Notre France/IV/VIII

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Édition du Centenaire (p. 200-206).

Les idées et les mœurs

Les deux grandes transformations qui s’affirment dans ce domaine sont : la renaissance des préoccupations pédagogiques et l’égalisation des rapports sociaux.

Les progrès de l’éducation de 1789 à 1870 furent, en quelque sorte, théoriques ou techniques. On créa des écoles ; il y eut des bâtiments construits, des laboratoires installés, maintes améliorations réalisées. Par ailleurs des spécialistes bien intentionnés et parfois éloquents discoururent sur les bases de la doctrine, le développement des facultés humaines, les instincts, l’atavisme, etc… Mais la famille, cette cellule éducative, restait inerte, bornant son influence à appuyer l’autorité du professeur et celle du prêtre. L’éducation physique était inexistante ; l’éducation morale se confondant avec la connaissance ou la pratique du catéchisme ; l’éducation intellectuelle tendait à l’acquisition par la foule des quelques données essentielles et par l’élite du bagage honnête et assez nourri susceptible de lui ouvrir les carrières de l’État. Vers la fin du Second empire, le grand ministre Duruy qu’animait un autre idéal put — peut-être grâce à l’indifférence de l’opinion et des pouvoirs publics en cette matière — préparer les voies à une réforme générale. Son œuvre fut continuée par Jules Ferry[1]. Toutefois, ce qui paraît avoir modifié du tout au tout la conception française des forces pédagogiques et de leur rôle national vint de la jeunesse elle-même — du collégien rapidement métamorphosé par la pratique des sports, de l’étudiant renové par la reconstitution des universités régionales et ayant retrouvé là un foyer de vie collective et un incitant indispensable au progrès individuel. C’est aux environs de 1889[2] que ces réformes fécondes commencèrent d’agir. La génération qui en bénéficiait directement en fit indirectement bénéficier sa devancière. Les Français vécurent non seulement avec une meilleure hygiène, mais au milieu de plus vastes horizons. Les contacts avec l’étranger qui étaient restés jusque-là l’apanage du snobisme cosmopolite prirent soudain des allures plus franches et plus populaires.

En même temps, le mouvement égalitaire se révéla. On ne saurait guère préciser ici de date ou de faits. Dans les institutions, l’évolution évidemment se poursuivait depuis longtemps. Mais les rapports entre les classes n’avaient point changé pour cela. À cet égard, il y a plus de dissemblanoe entre l’état mental de 1875 et celui de 1900 qu’entre les débuts de la République et l’avènement de Louis-Philippe. Ces rapports étaient parfois adoucis, plus souvent aigris ; ils restaient basés sur le sentiment de l’inégalité juste et fatale ; les « classes dirigeantes » continuaient de se considérer comme investies, de par leurs richesses d’une sorte de mission providentielle héréditaire. Les ouvriers en s’unissant contribuèrent grandement à affaiblir ce dogme. Le syndicalisme donna à leurs revendications matérielles un appui certain, mais il les plaça surtout sur un pied d’égalité vis-à-vis de leurs patrons. Ce spectacle nouveau devait influer sur l’opinion. Les idées et les moeurs anglo-saxonnes influèrent de leur côté ; mieux connues, on les comprit mieux. Le rapprochement politique aidant, les manières de voir anglaise et américaine firent peu à peu des adeptes nombreux dans la France républicaine. La fortune fut envisagée sous un angle moins égoïste. « Vivre de ses rentes » cessa d’être un idéal avouable ; des ambitions plus viriles s’annoncèrent et l’on s’attacha à jauger l’individu d’après sa valeur productiviste.

On ne saurait s’exagérer la portée de telles évolutions. Il y en eut d’autres moins considérables. De timides tendances décentralisatrices suffirent pourtant à ranimer la vie provinciale sur bien des points. Tout l’effort littéraire, artistique, scientifique ne se dirigea plus vers Paris avec la même intransigeance et le même exclusivisme. De saines aspirations régionales reprirent racine dans le sol français.

Il faut ici dire un mot d’un sujet délicat. La surproduction littéraire, la liberté du journal et du livre poussée jusqu’à la licence, l’afflux à Paris de « fêtards » cosmopolites aux instincts peu édifiants ont donné occasion aux adversaires et aux rivaux de la France de dénoncer sa corruption grandissante. Ceux qui la connaissent bien savent l’inanité de cette accusation et quelques-uns de ceux-là ont même tenu à dire tout haut ce qu’ils pensaient à cet égard[3] et à montrer la force de résistance de la famille française vis-à-vis des influences délétères. Parmi ces influences, la mauvaise littérature compte assurément au premier rang sans que, pourtant, elle exerce sur la mentalité française les ravages que l’on croit. Il y a là une sorte d’accessoire pimenté absorbé machinalement et contre lequel la race a acquis l’habitude de réagir d’une façon qui surprend moins quand on se reporte au passé ; des phénomènes analogues ont pu déjà être observés à différentes époques.

Beaucoup plus nocive est l’action de l’alcoolisme et, malgré les généreux efforts, la lutte contre ce fléau est moins avancée en France qu’elle ne l’est ailleurs, les pouvoirs publics n’ayant pas su se résoudre encore à prendre les mesures radicales qui s’imposent et auxquelles on sera sûrement amené à recourir dans un avenir prochain.

À ce problème se rattache celui de la « dépopulation » au sujet duquel on a tant écrit et de façon si exagérée. Les causes de ce qu’il conviendrait d’appeler plus justement le « ralentissement de l’accroissement de la population » sont multiples et il n’est nullement certain qu’elles ne soient pas de nature passagère. Pour juger sainement du mouvement de la population, en France, il faut en comparer les statistiques avec celles des campagnes et des cités étrangères ; il faut aussi n’en point aborder l’étude avec l’idée préconçue d’en tirer la condamnation ou le renforcement de certaines doctrines religieuses. La passion apportée dans le débat l’avait fait dévier et on avait négligé d’observer ces deux points essentiels. Aujourd’hui le cataclysme déchaîné par le germanisme transporte le problème sur un plan nouveau et il serait prématuré d’en reprendre en ce moment la discussion.

C’était là, précisément, un des points sur lesquels portait volontiers cette folie de dénigrement qui demeurera une étrange caractéristique du début du xxe siècle en France. Après 1900, ce travers s’est révélé avec une intensité inouïe. Les agitations de l’affaire Dreyfus, celles de la séparation de l’Église et de l’État, les rancunes et les inquiétudes des partis monarchiques en présence de la consolidation de plus en plus évidente du régime républicain y eurent peut-être une moindre part que cet « excessisme » vers lequel dérivaicnt la littérature, le journalisme et l’art appliqué. Quel que soit le jugement que la postérité portera sur la qualité des meilleures productions de cette époque, les œuvres qu’elle acceptera comme définitives auront émergé d’un flot d’écrits voués à l’oubli et tel qu’aucune autre époque n’en avait encore subi de pareil. Les auteurs de ces écrits trop abondants se sont trouvés en quelque sorte dans l’obligation, pour essayer d’attirer l’attention, de renchérir toujours les uns sur les autres et de s’inspirer de conceptions — comme de se servir de procédés de plus en plus outranciers.

Cette tendance à l’aggravation, au grossissement perpétuels se marque nettement dans l’extension rapide des habitudes de dénigrement et c’est pourquoi on est justifié à y chercher la cause principale de ladite extension.

La philosophie populaire ne s’est pas trouvée apte à y opposer un rempart efficace. Malgré que « le Sentiment de l’œuvre nationale accomplie à travers les siècles soit très vivant dans les cœurs » le Français continuait à la veille de la guerre de ne point comprendre « qu’on se serve des fondations faites par un autre ». À la différence de l’Anglo-Saxon qui « commence toujours par observer s’il existe à portée une œuvre à continuer ou à laquelle il puisse adosser la sienne », le Français commence par renverser pour avoir place nette, table rase avant d’édifier à son tour. « Il en résulte que chaque génération gaspille énormément pour découvrir ce qui avait déjà été contemplé puis enseveli, pour réapprendre ce qui avait été déjà su — et puis oublié ».

Sur ce point — et peut-être sur ce point seulement — on n’apercevait pas encore en 1914 de trace d’une modification prochaine de l’esprit français, mais certains espéraient que la guerre pourrait exercer à cet égard une influence décisive sur la nation…

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Ce qui est advenu depuis, comment le juger ? À d’autres d’assumer ce rôle. Mais quels que soient leur désir d’impartialité et leur souci de tenir compte de tous les éléments contemporains d’appréciation, ils n’y réussiront pleinement que si, de façon exacte et continue, ils se réfèrent au passé de la nation. L’Histoire ! Rien sans elle n’est compréhensible ni explicable. C’est le grand défaut de la génération qui m’entoure de procéder mentalement comme si le principe de la spontanéité dominait le monde. Il ne domine pourtant ni la réalité des faits ni le labyrinthe des idées. Rien n’est spontané ni en sciences ni en philosophie ni en politique ni en sociologie. Les étrangers — les Français eux-mêmes — comprendraient mieux la France s’ils possédaient toujours présent à leurs esprits, le canevas de sa lointaine et lente évolution. Et de même ne saurons nous juger sainement et justement des peuples étrangers qu’en apprenant au préalable à travers quelles vicissitudes s’est développée et affirmée leur originalité.

Vous tous qui raconterez la France de demain, ne manquez pas d’en aller chercher les assises profondes au sein du passé.

Lausanne, 1er  Janvier 1930.
P. C.
  1. Les principales lois inspirées par Jules Ferry, sont celles relatives à l’établissement des écoles normales d’instituteurs (1879), à la création du Conseil supérieur de l’Instruction publique, à la collation des grades universitaires, à l’enseignement secondaire des jeunes filles (1880), à la gratuité (1881) et l’obligation (1882) de l’enseignement primaire. Au point de vue laïque, le privilège par lequel les membres des ordres enseignants se trouvaient dispensés du brevet de capacité avait été supprimé, mais Ferry repoussa la proposition de retirer aux ecclésiastiques le droit d’enseigner.
  2. Paris, en 1889, vit à la fois les premières grandes manifestations sportives interscolaires et la fraternisation des étudiants français et étrangers à l’inauguration de la Nouvelle Sorbonne, cérémonie où les universités de tout l’univers étaient représentées. En droit la reconstitution des universités régionales en France, date de 1896, mais l’œuvre était en pleine exécution dès 1885.
  3. Voir notamment le livre de Barrett Wendell intitulé ; France of to day, publié à New-York et en français, à Paris.