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Théâtre completErnest Flammariontome 8 (p. 257-388).


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COMÉDIE EN DEUX ACTES
Représentée pour la première fois sur la scène du Théâtre Rejane
le 17 octobre 1918.


PERSONNAGES


MM.
Jumieux 
Huguenot.
Martin Puech 
Armand Bour.
Darnis 
André Marnay.
Arnould 
Numès.
Allard 
Cazaux.
Le Domestique 
X…
Mmes
Honorine 
Réjane.
Madame de Chevrigny 
Marguerite Caron.
Henriette 
Jane Renquardt.
Émilie 
Guertet.


ACTE PREMIER

Le décor représente un petit boudoir en laque chinois, noir, rouge et or. Au fond, une porte à deux grands panneaux pleins donnant sur la galerie ; à gauche, une porte donnant sur le salon. À droite, près du manteau d’arlequin, une toute petite porte à caissons donnant sur la chambre de la maîtresse de la maison. Sur le même mur, une petite cheminée d’ébène. Au plafond, grande lanterne chinoise. Le mobilier est très sobre, noir, une commode de Coromandel, un secrétaire. À gauche des spectateurs, une table, avec, autour, disséminés, chaises et fauteuils un peu disparates ; à droite, non loin de la cheminée et un peu plus en avant, la chaise longue caractéristique de la maîtresse de maison, une chaise longue, vaste, confortable, presque lit de repos, recouverte de vieux velours cramoisi de coussins dorés. Devant la chaise longue, une table basse orientale. A côté, deux lampes à abat-jour étouffés mais, aux murs de la pièce, des appliques au contraire très lumineuses. La pièce n’est d’ailleurs pas encore éclairée. Il est cinq heures de l’après-midi. La scène est vide, le feu allumé.

DARNIS.

Avertissez Mademoiselle que son oncle est là. N’annoncez que moi. Je ne sais pas si Mademoiselle voudra recevoir d’autres personnes.

(Entrent Madame de Chevrigny, le petit cousin Allard, et le vieux Arnould.)
DARNIS, (leur désignant la porte du salon à gauche.)

Passez dans le salon. J’attendrai Henriette… seul…

(La femme de chambre ouvre la porte du salon.)
DARNIS, (à la femme de chambre.)

Allez, Émilie… c’est pressé.

MADAME DE CHEVRIGNY, (à mi-voix.)

Vous croyez décidément que, moi aussi, je dois passer dans la pièce à côté.

(La femme de chambre est sortie.)
DARNIS.

Faites comme bon vous semblera, Madame. Mais croyez-moi, elle s’est adressée à moi en premier lieu ; il ne faut pas avoir l’air de lui imposer des sympathies dont elle n’a fait que solliciter l’avis, non la présence. C’est une nuance, voilà tout.

ALLARD.

L’oncle Darnis parle toujours d’or. Écoutons cet ingénieur. Du reste, pure affaire de formalités.

DARNIS.

Et, très probablement, le temps d’annoncer que vous êtes là. Oh ! dès qu’elle va savoir que Madame de Chevrigny a bien voulu nous accompagner

ALLARD.

Mais le plus rapidement possible, hein, vieux ? Parce que si elle disait quelque chose de désagréable sur moi, nous aurions tout le loisir de l’entendre à travers la porte… Ça m’est déjà arrivé dans la même maison.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Soyez sérieux, Monsieur, je vous prie.

ALLARD.

Ne nous frappons pas. Il y a, dans la démarche que nous allons faire, un côté vaguement comique.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je ne le sens pas ainsi, Monsieur. Et sans l’affection que je leur porte à toutes deux, je ne serais pas ici, je vous prie de le croire !

ARNOULD.

Et sans la mienne, donc !

ALLARD, (entendant du bruit.)

Et la mienne !…

(Ils passent à côté en refermant la porte du salon.)
ARNOULD, (en jetant un dernier coup d’oeil.)

Quel drôle de mobilier !… Elle a tout changé depuis cinq ans que je ne l’ai vue !… Où est-il le temps du Louis XVI de sa jeunesse ?

(Un temps. Darnis reste seul et arpente la pièce, puis Henriette arrivant de la petite porte de droite.)
DARNIS.

Bonjour, Henriette. Vous voyez que je suis exact au rendez-vous…

HENRIETTE.

Comme c’est bon de votre part, d’être venu ! Avez-vous vu Madame de Chevrigny ?

DARNIS, (après un silence voulu et lui prenant la main.)

Mon enfant, vous avez fait appel à ma vieille affection, celle d’un parrain… C’est mon meilleur titre, car celui d’oncle à la mode de Bretagne ne me conférerait pas assez de droits. Nous avions d’ailleurs échangé sur le sujet qui vous préoccupe quelques aperçus. Seulement, cette intervention que vous réclamez de moi et de Madame de Chevrigny auprès de votre mère est de nature si délicate qu’il m’a semblé que nous devions être plus nombreux encore à exercer une pression sur cet esprit irritable. Si, toute sa vie, elle ne s’était refusée à recevoir des conseils, que de bévues eussent été évitées !

HENRIETTE.

C’est que, à part vous et Madame de Chevrigny, je ne vois pas bien qui nous pourrions pressentir ?… Et puis, croyez-vous qu’il soit nécessaire de mêler des personnes étrangères ?

DARNIS.

Ne sortons pas de la famille ! Je suis de votre avis. Pour faire impression sur votre mère, mon enfant, et vous la connaissez mieux que je ne la connais, beaucoup mieux, hélas, il m’a semblé préférable que nous soyons, comme nous disons en style d’affaire, une espèce de consortium.

HENRIETTE.

Un conseil de famille, alors ! Diable !… Mais notre famille, c’est qu’elle est bien disséminée !

DARNIS.

Croyez-en ma vieille expérience ; pour aboutir, pour faire pression sur ce mur de ciment armé, il faut un groupement… Il y a dans le salon : Madame de Chevrigny, le petit Allard, qui a seulement vingt-deux ans, c’est entendu, mais qui est déjà très fait à la vie sociale. Je leur ai adjoint aussi votre autre cousin germain. Votre mère ne le voit pas beaucoup. C’est pourtant un fort brave homme. Il a voix au chapitre.

HENRIETTE.

Le père Arnould ? Le chemisier de la rue Notre-Dame-de-Lorette !

DARNIS.

Pourquoi pas ? D’ailleurs, nous n’avons pas sous la main d’autres éléments de famille.

HENRIETTE, (réfléchissant.)

Non, à moins de convoquer les Alaux, de Béziers, et le marchand de cannes de Toulouse. (Elle rit.) Mon Dieu, mais je me sens tout effrayée de ma responsabilité ! Ça prend un aspect solennel !… Non, mais qu’est-ce que Nono va nous envoyer quand elle verra ce conseil de famille ! Elle m’en attribuera sûrement la convocation. Quelle histoire !

DARNIS.

Je peux encore très bien leur dire que vous préférez que j’intervienne seul ?

HENRIETTE.

Mon Dieu, après tout, puisque vous les avez mis au courant !… Qu’en pense Madame de Chevrigny ?

DARNIS.

Je crois qu’elle a été très flattée que vous la consultiez. Elle vous dira elle-même qu’elle vous approuve absolument.

HENRIETTE.

Ah ! tant mieux ! Parce qu’en somme, elle a toujours eu beaucoup d’influence sur Nono…

DARNIS, (levant un bras en l’air.)

Ma chère Henriette, voyez-vous, tout est là ! Notre grande erreur a toujours été de l’appeler Nono et de continuer à la traiter comme si elle avait encore trente ans. En tout cas, dans des circonstances aussi graves que celle-ci, rayons, s’il vous plaît, une bonne fois pour toutes, ce vocabulaire et dites « maman », comme tout le monde.

HENRIETTE.

Écoutez, parrain, grâce à ce petit surnom, j’ai souvent pu dominer, conseiller et excuser ma mère, sans qu’elle s’en soit presque aperçue ! Il est tellement plus facile de dire : « Sacrée Nono ! » que (Elle s’interrompt en riant.)… …Et puis, c’est tout de même la seule circonstance où il conviendrait de lui laisser son petit surnom de Nono. Il cadrerait mieux avec le genre de démarche que nous allons tenter auprès d’elle !

DARNIS, (désignant le salon.)

Alors, ça va ? vous acceptez ?… Et vous savez, pas besoin de vous gêner avec eux. Soyez nette. Tout le monde vous approuve. Est-ce que Nono, (Il se reprend devant le rire d’Henriette.) Honorine, veux-je dire ! sera ici à cinq heures précises ?

HENRIETTE.

Comme je vous en avais averti, je l’ai envoyée faire une commission spéciale pour moi. Elle ne rentrera pas avant une heure d’ici.

DARNIS.

Parfait ! Alors, on les fait entrer.

HENRIETTE, (ouvrant la porte elle-même.)

Mais oui. Entrez, entrez ! je vous en prie.

MADAME DE CHEVRIGNY, (entrant la première.)

Bonjour, ma chère petite ! Je suis très heureuse que vous ayez pensé à moi en cette circonstance. Je vous aime bien (Elle l’embrasse.) et vous avez parfaitement eu raison de faire appel à mon influence sur votre mère ! Mon amitié se reporte également sur vous deux. Vous l’avez senti dans une circonstance où l’on ne peut que vous approuver et vous aider.

HENRIETTE.

Mais entrez, entrez donc ! Bonjour, Fernand ! Bonjour, Arnould !

ARNOULD.

Ma petite cousine, ma présence ici est très délicate. J’ai vécu si loin de votre mère et j’ai si peu compté dans son existence ! Je ne sais jusqu’à quel point elle ne se formalisera pas de mon intervention dans une question qui ne me regarde au fond nullement…

DARNIS.

Mais si, mais si, mon cher, vous êtes le cousin germain, et à ce titre…

ALLARD.

Quant à moi, je la connais, c’est moi qui vais écoper pour tout le monde ! Ce qu’elle va m’envoyer dinguer ! Mais ça ne fait rien. Je veux te venir en aide, Rirette… en tout cas, je veux être là à la rescousse, car je suppose qu’il va y avoir un de ces tirages ! Elle va peut-être nous flanquer tous à la porte !

MADAME DE CHEVRIGNY, (choquée, rectifiant avec mondanité.)

Non, Monsieur. D’abord, elle ne se permettrait, vis-à-vis de moi, ni probablement vis-à-vis de vous, de répondre ainsi à un mouvement affectueux qui nous pousse les uns et les autres à soutenir un projet, où nous entrevoyons la fin d’une fausse situation dont cette enfant n’a que trop souffert !

HENRIETTE, (gênée.)

Oh ! Madame…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Si, si. Votre bonheur est en cause et celui de votre mère également. Il n’y a pas à hésiter. Notre devoir est de vous soutenir.

ALLARD.

Je ne dis pas le contraire, et la meilleure preuve c’est que je suis là. Seulement, je connais Nono, et comme c’est moi le plus jeune, elle ne se gênera pas, vous le verrez, pour demander à quelle heure on me couche ? À part ça, Henriette, j’irai carrément. Tu peux compter sur moi !

HENRIETTE.

Merci beaucoup. Je vous remercie véritablement, je suis touchée de cet empressement à vous occuper de mes petites affaires personnelles !

DARNIS, (prenant la parole après qu’on s’est assis.)

Henriette, j’ai expliqué de façon sommaire, mais je ne me suis pas permis d’entrer dans certains détails concernant Monsieur de Palluel, détails que, seule, vous pouvez donner ou refuser à votre gré.

HENRIETTE.

Mon Dieu !… Il n’y a pas de mystère… Je vais résumer en quelques mots la situation. Elle est très claire. Oh ! elle est d’une netteté absolue !… Mais, je vous en prie, vous ne voulez pas un peu de thé ou de porto ?…

ALLARD.

Non, non, mon bichon ! Nous n’avons soif que de tes paroles.

(Un silence, tous sont assis, sauf Henriette.)
HENRIETTE, (appuyée au dossier d’une chaise.)

Il est un fait certain, c’est qu’un mariage avec Monsieur de Palluel constituerait pour moi une chance inespérée !

TOUS.

Inespérée ! Inespérée !

MADAME DE CHEVRIGNY, (riant.)

Je crois qu’il y a unanimité.

HENRIETTE.

Nous nous connaissons depuis plus de six mois… Nous nous aimons… De plus, nous nous entendons fort bien. Je n’aurais jamais espéré que les objections du père et de la mère pussent un jour faiblir, mais enfin ! toujours est-il qu’ils ont maintenant posé une espèce d’ultimatum ! Et c’est pour moi la porte ouverte à l’espérance ! Monsieur de Palluel est un garçon charmant, tout ce qu’il y a de plus correct, avec lequel je serai pleinement heureuse, je crois.

ARNOULD.

Je le connais ! oh ! de réputation… il s’habille chez Troucet, où il a, je crois, de grosses factures arriérées.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je le connais un peu mieux, Monsieur, et de meilleure façon, vous ne m’en voudrez pas de le constater… Je l’ai rencontré dans des salons amis, chez les Quercy, chez Madame Progat ; mon père était très lié avec sa cousine de Lescure. Ce sont des gens parfaitement nés, légèrement à la côte, peut-être… oui, c’est vrai… mais, en l’occasion, cela n’a pas grande importance ! Je suis absolument de votre avis, Henriette, si ce mariage est possible, disons et redisons-le, il y a là pour vous une chance inespérée ! Il vous ouvre les portes des plus grands salons du faubourg !

DARNIS.

N’est-ce pas ? C’est ce que j’ai pensé, dès que cette enfant m’a fait part de ses projets.

HENRIETTE, (ne laissant pas la conversation s’égarer.)

Et comme vous devez le savoir, la famille s’est toujours refusée à ce mariage pour une cause…

ALLARD, (vivement.)

Que nous devinons…

HENRIETTE.

Fernand… oui… il s’appelle Fernand…

ALLARD.

Tiens, il a le même prénom que moi ! C’est gentil !

HENRIETTE.

Fernand a tout tenté auprès de ses parents ! Oh ! je ne serai pas embarrassée du tout, je n’irai pas par quatre chemins… D’ailleurs, c’est assez mon habitude. Il y a dans l’objection, un point qu’il m’a été très difficile de développer auprès de maman, et c’est le principal, malheureusement.

ARNOULD, (lourdement.)

Son passé.

HENRIETTE.

Pas précisément son passé ! Mais la fortune ! Notre fortune dont les sources peuvent paraître un peu… suspectes.

DARNIS, (tapotant la table de son binocle.)

Cependant, mon enfant, votre mère a des revenus que l’on peut contrôler… Le grand hôtel de Salies-de-Béarn, les trois villas avec les quatre pensions de famille de Bagnoles-de-l’Orne…

HENRIETTE.

Mais oui, mais oui, mon oncle, n’énumérez pas ! Et d’ailleurs, je n’ai jamais voulu m’immiscer dans la vie d’affaires de maman… Ses placements la regardent entièrement… mais enfin, vous savez aussi bien que moi (Baissant instinctivement la voix.) qu’il y a l’héritage du prince de la Moscosof !

DARNIS, (essayant de le prendre en plaisanterie.)

Oh ! cela remonte si loin ! Au temps des Grands-Ducs… avant le déluge, quoi !…

MADAME DE CHEVRIGNY, (avec tact.)

L’essentiel, Messieurs, c’est que nous sachions qu’on en a fait la base d’une objection !… Après tout, avouez que le scrupule n’a rien de répréhensible.

HENRIETTE, (à sa chaise toujours, continuant le petit boniment.)

Eh bien ! petit à petit… comment l’idée en est-elle venue ? Est-ce lui, est-ce les parents, est-ce moi-même ?… on ne sait plus très bien… enfin, peu importe !… les Palluel en sont arrivés à cette proposition : que maman ne vive plus en marge de la société comme elle le fait ; bref, que son nom qui a acquis trop de célébrité à leur gré, soit discrètement effacé par un mariage qu’elle contracterait avec une personnalité honorable… et… voilà le hic… dont la situation de fortune serait assez belle pour que l’argent de maman fût pour ainsi dire… englobé…

DARNIS, (l’aidant.)

Canalisé…

ARNOULD, (geste large.)

Oublié !

ALLARD, (bas, à Madame de Chevrigny.)

Tiens, ils sont malins ! oublié et doublé, en même temps !

MADAME DE CHEVRIGNY, (souriant.)

Chut ! Monsieur… écoutons !

HENRIETTE.

Tout cela a été, je vous prie de le croire, bien plus correctement exprimé que je ne le fais supposer… D’ailleurs, j’ai là une lettre que m’a adressée, ces jours-ci, Fernand, sans doute pour qu’il y ait une sorte de témoignage écrit et que je puisse, le cas échéant, le montrer à Nono. J’aime mieux vous dire tout de suite que je l’ai gardée pour moi…

ARNOULD, (tendant la main.)

Pour nous.

(Henriette tire la lettre de sa ceinture.)
HENRIETTE, (la lettre à la main.)

Mais certainement, je n’ai aucun scrupule à vous la montrer. Oh ! jamais l’idée ne me serait venue d’imposer une pareille condition à maman et, malgré tout mon chagrin personnel, je ne me serais pas permis de lui en faire part… si justement la Providence n’avait placé là, tout exprès… Roméo !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Parbleu ! est-ce qu’ils connaissent, les parents… l’hypothèse… tant de fois agitée… et désirée pour nous tous… du mariage de votre mère avec Monsieur Martin Puech.

HENRIETTE.

Mais, naturellement ! Qui ne connaîtrait, parmi ceux qui nous ont un peu approchées, l’existence de ce vieil amoureux de maman, de cet éternel prétendant… lequel serait si heureux, si heureux si elle voulait bien réaliser un rêve qu’elle a toujours repoussé.

ALLARD.

Mon Dieu, il faut dire, Rirette, à la décharge de votre mère, qu’il n’est pas, paraît-il, de la première fraîcheur…

MADAME DE CHEVRIGNY, (vivement.)

Ce serait pour elle le compagnon idéal ! D’ailleurs, nous n’avons jamais cessé de lui conseiller une union qui donnerait à sa vie une toute autre assise, un caractère mondain.

ALLARD.

Henriette… C’est la voix de la sagesse qui parle dans la bouche de tes futurs beaux-parents. C’est logique… Et puis, c’est moral ! N’est-ce pas, que c’est moral ?… Et par le temps qui court, dès que quelque chose est moral !…

HENRIETTE.

Tenez, voilà la lettre !… vous pouvez en prendre connaissance.

(Elle donne la lettre à Madame de Chevrigny, qui se lève.)
ARNOULD.

Et vous dites que lorsque vous en avez touché un mot à ma cousine ?…

HENRIETTE.

Oh ! c’est bien simple ! Elle m’a prié de ne jamais renouveler ce genre de conversation.

DARNIS.

Ah ! nous connaissons sa formidable indépendance !

(Madame de Chevrigny, qui a lu la première, passe la lettre à Darnis qui se lève et lui-même, quand il l’aura lue, la passera aux deux autres.)
MADAME DE CHEVRIGNY, (pendant qu’ils lisent la lettre, tire Henriette à sa droite.)

Ma chérie, je crains, tout bien réfléchi, que votre maman ne m’en veuille beaucoup !… Quand votre parrain est venu tout à l’heure chez moi me demander de l’accompagner, mon premier mouvement a été de mettre mon chapeau, et je suis accourue puisque vous m’en priiez. Mais, en chemin, je me demandais déjà si je ne vous serais pas plus utile en parlant à votre mère seule à seule, et en agissant par persuasion. Elle va trouver bien étrange que j’intervienne, sans autre titre que mon amitié, dans un débat d’ordre aussi intime. Dame ! Elle pourra justement me reprocher de ne l’avoir même pas avisée par un coup de téléphone… Il eût peut-être été préférable que ma visite revêtit une apparence plus spontanée.

HENRIETTE, (vivement.)

Non ! non ! Ne me faites pas faux bond ! Vous savez bien que maman vous adore et que, même si elle vous battait froid, après quelques jours il n’y paraîtrait plus. D’abord, votre présence l’intimidera un peu et l’empêchera d’envoyer promener tout le monde comme elle en serait capable dans un premier mouvement… Et puis… vous parlerez… oui… car il y a ça aussi ! Je crains les gaffes, je me méfie de l’éloquence gauche de Fernand et aussi de celle de ce vieil Arnould… cet Arnould qu’elle n’a jamais pu encaisser… Alors, dites que je puis compter sur vous ?… (Elle lui prend la main.)

DARNIS, (s’approchant d’elle, rendant la lettre à Henriette, doctoral et impressionné par la lecture qu’il vient de faire.)

C’est très net ! Un peu péremptoire même ; mais les raisons données sont excellentes… Il n’y a rien là à reprendre. Ce garçon écrit d’ailleurs un style correct, tout à fait élégant. Je vous exprime toutes mes félicitations, ma chère Henriette.

ARNOULD, (s’avançant aussi.)

Ce n’est pas tout ça ! Vous dites qu’elle sera là dans une demi-heure ?

HENRIETTE, (regardant l’heure à son poignet.)

À peu près.

ARNOULD.

Alors, en attendant, je souhaiterais quelques petits éclaircissements sur deux ou trois points… à seule fin de ne pas m’égarer au cours de l’empoignade qu’on va avoir avec elle ! D’abord, qu’est-ce que Nono vous donne de dot : grosso modo ? Ça peut se dire ?

ARNOULD.

Grosso modo huit cent mille.

ALLARD.

Une paille, quoi !…

DARNIS, (coupant court.)

D’ailleurs, mon cher, nous n’avons pas à nous occuper de ce côté de la question… il me semble, du moins ?…

ARNOULD.

Bien entendu !… Il y a aussi dans la lettre que nous venons de lire une allusion discrète à une certaine période de la vie d’Honorine, qui m’est, à moi, tout à fait inconnue. Vous comprendrez que je ne l’ai pas suivie de près !…

ALLARD, (bas à Arnould.)

Ah ! mon cher, dans quoi allez-vous vous lancer !

DARNIS, (ennuyé, et désignant Henriette à Arnould.)

Mon Dieu, est-il tout à fait indispensable…

ALLARD, (bas, à Madame de Chevrigny.)

Oh ! il est un peu lourd, le chemisier !…

MADAME DE CHEVRIGNY, (prenant la parole pour mettre les choses au point.)

Mon cher Monsieur, moi, personnellement, je ne connais la vie de Madame Granet que depuis l’époque où nos relations se sont établies, c’est-à-dire cinq ou six ans. Et je crois au surplus que si nous avons à nous consulter les uns et les autres, la présence de cette enfant n’est pas indispensable…

ARNOULD.

On m’a appelé. Madame. Il faut bien tout de même…

HENRIETTE, (avec rapidité.)

Maintenant, d’ailleurs, je n’ai rien d’autre à vous communiquer. Vous connaissez la situation parfaitement. Vous avez à causer ensemble, je vous laisse. Je reviendrai dans un petit quart d’heure, si vous voulez bien ? Je vais vous envoyer le thé. Vous prendrez bien quelque chose, n’est-ce pas ?

ALLARD.

J’accepte un verre de porto. Seulement, il vaudrait peut-être mieux que ta mère ne nous trouve pas attablés devant ses gâteaux et ses carafons.

HENRIETTE.

Mais voyons, Fernand !… Pourquoi pas ?… Vous n’êtes pas venus ici pour instrumenter. (Elle rit.) Porto blanc, n’est-ce pas ? (Sur le pas de la porte, elle se retourne.) À propos… j’ai envoyé le valet de chambre en course tout exprès. Alors, quand la femme de chambre apportera le plateau, je vous rappelle que c’est l’ancienne femme de chambre de maman. Il y a trente ans qu’elle est à son service…

ARNOULD, (entre les dents.)

La complice !

DARNIS ET ALLARD.

Oui, oui, compris…

HENRIETTE, (souriant.)

À tout à l’heure. Vous êtes des amours !…

(Elle sort par le fond,.)
MADAME DE CHEVRIGNY, (aussitôt.)

Quelle charmante enfant ! Et si nette, si propre ! Elle respire la franchise la plus absolue ! Ce serait vraiment dommage, avouez-le, que nous ne l’aidions pas à sortir d’une situation irrégulière, dont elle n’a été que trop souvent la victime.

DARNIS.

Et comme je comprends son désir de bourgeoisie régulière, en face de la bohème, même élégante, de sa mère !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Par réaction, elle est devenue une petite femme pratique, pondérée… Comme c’est humain, cette antithèse !

ARNOULD.

Mais Honorine, avec son air hurluberlu… si elle n’était pas au fond très pratique, aurait-elle aujourd’hui un capital aussi rondouillard… ouitch !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Enfin, ce mariage est absolument dans la ligne de conduite de cette enfant ! Telle que je la connais, elle a dû mûrement fixer son choix ; maintenant elle va entrer, en lutte avec sa mère, oh ! sans se presser, jour par jour, et vous verrez que c’est elle au bout du compte qui l’emportera.

DARNIS.

D’ailleurs, il n’y a rien à répliquer à une ambition aussi légitime.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je suis de votre avis, ce double mariage est une admirable conception.

ALLARD.

Une conception de génie, simplement !… Il réunit tous les avantages ! Le nom disparaît, la fortune se fond agréablement avec celle de Roméo…

ARNOULD.

Lequel est un des plus gros actionnaires de Monte-Carlo.

MADAME DE CHEVRIGNY.

C’est un rêve.

ALLARD.

C’est une idylle, et voilà tout.

ARNOULD, (allumant un gros cigare et s’asseyant bruyamment.)

Oui, mais moi, j’en reviens au magot et à l’héritage… de…

ALLARD, (l’interrompant.)

Ah ! celui-là ! Il retourne toujours à son vomissement !

ARNOULD, (s’asseyant.)

Quels drôles de fauteuils on fait maintenant !… Enfin, qu’est-ce qu’il lui a laissé, ce bonhomme-là ? Cette espèce de Roscocoff… cojof…

ALLARD.

Est-il indiscret ! Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

ARNOULD.

Moi, je m’en fiche comme de ma dernière chemise !

ALLARD.

Et vous êtes pourtant chemisier, Monsieur Josse !

ARNOULD.

Mais ce sont les futurs beaux-parents que cette question a l’air d’intéresser bougrement ! Notez, du reste, qu’ils ont l’air de préférer mille fois que la fortune vienne de l’héritage de Roscocoff.

ALLARD.

Tiens, il a retrouvé le nom !

ARNOULD, (continuant.)

Que de… que de…

ALLARD, (l’interrompant.)

Que de… quoi ? Vous vous embrouillez, mon cher ! Vous ne pensez pas que Nono va vous fournir la justification de ses comptes.

DARNIS.

Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi la famille va dénicher cette vieille histoire d’héritage ? Quand bien même ces aventures de jeunesse auraient constitué le premier casier du coffre-fort, depuis elle a eu des sources de revenus tellement avérées, contrôlables, un casino, un quart de ville d’eau qui lui appartiennent en propre… et puis ce journal de mode et d’élégance avec Pierre Lafaute.

ARNOULD.

Qui n’a pas réussi et où je n’ai pas pu faire passer la plus petite annonce.

ALLARD.

Vous connaissez le proverbe, « L’argent n’a pas d’odeur à partir d’un million !… Au delà, il commence à sentir bon. »

MADAME DE CHEVRIGNY.

Enfin… Messieurs, tout cela est si loin !… Sa vie est devenue irréprochable et d’une correction parfaite. Ce qui est de notoriété publique, c’est que de son argent elle a fait mille générosités… Elle m’a, à moi-même, donné cinquante mille francs pour une pouponnière. D’ailleurs, elle est reçue un peu partout malgré ses libres allures.

DARNIS, (avec une grande admiration, snob.)

Grâce à vous, Madame, qui lui avez ouvert bien des salons et une société où elle n’aurait pas été introduite sans votre patronage.

ARNOULD.

Même retirée des voitures !

MADAME DE CHEVRIGNY, (condescendante et protectrice.)

Mon Dieu, Monsieur, j’adore les artistes. Ce sont des gens tellement intéressants et souvent bien méconnus, en dépit de quelques ridicules…

ARNOULD.

Oh ! oh ! peut-on appeler Nono une artiste ! Vous êtes bien aimable pour elle, Madame !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais, certainement, c’est une artiste… Quoi qu’il en soit ç’a été une artiste… D’abord, il paraît qu’elle a eu une très belle voix. Elle a chanté jadis dans les concerts… un peu partout. Elle a été en Amérique… Mais surtout les articles spirituels qu’elle a écrits pendant deux ans au Figaro, sous le pseudonyme de la Princesse bleue ! Mon cher Monsieur, si vous les aviez bien lus, vous sauriez qu’elle a tout simplement écrit là, sous une rubrique d’élégance, les pages les plus cinglantes et les plus mordantes qui soient. Toute la société parisienne y a passé. On les éditerait que ce serait du Saint-Simon ou du… (Elle cherche.) Saint-Evremond.

ARNOULD.

Enfin, un saint quelconque. Ma cousine est une sainte !… (Entre les dents.) Une sainte qui a pas mal roulé…

ALLARD.

Oh ! oh !

MADAME DE CHEVRIGNY, (outrée.)

Enfin, Monsieur, je vous ferai remarquer que nous ne sommes pas ici pour dire du mal d’elle.

ARNOULD.

Mais c’est absolument ce qui vous trompe, Madame ! Nous sommes ici pour énumérer les raisons pressantes que nous avons de la marier et non pas de prononcer son acquittement.

DARNIS.

Enfin, Arnould, vous n’avez tout de même pas l’intention de lui demander…

(Émilie portant le thé, tous immédiatement se mettent à parler en même temps.)
ALLARD.

C’est-à-dire qu’il n’y a pas de plus jolies expositions que celle des chrysanthèmes.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Oh ! il y a l’exposition des petits poissons japonais…

ARNOULD.

Moi, je ne lis jamais L’Intransigeant

DARNIS.

Croyez-vous ? Le café est un stimulant, qui a fait bien des victimes.

ALLARD.

Merci, Émilie… Vous allez bien ?

ÉMILIE, (froidement.)

Très bien, Monsieur…

MADAME DE CHEVRIGNY.

J’en ai acheté des mauves.

ALLARD.

Des petits poissons japonais ?

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais non, des chrysanthèmes… C’est extrêmement difficile à élever.

ARNOULD.

Les chrysanthèmes ?

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais certainement, il faut les empoter, et moi, les fleurs qu’on empote toute l’année… Vous savez, je suis pour la nature libre.

DARNIS.

Voilà le porto…

(Émilie est sortie après avoir, à gauche, déposé le plateau.)
ALLARD, (pouffant.)

Mes enfants, nous avons exagéré l’incohérence, il me semble !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Le fait est que si elle n’a pas compris !

(Ils rient tous.)
ARNOULD.

En voilà une, tenez, qui pourrait fournir des renseignements sur le passé de la maîtresse de la maison… et jour par jour.

ALLARD, (s’approchant de la table.)

Si jamais elle réécrit les mémoires d’une femme de chambre ? Prenons le thé… Je sus…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Une seconde, Monsieur…

ALLARD.

Mes enfants ! L’heure file. Nous sommes d’accord. Il serait peut-être temps de nous distribuer les répliques… Hein ? qui se charge de Roméo ?

MADAME DE CHEVRIGNY, (souriant.)

Mais on se le partage… (Aux autres.) Vous vous chargez de l’objection de fortune !… Ça regarde entièrement la famille.

DARNIS.

À deux ! Arnould et moi.

ALLARD.

Et qui attaque ?… Il me semble préférable que ce soit vous, Madame…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Vous croyez ?… Alors, d’une façon bien vague et toute générale. Ce n’est pas commode !

(Ils sont assis, sauf Allard qui désigne un fauteuil vide au milieu de la scène.)
ALLARD.

Tenez, essayez… Elle est là, elle est assise dans ce fauteuil. Allez-y ! Qu’est-ce que vous lui dites ?

MADAME DE CHEVRIGNY.

Comme vous avez bonne mine !

ALLARD.

Non ! non !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je plaisantais ! « Ma présence parmi, ces Messieurs est toute fortuite… Monsieur Darnis m’exposait l’autre jour… » (S’interrompant.) Non, non, décidément, ce n’est pas à moi d’attaquer, je vous assure.

ALLARD.

Oui, c’est à l’oncle Darnis… Parbleu, c’est évident ! Tenez, essayez, Darnis. Elle est assise sur ce fauteuil.

(Il désigne encore le fauteuil vide.)
DARNIS, (sec.)

Allons, allons, Fernand, pas de plaisanterie ! Et puis, je trouverai l’inspipation sans préparer de laïus ! J’ai l’habitude de la parole en public.

ALLARD.

On croit ça… Eh bien oui ! vous verrez dans quelques minutes, comme nous bafouillerons… Tenez, moi, je suis très fixé sur ce que j’ai à dire… Le tout c’est d’en avoir le courage… (Il parle au fauteuil.) « Ma chère Honorine, vous avez cinquante ans, vous êtes définitivement au rancart. » Ce n’est pas ce que je lui dirai, mais c’est le sens. (On proteste.) Laissez-moi continuer… « Vous êtes un danger permanent pour votre fille !…. et pour tous ceux que vous aimez. Nous sommes tous à la merci du gigolo. »

MADAME DE CHEVRIGNY, (moitié riant, moitié offusquée.)

Voyons, Monsieur, Monsieur !

ALLARD, (parlant au fauteuil vide.)

« Nous ne voulons pas non plus d’un mari décavé, Honorine ! Ne bougez pas de ce fauteuil où mes arguments vous clouent… vous avez cinquante ans, mettez-vous bien ça dans la tête…

(Honorine entre par le fond.)
HONORINE.

Que de monde, que de monde ! Mais Henriette donnait donc un thé en mon absence ?… B’jour, les mimis…

DARNIS.

Nous n’avons même fait qu’entrevoir Henriette… Elle était pressée… Elle nous a offert du thé à l’improviste.

HONORINE.

Alors, vous m’attendiez comme des petits agneaux ! C’est gentil tout plein. J’ai rudement bien fait de me presser. (Elle embrasse Madame de Chevrigny.) Bonjour, chérie, comme vous avez bonne mine !

ALLARD, (bas.)

Tiens !… C’est elle qui l’a dit !

ARNOULD, (s’avançant.)

Ça ne t’est pas désagréable de me voir chez toi, Honorine ?

HONORINE, (froide.)

Pourquoi ? Il y a des siècles, en effet, qu’on ne s’est rencontré !… Ça ne me paraît pas désagréable de te voir ici, mais… curieux. Vous aussi, Darnis… qui êtes généralement à vos affaires à cette heure-ci ? Oh ! vous n’avez que de pauvres petits biscuits !… (Elle s’approche de la table.) Mais, dites-moi, ah çà ! dans quelle exposition vous êtes-vous rencontrés ? C’est un hasard ?

(Elle se méfie.)
DARNIS.

Non, ma chère Honorine, je serai franc. Ce n’est pas un hasard qui nous a réunis… c’est une même pensée !

HONORINE, (enlevant son chapeau.)

Ça, c’est encore plus fort que tout, parce que les pensées qui habitent dans vos cervelles respectives ne sont pas bien faites pour réunir Arnould, Madame de Chevrigny et vous deux, permettez-moi de le dire !…

DARNIS.

Il y a une chose qui nous réunit, en tout cas, vous l’avouerez, Honorine, c’est l’affection que nous vous portons à vous et à Henriette.

HONORINE.

C’est encore dans des genres très différents… mais…

DARNIS, (levant la main.)

Une seconde… Ce que j’ai à vous dire mérite toute votre attention ! (Il attaque avec componction.) Les uns et les autres, nous sommes au courant du projet de mariage d’Henriette. Nous connaissons le parti superbe qui se présente… mais il y a peut-être une chose que sa délicatesse, disons sa pudeur, l’empêche de vous montrer comme elle peut le faire avec le reste de sa famille, c’est son chagrin. Oui, devant l’irréductibilité des parents, devant le refus dont la cause, pour être absolument injustifiée, n’en est pas moins…

HONORINE, (brusquement.)

Non, je vous arrête tout de suite, mon cher ami. Au milieu de ces explications embarrassées, je discerne qu’Henriette est allée vous trouver les uns et les autres…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Ne le croyez pas, chère amie !

ALLARD.

Nono, comment serait-elle venue me trouver, moi ?

HONORINE.

Enfin, que l’idée vienne d’elle ou de vous, peu importe… j’en devine le sens.

DARNIS.

Vous ne m’avez pas laissé m’exprimer…

HONORINE.

J’ai déjà subi les assauts d’Henriette ; je sais où vous voulez en arriver et ce que vous combinez. J’ai prié Henriette de ne plus jamais me parler de ce projet… à double détente. Qu’elle épouse qui elle voudra, elle est libre ! Je lui assure une fortune qui lui permet de faire son choix, mais que j’entre moi-même comme marchandise dans la négociation de ce mariage, ah ! non, non, je ne l’admettrai pas une seconde, mes agneaux !

DARNIS.

Laissez-moi parler, ne vous fâchez pas, voyons !… Tout de suite, tout de suite !…

HONORINE.

Que vous ayez sauté sur cette idée saugrenue ; mon cher Arnould, je n’en suis pas autrement étonnée. Darnis, c’est par devoir ; Fernand, par lâcheté.

ALLARD.

Ça va ! ça va !…

HONORINE.

Mais vous, ma chère amie, que vous vous soyez associée à ça ! Et que, sans me prévenir, vous soyez là comme un ministre au Conseil, voilà qui me passe !… C’est la première fois de votre vie, sans doute, que vous aurez manqué de tact.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je suis venue vous parler exclusivement du cas d’Henriette, et je ne désire pas me mêler d’autre chose…

DARNIS.

Oui, quand votre premier moment de colère sera passé…

HONORINE.

Moi, colère ? Ah ! vous ne me connaissez pas ! Maintenant que je vous ai dit vertement un non, sur lequel il n’y aura pas à revenir, je ne vais pas me frapper pour une démarche qui, au fond, commence à m’amuser énormément… (Elle les regarde en riant.) J’aime mieux vous dire que je vous trouve tous très rigolos… Ne faites pas cette tête, voyons ! Je ne vous en veux pas du tout ! Passez-moi plutôt une tasse de thé, je crève de faim… Vous pourriez bien m’inviter… Voyons… Fernand, dégrouille-toi un peu… C’est Arnould qui prenait du porto ? Il est exécrable, excuse-moi. C’est un vieux fond de cave.

(Elle est à la table, debout, servant le thé.)
ARNOULD.

Non, non, ce n’est pas moi qui bois ton porto. Je ne prends rien entre mes repas.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Honorine, à mon tour, si vous me permettez de placer une parole…

HONORINE.

Vous ne vous en tirerez jamais avec une parole ! Passez-moi plutôt le sucre. Merci. Alors, comme ça, on veut me caser ! Eh bien, écoutez, c’est une sensation assez agréable au fond et qui me rajeunit terriblement ! Me voilà redevenue jeune fille… (Elle tourne la cuillère dans sa tasse.) Je vais me laisser doucement bercer à cette illusion de mes vingt ans. Vous êtes bien gentils vraiment de vous occuper de moi ! Allez, allez, parlez !… Je savoure ! Je ne vous trouve même pas assez nombreux. Vous auriez dû amener vos enfants, ils auraient donné leur avis !… (Lançant un œil furieux à Fernand.) Il est vrai qu’il y a Fernand ! car j’avoue que Fernand, ça, ça me paraît le bouquet !

ALLARD.

Pourquoi pas ?… Moi aussi, j’ai suivi l’impulsion.

HONORINE.

Ta bouche, mon bébé. Ne te donne pas de mal ! Tu manques d’éloquence. Bois !

ALLARD.

Quand je vous disais que c’est moi qui encaisserais !

HONORINE, (à Madame de Chevrigny.)

Tiens, chérie, votre chapeau vient de chez Myriam. Je le reconnais. Je l’ai lâchée depuis un an, Myriam. Elle ne faisait plus que des horreurs !

DARNIS, (qui marche de long en large, impatienté.)

Je regrette que vous le preniez sur ce ton.

HONORINE, (continuant.)

C’est Henriette qui m’a emmenée naturellement chez sa modiste. Je n’ai pas le droit de commander un chapeau qui ne lui plaise pas !

DARNIS, (avec éclat, s’arrêtant net au milieu de la pièce.)

Eh bien, non, Honorine, je ne m’en irai pas sans vous avoir dit la douleur de votre fille… sans…

HONORINE, (l’interrompant.)

Oh ! mon vieux, d’abord vous avez bavé sur votre revers et vous allez renverser votre tasse. On ne parle pas avec de l’œuf comme ça sur son giron… Vous mangez comme un petit cochon ! Il faut que je vous essuie, là !…

(Elle se met en demeure de l’essuyer avec une serviette à thé.)
DARNIS, (hors de lui.)

Ce ton est dérisoire ! Pour ma part, je ne puis le tolérer ! Comment ! Nous venons encore tout émus du chagrin de votre fille…

HONORINE, (interrompant.)

M’apporter ce dilemme sur un plat d’argent : pour qu’Henriette soit marquise et épouse l’homme de son choix… il faut que Nono fasse un mariage d’expiation. Pauvre Nono ! Comme elle m’est sympathique tout d’un coup.

DARNIS.

S’il vous plaît de donner ce nom à un mariage de raison.

MADAME DE CHEVRIGNY, (vivement.)

Dont il a été souvent question, reconnaissez-le, et que tous ceux qui vous aiment se sont permis maintes fois de vous conseiller.

HONORINE.

Mais, j’y songe ! croyez-vous que si je leur offrais de rembourser les hypothèques et de payer les dettes, cette famille, en échange, ne me libérerait pas de l’obligation du mariage ?… Ah ! ça serait à voir… La rançon aux corsaires !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Vous vous trompez sur leur compte, je vous, assure, et sur leurs intentions ! Ils sont foncièrement honnêtes et incapables d’une vilaine action. Dans toute l’acception du terme, ce sont des gens bien nés !

HONORINE.

Bien nés et pannés.

ARNOULD.

Je me doutais de ton accueil. Permets-moi à mon tour de t’expliquer calmement les raisons. Je serai peut-être plus heureux.

HONORINE, (s’animant.)

Les raisons, je les connais ! Elles me dégoûtent, elles me révoltent, les raisons ! Je trouve ce chantage tout simplement écœurant. Je veux bien faire tout pour le bonheur de ma fille, mais aller jusqu’au sacrifice de ce qui me reste de vie et de liberté ! Épouser par contrainte un homme que je n’aime pas, ah non ! pour en arriver là, il faudrait que je sois gâteuse ! Et comme j’ai l’intention de ne pas le devenir d’ici longtemps !… Je dois à Henriette des jours exempts de toute équivoque. Je crois qu’elle n’a rien à me reprocher, mais elle n’a pas d’autres droits sur mon existence. Sapristi, si ma fortune leur répugne tant à ces braves gens-là, eh bien ! qu’ils n’y mordent pas, et voilà tout !

DARNIS, (séparé des autres, à droite.)

Ce serait simple, s’il n’y avait pas un cas qui mérite d’être envisagé, celui d’Henriette, d’Henriette qui aime passionnément, qui a mis tout son idéal dans ce mariage !

HONORINE.

Eh bien ! vrai, j’ai fait une fille d’un autre sang que moi ! Moi, je me connais : il aurait suffi qu’un homme, pour m’épouser, osât m’imposer une condition de cet acabit ! Ah ! ce que je l’aurais envoyé promener !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Ils s’aiment, ma chère amie… Ils sont malheureux… alors…

HONORINE.

Alors, qu’il passe outre, le petit jeune homme. à la volonté de ses parents ! Il est majeur, cet olibrius !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais il veut un mariage heureux ! Il souhaite pour Henriette une union qui n’apporte pas, en cadeau de noce, la désunion avec ses parents… une brouille inextricable…

HONORINE.

Vrai, ils sont pratiques les amoureux de maintenant.…

DARNIS.

Dites qu’ils sont raisonnables, mais pas plus égoïstes que ceux qui se laissent aller à leurs passions, sans s’occuper des conséquences.

HONORINE.

Ça, c’est pour moi !… J’admets que ma vie n’ait pas été un exemple de vertu et d’abnégation, mais je n’admets pas que ma fille ait eu à en rougir à ce point ! C’est à Henriette que j’en veux, car pour ce qui est des beaux-parents je comprends admirablement leurs raisons. Tiens, parbleu !… Comme je comprends les vôtres !

DARNIS.

Ah ! non ! permettez-moi. Nous, nous venons dans un mouvement complètement désintéressé.

HONORINE.

Allons donc ! À d’autres !

DARNIS.

Hein, quoi, comment ? Je voudrais bien savoir quel intérêt personnel nous pouvons avoir à ce mariage ?

HONORINE.

Si je vous le dis, Darnis, vous vous fâcherez…

DARNIS.

Je vous somme maintenant de vous expliquer !

HONORINE.

Mais qui de vous n’y trouverait par ses petits intérêts, voyons !… Roméo réunit les qualités requises ! Argent, honorabilité, grand âge, pas d’enfant. Ça a son importance, etc., etc. Vous, Darnis, vous pouvez enfin m’inviter à vos dîners officiels… car, ce que vous m’avez amusée, je peux vous le dire, depuis quinze ans avec ces histoires de grands dîners ! Non ! les précautions oratoires que vous preniez pour m’annoncer que des gens d’affaires… s’pas ?…

DARNIS.

Enfin, il y a tout de même des circonstances !

HONORINE.

Et maintenant, vous pourriez même tirer certaine vanité de ma présence. Au milieu de la table, la mère de la marquise ! À se tordre, les petits intérêts humains ! Toi, Arnould, c’est autre chose. Toi, tu es enchanté d’être ici en ce moment pour exercer une autorité vengeresse. C’est ton heure. Tu n’y as pas d’intérêt direct, mais tu ne m’as jamais pardonné que je sois plus jeune que toi.

ARNOULD.

Comment ça ? Tu es extravagante, ma bonne !…

HONORINE.

Oui, vieux !… C’est toi de nous deux qui quitteras ce monde le premier et tu ne toucheras hélas ! jamais la moindre part de l’héritage que je laisserai à ma famille. Ça, c’est un regret !

ARNOULD, (se levant.)

Nous ne pouvons en entendre davantage ! C’est indigne !… En effet, j’aime mieux m’en aller !

HONORINE.

Quant à toi, mon petit Fernand, qui restes modestement dans ton coin, et qui as raison…

ALLARD, (mais prudemment.)

Oui… qu’est-ce que j’y gagne, moi ?

HONORINE.

De pouvoir faire des tapages en un peu plus grand ! Au lieu des dix louis que tu me tires de temps en temps, tu feras coup double. Et puisque tu n’as pas réussi à épouser Henriette…

ALLARD.

Par exemple ! Je proteste n’avoir jamais eu de pareilles intentions !

HONORINE.

Comment donc ! Et si tu avais pu même la compromettre un peu dans quelque coin, par-dessus le marché, tu n’en aurais pas été fâché… Crois-tu que je ne m’en sois pas aperçue plus d’une fois. Heureusement, Henriette est une personne mille fois trop raisonnable pour viser un gibier de ta sorte !…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je ne vois plus que moi, ma chère amie… J’attends de pied ferme !

HONORINE, (changeant de ton.)

Non, pas vous !… Vous, c’est par instinct de protection. Vous croyez bien faire. C’est une bonne œuvre, que vous parachevez… Mais s’il vous est donné d’assister à cette petite attrapade de famille, ma chère amie, ne vous en prenez qu’à vous-même.

DARNIS, (brusquement.)

Adieu.

ARNOULD.

Oui, nos chapeaux !…

DARNIS.

Il n’y a rien d’autre à faire que de nous en aller !… adieu !

HONORINE.

Allons, allons !… Ne nous séparons pas brouillés. Ce serait déjà une trop belle victoire pour ces gens-là !

ALLARD.

Avec la meilleure volonté du monde…

DARNIS.

Après ce que vous venez de dire et ce que nous savons maintenant que vous pensez de nous…

HONORINE.

Allons ! je suis bonne fille, vous me connaissez, n’est-ce pas ? Vous vous êtes attiré des répliques un peu vertes, ça m’a soulagée, mais au fond, on ne vous en veut pas ! Laissez là vos chapeaux… allons, allons !…

DARNIS.

Retirez-vous les phrases regrettables que vous venez de nous dire ?

HONORINE, (éclatant de rire.)

Comme à la Chambre des Députés… «  Monsieur le Président, maintenant que je les ai dites, je ne demande pas mieux que de les retirer… »

DARNIS, (reprenant son chapeau.)

Décidément, avec la meilleure volonté du monde. Vous êtes témoins ! On se moque de nous !

ARNOULD.

Nous sommes restés jusqu’à la limite du possible.

HONORINE, (bonne fille et maligne.)

Avouez un peu que vous ne l’avez pas volé… Et soyez les premiers à en rire !… Moi, je vous ai promis de ne pas me fâcher… (Elle leur enlève facétieusement leurs chapeaux des mains.) Chapeau ! Chapeau ! Si vous n’étiez pas venus en troupe comme une compagnie de perdreaux, je ne me serais même pas scandalisée !… Et puis… là, sérieusement… entre nous… mettez-vous à ma place… Je ne suis pas dure, mais vrai ! Vous n’avez pas un parti plus gai à m’offrir ?

(Ils paraissent soulagés et rassurés par le ton adouci et détendu que prend Honorine.)
DARNIS.

Si vous nous aviez laissé expliquer posément notre but, au lieu de nous dire des imbécillités pareilles, vous auriez vu que rien de notre démarche ne pouvait vous blesser.

ARNOULD.

Nous n’avions pas l’intention de t’imposer quoi que ce soit. Nous apportons des conseils, peut-être…

DARNIS.

Mais ce ne sont pas des ordres.

HONORINE.

Non ! C’est une ordonnance !… Un mariage, ce n’est malheureusement pas une médecine qui s’avale d’un seul coup. Ça se mâche longtemps !

ALLARD, (cette fois complètement rassuré.)

Allons, elle plaisante. La voilà revenue à de meilleurs sentiments !…

(Honorine s’assied au pied de la chaise longue. On vient à elle de ce côté. On se regarde avec l’air de dire « Satanée Honorine ! Quel type ! Allons-y maintenant en douceur ! »)
MADAME DE CHEVRIGNY.

Eh ma chérie ! à quoi servirait l’expérience de la vie si elle ne nous apprenait pas à souffrir le mariage et ses divers inconvénients !

HONORINE.

Écoutez, tout de même, il y a mariage et mariage… Dans celui qu’on me propose, je ne cours pas assez de risques ! Épouser un homme qui ne pourra plus faire de sottises, vrai, ce n’est pas la peine de se marier !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Oh ! toute considération actuelle à part, vous avez toujours eu une prévention contre le mariage. Chaque fois que je vous en ai parlé…

HONORINE.

Le fait est que je l’ai toujours eu en horreur ! Le mariage et moi nous n’avons jamais pu nous sentir. Ce n’est pas à mon âge que nous nous accommoderons.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Oui… je sais… on dit toujours des phrases de ce genre, et puis… on épouse tout de même, et on vit dans le mariage comme un poisson dans l’eau.

HONORINE.

Vous savez… les vieilles carpes ne s’accommodent pas de toutes les eaux…

ARNOULD, (dans les dents, ne digérant pas ses rancunes.)

Surtout quand elles sont trop propres.

HONORINE, (tournant vers lui un sourire de trente-deux dénis.)

Oui, bonne rosse !… c’est exactement ce que je voulais dire ! Pas la peine de me souffler… En retard, mon vieux, en retard comme toujours !… Il ne dérage pas, celui-là !… (Dit-elle radieuse. Elle va gaiement fourrer une bûche dans la cheminée.)

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais enfin, Monsieur Martin Puech n’est pas un parti désespéré. Ce n’est pas l’espèce d’abdication de tout, que vous vous plaisez à représenter !

HONORINE.

Dieu non ! le cher homme ! c’est même le seul avec lequel je puisse vivre ! Songez ! Il n’est pas un de ses défauts que je ne connaisse…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Restent les qualités.

HONORINE, (mettant la bûche au feu.)

Oh ! je suis tellement habituée à ses défauts qu’il me semble que je ne pourrai jamais m’habituer à ses qualités ! (Elle rit et revient.) Je plaisante ! Au fond, je l’adore !… Je l’adore, mais je ne l’aime pas… Alors ?… Je vois ça d’ici. Lui, il sera de bronze, moi de marbre… Quel groupe pour une cheminée ! Non ! vraiment, vous n’avez pas un parti plus affriolant ?…

DARNIS.

Ma chère amie, cette idée ne vient pas de nous… On sait un peu partout que Monsieur Martin Puech vous aime.

HONORINE.

Qu’il est le seul homme propre qui désire m’épouser, le seul riche à qui une idée aussi saugrenue puisse venir !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Chère amie !

DARNIS.

Monsieur Martin Puech est très agréable… Je lui trouve un certain piquant, du bon sens…

HONORINE.

Vraiment ?

ÉMILIE, (entrant par le fond, après avoir frappé.)

Monsieur Martin Puech demande s’il peut voir Madame…

HONORINE.

Oui, oui, faites entrer ! Je crois bien.

(La femme de chambre sort. Tous se lèvent comme mus par un ressort.)
HONORINE, (se dressant dans un franc éclat délire.)

Ah ! non, non, mes enfants vous ne vous en irez pas ! Ça, je vous le promets ! Dieu me l’envoie ! Vous ne pensez pas que je vais laisser cette occasion de me faire un peu de bon sang…

DARNIS.

Honorine, vous n’avez pas l’intention, je suppose…

ALLARD.

Nono ! ce n’est pas sérieux !

ARNOULD.

Vous n’allez pas faire ça !

HONORINE.

Non ! je m’en priverais ! Vous négociez son bonheur et son avenir à cet homme, c’est bien le moins que vous lui demandiez son avis…

DARNIS.

Ce serait une dérision, ma chère…

HONORINE.

Mais une bonne blague tout de même, hein, Darnis, si je le mettais devant vous au courant des concupiscences qu’il vous inspire !

MARTIN PUECH, (entrant.)

Je ne vous dérange pas ?

HONORINE.

C’est-à-dire que vous nous manquiez. Oui. Naturellement. Nous étions en train de parler de vous.

ALLARD, (bas aux autres.)

C’est stupide, par exemple !

MARTIN PUECH.

Je ne vous demande pas de continuer.

HONORINE.

Voyons, Messieurs, devons-nous continuer ? (Darnis se dirige vers la porte.) Ma parole, ces Messieurs me faisaient de vous le plus grand éloge. Ils ne tarissaient pas ! N’est-ce pas vrai, voyons ?

DARNIS.

Absolument !…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Exact ! J’en suis témoin…

MARTIN PUECH.

Je n’ai sans doute à leurs yeux que le mérite d’être votre ami. (Il lui embrasse la main.)

HONORINE.

Surtout, Monsieur Arnould… qui se tait depuis votre entrée !… Bien que ne vous connaissant pas personnellement, il nourrit pour vous une admiration toute particulière !

MARTIN PUECH, (lui serrant la main.)

Monsieur… J’ai peu de titre à votre obligeance.

HONORINE.

N’est-ce pas, Arnould ? Allons, dégèle-toi et ne te gêne pas pour exprimer cette vieille sympathie.

MARTIN PUECH.

Que je ne sais à quoi attribuer, si elle n’a rien d’ironique… Peut-être, Monsieur, avez-vous lu mon ouvrage sur les châteaux de la Loire ?…

ARNOULD.

Votre ?… oui, oui… La Loire ?… précisément !

MARTIN PUECH.

Monsieur est collectionneur ?

HONORINE.

Non. Il est chemisier.

MARTIN PUECH, (affable.)

Mais il y a beaucoup de chemisiers qui…

MADAME DE CHEVRIGNY, (venant au secours de la situation.)

Je suis enchantée de vous rencontrer, Monsieur Martin Puech, j’en profite pour vous inviter à ma soirée du 22… samedi prochain, une soirée de musique. Vous voulez bien me faire ce plaisir ?

MARTIN PUECH.

Vous êtes trop aimable de penser à moi. Comment ne saisirais-je pas, chaque fois qu’elle se présente, l’occasion d’approcher l’une des plus jolies femmes de Paris.

HONORINE, (bas.)

Le maladroit ! Me rendre jalouse au moment où il est question de son placement ! Un vrai coureur, cet homme-là ?

ALLARD, (entre ses dents.)

Le coureur de Marathon !

HONORINE, (même ton.)

Ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’avoir pour moi une affection tyrannique.

MARTIN PUECH, (s’approchant d’elle et se frappant la main de ses gants.)

Eh bien ! ma chère amie, vous avez reçu beaucoup de monde ces jours-ci ?

HONORINE, (aux autres, tout haut.)

Qu’est-ce que je vous disais ? Tigrotin, va !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Tigrotin !… Un nouveau surnom ? Je ne connaissais que l’autre, Roméo.

MARTIN PUECH.

Vous voyez, oui… j’ai deux noms de baptême.

HONORINE.

Il est jaloux comme un tigre, alors j’en ai fait tigrotin. Oh ! Tigrotin : vous un homme si correct, vous avez, ma parole, trempé vos chaussures dans le ruisseau jusqu’à la peau de vos guêtres !…

MARTIN PUECH.

Je n’ai pas pu trouver de taxi par ce temps de chien. Je m’excuse.

HONORINE.

Tenez, tenez, mon pauvre ami, prenez ce fauteuil, là, près du feu !… Mais si, mais si, ne faites pas de façons, chauffez-vous… et aussi un peu de thé froid ?

MARTIN PUECH.

Je vous en prie…

HONORINE.

Vous l’aimeriez mieux chaud, mais ici, nous le faisons froid. (Revenant aux autres près de la table en versant le thé et regardant de loin Martin Puech, qu’elle a installé à la cheminée.) La tisane, le cigare défendu par le médecin… Les pantoufles, je vois ça, tenez, dans cinq ou six ans ! Vous représentez-vous ce tableau, le tête-à-tête… à onze heures du soir… en revenant du théâtre… avant le dernier acte… Brrr !… Non, sérieusement, maintenant que vous avez l’objet en main, dites-moi que vous me comprenez ! Ça me fera plaisir !… (Elle apporte sa tasse à Martin Puech.) Voilà votre tasse, Tigro.

MARTIN PUECH, (près de la cheminée, se confondant en remerciements.)

Vous me l’avez même sucré !…

HONORINE, (désignant les autres.)

Tigre, vous permettez ? Nous sommes à vous dans une seconde.

MARTIN PUECH.

Vous voyez… Je sentais bien que ma présence allait vous gêner.

HONORINE, (très haut, exprès.)

Du tout. Je termine seulement avec Arnould et Darnis une affaire de placement. Ils me conseillent vivement certaine valeur.

MARTIN PUECH.

En effet, la situation de M. Darnis lui permet de se tenir au courant des bonnes occasions.

HONORINE, (avec une moue comique.)

Oui, seulement, je faisais un peu la grimace.

MARTIN PUECH.

Pas de mines d’or, surtout ! En ce moment !…

HONORINE, (le considérant avec une pitié infinie.)

Des mines d’or !… non ! C’est de l’or en barre… si vous voulez, mais j’aimerais mieux autre chose… de plus solide… (Elle va aux autres, près de la table.) Je suis gentille, hein ? Avouez, vous avez une frousse affreuse ? Voilà ! Je n’ai pas de rancune pour deux sous, mais à une condition, par exemple, à une seule, c’est que vous ne me parliez plus jamais de ce placement de mère de famille !…

DARNIS, (soulagé.)

Ma chère amie, vous êtes libre, entièrement libre, de disposer de votre vie…

ARNOULD, (battant en retraite à toutes jambes.)

Nous avons cru devoir parler dans votre intérêt et dans celui d’Henriette, mais une fois cette démarche accomplie…

HONORINE.

À la bonne heure ! Et maintenant, malgré le plaisir évident que vous auriez à rester ici, malgré cette envie irrésistible, que je lis dans vos yeux de tenir compagnie à ce bon Martin Puech… (Geste gamin.) l’espace est à vous !…

DARNIS.

Nous aurions d’ailleurs été obligés de vous quitter dans quelques minutes… Personnellement, j’ai pas mal de rendez-vous…

(Ils disent au revoir. Darnis serre rapidement la main de Martin Puech qui se lève avec une correction qui a toujours l’air ensommeillée.)
ARNOULD.

Ne vous dérangez pas, je vous en prie… Excusez-nous…

MARTIN PUECH.

J’espère que ce n’est pas moi qui vous fais fuir ?… (À Arnould qui s’avance.) Voudriez-vous être assez aimable pour me rappeler votre nom et votre adresse. Je me ferai un vrai plaisir de vous envoyer mon ouvrage.

ARNOULD.

Très flatté !…

HONORINE, (à Madame de Chevrigny.)

Et un peu embêté !…

ARNOULD.

Je n’ai pas de carte sur moi, 22, rue Notre-Dame-de-Lorette… Arnould…

MARTIN PUECH, (comme si le nom lui revenait.)

Ah ! parfaitement ! Parfaitement !

HONORINE, (à Madame de Chevrigny.)

Il a dû se commander une douzaine de chemises chez lui, il y a quelques années. Seulement, comme il a dû être estampé, il n’y a pas refichu les pieds. (À Madame de Chevrigny qui lui serre la main.) Pas vous !… J’ai besoin de vous une minute encore. Laissez partir les mâles.

ARNOULD.

Alors… à un de ces jours, Honorine.

HONORINE, (du ton de quelqu’un qui n’ose jamais.)

C’est ça, je passerai te voir un de ces jours. Bonjour à Alice.

ARNOULD.

Oui, cet hiver, elle n’a pas été très bien.

HONORINE.

Il a fait si froid. (Arnould sort.)

ALLARD, (qui s’était tenu prudemment à l’écart, depuis le commencement de cette scène.)

Bonsoir, Nono…

HONORINE.

Tu n’étais pas encore parti, toi ! Ah ! je te retiens, mon garçon !

ALLARD.

Tu n’en as pas l’air.

(Nono lui pince vigoureusement l’oreille.)
HONORINE.

Tiens, voilà comme je te serre la main ! Et c’est donné !

ALLARD, (en sortant.)

Aïe !…

HONORINE.

Oui, tu aimerais mieux vingt-cinq louis… je n’en doute pas !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Comment me faire pardonner ma sotte présence qui vous a tant fâchée, ma chérie ?

HONORINE.

En vous imposant une pénitence.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Laquelle ? Vous n’avez qu’à ordonner.

HONORINE.

J’ai besoin d’avoir immédiatement une longue conversation avec Henriette. Je connais Roméo !… Si je ne le congédie pas, il va s’éterniser. Voulez-vous m’en débarrasser ?

MADAME DE CHEVRIGNY, (heureuse d’en être quitte à si bon compte.)

La pénitence est douce… Seulement, quel prétexte trouver ?

HONORINE.

Pas malin !… (À Martin Puech.) Roméo, vous allez être un amour. Vous ne possédez pas le moindre taxi ? Mais Madame de Chevrigny, elle, possède sa Rolls !… Figurez-vous que j’ai une envie furieuse, oh ! mais furieuse, des deux petits vases chinois raccourcis que nous avons marchandés avant-hier, tous les deux, chez le père Dreyfus… J’ai peur qu’ils ne soient vendus et, comme ce sera demain dimanche…

MARTIN PUECH.

À quel prix que ce soit, je les retrouverai, je vous le garantis !

HONORINE.

Ce sera votre punition d’avoir marchandé.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Alors, venez vite, Monsieur, l’heure s’avance. Je suis enchantée de faire ce petit détour, si je puis vous être agréable à tous deux.

HONORINE, (bas à Madame de Chevrigny.)

En route, je vous autorise à le décourager.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je lui parlerai de la pluie et du beau temps, mais lui ne cessera de me parler de vous.

HONORINE, (les reconduisant.)

Mais dites-moi, vous deux, hein ?… Ne me trompez pas !… Ah ! c’est qu’il a un culte pour vous, ce garçon-là… Regardez son petit air guilleret ! Enfin, Roméo, tenez-vous tranquille, je vous prie ! — (Elle couvre leur sortie de sa voix. Quand ils sont dehors, elle rappelle Madame de Chevrigny. À l’oreille, sur un ton de confidence.) Ne me le ramenez pas surtout ! (Elles rient toutes deux. Madame de Chevrigny sort. Honorine appelle dans le couloir.) Émilie !

(Puis elle ferme la porte. Entre Émilie.)
HONORINE.

Veux-tu aller dire à Henriette que je l’attends immédiatement.

(Émilie sort. Honorine allume nerveusement une cigarette. — Un grand temps. — Toute jovialité a disparu. La figure inexpressive et attentive à soi-même des gens qui ont l’habitude de vivre seuls. Mais, dès que sa fille entre, l’expression se retransforme, brusque, goguenarde, amusée.)
HONORINE.

Ratée, ta petite combinaison !… ratée, en plein !… Ah ! je te félicite de la trouvaille !… Un conseil de famille avec Arnould comme président… c’est trouvé !… Mais tu ne penses pas que je vais prendre cette histoire-là au sérieux ?… J’ai failli me fâcher avec eux… avec toi je t’avertis que pareille aventure ne m’arrivera pas !… À part quoi… faisons un brin de causette tout de même… c’est nécessaire… Tiens, passe-moi une autre cigarette… Alors, comme ça, tu veux marier ta mémère ?…

(Honorine s’assied, les jambes croisées.)
HENRIETTE, (lui tendant la boîte de cigarettes.)

Mais oui, tout simplement !

HONORINE.

L’ennui, c’est que vous n’êtes pas très riches en partis.

HENRIETTE, (souriant, douce et calme.)

Tu sais, quand ils ne se présentent pas tout seuls… on prend ce qu’on trouve… Faute de merle blanc…

HONORINE.

On prend des grives !… Alors, tu crois tout bonnement que…

HENRIETTE, (tout de suite.)

Mais oui, je le crois… Évidemment, une femme libre comme toi, cela peut te surprendre. Mais, il faut devenir raisonnable, ma petite Nono !… Tiens, ton briquet.

HONORINE.

Il ne marche pas.

HENRIETTE.

Il marchera… Il suffit de vouloir pour toute chose !… Voyons, ne fais pas cette tête !… Tu es restée tellement romanesque, au fond !… Il serait temps d’envisager la vie sous des couleurs plus réelles.

HONORINE, (un peu suffoquée.)

Il serait temps, en effet…

HENRIETTE, (imperturbable.)

Ça viendra… ça va venir…

HONORINE.

Avec toi… évidemment… comme modèle !… Nous ne nous ressemblons guère moralement… quoique je sois ton portrait craché, quand j’avais ton âge… paraît-il !

HENRIETTE.

On ne se ressemble jamais. Il y a l’écart d’une génération.

HONORINE.

Oui, mais l’expérience personnelle que j’ai retirée de la vie, permets-moi de te le dire…

HENRIETTE.

Non, je t’arrête… N’accuse pas, comme tu vas le faire, la fatalité de nos caractères, ni de la vie. Je ne crois pas plus aux fatalités des circonstances… les circonstances on les crée, et les caractères, on les adapte aux circonstances. En sorte qu’on est assez maître de sa vie, somme toute, ma petite Nono… beaucoup plus qu’on ne se l’avoue à soi-même. Nous autres, femmes, nous abusons de notre titre de faiblesse, mais nous pourrions être des right women… comme il y a des right men… Et ce serait assez chic, avoue-le, de mériter ce titre.

HONORINE.

Quoi ?… quoi ?… hein !… Oh ! ce style !… Mais j’ai affaire à un professeur ! Et puis, tu vous envoies ça carrément… Où est ton portefeuille, où sont tes notes de la Sorbonne ?…

HENRIETTE.

Mais non, chérie… non… Il n’y a aucune pédanterie de ma part… Tu es un être adorable, ingénu, qui est resté enfant et qui le demeurera peut-être jusqu’à la fin de ses jours. Eh bien ! ne t’effare pas parce qu’aujourd’hui, je te parle posément, sur un ton plus grave que nous n’en avons l’habitude.

HONORINE.

Ça, par exemple !… c’est le comble. C’est moi qui avais résolu de te demander des comptes, des explications, et passe-moi le terme, de t’engueuler, comme tu le mérites pour cette scène saugrenue… et c’est toi qui me fais de la morale !… Et je suis là à t’écouter gentiment sur une chaise, comme si j’étais en pénitence… Ah ! c’est bien la vie d’aujourd’hui, tiens…

HENRIETTE.

Mais, ma petite Nono, j’ai grandi… tandis que toi…

HONORINE.

Moi, j’ai vieilli, tu ne me l’envoies pas dire !… Eh bien ! non. L’extraordinaire, c’est qu’à quinze ans, tu étais déjà pareille… « Assieds-toi, maman… Ne fais pas ça… Ne va pas là, ce n’est pas correct !… » Tu avais moins de style, si tu veux, mais tu m’as tellement entraînée à t’obéir que j’en ai pris l’habitude. Et c’est peut-être là mon plus grand tort !… Oui, car à force de te faire écouter, tu as cru que tu pourrais disposer entièrement de moi. Aujourd’hui, tu te heurtes à mon refus, et t’en voilà mortifiée, irritée.

HENRIETTE.

Oh ! m’obéir, n’exagère pas !… Si tu m’avais seulement écoutée dans certaines circonstances… Je n’ai jamais eu tant d’influence sur toi…

HONORINE.

Je ne t’obéis pas en tout ?… C’est-à-dire que je t’obéis automatiquement dans le traintrain de la vie sans même y réfléchir. Il m’arrive de ne pas pouvoir me commander une robe sans toi, parce que je me dis intérieurement : « Si tu choisis cette ceinture vert billard… oh ! je la vois d’ici, elle va te dire d’un petit air pincé : C’est pour faire quoi ? Un coussin, une ombrelle, un abat-jour ? »…

HENRIETTE.

Je crois que tu exagères beaucoup mon intervention.

HONORINE.

Non ? Ça n’est pas vrai ? Que tu sois mon professeur de maintien, passe encore, que tu rectifies tout haut quand je demande de l’eau de seltz : « On dit un soda », je ne m’en formalise pas… Ce n’est rien. Mais il y a des cas tout de même ! Tiens, au restaurant de la Cascade, ces jours-ci, quand nous avons été prendre le thé, c’est toi qui as payé… Oh ! le plus naturellement du monde. Ton élève, je te le répète, passe, mais avoir l’air de ta gouvernante, ça non ! Tout de même, mon bichon, ça devient à mourir de rire !…

HENRIETTE.

Toutes choses qui ne font nullement partie de notre discussion actuelle !

HONORINE, (commençant à ne pouvoir plus se retenir.)

Pardon, pardon ! C’est que ça en fait terriblement partie ! Dans cette maison, ce sont les rôles renversés ! Si je ne t’avais pas laissé prendre cette habitude de me traiter en pauvre d’esprit, tu ne me parlerais pas, aujourd’hui, sur ce petit ton suffisant et supérieur, qui n’est pas de circonstance… je t’assure…

HENRIETTE.

Je ne prends aucun ton supérieur ; je te crois même moins légère qu’il ne t’a plu de le paraître. Peut-être as-tu volontairement abrité ta vie sous cet aspect capricieux qui t’est naturel, certes, mais que dément parfois ta volonté brusque ou réfléchie.

HONORINE.

Comme aujourd’hui, n’est-ce pas ?… C’est que la prétention, que l’on vient d’élever, de me sacrifier dans un mariage qui me mettrait d’accord avec la société, mais qui serait pour moi la pire des fins, cette prétention-là est abusive et me fend le cœur… parce que l’idée vient peut-être de toi !

HENRIETTE.

Ce n’est pas vrai !

HONORINE.

Tant mieux pour toi, alors !

HENRIETTE.

Tu as vécu en dehors de la société, et ceux qui vivent en dehors d’elle, la société ne se permet pas de leur poser la plus petite question gênante. Malheureusement, tu as une fille…

HONORINE.

Je te prie… n’est-ce pas ?…

HENRIETTE.

Laisse-moi achever… une fille qui, non seulement accepte la société, mais a la plus grande hâte de se ranger sous sa loi. Alors ?… Ce jour-là, la société, autant elle était indulgente à celle qui vivait en dehors d’elle, autant elle devient rigoureuse pour celle qui veut prendre rang. Alors, elle se fait malotrue, la société, même grossière… elle pose des conditions et il n’y a rien d’étonnant qu’elle exige l’expiation des fautes qu’elle imagine qu’on a commises contre elle.

HONORINE.

On ne peut mieux dire !… Expiation n’est pas trop ! Je vois que tu te rends compte !

HENRIETTE.

Trouves-tu plus juste que ce soit moi qui la subisse, cette expiation ? Moi qui n’ai pas encore joui de la vie, moi qui suis innocente de tout, et qui devrai te faire, à vingt ans, le sacrifice de tout ce que je peux espérer de bonheur ? Voilà ce que je te prie d’envisager posément, ma petite chérie, sans colère facile qui coupe court à toute réponse je le reconnais, mais qui complique singulièrement les choses, au lieu de les simplifier. Il y a une situation de mère à fille, des responsabilités à endosser, une bonne fois pour toutes, qu’il faut que nous envisagions de front. Toute notre vie va en dépendre.

(Silence.)
HONORINE.

Soit ! C’est grave, en effet ! Nous voilà à un tournant où j’entrevois que tout ce que nous avons eu de bonheur réciproque, d’intimité charmante, va s’arrêter brusquement, et peut-être pour toujours, et ta vieille maman en éprouve, à l’avance, une tristesse infinie… Seulement… seulement, avant de me soumettre à mon juge, laisse-moi deux secondes pour m’habituer à cette idée, que c’est ta petite tête blonde, cette jeune figure de joueuse de tennis pour magazine illustré, qui va être mon tribunal et ma sentence… Si tu savais ce que c’est comique, avec ta frimousse, de t’entendre prononcer ces mots d’avocat correct et compassé. C’est un contraste si extraordinaire, si… terrible… que… que… tu vois j’en ai laissé éteindre ma cigarette !

HENRIETTE.

Ce contraste, à qui en revient la faute ?… Il est à l’image de ma vie. J’ai plus que mon âge… Mais toi, n’es-tu pas restée terriblement plus jeune que le tien ?

HONORINE, (éclatant et se levant.)

Mais non… mais non… sale moutard ! Tu m’exaspères à la fin !… Vous êtes extraordinaires, vous, les jeunes ! Vous croyez tout savoir… Est-ce que tu connais ta mère ?… As-tu pénétré son âme et sa vie ?… Du tout !… Tu la vois conventionnellement… comme une fille voit sa mère… c’est-à-dire avec les yeux des autres… Tu établis ton opinion sur ce que tu entends dire d’elle, sur des potins, sur des remarques superficielles et mondaines. « Elle est comme ci… elle est comme ça… il n’y a rien à faire !… » J’entends les conversations d’ici ! Mais le vrai moi, le moi privé, le personnage réel, grave, as-tu jamais été à même de le découvrir ?… Non ; puisque nous-mêmes, nous ne le montrons pas, puisqu’on se crée un personnage, plus ou moins factice, pour le monde et la cantonade… Entre une mère et une fille, il subsiste une barrière infranchissable. Et quand nous nous embrassons tendrement, les bras au cou, c’est toujours au-dessus de la barrière !…

HENRIETTE.

Ce qui est vrai pour une mère est aussi vrai pour une fille ! Si je ne te connais pas à fond, peux-tu prétendre me connaître mieux ?… Ce que j’ai été obligée de te cacher, ce n’est pas l’âme d’une femme qui s’éveille, les émois des sens, ce sont mes meurtrissures d’enfant, les humiliations que m’a fait subir notre vie irrégulière, des heurts continuels dès que j’ai été en âge de me rendre compte…

HONORINE.

Me les cacher ! Allons donc ! Mais, ma pauvre enfant, si tu ne m’as pas déclaré de guerre ouverte, — c’est une justice à te rendre, — tu t’es ingéniée, par contre, depuis des années, à me faire sentir ta réprobation perpétuelle. Et, si tu as rougi de ta mère, je ne l’ai pas ignoré… Il y a des silences qui sont pires que des paroles… Ah ! tu m’en as mis des linges mouillés sur les épaules !…

HENRIETTE.

Ah ! c’est que j’en ai eu de la glace dans les veines !… Puisque tu me parles ainsi, j’ai le droit de te révéler que j’ai souffert atrocement… tu m’entends… au point de vouloir te quitter et même, à un moment, me faire religieuse. Puis, j’en ai pris mon parti, j’ai apprivoisé ma douleur, vécu avec mon mal !… et j’ai mieux aimé, peut-être, te considérer, en effet, comme un étourneau raisonnable, que d’avoir à condamner tes actes.

HONORINE.

Quels actes ? Ma vie, du jour où je suis devenue responsable de ton avenir, a été exemplaire, je te prie de le croire !

HENRIETTE.

Ça, vois-tu, c’est comme lorsqu’on dit à un enfant : « Dès que tu as été malade, ne t’ai-je pas donné tous les soins ? » C’était auparavant qu’il fallait le soigner, l’enfant, qu’il fallait l’empêcher de se contaminer ! Va, j’ai plus souffert de ton passé que je n’ai souffert de ton présent… Crois-tu qu’elle a été gaie, ma jeunesse ? Même dans l’institution, où mes camarades me faisaient comprendre cruellement qui j’étais : « … Sa mère a des amants !… » Ah ! oui, « sa mère » !… Et à Biarritz, à Bagnoles-de-l’Orne, l’été, penses-tu que les lèvres d’homme qui m’effleuraient distraitement le front, je ne sentais pas que ce n’étaient pas celles d’un père ?… Oui, je sais… tu m’as fait voyager, tu as eu tout le tact désirable…

HONORINE.

J’ai fait, je crois, ce qu’il fallait pour épargner ton enfance.

HENRIETTE.

On n’épargne rien ! Lorsque je suis revenue d’Allemagne et que j’ai été obligée de donner mon passeport à la frontière, j’avais quinze ans, alors…

HONORINE.

Eh bien ! quoi ?

HENRIETTE.

Tu me l’as redemandé dès mon arrivée à Paris : « Et ton sauf-conduit ? » Je te l’ai lancé en criant : « Je ne tiens pas à le garder va ! Si tu crois que c’est gai de lire dessus cette inscription : « Père inconnu ».

HONORINE.

Ma pauvre petite, oui, je me souviens, comme si j’y étais encore… tu as claqué la porte.

HENRIETTE.

Tu m’as entendu claquer la porte, mais t’es-tu doutée que la petite fille montait dans sa chambre pour étouffer ses sanglots et que, pour la première fois, elle s’est mise à maudire toute l’injustice et la saleté de la vie ?…

(Elle va s’asseoir, la tête tournée de l’autre côté de sa mère, et refoule des larmes.)
HONORINE.

Ma chérie… ma pauvre petite Henriette… Je sais bien que tu as souffert… ce que je donnerais de ma vie pour que ces souffrances t’aient été épargnées !… Tiens, tu me bouleverses. Je t’aime tant !…

HENRIETTE, (se relève et va près de sa mère.)

Eh bien !… c’est justement… alors ? Si tu m’aimes… j’ai tellement souffert de notre irrégularité à toutes deux !… Maman… j’en ai horreur… Oh ! mais une horreur !…

HONORINE.

Je le sais.

HENRIETTE.

Une occasion inespérée s’offre… inespérée… le grand monde… le faubourg… mes rêves… et par-dessus le marché, l’amour… Même de son côté ! Du mien, c’est de l’adoration… Tu ne prétends pas que ce mariage ne soit pas exceptionnel !…

HONORINE.

Je dis que la condition qu’on pose à la base est pour moi inacceptable.

HENRIETTE.

Mais, à la fin, pourquoi ? Ce mariage, il y a des années que nous l’espérons tous !… tous ceux qui t’aiment te l’ont conseillé… Il est naturel, logique. C’est la paix pour tes vieux jours quand ils arriveront… le camarade… l’ami dévoué…

HONORINE.

Je t’en prie, ne discutons pas. Je ne veux plus recommencer à me disculper comme une enfant… Je dispose de ma vie et voilà tout… Je ne veux pas faire de Martin Puech autre chose que le meilleur de mes amis. Telle est ma fantaisie. Juge-la excessive, monstrueuse, mais prends-en ton parti… Ah ! dans quelle extraordinaire famille désires-tu entrer ?

HENRIETTE.

Mais, note qu’ils ne précisent pas !

HONORINE.

C’est encore bien aimable de leur part.

HENRIETTE.

Ils ne connaissent pas Martin Puech personnellement. Ils l’ont désigné, simplement, parce qu’ils savent que…

HONORINE.

Que c’est le seul homme qui consentirait à m’épouser, au moins le seul que je connaisse ! Il y en a peut-être d’autres !… enfin, ils me laissent le choix du parti, pourvu qu’ils réunissent toutes les conditions ! C’est encore bien aimable à eux !

HENRIETTE.

Mais je t’assure que…

HONORINE.

Non, ne discutons pas ! C’est insoutenable… Tu m’as donné le seul argument qui puisse me toucher… ta douleur… Si nous étions des êtres de roman, ce serait facile de satisfaire tout le monde. La mère se sacrifie, les deux cortèges, la noce… Je vois ça !… Par malheur, nous sommes dans la vie, il y a une suite à la dernière page du dénouement. Cette suite, c’est vingt à vingt-cinq ans de vie conjugale, sans amour… Merci ! Je ne suis pas assez vieille pour des négociations de ce genre. J’ai encore quelques belles années devant moi. Toi mariée, je ne disposerai pas mal de ma liberté, sois tranquille… ta mère n’offensera jamais sa fille, même dans ses amitiés les plus proches… Mais je jouirai de la vie, je voyagerai, je me ferai une existence remplie d’art et de camaraderie… Que veux-tu, c’est égoïste de ma part, mais dis-toi bien aussi que Nono était née une sincère, une amoureuse… Maintenant qu’elle a passé l’âge de l’amour, elle ne demande pas mieux que d’y renoncer à tout jamais, mais précisément qu’on n’exige pas d’elle, même par esprit d’abnégation, qu’elle prostitue ses vieux jours.

HENRIETTE.

Oh ! ce mot, ce mot ! vraiment !

HONORINE.

Tais-toi… J’arrête sur tes lèvres une réflexion injuste… et peut-être infâme… Toi, ma fille, tu es la dernière à pouvoir mesurer le degré de ma sincérité… la sincérité qui a présidé à tous les actes de ma vie, même si les autres en ont jugé autrement. Je l’affirme ! Penses-tu que si je n’étais pas cet être absolument sincère, je ne vous jouerais pas, à toi et à ta belle famille, un petit tour que vous n’auriez pas volé… parfaitement… je ferais un simulacre de mariage… après quelques mois, un bon divorce et adieu mes enfants… J’en suis incapable ! Je ne suis pas sûre que toi, tu ne souscrirais pas à cet expédient si je te proposais de le mettre à exécution, mais moi, je me reprocherais d’avoir causé le malheur et le ridicule d’un homme que je ne veux pas pour mari, mais qui a toute mon estime et mon affection.

HENRIETTE.

Qui te propose de pareils trafics ?… Je réclame mon bonheur, seulement…

HONORINE.

Mais, sapristi, demande-le à l’homme que tu aimes et que tu as choisi… celui qui a la possibilité de te le donner.

HENRIETTE.

Pas plus lui que toi !… Mon bonheur est hélas aux mains des autres ! Je n’en dispose pas, c’est affreux. Il faut qu’on le négocie… Fernand subit comme moi la fatalité d’un état de choses préalable contre lequel il ne peut rien. Je ne discute pas si oui ou non la condition qu’on met à ce mariage est abusive… Mais je dis qu’un seul être, s’il le veut, peut faire mon bonheur… Oui, il ne dépend que de ma mère, et elle le refuse !

HONORINE.

Parfaitement ! Le devoir a ses limites. Je t’ai faite belle, fortunée et parfaitement éduquée… Je suis quitte envers toi. Pour une désillusion, tu ne te doutes pas des richesses que contient l’avenir ! Ce chagrin passera plus vite que tu ne le penses… Tu n’aurais obtenu ce que tu crois le bonheur qu’à un prix honteux, qu’aucune obligation, aucune morale ne peut me contraindre à payer… Non, je n’ai pas ce devoir-là, je l’affirme… et tiens… je suis toute tremblante d’indignation d’avoir à te le redire une fois.

HENRIETTE.

En mettant au monde des enfants qui n’ont pas droit au même bonheur que les autres, qui ne sont pas appelés aux mêmes prérogatives, on se crée des devoirs qui dépassent ceux, bien légers, que tu as consentis jusqu’ici à ta fille !

HONORINE.

Je n’ai pas accompli tous mes devoirs maternels ?

HENRIETTE.

Non ! Pas tous.

HONORINE.

Répète-le.

HENRIETTE.

Non… pas de sacrifices, en tout cas, proportionnés à l’injustice de ma destinée et de ma naissance.

HONORINE.

Qu’en sais-tu ?… Ah ! je ne t’ai pas fait de sacrifice ? Eh bien, devant une affirmation aussi inique, je vais te révéler ce dont tu n’as peut-être aucun soupçon !… Pour toi, j’ai déchiré mes entrailles et mon cœur… sache-le ! Pour toi seule, je te le jure !… Je t’ai sacrifié ma dernière tendresse, quand tu es arrivée à un âge où ton avenir pouvait en souffrir, quand je t’ai reprise chez moi, l’être qui avait alors mon affection depuis plus de cinq ans, ma dernière illusion d’amour… j’ai eu le courage de m’en séparer.

HENRIETTE.

Je n’ignorais pas, en effet, qu’il y avait eu dans ton existence une séparation déchirante.

HONORINE.

Affreuse… affreuse… comme la mort ! Mais tu ne savais pas que c’était pour toi ! Cela, je te l’apprends, parce que c’est l’exacte vérité. Tous les moyens de nous unir, nous les avions essayés. Nous nous heurtions à une de ces fatalités qui sont si nombreuses, mon enfant, dans la vie et qui rendent tout rapprochement légal impossible. Pourtant, cette tendresse réciproque était appelée encore à nous fournir bien des années heureuses. J’ai eu l’énergie, en plein amour, de rompre, de rendre la liberté à cet homme en déchirant mon bonheur !… Ce que j’ai souffert, mon Dieu, ce que j’ai souffert, personne ne s’en est douté ! À ses yeux à lui, la raison de notre séparation ne sembla pas valable. Il me disait : « Une fille, une fille de seize ans qui va bientôt être libre de disposer de son sort. » Eh bien ! non, ma résolution était prise, je ne devais plus t’éloigner. Je voulais que la place fût nette… Elle l’a été ! À quel prix… Ah ! que viens-tu de me forcer à te dire, ma chérie ?… J’aurais mieux aimé perdre les yeux, la raison, que sais-je !… plutôt que de renoncer à cet amour !… Lui se raccrochait… Il me suppliait !… oh ! le dernier jour !… notre dernier rendez-vous aux environs de Paris, à Bois-le-Roi !… Mon Dieu, mon Dieu, j’y repense quelquefois en tremblant !… J’avais le pouvoir pourtant de ne pas laisser s’en aller là-bas, pour toujours, cette silhouette que je vois encore au tournant du chemin, le dos voûté par les larmes, et qui emportait tous les restes de ma jeunesse… Ah ! l’adieu !… l’adieu !… toi, qui commences, si tu savais ce que c’est que l’adieu !… et quand je suis rentrée, tu dormais, toi, toi, la cause de tout… Il était tard, je me suis approchée de ton lit de jeune fille, ces lits que l’on fait tout blancs, avec des rideaux de tulle et de rubans… Je t’ai embrassée comme tous les jours… « Bonsoir, maman », vite tu t’es retournée… la tête sur l’oreiller… Et moi, moi… j’ai commencé, cette nuit-là, les plus effroyables insomnies qu’une femme puisse subir !… Oh ! je ne t’ai pas sacrifié grand’chose, en effet, ma petite… Non, simplement ça… ma vie, mon cœur… Est-ce que ça compte, hein ?… Pourtant, j’ai cru que j’en mourrais… Mais, il en a été de ce sacrifice comme du baiser que je t’ai donné ce soir-là. Le meilleur, le plus profond que des lèvres puissent donner… tu ne l’as pas senti… Voilà… voilà… et je te le redonnerais maintenant, même après t’avoir tout dit, que tu ne le sentirais pas encore !

HENRIETTE, (à la table, levant la tête dans un cri immense de détresse.)

Maman !

HONORINE.

Quoi ?

HENRIETTE.

Maman !

HONORINE, (effrayée de l’intensité de ce cri.)

Qu’as-tu ?

HENRIETTE.

Maman !

HONORINE.

Mais parle… Tu m’effraies… qu’est-ce que tu as ?

HENRIETTE.

Maman… si ce mariage ne se fait pas… je me tuerai.

HONORINE, (épouvantée.)

C’est à ce point ?

HENRIETTE.

Oui… je me tuerai.

HONORINE.

Ma petite !…

(Henriette pleure, la tête dans les coudes. Grand silence.)
HONORINE, (après lui avoir caressé le front, puis avoir maîtrisé son émotion avec effort, parlant à voix un peu saccadée, lente.)

Je suis persuadée que tu ne fais pas habilement appel à ma sensibilité… Je suis sûre que le désespoir que tu exprimes, tu l’éprouves réellement… Je te plains. Oh ! je te plains de toutes mes forces… Je suis prête à te venir en aide par n’importe quels moyens… même l’éloignement de toi, décide… ordonne… mais il ne faut pas non plus que cette conversation aboutisse à une ambiguïté… ou de ta part à une fausse interprétation… Je bride mon émotion, et je te redis encore, après avoir tout bien réfléchi… bien pesé, et en opposant à cette fatalité ce dont je dispose encore de sang-froid et de bon sens… « Non, ma chérie »… Exige de moi telle peine, telle mortification que tu voudras, fût-ce la séparation, je te l’accorderai. Mais le reste, n’y compte pas, prends-en ton parti tout de suite, car…

HENRIETTE.

Oh ! je le sens bien… rien à faire !… Personne ne viendra à mon secours… Ah ! quand j’étais petite, au moins, je pouvais appeler quand j’avais du chagrin… Maintenant, je pourrais m’user en vain des heures à crier contre le bois de ce fauteuil !… Maman !… ma petite maman… tu ne peux donc rien pour moi !…

HONORINE.

Henriette !… Henriette !… Je voudrais au contraire venir à ton aide… te remettre dans le droit chemin !… mais tu n’es plus toi-même.

HENRIETTE.

Allons donc… J’ai toujours été pareille… seulement je bluffais, je crânais… Au fond, j’avais raison d’opposer une attitude à mon malheur… Je savais trop d’avance que la vie ferait de moi une victime !…

(Elle se lève brusquement.)
HONORINE.

Où vas-tu ?…

HENRIETTE.

Oh ! n’aie pas peur !… où veux-tu que j’aille, moi qui ne savais pas ce que c’était que pleurer. Je vais simplement tâcher d’épuiser mes larmes en une nuit… ce sera toujours ça de moins ! si l’on ne peut pas épuiser son chagrin !

HONORINE.

Voyons, ne nous quittons pas fâchées… que cette conversation ne nous ait pas éloignées l’une de l’autre… Au moins, si tu ne veux pas que nous nous embrassions, tends-moi la main en bonne camarade… Rien de grave ne nous sépare… ta main, je t’en prie !…

(Henriette sort en claquant la porte. Nono reste seule, désappointée, pensive, puis fait un grand geste de lassitude et sonne. Émilie entre.)
HONORINE.

Mes pantoufles… un saut de lit ou un peignoir… N’importe quoi, vite ! Prépare mon lit… je dînerai dans ma chambre… je me couche. (À Émilie qui reste en place, elle indique, d’un grand geste, l’excès de lassitude auquel elle est arrivée.) Oh ! Oh !…

ÉMILIE.

Oui, je m’en doute… Il n’y avait qu’à les voir arriver !…

HONORINE.

Oh ! tu sais, tu sais… j’en ai… j’en ai par-dessus la tête… Va-t’en, tiens, je ne sais plus où j’en suis !

ÉMILIE, (ronchonnant.)

Eh bien, vous avez de la bonté de reste ! À votre place, par exemple !

(Elle sort.)
UNE VOIX, (par la porte du fond, en même temps.)

On peut entrer ?

HONORINE.

Non… non. (Entre Madame de Chevrigny.) Ah ! c’est vous !…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Une seconde… Je vous rapporte les deux vases achetés…

HONORINE.

Oui, ce n’était pas la peine de vous déranger… Il n’y avait qu’à les faire envoyer… surtout que j’ai le cœur à les regarder, oui !… Je viens d’avoir une scène avec ma fille… abominable !… ah ! j’en ai par-dessus la tête !… ce que la vie va être gaie maintenant pour toutes deux !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Vous avez peut-être eu tort de provoquer une discussion. Il valait mieux nous en remettre le soin.

HONORINE.

Un peu plus tôt, un peu plus tard.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Écoutez… j’ai semé Roméo au coin de la rue…

HONORINE.

Oh ! ne prononcez pas même son nom à celui-là ! Je ne veux plus en entendre parler jamais de cette histoire !… de ce cauchemar ! Qu’on me laisse !… j’ai du chagrin, voilà tout ! De toutes parts, je reçois des horions, c’est injuste.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Je ne faisais qu’entrer et sortir pour vous rendre compte de la mission que vous m’aviez confiée… j’ai moi-même un dîner de douze personnes chez moi, ce soir, il faut que je me coiffe et que je m’habille. Allons, bonsoir. Vous avez besoin de repos et de solitude. Nous vous avons excédée, et dites-vous bien que tout ça s’arrangera.

HONORINE.

Oh ! je me connais ! Je supporte mal ces histoires-là… je vais me coucher pendant trois ou quatre jours… C’est mon seul remède… Je suis comme les bêtes devant la douleur, j’ai une lâcheté physique qui fait que, lorsque je souffre trop, je me couche, je dors… et, quand je ne dormirai pas, je fumerai vingt boîtes de cigarettes, refeuilleterai toutes mes partitions. Ah ! tous les Petit Duc du monde y passeront ! (Émilie est entrée et apporte le peignoir.) Ça va… et mes babouches grises, les vieilles…

(En sortant, Émilie a donné l’électricité des lampes, la chaise longue sur laquelle s’est jetée Honorine est éclairée.)
MADAME DE CHEVRIGNY.

Dites-moi… dites-moi… mais vous ne manquerez pas à ma soirée samedi… j’espère.

HONORINE.

En plein. Ne comptez pas sur moi.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Oh ! c’est impossible ! D’abord il faut vous distraire ! Ce sera excellent pour vous, et pour Henriette aussi.

HONORINE.

Elle et moi, nous allons être brouillées pendant des semaines.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Justement, cela vous imposera une détente de quelques heures. C’est excellent pour toutes deux. Écoutez, je tiens à vous avoir… D’abord, c’est de la musique. Vous rencontrerez des amis…

HONORINE.

Les amis, je les ai assez vus !… Pour le restant de mes jours. Promettez-moi au moins des têtes que je n’aurai jamais vues.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Vous trouverez en tout cas un camarade d’enfance, du moins à ce qu’il m’a dit lui-même… quelqu’un qu’on m’a présenté ces jours-ci, un homme charmant.

HONORINE.

Qui cela ?

MADAME DE CHEVRIGNY.

Monsieur de Jussieux !

HONORINE.

Jussieux ! De passage à Paris, alors ?

MADAME DE CHEVRIGNY.

Définitivement, je crois bien.

HONORINE.

Pas possible ! Il y a je ne sais combien d’années qu’il était consul de Turquie.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Mais, chérie, vous semblez oublier qu’il y a eu la guerre ! que les relations diplomatiques ont été rompues avec bien des pays.

HONORINE.

C’est vrai, mais je pensais que les consuls ça se transportait d’un pays à un autre…

MADAME DE CHEVRIGNY.

Alors, vous viendrez ?…

HONORINE.

Grand merci ! Je n’ai aucune envie de me montrer à un monsieur qui ne m’a pas vue depuis tant d’années. Si vous n’avez que ce genre de distractions à me proposer ! Non, sérieusement ; je suis à bout, j’ai un besoin infmi de solitude.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Entendu, je n’insiste pas. Je me sauve, je vous téléphonerai demain matin pour prendre des nouvelles.

HONORINE.

Trop gentille !

MADAME DE CHEVRIGNY.

Ne bougez pas. (Montrant les vases qu’elle a posés sur une commode.) Trois cent soixante-cinq francs !

HONORINE.

Ça ne m’étonne pas, il s’est fait empiler de trois louis.

(Madame de Chevrigny sort. Émilie, qui est revenue, est à genoux aux pieds de Nono et raccommode le bas de sa jupe.)
HONORINE.

Qu’est-ce que tu arranges là ?

ÉMILIE.

Je fais un point au bas du peignoir. Vous avez failli mettre le pied dedans.

(Un temps. Émilie pose la lampe basse à terre, de façon à mieux éclairer le bas de la robe.)

HONORINE.

Tu as entendu ?

ÉMILIE.

Quoi ?

HONORINE.

Ce nom qu’elle vient de prononcer, Jussieux, ça ne t’a pas frappée… ça ne te dit rien… Jussieux ?

ÉMILIE.

Non, je ne me rappelle pas.

HONORINE.

Moi, ça m’a donné des palpitations. Voyons, Jussieux… j’ai dû t’en parler tant de fois… oh ! c’est loin !… c’est le bout du monde… mon premier amour romanesque de jeune fille. Tu te rappelles Toulouse, la préfecture, le cours de danse !

ÉMILIE.

Ah ! oui, je n’avais pas retenu le nom, oui… oui… un petit bonhomme dont vous m’avez parlé.

HONORINE.

Un petit bonhomme qui a maintenant… attends… diable, qu’est-ce qu’il doit avoir, le petit bonhomme !… attends, attends, c’était en 1890… 91… Il avait alors vingt-quatre à vingt-cinq ans, au plus… Tu vois que ça lui donne une pièce de cinquante-deux ou cinquante-trois ans.

ÉMILIE, (les épingles entre les dents.)

Si Madame veut bien se tenir droite. Sans quoi, je vais faire l’ourlet trop court !… Et vous ne vous êtes jamais rencontrés depuis ce temps-là ?

HONORINE.

Pas que je sache ! Nous l’avons même évité… pendant des années… Depuis, nous nous sommes rencontrés peut-être… mais nous ne nous en sommes pas aperçus ! Tiens, ça a été exactement la même aventure qui arrive à ma pauvre fille, tout se répète !… Nous étions quasiment fiancés depuis des années !… Pense donc, nous passions ensemble toutes les vacances… et c’était d’un pur !… pas ça ! Rien qu’un baiser de temps en temps, mais on s’aimait ! On s’aimait comme des fous littéralement… Les jeunes gens, n’est-ce pas ?

ÉMILIE, (à genoux toujours et arrangeant la robe.)

Et alors… qu’est-ce qu’il y a eu déjà ?…

HONORINE.

Et alors, rien, l’éternelle histoire, l’histoire que je fais si tristement revivre à ma fille !… Je n’étais pas assez riche, pas assez bien née. Les parents n’ont pas voulu, lui n’a pas osé enfreindre l’ordre, mais il a senti qu’il fallait qu’il disparût pour toujours, sans quoi, si j’avais continué à le voir, ah ! je ne sais pas ce que je serais devenue ! Jussieux !… Jussieux ! Dieu qu’il était beau !… Il a toujours vécu à l’étranger. J’ai entendu dire qu’il a fait des conquêtes célèbres, qu’il a eu des aventures scandaleuses !… Séduisant et jeune comme il était, ce n’aurait pas été un homme fidèle… Que c’est loin… Mon Dieu !… que c’est loin !… Oh ! ne coupe pas le fil avec tes dents, ça m’horripile !…

ÉMILIE.

Je vais avoir fini.

(Elles restent encore, l’une droite, l’autre à genoux. Grand silence méditatif.)
HONORINE.

Dis donc ?

ÉMILIE, (toujours les épingles dans la bouche.)

Hein ?

HONORINE.

Dis donc. Sais-tu à quoi je pense ?… Ce serait fou, évidemment, irréalisable… Mais enfin…

ÉMILIE.

Pas si fou que ça !

HONORINE.

Tu as compris ?

ÉMILIE.

Il faudrait être une bête…

HONORINE.

Ah ! c’est que dans une situation comme la mienne, devant la douleur de cette malheureuse, les hypothèses les plus extravagantes vous viennent à l’esprit… Pauvre fifille !…

ÉMILIE.

Oh ! si c’est pour elle, alors…

HONORINE.

Si tu l’avais entendue tout à l’heure, c’était si touchant son cri de détresse… Maman… maman… comme on crierait : sauve-moi, au secours !… Que faire ? Que faire… Je suis comme dans certains cauchemars… J’ai un ordre obscur à exécuter, on m’a donné une forêt à traverser. Je lutte… il faut en sortir… je lutte…

ÉMILIE.

Oui, il faut tout tenter pour sortir de là… tout, mais pas Madame Martin Puech.

HONORINE.

Mais n’importe quelle hypothèse possible, je l’accueillerais, sauf celle-là… Alors… tout à coup, j’entends ce nom à mes oreilles, je tique, n’est-ce pas… mon devoir est de regarder de n’importe quel côté, s’il n’y a pas une lueur d’espoir au fond de cette obscurité… Songe, si au lieu de cette fin de vie desséchée, affreuse… qui m’attend… qu’on exige… ç’allait être le soleil, la lumière… ah ! mon Dieu !… seulement, avec ce visage, comment veux-tu que j’ose me présenter à cet homme après vingt-six ou vingt-sept ans… Non… je n’oserai pas !… Pourquoi sauter sur des chimères pareilles !… Décidément… je me couche, tiens, et je ne sortirai pas de huit jours.

(La robe est raccommodée.)
ÉMILIE, (rangeant la boîte et remettant la lampe à sa place.)

Mais si vous voulez bien réfléchir, c’est qu’il doit avoir passablement vieilli lui aussi, de son côté.

HONORINE, (souriant.)

À moins qu’il soit resté toujours très gentil !… Jussieux !… Est-ce qu’on m’a rapporté la robe rose que j’avais envoyé retoucher… la robe de soie ?…

ÉMILIE.

Oui, hier… Je l’ai accrochée dans la roberie.

HONORINE.

Je ne l’aime pas, cette robe… Il me semble que je suis ridicule là dedans… Elle est trop jeune pour moi.

ÉMILIE.

Pourtant, le drapé en biais du corsage est très joli.

HONORINE.

Allume !

(Émilie donne toute la lumière.)
HONORINE, (se regardant tout de suite dans la glace.)

Mon Dieu !… Mon Dieu !… Dans ces deux dernières années, j’ai encore tellement vieilli ! Regarde-moi ces yeux !… ce ravage ! Je ne suis plus que l’ombre de moi-même !… (Elle se regarde lentement.) Eh bien, moi qui, au mois de janvier avais pensé à ne plus me teindre les cheveux !… Crois-tu, quelle chance que je sois retournée chez le coiffeur !

ÉMILIE.

Ah ! vous voyez bien que vous êtes décidée à essayer.

HONORINE.

Tais-toi… j’ai honte ! Oh ! qu’exige-t-on de moi ?… quelle comédie !… Se faire belle… et pour lui ! pour lui plaire !… Mon cœur s’énerve… tiens, tâte… Il me semble que je redeviens tout à coup une enfant. Me voilà reportée aux soirées du printemps, dans la vieille préfecture de Toulouse… se faire belle… et on portait des robes à cette époque !… des horreurs… c’était la mode des manches à gigot… Dieu que c’était laid !

ÉMILIE.

Je crois… attendez donc… à cette époque. Comment étaient les robes, décolletées déjà ?

HONORINE.

Le gigot était remplacé par d’affreux petits ballonnets… tu sais bien… tu sais bien ?… et on mettait des gants très longs, jusque-là, ça me fait même penser à une chose !… ça me fait penser… (Dieu qu’on est romanesque à vingt ans !)… qu’après un bal, ce gant qu’il avait longuement couvert de baisers, je l’avais enfermé précieusement… Il y a même quelques années, dans un déménagement, j’avais retrouvé cette épave… puis… on est ingrat avec les souvenirs… celui-là a dû être jeté dans quelque coin. Mais en tout cas, j’ai sûrement conservé de cette époque des objets plus consistants qui ont résisté au déménagement.

ÉMILIE.

Quels objets ?

HONORINE.

Des accessoires de cotillon, un coupe-papier qu’il m’avait donné, représentant, je crois, une plume de coq terminée par un cachet… Où diable ai-je pu fourrer ça ?… Tiens, ça m’aurait distraite, puisque je ne sors pas ce soir et que je suis si triste, de refouiller un peu là dedans… de remuer ces choses…. Ça vaudra mieux que de feuilleter des partitions… attends !… Va donc voir, je te prie, sur le dernier rayon de l’armoire grise, dans le petit cagibi… Tu regarderas s’il n’y a pas un vieux carton à chapeaux sur lequel tu liras au crayon le nom de la propriété « Argentiès ». (Elle détache une clef d’un trousseau.) Tiens, voilà la clef. Tu me diras en même temps ce que fait Henriette… si elle est sortie ou si elle est dans sa chambre. C’est plus important. (Une fois Émilie sortie, Honorine prend sur sa petite table, près de sa chaise longue, le téléphone et, debout, elle parle.) Passy 34-40… Oui, Mademoiselle… Bonjour… c’est moi… non, non… une seconde seulement, c’était pour m’excuser de tant de grossièretés accumulées en un seul jour… J’avais peur tout à coup que vous m’en vouliez… Merci… merci… chérie… J’ai réfléchi, vous savez, je viendrai samedi… C’est entendu… oui, oui… vous avez raison… bien sûr !… Il faut se distraire… alors je vous laisse… Oh ! vous savez, ils se valent tous… au bout de vingt ans d’expérience, j’ai constaté qu’ils finissent toujours par vous casser les cheveux avec l’ondulation… Oui, le mien habite avenue, avenue Wagram, mais il ne vaut pas mieux que les autres, je ne vous le recommande pas !… au revoir… ah ! dites-moi, au fait, si je ne vous revois pas d’ici là par hasard, ne dites pas à Monsieur de Jussieux que je serai ce soir-là parmi vos invités… Mais oui, bien entendu, seulement, je désire voir s’il me reconnaîtra de lui-même, s’il viendra à moi !… Enfin, vous êtes femme, vous comprendrez !

(Émilie entre par la petite porte de droite, tenant un carton. Honorine parle à Émilie tout en parlant au récepteur.)
HONORINE.

C’est ça… c’est ça… ! (Au récepteur.) Merci, chérie, bonne soirée. Je vous laisse. C’est ça ! (Honorine prend le carton et sans l’ouvrir.) Je ne m’étais pas trompée, tu vois… « Argentiès »… comme c’est puéril, hein ! la boîte de Pandore !… et pourtant, pourtant, rien n’est plus grave, pourtant… eh bien ?…

ÉMILIE.

Quoi ?… Eh bien ?…

HONORINE.

Henriette ?

ÉMILIE.

Ah ! oui ! elle a fait dire à l’office qu’elle ne descendrait pas dîner… J’ai écouté à la porte de sa chambre en passant, je n’ai rien entendu. Alors, j’ai regardé par le trou de la serrure… Elle était comme ça, la tête dans ses mains…

(Silence.)
HONORINE.

Oui, ce soir, les deux chambres resteront fermées à clef et, pendant que les heures passeront, chacune sera là à rêver différemment, elle de ce côté… côté de l’avenir, moi, côté du passé ; je peux bien me payer cette illusion, puisqu’il paraît que ma vie est finie et qu’elle doit s’arrêter là !… En route ! En route ! Mais pour l’instant, machine arrière !

(Émilie sort par la chambre.)
HONORINE, (seule.)

(Restée seule, elle va fermer les portes à clef, pose le carton sur la petite table basse près de la chaise longue. Son visage exprime la satisfaction sentimentale et bébête des courtisanes devant le souvenir. Elle s’installe à côté, l’ouvre, en sort quelques accessoires de cotillon, elle fouille encore et en retire un gant ; elle le déplie, l’étire, le porte à son visage et, les yeux clos, elle respire longuement, profondément. Elle se délecte de cette bimbeloterie sentimentale.) Ma jeunesse…

(À ce moment la porte du couloir remue. On essaie visiblement de l’ouvrir. Honorine assise à terre ne bouge pas.)
LA VOIX D’HENRIETTE.

Tu as fermé… Je sais que tu es là… Je pourrais passer par ta chambre, mais puisque tu veux être seule, je m’en vais… Je voulais te dire que c’était entendu. Tu peux dormir tranquille maintenant. Je renonce à mon bonheur. Je m’en irai d’ici par exemple… Je vivrai seule, comme je pourrai… à l’étranger… Dors tranquille, va… Tu as tué ma jeunesse… Adieu !

(La voix et les pas s’éloignent.)
HONORINE, (répétant, les lèvres tremblantes.)

Ma jeunesse !


RIDEAU

ACTE II

La scène représente, vu de biais, un petit salon avec, à gauche, une loggia à balcon, donnant, au premier étage, sur une salle de concert, dans un hôtel particulier… Cette loggia est surélevée par une sorte de perron à double escalier, il y a cinq marches, plates et grandes, à chaque évolution de l’escalier. Au milieu des deux rampes, par conséquent, en dessous même du palier de la loggia, est disposé tout un coin intime de repos, comportant un meuble divan adossé au mur, une table de lecture, deux fauteuils, et ce coin est comme encastré dans la double évolution des rampes anciennes de fer forgé de la loggia. En sorte que toute cette partie du décor, vue de biais, est assez avancée en scène. La loggia qui, extérieurement, fait ventre sur la salle de concert, est ornée d’un balcon ancien en bois sculpté. À l’aplomb du mur intérieur, sur le palier, les portes vitrées de la loggia sont à coulisses. Mais elles comportent de chaque côté deux grosses retombées de tapisserie ancienne (très simples, en verdure), qui coulissent à la main.

De l’autre côté du théâtre, à droite, une vasque de marbre, entièrement fleurie d’azalées, est attenante au mur. Cette vasque n’est composée que d’une coquille et d’un pied représentant un dauphin. Au-dessus de la vasque, à hauteur d’homme, est encastrée dans le mur une glace cintrée. De chaque côté de la vasque, deux grands fauteuils à haut dossier vénitien. Cette partie du décor forme un petit avancement, une saillie murale.

Au fond de la pièce, qui n’est pas profonde, une petite porte, comprise dans la boiserie générale, qui donne sur le palier d’un petit escalier intérieur, lequel conduit au rez-de-chaussée et, par conséquent, communique avec la salle de concert.

À droite de la pièce, c’est-à-dire sur le mur qui va du caisson de la vasque à la petite porte en boiserie, une porte, au contraire assez grande, donne sur la galerie intérieure de l’hôtel, au premier étage.

Toute la décoration murale et architecturale de la pièce est Renaissance italienne. Plafond peint, par contre, dans le goût du XVIIIe siècle vénitien, à la Tiepolo.

Au lever du rideau, tout est éteint, comme dans une pièce qui ne sert pas à la réception. Seule, la très grande lumière qui vient de la salle de concert, par la baie ouverte de la loggia, éclaire la scène. On entend une voix de femme qui chante, accompagnée au piano. Un domestique entre dans la galerie et donne l’électricité. Il est suivi d’Honorine.

LE DOMESTIQUE.

Si Madame veut entrer…

HONORINE.

Merci, Lucien. D’ici, de la loggia, je peux très bien vous indiquer la personne en bas…

(Ils montent à la loggia. À ce moment, la voix de femme cesse sur une note aiguë. Applaudissements.)
HONORINE.

Mais je ne voudrais pas qu’on m’aperçût. (Elle se dissimule un peu dans les rideaux de tapisserie en regardant dans la salle. Seconde salve d’applaudissements, suivie d’un silence.) Tenez, approchez-vous… Vous voyez au fond… à droite… Debout dans l’embrasure de la porte… là…

LE DOMESTIQUE, (s’avançant sur le balcon de la loggia.)

Ce Monsieur qui a une barbe noire ?

HONORINE, (s’avançant aussi, légèrement.)

Non… non… plus loin… tenez… comptez trois personnes à partir de la porte et en allant de gauche à droite…. Un… deux… tenez, ce Monsieur qui tourne en ce moment la tête et qui met la main à son gilet.

LE DOMESTIQUE.

Ah ! oui. Madame, parfaitement…

HONORINE.

Eh bien, vous allez lui dire, sans attirer l’attention de personne, qu’une dame désire lui parler… Conduisez-le ici directement.

LE DOMESTIQUE.

Entendu, Madame… Si ce Monsieur demande de la part de qui, dois-je…

HONORINE, (en redescendant les marches.)

Ne dites pas mon nom… dites que vous ne me connaissez pas.

LE DOMESTIQUE, (en bas.)

C’est tout ?

HONORINE.

Oui, merci… (Le domestique sort. Un quatuor à cordes attaque. Elle va à la glace de la vasque s’arranger, mettre du rouge, un peu de poudre, du crayon noir aux yeux. Puis elle éteint quelques lumières, en cherchant les commutateurs, les lumières du haut, notamment. Ensuite, elle revient à la loggia comme précédemment et, dissimulée toujours, regarde.) Mais il se trompe, l’animal ! Ce serait un comble !… Ah ! non… voilà !…

(Elle inspecte d’un coup d’oeil la pièce, le champ de bataille pour ainsi dire. Afin d’obtenir plus d’intimité et étouffer la musique, elle tire, en faisant attention au bruit, la porte à coulisse, d’un côté seulement. De l’autre, elle tire la portière, comme si elle marquait l’intention de se dissimuler derrière. Ensuite, elle redescend à moitié, tend l’oreille pour écouter si l’on monte. Puis, brusquement, à un bruit entendu, elle remonte vite les marches et se poste effectivement sur le balcon de la loggia, en laissant retomber derrière elle la tapisserie. La scène reste vide un instant.)
LE DOMESTIQUE, (entrant par la porte de la galerie.)

C’est ici, Monsieur.

JUSSIEUX.

Mais je ne vois personne.

LE DOMESTIQUE.

Cette dame va venir… Si Monsieur veut bien attendre…

JUSSIEUX.

Mais enfin… qu’est-ce que cette blague ? Dites-moi son nom ?

LE DOMESTIQUE.

Je ne le connais pas, Monsieur.

(Le domestique fait un geste vague.)
JUSSIEUX.

Une jeune dame ?… Elle m’a désigné ou nommé ?

LE DOMESTIQUE.

Elle m’a montré et dit : « Vous voyez ce Monsieur… là-bas, qui met la main à son gilet…

JUSSIEUX.

Évidemment, c’est une désignation. Merci… c’est bien, je vais attendre.

(Le domestique sort.)


(Resté seul, Jussieux fait exactement ce qu’a fait Honorine, c’est-à-dire qu’il s’inspecte dans la glace, corrige le pli de ses cheveux, l’aplomb du gilet, la cravate. Tout y passe. Satisfait, il siffle, regarde la pièce, frappe la boiserie pour voir si elle est pleine, s’intéresse au plafond, puis, à nouveau, court à la glace pour regarder s’il n’y a pas quelque cheveu tombé sur le col de son habit. Puis, plus tranquille, il sort une boîte de cachou et en croque un pour se parfumer l’haleine. En ce moment, de dos à lui, Honorine soulève sans bruit la tapisserie mais, voyant que Jussieux se regarde dans la glace, lève les mains pour en faire descendre le sang et pour qu’elles soient plus blanches ; elle fait, crainte de le gêner, un pas en arrière et demeure derrière la draperie. Quelques secondes. Elle profite de ce que Jussieux tourne le dos pour pénétrer sur le palier de l’escalier. Mais elle fait exprès de se présenter de dos à Jussieux, en tirant le second battant de la porte à coulisse, derrière la tapisserie, qu’elle laisse ensuite retomber. Elle prend son temps intentionnellement pour que d’en bas Jussieux soit intrigué par ce dos de femme. Puis elle se retourne brusquement et se penchant sur la grille.)
HONORINE.

Bonjour, comment allez-vous ?

(Lui la considère de loin avec une légère hésitation et en fronçant les yeux pour reconnaître.)
HONORINE, (descend et d’une voix plus grave.)

Bonjour, Armand.

(Elle vient à lui la main tendue.)
JUSSIEUX.

Par exemple !

HONORINE.

Mais oui !… Je vous demande pardon de me présenter à vous dans cet appareil…

JUSSIEUX, (ahuri.)

Quoi ? Comment ?

HONORINE.

C’est-à-dire avec vingt-cinq ans de plus sur moi. Croyez bien que si j’avais pu les déposer au vestiaire…

JUSSIEUX.

Ah ! bon !… Vous avez sur moi cet avantage d’avoir pu préparer votre phrase d’entrée… Moi, je suis trop ému… trop surpris !… Excusez ma stupéfaction !…

HONORINE.

Tout de même, vous m’avez fait l’honneur de rougir quand vous m’avez reconnue… et je vous en suis très reconnaissante, mon ami.

JUSSIEUX.

Le fait est que je viens de sentir le sang m’affluer au visage !

HONORINE.

Vous allez vous remettre… Le temps que vos yeux s’habituent au nouvel aspect que je leur présente…

JUSSIEUX.

Oh ! ce n’est pas ça… Le temps, si vous voulez, de substituer dans la mémoire un cliché à un autre…

HONORINE.

Si vous avez un bon appareil photographique, un magasin qui fonctionne bien, ce sera l’affaire d’une minute.

JUSSIEUX.

Voilà, voilà !… C’est déjà fait.

HONORINE.

La plaque est descendue ? Interposée entre le souvenir et vos regards ?… C’est curieux comme on s’habitue vite, même aux choses désagréables !

JUSSIEUX.

Mais non, j’associe très bien le passé au présent !… C’est même cela qui est un peu hallucinant… Il y a dans votre figure des choses que je retrouve presque intactes… tenez, l’expression des yeux… et d’autres choses évidemment, qui n’ont plus aucun rapport… Oh ! ma chère amie ! comme c’est loin nous deux !… Comme ç’a été tendre, pourtant !…

HONORINE.

Hé oui ! Armand !… Vous êtes ce que j’ai le plus aimé au monde… C’est quelque chose, ça ! J’ai toujours soigneusement évité de vous rencontrer. Aujourd’hui, j’ai failli encore ne pas venir.

JUSSIEUX.

Tout à l’heure, je causais avec la maîtresae de la maison. Elle ne m’a pas dit que vous étiez là.

HONORINE.

On a peut-être eu peur que vous hésitiez entre l’appréhension et la curiosité… et qu’on ne puisse plus vous retrouver. Plusieurs fois, j’aurais pu aisément, au cours de la vie, me placer sur votre chemin ; la peur, la prudence l’emportaient sur tout autre sentiment… Mais ce soir, l’atmosphère me semblait plus convenable… Nous voyez-vous face à face dans un thé ou en pleine réception… « Bonjour, cher Monsieur, vous êtes pour quelque temps à Paris… etc… » quelle horreur !

JUSSIEUX.

Ah ! votre présence d’esprit est bien restée la même ! Vous êtes là devant moi, naturelle, souriante… Comme si vous m’aviez vu hier… Il est vrai qu’autrefois déjà, dans les circonstances les plus grave, vous auriez pu passer pour frivole ou mutine.

HONORINE.

C’est que moi, mon cher, il y a une heure bien comptée que je vous regarde… là… en bas… aller et venir. Une heure pour changer une plaque dans le stéréoscope, c’est beaucoup !… Tenez, je suis habituée à vous comme si je vous connaissais depuis… vingt ans !…

JUSSIEUX.

J’ai terriblement changé, n’est-ce pas ?

HONORINE.

Pas tant que vous croyez, mais tout de même plus que vous ne l’espérez.

JUSSIEUX.

Vers quarante ans, je suis devenu un gros homme… Cette transformation m’a été d’ailleurs très pénible… je vous l’avouerai.

HONORINE.

Oh ! Je retrouve, moi aussi, facilement l’expression de vos yeux… Tous ceux qui sont dignes de vivre, Armand, gardent toujours un peu de leur enfance dans les yeux… Faites voir vos mains… (Il les montre.) Oui…

JUSSIEUX.

Les mains, c’est en effet ce qui se déforme peut-être le moins… Oh ! mais maintenant, je n’ai plus aucun souci de mon aspect !…

HONORINE.

Allons donc !… à votre mise… à votre soin de vous-même, rien qu’à la façon dont vous vous coiffez, on sent que vous n’avez pas renoncé !…

JUSSIEUX.

Alors, attribuez-le aux habitudes d’un homme officiel… des années de consulat. La jaquette ou la redingote dès onze heures du matin.

HONORINE.

C’est que justement, je vous trouve très peu « redingote », vous vous parfumez ?… Rose blanche, hein.

JUSSIEUX.

Je ne sais pas !…

HONORINE.

Avec ça !… Dites-moi… et… (Un temps.) asseyons-nous, d’ailleurs… nous sommes là empotés en face l’un de l’autre. (Ils s’asseyent sous la loggia, elle dans le divan, lui sur un fauteuil. Un silence gêné.) Dites-moi… (Silence souriant, oppressé et bête.) Je ne sais plus ce que je voulais dire !

JUSSIEUX, (souriant.)

Soyez tranquille, ça reviendra.

HONORINE.

Ah ! oui !… Je voulais vous demander votre opinion.

JUSSIEUX.

Sur quoi ?… sur la façon dont Madame Durc a chanté tout à l’heure ?

HONORINE.

Sur la vie !… Comment trouvez-vous ça, la vie, maintenant que vous êtes à peu près fixé ?

JUSSIEUX.

Évidemment, ça pourrait être mieux… Mais, somme toute, je ne peux pas dire que j’ai été malheureux… Non, je ne le peux pas.

HONORINE.

Alors, la course a été belle ?

JUSSIEUX.

Pas trop vilaine… Il y a eu des jours que je pourrais marquer de cailloux blancs… puis aussi des passes désagréables… Comme tout le monde !… Je ne vous pose pas la même question ! J’ai sûrement entendu plus parler de vous que vous n’avez entendu parler de moi. Je sais que vous avez été heureuse.

HONORINE.

Qui est-ce qui a dit : « L’admirable dans le bonheur des autres, c’est qu’on y croit toujours ? » Armand, avez-vous quelquefois songé à ce qu’elle aurait été différente, notre vie, si nos parents avaient consenti à un mariage ?… La mienne en tout cas… Je n’aurais pas été du tout la même femme… Est-ce que le son de ma voix a beaucoup vieilli ?… Subsiste-t-il un peu de son timbre de jadis ?… Non, n’est-ce pas ?

JUSSIEUX.

Je vais vous dire une chose stupéfiante… je ne me souviens pas du tout de votre voix !… C’est la chose que le temps abolit le plus facilement. Je ne me souviens pas non plus, et même avec effort, de la voix de mon père, et je n’ai cessé de l’entendre qu’il y a une quinzaine d’années. Pourtant, oui, il me semble que votre voix a toujours ses mêmes nasales profondes de jadis… Attendez, je vais y repenser en fermant les yeux ! Dites « Nous passerons par l’écurie et nous ferons seller Basquine ! »

HONORINE.

Ah ! non, non ! Ce n’est pas de jeu… Vous choisissez la voix la plus ancienne… celle de notre enfance…

JUSSIEUX.

Dites, pour voir.

(Il ferme les yeux.)
HONORINE.

Armand !… Nous passerons par l’écurie et nous ferons seller Basquine… Pauvre Basquine, il y a beau temps qu’elle est morte…

JUSSIEUX.

Eh bien, je retrouve le son de votre voix, je vous jure. La preuve, c’est que je viens de revoir la paille fraîche, le coup de soleil sur les poules… la petite porte basse de l’écurie qui donnait sur les lauriers-tins.

HONORINE.

Oui, ce côté si triste, si abandonné du jardin, avec les balsamines traînant à côté des vieux buis.

JUSSIEUX.

Avez-vous toujours cette propriété de vos parents ?

HONORINE.

Elle appartient encore à ma famille… Mais je pourrais la racheter… J’en ai l’intention… Ce serait bon d’y revivre un peu…

JUSSIEUX.

Oh ! défiez-vous de ces exhumations, ma chère ! je les ai essayées quelquefois sans grande réussite… Les souvenirs vous tentent d’abord par leur fraîcheur… et puis, après, ils se dessèchent et ils ont finalement raison de vous… On dirait que les fantômes vous tirent par les pieds ! J’ai horreur de ça !

HONORINE.

Quoi ? Vous n’êtes pas respectueux du passé, Armand ? Oh ! quelle désillusion ! J’espérais tant !

JUSSIEUX.

Moi ? Il n’y a pas un être au monde qui soit plus sujet aux souvenirs !… Vous tombez mal !… Je dis justement qu’il faut quelquefois résister à leur sujétion… par l’hygiène… Les souvenirs n’ont pas, à tous les âges de la vie, le même charme… Jeunes ils ne pèsent pas d’un poids bien lourd !… Mais quand l’espace se rétrécit devant nous, les mêmes souvenirs prennent un aspect… plus irréparable… on ne joue plus avec eux… Je ne tiens pas à me rappeler quoi que ce soit de mon existence passée !… Quand des arrière-goûts m’en reviennent… quand des souvenirs se mettent à passer là-bas… pan !… je n’hésite plus à tirer dessus comme sur des lapins !

HONORINE.

Quelle belle adolescence nous avons eue !…

JUSSIEUX.

Ah ! ça oui !… Quelle joie nous éprouverions à regarder notre enfance, sur l’écran !… Dites donc… Oh ! nous revoir en train d’allumer un fagot de bois ou de monter en barque !

HONORINE.

Je vous prie de croire que j’aimerais mieux ça que d’aller au cinéma voir les Mystères de Chicago.

JUSSIEUX.

Pour moi la fraction de temps qui va de l’enfance à la fin de la jeunesse de dix à vingt-quatre ans est grande comme ça. (Geste.) Le reste, petit comme ça… (Geste.) En somme, passé cet âge, on ne fait plus que vivre sur ses positions acquises. On croit vivre, on se continue.

HONORINE.

Ah ! vous aussi vous avez cette impression… Comme c’est curieux !… Tout le monde n’est pas de la sorte… Il y a des gens qui prétendent n’avoir pas gardé de souvenirs de leur enfance… J’ai des amis comme ça !

JUSSIEUX.

Moi aussi… mais ce sont des animaux.

HONORINE.

Figurez-vous que le présent ne m’intéresse jamais… qu’à partir du moment où il devient du passé… Et alors je me mets à le regretter, mais à le regretter !… À ce compte-là on ne peut jamais être heureux, n’est-ce pas ?

JUSSIEUX.

Mais si… Des natures comme les nôtres vivent au contraire avec plus d’intensité.

HONORINE.

Oui, mais tout de même… si l’on était comme les animaux dont vous parlez, si l’on ne faisait pas toujours cette fichue comparaison avec le passé, la vie ne serait pas si difficile que ça !… Vous ne pouvez pas savoir, Armand, à quel point vous avez été l’obsession de ma mémoire… la pierre de touche de tous les bonheurs…

JUSSIEUX.

Et vous donc !…

HONORINE.

On dit cela… par politesse.

JUSSIEUX.

Mais non, c’est la vérité… (Il a envie de parler, puis s’arrête.) Je pourrais vous dire, mais à quoi bon ?

HONORINE.

Si… si… je vous en prie… ça ne me sera probablement pas désagréable du tout à entendre.

JUSSIEUX.

Ah ! que de fois, que de fois j’ai eu votre obsession… même après des années et des années… Tenez, jusque dans l’amour, votre image m’a poursuivi très longtemps… je puis bien vous le dire… (La voix se fait de plus en plus sourde, plus lente.) Pourquoi pas ?… Vous ne saurez jamais combien de fois j’ai embrassé l’épaule nue de la jeune fille que vous étiez… j’ai passé vos petits bras à mon cou… que de fois j’ai dénoué vos cheveux en tenant une autre tête que la vôtre…

HONORINE, (doucement émue.)

Taisez-vous, taisez-vous !… Et pourtant vous avez connu des femmes qui devaient être bien plus jolies que je n’ai jamais dû l’être !… car que de conquêtes n’avez-vous pas faites !… Vous étiez vraiment le type de l’homme à femmes, le prédestiné… On m’a dit que vous aviez été terrible et cruel…

JUSSIEUX.

En vérité, des femmes sensibles ont trouvé en moi un amateur tantôt serviable, tantôt irrité.

HONORINE, (souriant.)

Alors, je vous demande pardon, vous disiez ces femmes… ces aventures !… J’en reviens à mon idée parce que je vous assure que ce n’était pas désagréable du tout.

JUSSIEUX.

Oui, vous étiez de ces privilégiées que nous transportons avec nous et auxquelles on fait appel régulièrement dans certaines circonstances, l’ennui, la maladie, la volupté… quelquefois le simple bonheur.

HONORINE.

Oh ! oh ! dans le bonheur… rarement sans doute ! Est-ce que je ne revenais pas plus facilement au moment des déceptions ?

JUSSIEUX.

Tout de même ! Dans un beau matin de soleil, dans un paysage qu’on respire largement, dans une musique, on sent, tout à coup, en soi, des associations incompréhensibles… Le passé a l’air de vous crier : « Tiens, bonjour !… Comme on se rencontre !… » Oh ! ce ne sont pas les grands sentiments, les larges agitations de la vie qui reviennent… non… ce sont de petits détails, des sensualités, des choses menues, des brins de paille charriés par la mémoire et qui surnagent on ne sait pourquoi.

HONORINE.

Mais dans quel ordre d’idées ? Donnez-moi une indication pour comparer si ce sont un peu les mêmes pailles que j’ai gardées de mon côté.

JUSSIEUX.

Rien. Mille broutilles ; vous voulez des exemples ? Eh bien ! sur l’impériale de l’omnibus de famille qui nous conduisait d’Argentiès à la ville, un baiser timide… Cette façon de s’appuyer longuement la joue l’un contre l’autre, une caresse que je vous ai donnée sur votre poignet d’enfant pour sucer le sang d’une petite piqûre… tenez… certaine étreinte dans la grange à foin d’Argentiès… sur le haut du palier… Ah ! nous n’avons pas été loin de nous prendre ce jour-là !…

HONORINE.

Oui… oui… je vois… maintenant… C’est à peu près le même ordre d’idées !… Armand, quelle étrange substitution dans la mémoire !… Vous ne trouvez pas ?… Nous nous aimions d’âme profondément, nous avons eu une séparation déchirante, atroce, j’ai voulu mourir et c’est cette partie de nous-mêmes qui s’est le plus effacée… D’autres amours sont venues sans doute qui ont tout absorbé… Ce qui subsiste seul en nous, c’est ce qui est spécial à la jeunesse et qu’on ne retrouve pas dans les autres amours… une sensualité mêlée à la joie physique de nos vingt ans… ça, c’est l’irréparable !

JUSSIEUX.

Oui, la sensualité de la jeunesse c’est si différent de celle qui vient après… J’ai souvent songé qu’à l’heure de la mort ce ne sont pas les vastes adieux, les grandes raisons qu’on a eues de vivre, qui doivent vous hanter, mais de minuscules images de bonheur, une promenade, un paysage, une soirée passée dans la joie… C’est cela, peut-être, qui constitue la part la plus lourde du renoncement !

HONORINE.

Ainsi, Armand ! quel bonheur !… vous aussi, vous étiez atteint de cette maladie du souvenir ? Vous ne pouvez imaginer le plaisir que vous me faites !… Alors, comme j’ai eu tort de venir ce soir !

JUSSIEUX.

Pourquoi donc ?

HONORINE.

J’ai tant de honte d’être devant vous… moi qui suis devenue une vieille femme !… Il ne reste plus rien de moi !… Si vous avez gardé, comme vous le dites, un intense souvenir de notre jeunesse, en substituant l’image nouvelle à l’ancienne, je vous aurai gâché ce souvenir. C’est déjà un crime bien suffisant ! J’aurais peut-être tari en vous une source d’émotion favorite ; Armand, dire que tout le prestige du passé finit peut-être aujourd’hui en ce moment même où nous l’évoquons. Comme ce serait triste !

JUSSIEUX.

Justement ! Il ne le faut pas !… C’est si émouvant de nous être retrouvés, même déformés par la vie !… Il ne faut maintenant plus nous perdre de vue… nous allons nous fréquenter beaucoup, beaucoup ! Que faites-vous dans l’existence ? Vous vous ennuyez peut-être… Moi, horriblement… Je reviens incompris dans la vie de Paris… Je ne retrouve plus aucun lien entre le moi d’autrefois et le moi de maintenant. Ce serait si bon de sentir au contraire une amitié profonde basée sur un passé commun… Que de motifs d’être heureux nous soulèverons à chaque pas…

HONORINE.

Mais quand vous aurez usé le souvenir, quand vous cesserez d’évoquer cette image, qu’il n’y aura plus d’association de sentiment… entre le passé et le présent… (Elle soupire.) Oh ! mon ami !… mon pauvre Armand… Dire que c’est nous, cela, hein ?… Comme c’est émouvant ces cinq minutes de notre vie… (Elle se lève.) Tenez, ce gant, prenez-le…

JUSSIEUX, (assis, prend le gant bêtement, sans comprendre.)

Oui… merci…

HONORINE.

Ce gant… démodé… c’est celui que je portais certain soir au bal de la Préfecture à Toulouse, un 1er juillet… je crois bien.

JUSSIEUX.

Oh ! oui… oui ! Je revois cela tout à coup.

HONORINE.

Ce gant, vous l’avez embrassé éperdument. J’avais juré, ce soir-là, de ne plus le remettre à mon bras et de le conserver… Chose plus étrange, je l’ai retrouvé, mon cher, au fond d’un vieux carton. Comme il ne fallait pas songer, hélas, à le remettre, je vous l’ai apporté. Si ça peut vous intéresser, si vous êtes collectionneur, je vous le cède bien volontiers !

JUSSIEUX, (se levant à son tour et mettant le gant entre le gilet et le plastron.)

Ah ! mais il serait temps que vous en finissiez avec cette vieille légende de l’homme à femmes… Je n’ai jamais cherché à plaire… J’ai eu de bonnes fortunes, c’est vrai, mais bien plus de rencontres brusques et brèves que de véritables amours… J’étais ainsi fait… Les grands voyageurs ne sont guère que des voluptueux… Mais maintenant je vous assure, que je peux faire un mari très sortable.

HONORINE.

Oh ! oh ! tout de suite, voyez-vous, les sottises… Il ne faut pas prononcer ce mot.

JUSSIEUX.

Mais si… pourquoi pas ?

HONORINE, (s’appuyant légèrement à un fauteuil.)

Ah ! mon ami, tenez… je suis toute tremblante… ne jouez pas avec des mots qui ont fait déjà tant de mal… quand ils étaient jeunes… et qui maintenant sont bien dangereux.

JUSSIEUX.

Mais je suis très sérieux. Revoyons-nous d’abord souvent… tous les jours… voulez-vous ? demain je vais déjeuner chez vous, puis vous prendrez le thé à mon hôtel… Vous verrez que je n’ai aucune des manies de célibataire… Et puis j’ai des talents de société… je fais des tours de cartes épatants… je chante encore pas trop mal…

HONORINE.

Vous aviez une si jolie voix de ténor…

JUSSIEUX.

Oh ! maintenant je barytonne beaucoup… mais je transpose ce que je chantais autrefois dans un autre ton, ça revient au même.

HONORINE.

C’est toute la vie ça !

JUSSIEUX.

L’essentiel est de savoir transposer !… Et nous savons, nous autres !…

HONORINE.

Hum !… Je n’ai jamais été très forte en solfège…

JUSSIEUX.

Vous rappelez-vous nos soirées de musicaillerie idiote sur le piano ancestral ?… « Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu… »

(Il chante avec gestes.)
HONORINE.

Chut !… On va vous entendre en bas !

JUSSIEUX.

Ce serait un joli succès… Ma voix ne porte pas aussi loin que ça !… (Avec entrain.) Comment va l’oncle Paul ?

HONORINE.

Il est mort.

JUSSIEUX.

Allons, tant mieux, tant mieux !… Et mossieu de la Grande-Montagne ?…

HONORINE.

Je crois qu’il a épousé sa cuisinière…

JUSSIEUX.

Zut !… Je n’ai pas de chance… dans mes évocations… Et votre amie Noëlle… et la vieille statue en plâtre du parc sur le socle de laquelle j’écrivais l’heure de nos rendez-vous ?…

HONORINE.

Toujours debout…

JUSSIEUX, (s’emballant.)

Brave fille ! Et le cours de danse… et la plage d’Houlgate… et votre noyade !… oui, oui ! tout est là, je vous dis… vivant… réel… Tout cela se ranime à mesure que nous en parlons !… Avons-nous assez ri ! Nous nous tenions toujours par la main !… Comment n’avons-nous pas fauté par exemple, nous aimant comme nous nous aimions… ça c’est incompréhensible !… Et comme nous avons eu tort de ne pas nous laisser aller à nos désirs ! Le voilà, tenez, le voilà, le pire des regrets… Oh ! n’avoir pas profité de nous… quand nous étions jeunes et beaux ! N’avoir fait que nous côtoyer, nous effleurer pendant les cinq ou six années les plus délicieuses de la vie !… N’avoir jamais franchi la barrière du désir !… Quelle sottise !… Ah ! oui, quelle sottise !

HONORINE.

Et au bénéfice de quoi… quand j’y songe… quand je juge maintenant la vie qui a suivi.

JUSSIEUX.

Avoir laissé passer la plus belle forme de nous-mêmes, ce moment si fugace de l’être humain, sans en jouir. Tout cela qui a été englouti horriblement vite, et qui ne renaît que dans le souvenir désespéré que nous en avons !… Ah ! comme c’est immense la jeunesse !… Nous ne l’avons, ni assouvie, ni réalisée… Ne pas pouvoir la ressusciter ! Quelle injustice que la vie !

HONORINE.

Oui, Armand, c’est affreux… Pleurons ensemble, en nous retrouvant, cette espèce de mystification de la vie… Mais c’est un peu le drame de tout le monde, le seul drame qui compte au fond, le seul : le drame du temps !

JUSSIEUX.

Non, ce n’est pas vrai qu’il en soit ainsi pour tout le monde. Il ne s’agit pas d’un simple appel vers la jeunesse perdue. Nous pleurons un bonheur que nous aurions pu avoir. Le respect stupide d’autrefois qui a séparé nos bouches, arrêté nos bras au seul moment qui vaille d’être vécu… Je vous vois encore telle que vous étiez… J’adorais votre joue légèrement duvetée comme l’ont certaines adolescentes… vos étirements d’enfant sur l’herbe…

HONORINE.

Never more !… Jamais plus !…

JUSSIEUX, (le genou sur un fauteuil, assez près d’elle qui reste droite, pâle, adossée à la grille des marches.)

Mais, dites, cette odeur puissante de la jeunesse, cette persistance de parfum, nous l’avons encore sur nous. Peut-être pourrons-nous encore la respirer souvent…

HONORINE.

Oui, mon ami… mais ce sera autre chose… de défiguré… L’image, la vraie, elle est là… vivante encore… seulement il faut fermer les yeux pour la voir !… Tout à l’heure, instinctivement, c’est ce que vous avez fait, d’ailleurs, pour écouter ma voix… Comme je l’avais fait moi-même, il y a deux jours, en respirant le gant que je vous ai donné…

(Il le sort de son gilet et, toujours un genou sur le fauteuil, il s’appuie au dossier des deux coudes. Alors il porte le gant à la bouche, les yeux fermés comme il l’a fait tout à l’heure, mais en accentuant le geste.)
JUSSIEUX, (ainsi les yeux clos et comme s’il avait les deux poings à la figure.)

Oui… je vois votre petit chapeau rose… le cou défait… comme je l’ai revu tant de fois… Comme je vous ai appelée dans mes nuits de désir… c’est là !… c’est là… exact, frais, vivant. Oh ! si l’on pouvait une seconde, une seconde seulement, arracher du néant cette image engloutie !… Ah ! le temps qui nous prend tout… et qui ne rend jamais rien…

(Il dit cela intérieurement, mentalement, avec une voix chaude et irritée.)
(Henriette, suivie de Madame de Chevrigny, entre par la petite porte du fond.)
HENRIETTE.

Eh bien, on te cherchait partout !

MADAME DE CHEVRIGNY.

C’est moi qui ai deviné que vous deviez être là…

JUSSIEUX, (se retourne et se dresse en poussant une exclamation effarée.)

Oh ! par exemple… Vous !… à vingt ans !

HONORINE, (allant à elles.)

Nous bavardions avec Monsieur de Jussieux… Nous ne nous étions pas revus depuis tellement d’années… (Elle présente.) Ma fille… Monsieur de Jussieux… un camarade d’enfance dont tu as peut-être entendu parler…

HENRIETTE.

Monsieur…

MADAME DE CHEVRIGNY, (prenant le bras d’Honorine.)

Vite, chérie !… La princesse Stirbey veut absolument causer avec vous au sujet de votre protégée… c’est l’entr’acte, la première partie est terminée… Mais comme la Princesse est obligée de nous faire faux bond… descendez vite quelques minutes, je vous en prie, et je vous rends votre liberté.

HONORINE, (se dirigeant avec elle vers la porte du fond et cherchant un diapason naturel.)

Très bien, cette première partie. Nous entendions d’ici, nous n’avons rien perdu. Le quatuor a très bien marché.

MADAME DE CHEVRIGNY.

Il n’y a que le violon solo qui n’est vraiment pas très fameux et…

(Elles sortent.)
JUSSIEUX, (à Henriette qui les suivait.)

Oh ! restez une seconde. Je vous en prie, Mademoiselle, c’est tellement inouï… cette ressemblance avec votre mère quand elle était jeune fille… vous ne pouvez pas savoir ! J’ai failli pousser un cri de stupéfaction quand vous êtes entrée !…

HENRIETTE.

Oui, on me l’a déjà dit bien des fois !…

(Madame de Chevrigny et Honorine sont sorties en laissant la petite porte ouverte.)
JUSSIEUX, (vivement.)

Mais vous ne pouvez pas, Mademoiselle, soupçonner à quel point ! Je suis peut-être le plus vieil ami de votre mère. J’ai assisté à son enfance ; alors, seul parmi vos relations, je puis ce soir rapprocher les images, les comparer. D’autant mieux que je viens justement de revoir votre mère, pour la première fois, depuis… vingt-sept ans.

HENRIETTE.

C’est un chiffre.

JUSSIEUX.

Quand je l’ai quittée, elle n’était pas beaucoup plus âgée que vous l’êtes maintenant !… Alors songez… Telle que je l’ai quittée, il y a vingt-sept ans, telle je vous retrouve tout à coup, comme une apparition !

HENRIETTE, (intéressée.)

Je lui ressemble vraiment tant que ça ?

JUSSIEUX.

Oh ! c’est-à-dire que ce sont plus des expressions que des traits ! Il y a des différences essentielles. Évidemment, si je vous avais vu grandir, si je vous avais rencontrée deux ou trois fois, cette ressemblance me frapperait moins, elle s’atténuerait. Mais pour le moment, Mademoiselle, je ne vous connais pas du tout ! Savais-je seulement exactement si votre mère avait un garçon ou une fille. Et tout à coup, au moment même où elle et moi nous reconstituions ce que le temps nous semblait avoir détruit à jamais… crac ! la porte s’ouvre… je lève les yeux !… Ma parole, il m’a semblé que j’avais un vertige, une espèce d’hallucination ! Et maintenant encore, tenez, près de ce fauteuil… Oh ! je vous demande pardon, je sens que ce Monsieur inconnu doit vous paraître idiot, mais son émotion est si naturelle.

HENRIETTE, (souriant sympathiqueinent devant cette volubilité et ce trouble un peu ahuri.)

Mais non, mais non, Monsieur, je devine très bien ce que vous devez éprouver.

JUSSIEUX.

C’est que j’ai été un camarade de votre mère, si journalier, si constant. Nous avons eu une enfance très rapprochée…

HENRIETTE.

Alors, si vous m’aviez rencontrée dans la rue ou dans le métro, vous n’auriez pas douté une seconde que j’étais la fille de Nono.

JUSSIEUX, (s’animant en parlant debout.)

Oh ! pas une seconde, je vous le garantis. Vous auriez vu, devant vous, un Monsieur qui aurait laissé tomber sa canne ou son chapeau de stupéfaction ! Mais, je vous le répète, ne croyez pas que ce soit une ressemblance de traits absolument définie. En général, les vraies ressemblances ne sont pas perceptibles à tout le monde. Avez-vous remarqué les discussions interminables des parents ?… « Je trouve qu’il ressemble à mon grand-père… Non, à ma mère… Non, à la tienne… », etc…, etc… Il n’y a qu’un étranger, n’importe qui, la concierge, la modiste, mais un œil neuf, en tout cas, qui peut décider du degré ou de la qualité de ressemblances… Oh ! tenez… le mouvement que vous venez de faire… ce geste en avant des cinq doigts de la main ! C’est inouï…

HENRIETTE, (elle rit.)

Dites-moi, Monsieur, ça m’intéresse prodigieusement ce que vous me dites là ! En effet, personne de mon entourage n’a connu maman à l’époque lointaine dont vous parlez !… On m’avait dit souvent que nous avions des ressemblances mais pas à ce point : même dans les photos, j’ai trouvé, comme vous le dites, des différences très sensibles. Il est vrai que les photos, ce n’est pas la vie. Et votre cri de stupéfaction a été si sincère, Monsieur, qu’il n’y a pas de doute possible sur cette espèce d’identité.

JUSSIEUX.

Voilà… Vous dites le mot, ce n’est pas de la ressemblance, c’est l’identité même…

HENRIETTE.

Mais spécifiez-moi par exemple. Parce que, maintenant, ces points de ressemblances sont tellement effacés.

JUSSIEUX.

D’abord, avant tout, les yeux…

HENRIETTE.

Là, en effet, tout le monde est d’accord.

JUSSIEUX.

Le ton de la chair, la peau, l’expressivité du mouvement général… tenez, cette façon de regarder de côté en levant le sourcil.

HENRIETTE.

Comme ça ?

JUSSIEUX, (riant.)

Ah ! non, ne le faites pas exprès, c’est déjà moins ressemblant ! Ça devient de l’imitation… c’est tout autre chose !… Et puis, voulez-vous savoir, par-dessus tout, le rire.

HENRIETTE, (sincèrement étonnée.)

Le rire ? Ah ! ça, vous m’étonnez !… J’ai donc ri en entrant.

JUSSIEUX.

Et vous riez encore. Avec moins d’éclat que tout à l’heure, voilà tout.

HENRIETTE.

Oh ! je n’appelle pas ça rire ! Vous avez cru l’entendre à vos oreilles !

JUSSIEUX.

Alors, qu’est-ce que ce doit être quand c’est ce que vous appelez rire !

HENRIETTE.

Non, vous avez vu à peu près mon maximum, et c’est un maximum auquel je n’atteins pas tous les jours.

JUSSIEUX.

Voilà qui est étrange, parce que ce qui frappe en vous, c’est, avant tout, une expression de jeunesse et de fraîcheur qui n’a pas l’air de pouvoir dégénérer en mélancolie.

HENRIETTE.

Oui, le fond de ma nature était gai. J’étais peut-être faite pour le rire, comme Nono elle-même. Seulement la vie s’est chargée de modifier tout ça.

JUSSIEUX.

Pas possible. Je vous demande pardon de mon étonnement. Je suis si peu au courant de votre vie à toutes deux… après vingt-sept ans d’absence… Vous avez eu de grands soucis ?…

(Il s’assied sur le bras d’un fauteuil en se rapprochant légèrement d’elle qui est debout, au milieu de la scène, et regarde son éventail fermé à la main, puis il le lui prend.)
HENRIETTE.

Depuis cinq ou six ans, pas mal ! Oui, j’ai eu charge d’âme, moi !

JUSSIEUX.

Pourtant à votre âge, voyons !…

HENRIETTE.

Mais c’est que, figurez-vous, Monsieur, très jeune, j’ai eu un enfant.

JUSSIEUX.

Hein, quoi ?

HENRIETTE.

Mais oui, Nono !

JUSSIEUX.

Ah ! bon, vous m’avez fait peur ! Cette maternité-là me rassure ! Elle est donc restée si enfant de caractère que cela, Nono ?

HENRIETTE.

Mais oui… elle a toujours continué. On n’a jamais pu l’arrêter.

JUSSIEUX.

Sapristi, mais c’est que je viens d’avoir une conversation avec elle qui ne me donnait pas du tout cette impression… Oh ! non ! je l’ai trouvée grave, sérieuse, clairvoyante.

HENRIETTE.

On a des compartiments secrets, voilà tout.

JUSSIEUX.

Ces petits yeux noirs n’ont pas toujours reflété la joie de vivre ? Cette petite bouche a fait la moue ?

HENRIETTE.

Plus d’une fois.

JUSSIEUX.

Eh bien ! vous avez tort. C’est un crime, soyez gaie, soyez jeune, profitez-en, petite malheureuse. Croyez-en l’homme mûr qui vous parle !… (Il se lève et s’anime.) Ah ! la jeunesse, il n’y a que cela d’absolument beau dans la vie ! Tout le reste est vain !… Alors vous ne vous êtes pas roulée dans le foin. Vous n’avez pas joué à chat perché ? Vous ne vous êtes pas enivrée de sport et d’espace ?

HENRIETTE.

J’ai fréquenté les cours de la Sorbonne. Je me suis occupée beaucoup d’ouvroirs, j’ai été dans les hôpitaux.

JUSSIEUX, (marchant.)

Horreur, horreur, je vois ça d’ici ! Comment vous appelez-vous au fait ?

HENRIETTE.

Henriette.

JUSSIEUX.

Les femmes savantes ?

HENRIETTE.

Mais il y a un diminutif, « Rirette », pour les intimes.

JUSSIEUX.

Rirette ! À la bonne heure, c’est adorable ! Nono, Rirette ; l’un dérive de l’autre !… Vous montez à cheval ? Vous dansez, j’espère ?

HENRIETTE.

Et des danses que vous ne dansiez pas de votre temps !

JUSSIEUX, (il s’emballe.)

Quoi ? le tango ? Mais c’est nous qui l’avons inventé ! le tango, nous dansions tout ! même ce que danseront vos futurs enfants !

HENRIETTE.

Où diable avez-vous été si gais que cela tous les deux ? À Toulouse ? Pas possible, c’est extraordinaire !

JUSSIEUX.

Mais oui, pourquoi pas ? À Toulouse, à Paris, ailleurs, le lieu importe peu : à la campagne, à Argentiès. Vous connaissez Argentiès ?

HENRIETTE.

Oui, j’ai visité cette propriété pleine de souvenirs pour maman. J’y ai passé quelques semaines.

JUSSIEUX.

Je vous vois très bien, là-bas ; n’est-ce pas que c’est joli, Argentiès ?

HENRIETTE.

Oh ! vous savez, je n’éprouve pas votre enthousiasme.

JUSSIEUX.

Vous êtes montée dans les garrigues ?

HENRIETTE.

Oui, quelquefois.

JUSSIEUX.

Vous avez visité les grands greniers, la serre où l’on met les raisins menacés à sécher ?… la citerne ?

HENRIETTE.

Je me suis baignée dans le ravin en plein après-midi… et j’ai même été emportée par le courant.

JUSSIEUX.

Il y avait donc de l’eau ! C’est une chance qui ne m’est jamais arrivée ! Et alors, vous vous êtes raccrochée ?

HENRIETTE.

Éperdument… à un saule… Je me suis séchée au soleil et, à trois cents mètres de là, j’ai retrouvé mon costume.

JUSSIEUX.

Je vous vois descendant des pentes de la montagne… fourrageant dans les vignes, aux vendanges ?

HENRIETTE.

Je n’y allais pas.

JUSSIEUX.

Mais si, je vous y ai vue… Ne dites pas non… Vous coupiez les raisins avec vos petites dents blanches quand ils résistaient ! Ah ! si j’avais été là, je vous aurais bien forcée à rire et à faire l’enfant fou.

HENRIETTE.

Bah ! ce soir je me suis un peu plus animée que de coutume. Et votre conversation, Monsieur, est la bienvenue… Je n’ai pas ouvert la bouche à qui que ce soit depuis trois jours, oui… je ne suis pas sortie de la maison.

JUSSIEUX.

À ce point. Chagrin, chagrin ?

HENRIETTE.

Alors, je m’amuse un peu, ce soir, le monde, la musique… j’oublie, je m’étourdis. Descendons… Passez-moi l’éventail… Dites-moi, mais ce doit être une impression très pénible de retrouver une personne qu’on n’a pas vue depuis vingt-sept ans ?

JUSSIEUX.

Très pénible… oui… c’est assez affreux.

HENRIETTE.

Et elle, vous l’auriez reconnue, dans la rue ?

JUSSIEUX.

Écoutez, il vaut mieux que nous ne parlions pas de ces choses-là… Je l’ai retrouvée telle quelle, pas changée d’une ligne. Mais oui… puisque je vous vois !

HENRIETTE, (elle a pris l’éventail que lui a tendu Jussieux.)

Ça, c’est des blagues. D’abord, maman ne se coiffait pas comme moi.

JUSSIEUX.

Dame, la mode a peut-être changé !… On ne sait jamais ! Et puis elle ne se coiffait pas beaucoup, vous savez.

HENRIETTE.

Pardon. En tout cas, elle se coiffait pour aller chez le photographe… car, dans toutes les photos que j’ai vues, ses cheveux étaient relevés derrière.

JUSSIEUX.

Quelle horreur !… Vous portez un faux témoignage ! Moi, je jure que les cheveux retombaient sur les oreilles, avec une petite frange par devant…

HENRIETTE.

Ah ! oui, oui !… ah ! tout à coup… je vois ! un peu comme ça, tenez… attendez…

(Elle va à la glace qui est au-dessus de la vasque, elle pose l’éventail sur les azalées et elle défait ses cheveux.)
JUSSIEUX.

Quoi ? vous vous décoiffez ?… mais je croyais jusqu’ici que, pour la femme, c’était un sacrilège de se décoiffer en soirée.

HENRIETTE.

Pas pour moi !… je fais ce que je veux de mes cheveux.

JUSSIEUX.

Veinarde !

HENRIETTE.

La frange, hein ?

JUSSIEUX.

Non, pas tout à fait… Vous permettez ?

HENRIETTE.

Faites, faites.

JUSSIEUX, (il s’approche et modifie la frange.)

Là…

HENRIETTE, (montrant du menton le fauteuil où elle a posé ses épingles à cheveux.)

Passez-moi cette épingle. Il faut que le chichi tienne par devant… Merci… Ce n’est pas trop catogan ?

JUSSIEUX.

Non, seulement elle portait un ruban noir… au cou, c’est très caractéristique.

HENRIETTE.

Je n’en ai pas, mais ça ne fait rien…

JUSSIEUX.

Oui, mettez la main comme ça, sous le menton. Oh ! c’est frappant, c’est prodigieux, c’est identique.

HENRIETTE.

Il faudra qu’elle me voie comme ça… que je lui fasse un jour la surprise… quand nous serons réconciliées…

JUSSIEUX.

Riez pour voir… La petite tête est évidemment un peu pâlotte.

HENRIETTE.

Et ça, vous ne connaissez pas ?

JUSSIEUX.

Non !

HENRIETTE.

Le bracelet de jeune fille de maman… Elle m’a donné tous ses bijoux de jeune fille… Seulement j’ai fait changer la monture qui était démodée et je le porte au-dessus du coude, c’est plus drôle.

JUSSIEUX.

Oh ! oui… je reconnais… maintenant… ce bracelet, je l’ai touché… je l’ai serré en dansant.

HENRIETTE.

Les petits saphirs, c’est un peu jeunet.

JUSSIEUX.

Mais charmant.

HENRIETTE.

J’ai le bras beaucoup plus mince de là que ne l’avait maman.

JUSSIEUX.

Mais au fait, nous allons voir !

HENRIETTE.

Quoi ?

(Il sort le gant du gilet.)
JUSSIEUX.

Voilà la machine à mesurer le temps, Mademoiselle !… Ce simple gant de jeunesse… mettez-le…

HENRIETTE.

Qu’est-ce que c’est ? Vous avez l’air d’un prestidigitateur.

JUSSIEUX.

C’est cela même. Un gant retrouvé… figurez-vous… un gant de jeune fille !

HENRIETTE, (riant.)

Pas possible ! Un gant à Nono ?… conservé… J’aurais dû m’en douter… Quelle fidélité !

JUSSIEUX.

Oh ! retrouvé, retrouvé bien par hasard !… Essayez, petite Rirette… là.

(Elle le met.)
HENRIETTE.

Vous voyez qu’il est tout de même trop grand… et le bracelet retombant dessus.

JUSSIEUX.

Oui, voilà… maintenant c’est la réalité elle-même… (Il touche le bras d’Henriette sur le dossier du fauteuil. Cette fois il parle d’une voix grave, émue, profonde.) Ce gant qui s’anime… ces doigts… il me semble que je le presse, comme autrefois… Oh ! c’est à devenir fou, vraiment, à force d’évocation… Je suis ému, vous ne vous doutez pas à quel point… Me voici reporté à tant d’années en arrière !… Oh ! ne bougez pas, laissez ce petit bras un moment sur le dossier du fauteuil… mon enfant… mon enfant… laissez un instant le parfum de cette jeunesse venir jusqu’à moi… Ce gant, je le respirais, je l’embrassais, mais maintenant il vit… comme la réalité…

(C’est toujours comme tout à l’heure la poursuite de l’image intérieure, l’obsession. Il laisse fléchir la tête sur le bras d’Henriette, il y dépose quelques furtives caresses.)
HENRIETTE, (avec un mouvement de pudeur froissée et surprise.)

Ah çà ! Monsieur !… qu’est-ce que vous faites ?

JUSSIEUX, (les yeux ardents, la voix étouffée.)

Que vous êtes jolie… chère image… que vous êtes jolie.

(Entre Honorine par la porte restée ouverte.)
HONORINE.

La princesse veut te dire adieu… Monsieur de Jussieux, demandez nos manteaux au vestiaire, je vous prie.

(Jussieux sort subitement par la droite.)
HENRIETTE, (répondant tout de suite au silence glacé de sa mère.)

Qu’est-ce que c’est que ce Monsieur que tu m’as présenté là ? Figure-toi, naïvement, là, je jouais à te ressembler… Il parlait de ton enfance, il ne tarissait pas et, étant donné son âge, je ne pensais pas qu’il pourrait être autrement que paternel. Tout à coup, quand tu es entrée, j’ai senti tout le long de mon bras un frôlement… Il appuyait les lèvres, de grosses lèvres humides et molles… Ç’a m’a été très désagréable… Je t’en prie, que je ne revoie plus personnellement ce Monsieur qui est sujet à des mouvements trop intempestifs !

HONORINE.

Tu ne le reverras pas, sois tranquille.

HENRIETTE.

Rien n’est plus pénible pour une jeune fille que de se sentir embrassée par un vieux. C’est une répulsion instinctive chez moi. D’ailleurs, je te dis ça sur le moment, mais n’y attache pas autrement d’importance… je t’en prie… Alors la princesse désire me voir ?

HONORINE.

Une seconde, oui.

HENRIETTE, (ramasse son éventail.)

J’y vais !…

(Elle sort rapidement par la porte du fond. Honorine reste seule, droite, appuyée au dossier d’un grand fauteuil, près de la vasque. Au bout de quelques secondes à peine, Jussieux, qui guettait probablement à la porte de droite, rentre précipitamment.)
JUSSIEUX.

Il faut absolument que je vous explique.

HONORINE, (sans bouger.)

Allez-vous-en… Allez-vous-en… Je ne veux plus vous revoir.

JUSSIEUX.

N’allez pas imaginer que j’aie tenté auprès de cette enfant une caresse indigne… Elle jouait à vous ressembler… une sorte de vertige m’a pris… Je me suis cru reporté à autrefois…

HONORINE.

L’excuse que vous vous cherchez ne fait que me meurtrir encore plus… Elle me montre ce qu’il y avait d’insensé dans le rêve de rapprochement que j’avais fait !…

JUSSIEUX.

Vous reviviez devant mes yeux… Il y a entre nous, depuis tout à l’heure, un personnage impalpable, un défunt mais dont je retrouve la trace, le reflet sur des visages… autour de moi… alors je vais de l’un à l’autre… un peu hagard… abasourdi.

HONORINE.

Mieux valait mille fois son anéantissement qu’une pareille résurrection ! Allez, vous mentez.

JUSSIEUX.

Non !

HONORINE.

Peut-être, en effet, un moment, enfiévré par le passé, avez-vous respiré ma beauté défunte dans les traits de ma fille, mais vous n’êtes tout de même pas un halluciné, mon cher, un inconscient !… À d’autres !… Et rien qu’à la façon dont vous promeniez vos lèvres sur le bras de cette enfant, à l’éclat de votre œil, j’ai reconnu le signe… le signe extraordinaire du désir, que l’on voit chez tous ces bellâtres, à quelque âge qu’ils en soient de leur vie cynique et obsédée !… Vous vous étiez bien dépeint vous-même, tout à l’heure… Brusque et brutal. Oui, comme ceux que la volupté ne lâche pas !… Il y avait aussi pour vous l’odeur de la chair fraîche… J’ai compris pourquoi ce parfum de rose blanche qui se dégageait de vous tout à l’heure… Professionnel de l’amour…

JUSSIEUX.

C’est faux, c’est faux ! Je m’insurge contre cette interprétation.

HONORINE.

Parce qu’elle est vraie !

JUSSIEUX.

Ah ! et puis, je dédaigne de me disculper !… Faites attention, ne repoussez pas cette amitié qui se présente… cette affection tendre, particulière…

HONORINE.

Cherchez le mot ! Il ne vient pas tout seul !

JUSSIEUX.

Je présage que, de cette rencontre, nous pourrions faire sortir encore des moments heureux pour nous deux.

HONORINE.

Je l’ai cru, oui, je peux bien vous l’avouer, je l’ai cru ! Pendant trois jours, depuis que je savais vous rencontrer ici, je ne pensais qu’à cela, je faisais les projets les plus extravagants !… je tremblais, à cette idée, d’émotion, de crainte, d’espoir !… Ah ! vous venez de me rappeler à la réalité ! Quelle insanité si nous avions la folie de nous rapprocher sur des souvenirs. Mieux vaut tout, que cette vie qui m’attendrait, non… Ce qui est mort l’est bien pour toujours. Et si vous avez cru me revoir dans ma fille, c’est le premier émoi qui aurait indiqué tout simplement le passage d’un amour à un autre… Vous, vous continuez. Moi, je finis.

JUSSIEUX.

Allons donc ! Vous disiez le contraire tout à l’heure !… Vous affirmiez que le souvenir persiste et nous soutient… Vous me l’avez même prouvé par quelques paroles amicales.

HONORINE.

Et mieux encore quand je vous ai revu. Quelle chose étrange que l’imagination ! J’ai cru vous retrouver !… La vieillesse est moins cruelle pour les hommes que pour les femmes. Je vous ai vu beau, séduisant, toujours jeune. La voilà, la force de l’imagination, Armand… Eh bien, entendez le cri du cœur d’une autre que moi… connaissez cette vérité qui ne sort que de la bouche des enfants !… Je ne vous l’aurais pas dite, mais vous avez été vraiment trop cruel pour que vous ne l’entendiez pas !… Oui, savez-vous ce que cette petite vient de me dire : « « Il m’a effleurée de sa bouche fanée !… Surtout, que je ne le revoie pas, j’ai horreur des vieux ! » Voilà, mon cher, écoutez bien ce mot, écoutez, vous ne l’avez pas volé !… Vieux !… Ça claque ! Vous le voyez, je ne suis pas seule à recevoir un de ces soufflets que la vie réserve à ceux qu’elle a marqués pour le rebut !… Oui, voilà tout l’effet qu’a produit votre baiser, mon cher !… Et je pense à l’émotion que j’aurais ressentie, il n’y a qu’un instant, si c’était à moi que vous l’aviez donné !…

(Elle fond en sanglots contre la vasque.)
JUSSIEUX.

J’ai conscience que je dois être plus insistant maintenant que je vous ai retrouvée… Je ne vous lâcherai pas… Je veux vous revoir absolument… Écoutez… demain…

HONORINE.

Non, non ! Allez-vous-en !… Vous ne comprenez donc pas ? Mais je n’attends plus qu’un instant, c’est celui où votre voix retombera dans le silence, d’où elle n’aurait jamais dû sortir… Nous n’avons rien gagné à cette résurrection… Pour se séparer sur des regrets… mieux valait se séparer sur des illusions !…

JUSSIEUX.

Non, je ne m’en irai pas… Vous saurez ce que j’éprouve encore pour vous…

HONORINE.

Tenez ce gant… Ce pauvre gant que je vous avais donné !… et que vous essayiez à la main de ma fille !… Il est là, par terre, inutile, bête, caricatural, c’est affreux ! Disparaissez.

JUSSIEUX.

Je vous suivrai partout… Vous viendrez chez moi… Et alors je vous parlerai… Vous comprendrez…

HONORINE.

Je vous ordonne de vous en aller tout de suite !

JUSSIEUX.

Et si je m’attache à vos pas…

HONORINE.

Par exemple ! Nous verrons bien !… J’ai un moyen de vous faire partir immédiatement… si je le veux. (Elle va à la porte de la galerie, elle appelle très vite.) Lucien… Jean ! Oui, vous, Jean !… Allez dire à Mademoiselle en bas que nous partons… qu’elle monte ici me prendre, mais vite, très vite… Vous lui direz que sa mère est souffrante ! (À Jussieux.) Je suis tranquille… vous ne supporterez pas la présence de celle qui vient de vous flageller de ce qualificatif : vieux !… (Mouvement de Jussieux.) Ah ! vous voyez bien !

JUSSIEUX, (hésite une seconde, fronce le sourcil, puis lève la tête et, avec un geste brusque de décision un peu hautaine.)

Soit ! Puisque vous le voulez !… Après tout !… C’est un rêve d’après-diner, un rêve de rencontre qui s’éteint avec une cigarette !… Bah ! ce ne sera pas une affaire !

HONORINE, (l’interrompant.)

N’ajoutez pas un mot sacrilège et vilain… N’achevez pas votre métier d’homme… Adieu, Armand… et cette fois pour toujours !

JUSSIEUX.

Si tel est votre désir… ou votre ordre !

HONORINE.

Nous avons gâché notre belle image ! Un soir ! Un soir, voyez-vous, nous avons abîmé le souvenir !… Tâchez, Armand, de m’oublier présentement comme je tâcherai de ne me rappeler de vous que le passé charmant… Ce vœu-là, c’est ma dernière coquetterie de femme… envers celui que j’ai tant aimé et que je ne reverrai plus ! Armand, adieu !

JUSSIEUX.

Vous voyez bien que j’avais raison !… Mieux vaut tuer les souvenirs que de se laisser détruire par eux !… Bon voyage, ma chère.

(Il sort brusquement. Elle reste seule tristement. Entrent Henriette et Martin Puech par la porte du fond.)
MARTIN PUECH.

Alors ? On part ? On n’attend pas la fin…

HONORINE.

Non, allez chercher la voiture… oui… vous-même, mon ami, j’ai un peu mal à la tête… Je ne veux pas attendre… J’ai dit au chauffeur de se tenir au coin de la rue Duret, pour éviter la file… Vous le trouverez là…

(Martin Puech sort par la galerie.
HENRIETTE, (inquiète, soupçonneuse.)

Tu es souffrante, réellement ? ou bien c’est un prétexte pour ne pas redescendre ?… Qu’est-ce que tu as ?

HONORINE, (s’efforçant de prendre un ton naturel.)

Je suis un peu fatiguée, voilà tout !… tandis que toi, je te trouve bonne mine, tu es rose… Si tu veux rester encore ?

HENRIETTE.

Non, non, mais j’avoue que ça m’a fait du bien de me secouer un peu et de me changer les idées, ce soir.

HONORINE.

Oui, depuis quatre jours nous vivons confinées, hostiles, sans nous adresser la parole… et subitement on vient de reprendre la vie comme auparavant.

HENRIETTE, (tâchant de rire.)

L’armistice ! Dix minutes d’entr’acte !… Les hostilités suspendues.

HONORINE.

Ma chérie… pourquoi reprendre les hostilités. La vie ne vaut pas tant d’ennuis !… Moi aussi, cette soirée m’a dégourdi les idées… J’ai beaucoup réfléchi dans ces lumières… dans ce bruit… sans en avoir l’air… Rirette, je vais t’annoncer une grande nouvelle ! une grande résolution… qui, je crois, te causera quelque plaisir et à laquelle tu ne t’attends pas du tout… (Un temps…) Je suis décidée à épouser Monsieur Martin Puech.

HENRIETTE.

Maman, voyons ! pourquoi me dire ça ?

HONORINE.

Mais je te le dis le plus sérieusement du monde ! Je ne lutte plus !… J’achète ton bonheur, Rirette !… quoi, c’est toi qui pleures maintenant ?… et c’est moi qui souris…

HENRIETTE.

Maman !…

HONORINE.

Eh bien, Rirette, faudra-t-il te consoler de ton bonheur ?

HENRIETTE, (résolument.)

Non, après ce que je sais… ce que tu m’as dit ! Non, je ne peux plus accepter… ce sacrifice-là !

HONORINE.

Puisque c’est moi qui le veux !

HENRIETTE.

Je suis si peu préparée… alors t’entendre tout à coup… ainsi. Je me rends compte de l’énormité de ce que j’ai demandé. J’y avais renoncé.

HONORINE.

Ma pauvre Rirette, va… ton chagrin enfantin me touche beaucoup… et me console de bien des amertumes passées… Mais j’ai réfléchi, ce ne sera pas si dur que tu le crois ! Bien des choses ont depuis traversé ma cervelle d’étourneau. Vous avez pensé à ma toute vieillesse avant moi, vous avez bien fait.

HENRIETTE.

Réfléchis, non… tu l’as dit souvent : la vieillesse n’a pas d’âge.

HONORINE.

La vieillesse, ce n’est pas ça du tout ! La vieillesse, mais c’est de n’être plus aimée ! N’hésite pas plus longtemps, va, mon chou, entre le petit chagrin qui te mouille les yeux et l’immense joie qui te remplit le cœur !… Amoureuse, va !…

(Avec un sourire triste.)
HENRIETTE, (se jetant à son cou dans ses bras.)

Maman, maman, que tu es bonne et que je t’aime !

HONORINE, (dans un élan farouche.)

Mon enfant adorée, paye-moi par ton bonheur !… Sois heureuse de toutes tes forces, et, s’il y a quelque ombre en moi, elle se dissipera !… Plus tard, quand tu rouvriras la porte de ma maison et que je te verrai entrer, souriante, les yeux éclatants… à côté de celui que tu aimes… comment veux-tu que je ne sois pas payée au delà du sacrifice ?

HENRIETTE.

Oui, oui, je serai heureuse. Ah ! ça, je te le jure !… Heureuse comme tu ne peux même l’imaginer !… Mais ce sacrifice qui te paraissait insurmontable… et dont j’ai honte tout à coup parce que tu l’acceptes… Il n’a pas changé depuis hier ? Alors !

HONORINE.

Qu’en sais-tu ?… (Elle la prend dans ses bras, maternelle et gravement.) Mon petit chéri. (Elle lui frappe du doigt le front.) Ce qui est mauvais, vois-tu… ce sont les rêves qui vivent là-dedans. Ne fais jamais de rêves, ma petite… ne t’encombre pas d’idées fausses et d’images épuisées… Vis ta vie, tout bonnement… sainement. Ne garde rien en toi des jours heureux… afin que tu n’aies jamais à en chasser le fantôme !… et toutes tes actions alors te paraîtront légères ! Voilà ce que j’ai compris en un seul jour et pourquoi ce que je redoutais hier m’apparaît aujourd’hui tout à coup la chose la plus simple et la plus normale du monde !

HENRIETTE.

Mais ton bonheur… ce n’est pas une petite question… ton bonheur que tu voulais défendre ?

HONORINE.

Le bonheur ! qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! s’il fallait, à mon âge, courir après cet oiseau-là… Mais on n’en finirait plus !… Mon bonheur, vous l’avez estimé à sa juste valeur en réclamant âprement de moi ce qui t’effraie, maintenant que j’y consens !… Mon bonheur ! Ah ! qu’il soit dans tes yeux. Oui, c’est vrai, j’aurais peut-être voulu… souhaité… un peu plus de joie pour moi dans mes vieux jours… mais bast ! c’était trop demander, ça… et la vie n’est pas à la hauteur de nos rêves.

HENRIETTE.

Tu vois. Là, dans le coin des yeux…

HONORINE, (l’étreignant en larmes.)

Embrasse-moi… Je te dis de m’embrasser de toutes tes forces ! Serre, serre fort… (Elle l’étreint, puis elle se dégage.) Ah ! que c’est bon, ça !

HENRIETTE.

Je t’aime, je t’aime à la folie, maman !… Je m’en suis aperçue encore tout à l’heure quand je t’écoutais parler de toi… de ton passé… de ta beauté d’autrefois… J’oubliais que nous étions brouillées… Comment ai-je pu dire d’aussi vilaines paroles ? Je les croyais.

HONORINE.

Parbleu ! On croit toujours toucher le fond de son cœur ! Mais un cœur c’est bien plus profond que ça… on s’y perdrait… Allons, essuie tes yeux, sale gosse… vilain amour. Et puis, tu sais, ne te dis pas que je vais pleurer des jours et des jours… faire des grimaces à tout le monde. Tu connais Nono ? Elle est brave et courageuse une fois qu’elle a pris son parti… (Elle enfonce ses épingles dans son chapeau.) Aïe donc !… Seulement, ce qui me fait rage, c’est Arnould… ou ça m’embête un peu de combler de joie toute cette noble famille… Au fait, dis-donc, j’y pense… Tiens-toi, hein ?

HENRIETTE.

Comment ça ?

HONORINE.

Avec Tigrotin. Pas une allusion ?

HENRIETTE.

Tu plaisantes.

HONORINE.

Mais c’est que je vais lui faire déguster ça en plusieurs morceaux… Tu ne me vois pas tout à l’heure lui confier, quand il sera en face de nous, sur le strapontin : « Mon cher, je vais vous annoncer une bonne nouvelle ! Je vous accorde ma main. » Non, non ! Il faut qu’il apprécie, cet homme, son bonheur, à petit feu !

HENRIETTE.

Maman !

HONORINE.

Il me semble que tu le dis bien mieux qu’hier : est-ce que je m’abuse, mais jamais tu n’as prononcé avec tant de douceur ce mot déjà si rare dans ta bouche !… Eh bien, garde-la pour nous deux, l’inflexion nouvelle… Si tu veux me faire plaisir, continue à m’appeler Nono devant tout le monde ! Et maman pour quand on sera seules… veux-tu ?

(Entre Martin Puech.)
MARTIN PUECH.

Je ne vous ai pas fait trop attendre ? Je vous ai même apporté le vestiaire !

HONORINE.

Vous pensez à tout ! Vous êtes désarmant. (Avec un soupir.) Ah ! vous ne serez jamais celui qui ne trouve pas la voiture qu’on lui envoie chercher !

MARTIN PUECH, (tendant les manteaux.)

Vous ne vous êtes pas impatientées, c’est l’essentiel.

HONORINE, (pendant qu’il leur met les manteaux.)

La foire recommençait en bas ; nous écoutions sagement…

MARTIN PUECH.

Cette Madame Durc a une voix merveilleuse !

HONORINE.

Là ! ça y est !… Mon cher, vous n’y connaissez rien… elle chante comme une poule d’eau ; à part ça…

MARTIN PUECH.

Ah ! je ne suis pas de votre avis.

HONORINE.

Mais parbleu ! Je pense bien !… Sans quoi ce ne serait pas drôle !… En fait de musique moderne, vous en êtes resté à Gounod…. Là… maintenant… à votre tour…

(Elle veut l’aider à mettre son paletot.)
MARTIN PUECH.

Jamais de la vie !… Qu’est-ce qui vous prend ? Je ne permettrai pas.

HONORINE.

Allons ! pas de façons… Je tiens spécialement ce soir à vous mettre votre pardessus…

MARTIN PUECH, (se défendant.)

Ce serait bien la première fois.

HONORINE.

C’est justement, j’ai soif de sensations nouvelles !… Là ! mon ami… ça y est… hop… (Elle tire même assez violemment le collet, un peu comme on fait pour un mannequin. Haut.) Eh bien, il me semble que je n’ai fait que ça toute mon existence.

MARTIN PUECH.

Merci.

HONORINE, (avec une moue comique et un regard qui vrille.)

Mais il a assez bon chic ce pardessus !

MARTIN PUECH.

N’est-ce pas ?

HONORINE, (sèchement.)

Je suis décidée à lui trouver du chic, ça revient au même.

(Elle regarde dans la poche intérieure du pardessus.)
MARTIN PUECH.

Vous cherchez ?

HONORINE.

La date… Oh ! Oh ! il est d’il y a deux ans ! Deux ans, Roméo… Je ne veux pas de ça, Roméo !

MARTIN PUECH.

Je vais vous dire… je…

HONORINE.

Pas d’explications. À partir d’aujourd’hui vous vous habillerez à Londres ! D’abord, je le veux.

MARTIN PUECH.

C’est un peu loin…

HONORINE.

On n’y va pas soi-même !… On y envoie son image… Passez.

(Au moment où elles vont sortir, Henriette tire Nono par le bras sans être vue de Martin Puech et, furtive, elle lui baise la main en murmurant avec une expression émue.)
HENRIETTE.

Maman !

(Honorine lui donne une petite caresse tendre sur la joue.)
MARTIN PUECH, (se retournant sur le seuil.)

Quoi ?

HONORINE.

Des petits secrets entre nous !… Passe, chérie adorée. (À Martin Puech qui s’efface.) On n’y va pas à Londres !… Vous devriez savoir ces choses-là à votre âge, mon cher !… Nous ferons faire un mannequin de vous. Mais oui, un mannequin très ressemblant… puis nous l’expédierons en Angleterre et là… deux coupeurs s’empareront de lui… puis…

(Plus personne.)

RIDEAU