive gauche du Rhin et l’émancipation de l’Italie du joug autrichien, amena un peu plus tard la signature de la paix d’Amiens (25 mars 1802). L’Angleterre, non directement vaincue, puisqu’elle était parvenue à s’emparer de Malte et à libérer l’Égypte, mais voyant rompue la coalition dont elle avait été l’âme, se résignait à son tour à reconnaître le nouveau régime français ; elle le faisait à contre-cœur, sans doute, et non sans arrière-pensée.

Il eût été possible, néanmoins, d’en rester là. Bonaparte ne le souhaitait pas. L’Italie, la Suisse, la Hollande semblaient devenir à ses yeux des annexes de son futur empire et déjà intervenait dans les affaires de l’Espagne. En même temps, il brisait au dedans les dernières oppositions dressées contre son génie tyrannique. La religion dont il avait restauré les autels (le Concordat négocié dès 1801 fut promulgué le 8 avril 1802), augmentait utilement l’illustration de ses victoires.

Si impuissantes que fussent les assemblées sous un pareil régime, elles continuaient de manifester en quelque manière leur désir d’indépendance. 25 voix contre 71 au Tribunat, 68 contre 217 au Corps législatif avaient protesté lors de l’établissement de la centralisation administrative. Les deux premiers titres du Code civil ayant été rejetés, Bonaparte — qui avait déjà pris prétexte de l’attentat perpétué contre lui le 24 décembre 1800 pour proscrire 130 républicains et se faire attribuer le droit de créer des tribunaux « spéciaux » dans les départements où il le jugerait utile — saisit l’occasion d’« épurer » le Tribunat et le Corps législatif. Cette mesure illégale aplanit les voies vers le consulat à vie que désirait Bonaparte. Cependant, invité à se prononcer dans ce sens, le Sénat eut le courage de s’y refuser. Le Conseil d’État, plus docile, passa outre et, par une nouvelle illégalité, le peuple fut convié à un plébiscite sur cette si grave question. Il y répondit par 3.568.885 votes favorables, contre 8.374 ; les opposants, chose étrange, appartenaient principalement à l’armée. Mais les ouvriers, les commerçants, les rentiers se montraient éblouis et, depuis Marengo, leur croyance à la mission providentielle de Bonaparte s’était solidement enracinée.

Le 4 août 1802, une nouvelle constitution remplaça celle de l’an VIII. Le Premier Consul qui la rédigea s’attribua à lui-même le droit de désigner son successeur ; il enleva au Sénat toute possibilité d’indépendance et annula le Conseil d’État en créant un Conseil privé à sa dévotion. Ce Conseil préparerait les « sénatus-consultes organiques » à l’aide desquels les lois pourraient être aisément suppléées ou tournées.

Tout désormais s’acheminait vers l’empire ; la Légion d’honneur était créée ; il y avait une cour et « Madame Bonaparte » avait quatre dames d’honneur ; le 15 août, fête du Premier Consul, devint la fête nationale. L’opinion, ignorant les complots militaires conçus et punis dans l’ombre, admirait l’habile administration des préfets généralement bien choisis et les mesures tendant à organiser le notariat, les manufactures, la conservation forestière, les écoles de droit… Tout s’ordonnait et prospérait ; il n’était vraiment pas besoin de la conspiration de Cadoudal ni du meurtre du duc d’Enghien[1] pour mettre la dernière pièce à l’édifice. Cependant le Sénat tergiversa quelque peu. La question était posée depuis le 27 mars. Ce ne fut que le 18 mai qu’elle fut solutionnée. On demandait à « la famille Bonaparte » le « maintien des droits et de la liberté du peuple ». Cette dynastie ne serait-elle pas « aussi intéressée à maintenir tous les avantages de la Révolution que l’ancienne à les détruire » ? Voilà pourquoi on se décidait à « confier le gouvernement de la République à un empereur héréditaire ». Peu de jours avant, la paix longtemps précaire avait été rompue et l’ambassadeur anglais avait quitté Paris. L’empire s’inaugurait par la guerre.

  1. Le duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, avait porté les armes contre la France comme beaucoup d’émigrés. Mais on ne découvrit dans ses papiers aucune trace de sa participation au complot dans lequel on prétendait l’impliquer. Aussi bien dut-on pour l’enlever de force, violer le territoire badois sur lequel il résidait. Il fut mis à mort après un simulacre de jugement.