Notre Infanterie/03

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L’effort français – Notre infanterie
Joseph Bédier

Revue des Deux Mondes tome 51, 1919


L’EFFORT FRANÇAIS

NOTRE INFANTERIE

III [1]


TROISIÈME PÉRIODE
VERS LA VICTOIRE (1918)

Lequel des deux adversaires tentera le premier la bataille de rupture ? Pour le deviner, au début de 1918, il n’y a guère, hélas ! qu’à comparer les effectifs en présence, et la comparaison est facile à tout venant.

Puisque, par la force de leur penchant naturel, les Russes sont retournés spontanément à l’esclavage, et que, nous trahissant, ils ont signé, le 20 décembre 1917, l’armistice, et, le 9 février 1918, la paix, voici que de l’Orient asservi les Allemands ramènent à grand fracas leurs troupes et leurs canons, — et la balance des forces incline en leur faveur démesurément. Tandis que, quelques mois plus tôt, au 21 novembre 1917, lors de l’attaque britannique en direction de Cambrai, ils n’avaient pu opposer que 144 divisions aux 160 divisions des Alliés (108 divisions françaises, 52 britanniques), maintenant, à la fin de février 1918, contre les 160 divisions des Alliés, c’est 204 divisions (dont 2 autrichiennes) qu’ils tiennent massées en France. Et bientôt, pour alimenter la bataille, ils pourront engager en outré leurs 450 000 recrues de la classe 1919.

Sans doute, par-delà les mers, ce grand peuple ardent des États-Unis s’arme comme pour une croisade, Les journaux qui viennent de là-bas disent l’enthousiasme des levées tumultuaires et produisent des statistiques prestigieuses : les bataillons de l’armée qui se forme y sont comptés par milliers ; ses avions, ses camions, ses canons par dizaines de milliers. Mais quand sera-t-elle formée ? Ce n’est que depuis dix mois, depuis le 6 avril 1917, que les États-Unis ont renoncé à leur neutralité, et les Allemands, qui ne sont pas sans savoir ce que c’est que mettre sur pied une armée, calculent avec une joie ironique combien de mois devront couler encore, et combien de saisons, avant que les recrues du Nouveau Monde, équipées, armées, encadrées, instruites, entraînées, finissent par fournir quelques unités combattantes, et qui osent les affronter. Depuis novembre 1917, des contingents américains ont débarqué en France, mais qui restent dans les camps d’instruction. La menace américaine, les Allemands s’en croient bien sûrs, est à très longue échéance ; pour l’heure, il est constant qu’ils peuvent la tenir pour négligeable.

Alors, par toutes les voix de leurs agences de presse, ils annoncent urbi et orbi que bientôt ils attaqueront, dès la première venue du printemps ; et que ce sera la ruée et la curée ; et que c’en est fait de l’Entente ; et que « la France va descendre dans la tombe qu’elle-même a voulu creuser de ses propres mains. »

Il est écrit, pourtant : « Que nul, ne se glorifie de la victoire, tant qu’il n’aura pas dénoué les courroies de sa cuirasse. »


Les Français savent que, sous peine d’usure irrémédiable, il leur faut garder encore l’attitude de l’attente. Mais, durant les mois de l’hiver de 1917 à 1918, le commandant en chef oriente nos armées en vue de la bataille défensive que chacun pressent. Il définit les principes de leur orientation et règle l’application de ces principes dans une Directive et des Instructions annexes qui se succèdent du 22 décembre 1917 à la fin de février 1918.

L’idée de ces textes mémorables est qu’il s’agit moins, présentement, pour les commandants de groupes d’années et d’armée, d’établir de nouveaux dossiers relatifs à la défense du front qui leur est confié que de se préparer à conduire la future bataille sur des zones profondes ; qu’il leur faut, en prévision d’une entreprise allemande de grande envergure, se pénétrer du danger que présentent, en face d’un adversaire, manœuvrier, des renforcements automatiques exécutés indépendamment de tout plan de bataille et sans souci de l’échelonnement en profondeur. Tandis, que pendant trois ans, en toute rencontre, notre effort a tendue maintenir partout l’intégrité de, nos premières lignes, à l’avenir on ne consacrera initialement à leur défense que les moyens nécessaires pour assurer un bon rendement des organisations faites et, en tout cas, pour garantir la mise en place des gros sur les deuxièmes positions et sur des positions en bretelle. L’élément essentiel du champ de bataille, ce sera désormais la position de résistance.

Imposition de résistance sera choisie de telle sorte que l’ennemi ne puisse l’attaquer qu’après une série de combats, qui auront eu pour résultat de dissocier le dispositif d’assaut de son infanterie et le système initial de son artillerie. Les divisions qui, au moment de l’attaque ennemie, se trouveront en secteur, échelonnées dans la zone avancée, n’auront essentiellement d’autre mission que de garantir au commandement le temps nécessaire, pour mettre en place ses renforts : la zone qui s’étend entre le front ennemi et la position de résistance ne constitue que la marge de sécurité dont il dispose pour amener, ses forces à la bataille. Il compte employer ses disponibilités, non seulement au jeu des contre-attaques dans la zone de pénétration ennemie, mais aussi à des contre-offensives dirigées soit sur les flancs de l’adversaire, soit sur une partie du front voisine de la zone attaquée.

En conséquence, pendant tout l’hiver de 1918, d’un bout à l’autre du front français, à une distance moyenne de huit à dix kilomètres des premières lignes, une abondante main-d’œuvre, principalement italienne, travailla à organiser partout la position de résistance, — et à l’organiser offensivement, en vue d’assurer à notre défense un caractère nettement agressif.

Ces prescriptions et ces mesures, qui apparaissent aujourd’hui comme la préfiguration de tant de grands événements des mois suivants, représentent tout autre, chose, semble-t-il, qu’un élargissement de la tactique défensive déjà plusieurs fois appliquée par les Allemands, quand il leur avait fallu remédier, par des dispositifs appropriés, aux accidents locaux de l’immobile guerre de siège. Elles ne ressemblent en rien non plus au système pratiqué naguère par Ludendorff, quand il avait évacué devant Noyon une ligue fortifiée pour se replier sur une autre ligne fortifiée et y transporter à nouveau l’immobile guerre de siège. Si nous l’entendons bien, la nouveauté réside ici dans l’idée d’adapter aux conditions encore subsistantes de la guerre de siège, qui va finir, les principes et les pratiques de la guerre de mouvement, qui va reprendre.

En effet, on peut dire que, depuis trois ans, l’armée française se tenait au long de ses tranchées tout entière « rangée en bataille, » — ce qui est une situation de fin de combat, contradictoire à l’idée même de guerre de mouvement. Tout au rebours, au début de 1918, en vertu des prescriptions nouvelles, l’armée française, sachant que les fronts ont cessé d’être inviolables, prévoyant qu’elle sera attaquée, mais ignorant encore en quelle direction elle le sera, « stationne » dans ses cantonnements, à une ou plusieurs étapes en arrière des tranchées, couverte par une couverture générale, — ce qui est l’idée même et le dispositif essentiel de la guerre de mouvement. Sa couverture générale, ce sont les divisions en secteur, lesquelles, ainsi qu’il convient à des troupes d’avant-garde et comme elles feraient en guerre de mouvement, ne soutiendront, s’il le faut, dans la zone avancée, que des combats en retraite. Toutes conditions qui sont en quelque mesure comparables à celles des premiers jours des hostilités, alors que des troupes de couverture abritaient aux frontières les mouvements de concentration de nos armées.

En arrière de la zone avancée, la répartition des réserves est telle, en principe, que l’on trouve toujours : 1° à moins d’une forte étape du front, les divisions et les régiments d’artillerie lourde nécessaires pour exécuter les renforcements qui auraient un caractère d’urgence impérieux ; 2° à une journée au plus de transport automobile, les états-majors, les grandes unités, les régiments d’artillerie lourde destinés à « tenir le champ de bataille » (occupation des positions de résistance, organisation du commandement, établissement en profondeur du dispositif d’artillerie) ; — 3° à une distance plus ou moins grande du front, suivant les exigences du moment (périodes d’instruction, travaux, repos, etc.), le reste des grandes unités et des régiments d’artillerie lourde qui forme la réserve des groupes d’armées ou du général en chef.

Notre bataille défensive se déroulera un jour telle qu’elle est ici pressentie et construite ; et peut-être eût-elle pris d’emblée, dès les premières semaines du printemps, la tournure qu’on lui verra prendre seulement au début de l’été, si l’ennemi avait attaqué d’abord les lignes françaises. Mais ce furent nos alliés britanniques qu’il attaqua, nous proposant par-là un surcroît de difficultés : et des mois s’écouleront, pleins de- lourds événements de guerre, avant que se retrouvent pour l’armée française des conditions de lutte qui soient propices à la mise en pratique de la doctrine déterminée à la fin de décembre 1917.


Pendant les premières semaines de mars, l’ennemi avait inquiété, menacé tour à tour plusieurs secteurs du front français ; à la faveur de ces feintes d’attaque, il amenait mystérieusement, par des marchés d’approche nocturnes[2], ses divisions vers les lignes britanniques. Le 21 mars, sur un front de quatre-vingts kilomètres, — entre l’Oise (région de La Fère) et la Sensée (région de Croisilles), — il donne enfin la bataille.

A 4 heures 40 du matin, avec une brutalité sans précédent, il submerge tout à coup les positions de batteries des Anglais sous les gaz des obus toxiques ; à 7 heures, ce sont leurs tranchées de première ligne qu’il écrase par un bombardement de Minenwerfer ; au bout de quatre heures, les défenseurs de la première position ont péri ou sont réduits à l’impuissance. Alors, à 9 heures, traversant le no man’s land à la faveur d’un épais brouillard, l’infanterie allemande fonce. La cuirasse fortifiée de l’armée britannique se disloque. Que peuvent, si vaillantes soient-elles, ses 14 divisions en ligne contre les 30 divisions de l’armée von Hutier et les 10 divisions de l’armée von der Marwitz ? Un demi-million d’Allemands se ruent en rase campagne vers Bapaume, vers Péronne, vers Nesle, vers Chauny. L’effort de l’assaillant a porté surtout au point de jonction des lignes britanniques et des lignes françaises : il espère, le front une fois rompu, séparer les deux armées, rejeter les Anglais sur leurs bases, vers le Nord, et se rabattre en direction de l’Ile-de-France, — nach Paris.

Aux mois précédents, il avait été convenu entre nos Alliés et nous que, si l’offensive allemande portait contre eux, des forces françaises, à leur appel, interviendraient en zone britannique. Le commandement français avait considéré plusieurs hypothèses et calculé jusqu’en leur détail, selon ces hypothèses diverses, les modes et moyens d’une telle intervention. Mais les états-majors britanniques avaient estimé qu’elle ne deviendrait vraisemblablement pas nécessaire avant le douzième ou le quinzième jour de la bataille, et l’accord finalement arrêté fixait au sixième jour au plus tôt l’entrée en action des renforts français.

Pourtant, constatant le 21 mars la violence du choc, le Commandement français prend l’initiative d’intervenir aussitôt.

De la région d’Estrées-Saint-Denis, les premiers régiments français s’ébranlent, le 22 mars, à la rescousse. Non loin de Noyon, sous le froid soleil printanier, par la grand’route droite, les lourds camions montent, bondés de nos fantassins, et j’entends encore, j’entendrai toujours l’obsédant roulement des convois, et toujours je reverrai, à travers les nuages de poussière, les mille et mille flammes des jeunes regards calmes, si clairs. Sur cette route, des paroles très belles me revinrent à la pensée, que m’avait dites naguère, dans une sape du secteur de Tahure, le commandant R… du 18e régiment d’infanterie : « Nos hommes vaincront, disait-il ; ils sont ceux entre lesquels on n’a jamais été obligé de trier de quoi former des Stosstruppen et des Sturmbataillone… Et puis, disait-il encore, il y a ce à quoi il faut toujours revenir : ils sont ceux qui tuent et qui meurent pour que meure la guerre ; au combat, leur âme est toute pure. » Dans la lumière, dans la poussière, les camions montent sans fin.

Dès la nuit du 21 au 22 mars, en effet, après entente avec le maréchal sir Douglas Haig, le général Pétain avait prescrit au général Pellé, dont le corps d’armée (1re division de cavalerie, 9e et 10e divisions d’infanterie) cantonnait près de Compiègne, de porter aussitôt ses forces en zone britannique, dans la région Noyon-Saint-Simon ; il leur avait adjoint presque aussitôt une quatrième division, la 125e. Dès le 22 mars, il décide que le général Humbert, commandant de la IIIe armée, alors à Clermont-sur-Oise, prendra le lendemain sous ses ordres le corps Pellé, et plusieurs autres divisions qui viendront en renfort. Le 23, il commence à alerter les forces qui, confiées au général Debeney, iront assister les Anglais, de Montdidier à Amiens. Le 23 au soir, il désigne le général Fayolle pour prendre, depuis Chauny jusqu’à Péronne, la conduite de toute la bataille. Ainsi, « au bout de quelques heures, on vit apparaître sur la ligne de bataille les casques bleus de France ; au bout de quelques jours, vingt divisions françaises auront relevé sur un front considérable, de Noyon au Sud d’Amiens, nos alliés épuisés[3]. »

Ici comme ailleurs, ne pouvant songer à décrire les combinaisons stratégiques des chefs et les mouvements d’ensemble des armées, mais cherchant seulement à représenter par un exemple unique et limité l’effort de tant de corps de troupes, nous suivrons l’une de ces quatre divisions du groupement Pellé qui, les premières investies en ces jours de la redoutable « mission de sacrifice, » se montrèrent pareillement dignes d’une telle investiture ; et ce sera de préférence la 9e division qui nous fournira l’exemple requis, parce que nous avons eu nos raisons peut-être, durant quarante-deux mois, de regarder vers elle avec une angoisse particulière et un orgueil particulier,

Aux ordres du général Gamelin, la 9e division a reçu son ordre d’alerte près d’Estrées-Saint-Denis, le 22 mars, à quatorze heures. Elle a acheminé aussitôt vers Guiscard ses trois régiments d’infanterie, le 4e, le 82e et le 329e. Ils y débarquent dans la soirée, sans artillerie : l’artillerie divisionnaire (30e régiment d’artillerie de campagne, 5e groupe du 105e régiment d’artillerie lourde) ne pourra rejoindre que dans la nuit du lendemain. Au lever du jour, les fantassins, rien qu’avec leur fusil et leurs 120 cartouches, les mitrailleurs, traînant sur des kilomètres leurs mitrailleuses à la bricole, s’avancent, incertains, comme à l’aventure, par les plaines muettes et mystérieuses, cherchant le contact. Où est l’ennemi ? Déjà les Anglais ont été forcés d’abandonner les passages du canal Crozat, le canal de la Somme jusqu’à l’Oise, toute la ceinture d’eau qui couvre la région. Encadrés par la 10e division à leur gauche, par la 125e à leur droite, assistés seulement par quelques éléments isolés d’infanterie et d’artillerie britanniques, les trois régiments de la 9e s’établissent sur le front Flavy-le-Meldeux, Collezy, Bois de Genlis, pour défendre la route de Ham à Noyon. Tout le jour ils combattent sur cette ligne. Le lendemain, soutenus désormais par leur artillerie, mais déployés, « égaillés, » et pour ainsi dire distendus sur un immense front en arc de cercle de seize kilomètres, ils se maintiennent au Nord de Guiscard ; ils y font tête à six divisions de l’armée von Hutier[4]. Au soir, menacée d’encerclement, la 9e division se dérobe et profite de la nuit pour reconstituer plus au Sud une ligne de bataille qui puisse quelques heures encore couvrir Noyon. Toute la journée du 25, sur le front Beaugies-Guiscard, puis le 26 aux abords de Noyon, elle lutte de même, mélangée à la 1re division. De même les jours suivants, lâchant de gagner du temps, de résister sur place aussi longtemps que possible, puis manœuvrant en retraite.

En quelles conditions redoutables ! Pour le fantassin qui, trois ans et plus, s’est accoutumé au coude à coude de la tranchée et au rituel terrible, mais minutieusement réglé, de la guerre de siège, c’est la brusque rupture de tous ses réflexes de combat. Plus de tranchées, ni de sacs à terre, ni d’abris. Pour les liaisons, plus de panneaux ni d’artifices éclairants, rien que des coureurs et de rares fils téléphoniques. Comme armement, plus de canons d’accompagnement, ni d’obusiers, presque plus de grenades, rien que le fusil, le fusil-mitrailleur, la mitrailleuse. Au lieu de la cuirasse épaisse des barrages d’artillerie, rien que des tirs qui se dispersent sur des zones non repérées. Au lieu du resserrement des bataillons sur un front de 300 à 400 mètres, leur éparpillement en chapelet sur des espaces indéfinis, où se disséminent des groupes de combat trop distants les uns des autres pour s’aider mutuellement ; et chacun de ces groupes sent le vide autour de lui et le vide derrière lui, car nos faibles effectifs de soutien se dépensent vite en renforcements. Or, contre notre ligne discontinue et frêle, les troupes de choc allemandes, grisées par la rapidité de leur avance, poussent puissamment, le plus souvent à découvert, en formations massives, comme à Charleroi. Quand elles se heurtent à l’un de nos groupes de combat, elles l’attaquent de front ; mais en même temps elles détachent de petits éléments, qui oscillent avec souplesse des zones battues par nos feux aux zones où nos feux sont plus rares ; ces petits éléments, formés en colonnes et munis de mitrailleuses légères, discernent les cheminements propices, s’y glissent, s’infiltrent par les vallons, se rassemblent dans les angles morts, ruissellent le plus loin qu’ils peuvent, débordent le groupe de combat français. Et nos soldats, surpris d’entendre tout à coup crépiter les mitrailleuses sur leurs flancs ou derrière eux, se replient, du moins dans les premiers jours, comme si ce procédé de l’infiltration, qui n’est pourtant que la manœuvre classique de toute infanterie au cours d’une progression, tenait de la sorcellerie.

Pourtant, ils résistent au-delà de tout espoir, les soldats de la 9e division et ceux des divisions voisines : c’est « le cœur de la France, » ils le savent, qu’ils protègent. Grâce à leur dévouement, au sens romain du mot, les renforts ont le temps d’affluer, et, dès le 26 mars, sixième jour de la bataille, le général Humbert peut employer onze divisions. Du 27 au 30, notre ligne de résistance s’affermit, sur la montagne de Porquericourt et sur le Mont Renaud, au Sud du Noyon. Les Allemands se brisent contre elle.

Partout ailleurs, aux mêmes derniers jours de mars et aux premiers jours d’avril, vers Lassigny, vers Montdidier, partout où s’est ouverte la brèche, elle se referme, et le rempart français se dresse : « Humbert a barré la route de Paris, Debeney celle d’Amiens[5]. »

Ce fut sans doute parce que l’ennemi s’affaiblissait à mesure qu’il avançait. Mais peut-être fut-ce principalement parce que ces premières rencontres de 1918 furent surtout des combats d’infanterie.

Jadis, aux premiers mois de la lutte, lors de la Course à la Mer, presque aux mêmes lieux, le fantassin français avait affronté le fantassin allemand en rase campagne, et l’avait arrêté ; en 1918, plus fortement armé et plus confiant en la puissance meurtrière de ses armes, il recommençait, en même temps que son adversaire et dans les mêmes conditions de soudaineté, l’apprentissage de la guerre de mouvement : il trouva plus vite que lui, semble-t-il, dans les qualités héréditaires du tempérament national, de quoi y satisfaire : l’esprit de décision rapide, la souplesse, le sens individuel du combat. Mieux que son adversaire, il sut lutter par petits groupes isolés, où toujours, à l’instant voulu, se révélait un vrai chef, se défendre au besoin dans un fossé, sous un buisson, derrière une roche, se garder, s’éclairer, se relier, en un mot manœuvrer. Maintes fois en ces jours, l’esprit d’initiative d’une petite unité, d’un petit état-major, la spontanéité d’une improvisation locale aura redressé une situation d’ensemble compromise, et la défense du massif du Piémont par la 77e division (général d’Ambly) en offre un exemple déjà souvent célébré et qui restera classique, au jour surtout, 30 mars 1918, où deux colonels réglèrent sur le terrain même, pour la reprise du parc de Plessis-de-Roye, une manœuvre presque instantanée, qui semble pourtant préparée à loisir comme pour un jeu de Kriegspiel.

Du 21 mars au 6 avril, l’Allemagne, sacrifiant 300 000 soldats, aura engagé sur ce front de 80 à 90 kilomètres, et engouffré dans la « poche » creusée, des forces au moins quadruples des forces franco-britanniques, jusqu’à 89 divisions, — soit un million d’hommes. L’Allemagne l’a cherchée, la longue bataille qui doit se prolonger durant deux mois encore, la bataille en rase campagne, la bataille d’infanterie. Elle l’a voulue, elle l’a ; elle la perdra.


Elle la perdra, malgré les deux diversions, très redoutables, qu’elle tente : le 9 avril, dans les Flandres ; le 27 mai, dans le Soissonnais. Le 9 avril, c’est la bataille pour Armentières, c’est Bailleul enlevé, Béthune débordé, Ypres menacé : à nouveau, aux Monts des Flandres, les Français ferment la brèche. Le 27 mai, parce que les Alliés ont rassemblé la majeure partie de leurs forces dans la région d’Amiens, qu’il leur faut rouvrir à tout prix, l’ennemi, déçu dans son espoir d’atteindre Amiens et de prendre sous son canon la vallée de la Somme jusqu’à la mer, change brusquement ses plans et renouvelle, cette fois contre les Français, son attaque brusquée du 21 mars. Par les mêmes procédés qu’au 21 mars, — emploi en masse des obus toxiques sur nos positions de batteries, bombardement intense de notre première ligne par les Minenwerfer, — il emporte en quelques heures le Chemin des Dames et Berry-au-Bac ; en quelques jours, il franchit l’Aisne, la Vesle, l’Ourcq ; il prend Soissons, il pousse jusqu’aux lisières de la forêt de Villers-Cotterets : à nouveau, il menace Paris.

L’Allemagne la perdra pourtant, la bataille qu’elle a voulue, la longue bataille d’infanterie. Elle la perdra parce que Clemenceau « fait la guerre, » et toute la nation française avec lui. Elle la perdra, parce que la Grande-Bretagne, appelant ses réserves insulaires, réussit à recompléter très vite, sur la base de l’ordre de bataille antérieur au 21 mars, ses unités éprouvées, et parce que la France, rivalisant d’énergie avec son alliée, s’est engagée envers elle à ne dissoudre aucune de ses divisions, ses divisions fussent-elles en lambeaux. Et l’Allemagne perdra la bataille parce que le général Foch, chargé depuis le 27 mars de coordonner l’action des armées alliés, les commande toutes depuis le 3 juin, et que le vainqueur de Fère-Champenoise et de l’Yser sait le grand art mystérieux de forcer la victoire.

Mais, puisqu’on ne s’applique en ces pages, qu’à décrire l’effort de notre infanterie, c’est une autre raison encore de la défaite allemande, entre tant de raisons, qu’il convient de mettre en un relief plus particulier : celle-ci, tandis que se déroule l’interminable bataille et à la faveur des longues pauses qui, d’avril à juin, séparèrent les offensives allemandes, un travail multiple se poursuit obscurément, ici, puis là, tantôt dans les petits états-majors et tantôt dans les grands, aux degrés les plus différents de la hiérarchie militaire, un travail d’abord épars et dispersé, puis plus cohérent, de réflexion, d’accoutumance, de critique de soi-même, qui, peu à peu, amènera tous les exécutants à comprendre en sa signification intime et à appliquer en son esprit comme en sa lettre la doctrine tactique qui leur avait été prescrite à la fin de décembre 1917.

Ils n’y vinrent pas tous sans tâtonnements et sans à-coups : aux premières semaines, comme il était inévitable, puisque pendant trois ans la défense s’était toujours portée sur la première ligne, les habitudes de la guerre de siège avaient persisté. En maintes rencontres, nos troupes avaient instinctivement cherché à reformer devant l’ennemi la tranchée continue, à lui opposer à nouveau la muraille linéaire, muraille de feux d’artillerie, muraille de poitrines. Mais comme elles n’y parvenaient pas, vu notre infériorité numérique, peu à peu le principe nouveau prit son ascendant, celui qui voulait que notre bataille défensive fût soutenue « sur des zones profondes. »

Tout un art se développa de dissimuler à l’adversaire cette tactique. A son insu, nous ne laissons dans notre première ligne que de rares pièces d’artillerie, mais qui se déplacent sans cesse et sans cesse le harcèlent ; nous n’y laissons que de faibles avant-postes d’infanterie, mais qui, à force de mobilité et d’activité, mouvements de patrouilles, alertes, coups de main, lui font faussement croire que la position est tenue en force et que nous sommes résolus à la conserver. Cependant, c’est à des kilomètres en arrière, sur la position de résistance, considérée désormais comme « l’élément essentiel du champ de bataille », que nous l’attendons et que nous le recevrons.

Un exemple, celui de la 36e division d’infanterie aux mois de mai et de juin, peut servir, entre plusieurs autres, à illustrer la tendance nouvelle.

La 36e division, aux ordres du général Mittelhauser, garde au Sud de Montdidier l’un des secteurs de la IIIe armée (armée Humbert), le secteur de Tricot, sur un front d’environ cinq kilomètres. Elle l’occupe depuis le 6 avril, et, comme elle ne subit d’attaque ni en avril ni en juin, elle a pu l’organiser à loisir. Elle a établi : 1° une première ligne (parallèles de résistance, de doublement, de soutien), jalonnée par le village de Vaux, le bois de Vaux, la cote 110 ; — 2° à un kilomètre en arrière, une parallèle intermédiaire, appuyée sur les villages du Frétoy et de Tronquoy ; — 3° une bretelle Tronquoy-Courcelles ; — 4° à cinq kilomètres en arrière de la première ligne, une deuxième position sur la crête Tricol-Méry, couverte, en avant de ces deux villages, par une parallèle intermédiaire.

C’est là un fort système défensif, mais établi à titre de simple précaution, pour se garder contre tous risques ; on ne considère pas comme probable qu’il ait à jouer un rôle réel. Car toute l’armée Humbert est orientée en avril et en mai vers la préparation d’une grande action de contre-offensive qu’elle compte tenter en direction de Boulogne-la-Grasse. Or, voici qu’au contraire, vers les derniers jours de mai, elle s’aperçoit, à divers signes, que c’est elle-même qui va subir une attaque. Aussitôt, elle tend toutes ses énergies vers la défensive, et dans les divers secteurs dont elle a la garde chacun s’applique à se mieux pénétrer de la doctrine prescrite.

C’est pourquoi la 36e division s’emploie, dans les tout premiers jours de juin, à renforcer encore sa position de résistance : en grand secret, en grande hâte, par des travaux de nuit, les troupes établissent une ligne dite des Réduits, que l’ennemi n’aura pas le temps de repérer, et qui passe par les villages de Ployron et de Courcelles. Le 4 juin, comme les menaces d’une offensive allemande se précisent, les exécutants sont tous avertis que « la défense du secteur confié à la 36e division sera reportée le plus en arrière possible ; » que « l’ennemi pourra emporter d’un premier élan la parallèle principale et la parallèle de soutien » et qu’ « il appartiendra aux troupes de la ligne intermédiaire et de la ligne des Réduits d’arrêter sa progression. » Le 8 juin, l’attaque allemande apparaissant comme imminente, l’ordre est donné de « réduire au minimum la densité des compagnies sur les points d’appui de la première ligne. » Il est spécifié que « la défense se portera sur la position Ployron-Courcelles » : et que « sur cette position le dispositif des divers éléments de résistance en avant de la parallèle des Réduits sera celui d’un quinconce de groupes de combat de densité croissante de l’avant vers l’arrière. »

Les Allemands attaquent le 9 juin, de Montdidier à Noyon, sur tout le front de l’armée Humbert : ils comptent atteindre Compiègne le soir même. Au secteur de Tricot, ils auront affaire à la troupe magnifique qu’une citation à l’ordre de l’armée a dénommée un an plus tôt « la division ardente et brave, » parce que, commandée alors par le général Paquette, elle s’est couverte de gloire au Plateau de Californie. Au Plateau de Californie les soldats de la 36e avaient montré qu’ils pouvaient tenir sans reculer d’un pas sous les obus, sous la mitraille, sous les gaz, sous n’importe quoi ; aux jours de juin 1918 leur consigne n’est plus de résister sur place, mais d’attirer l’ennemi en deçà de la première position. Attaqués, nos avant-postes se replient ; plus en arrière, des centres de résistance sont occupés par des garnisons d’infanterie assez fortes pour résister chacune par ses propres moyens ; ces garnisons qui, par définition, n’ont pas besoin d’artillerie, canalisent l’infiltration ennemie dans les couloirs qui les séparent ; et toute la masse de notre artillerie s’emploie à la seule défense de ces couloirs. Deux, jours durant, cette tactique se développa dans une lutte violente à la fois et savante. Au soir du 10 juin, la division « ardente et brave » avait perdu 2 551 hommes ; mais sur le front tenu par ses trois régiments d’infanterie, le 18e, le 34e et le 49e, huit régiments d’infanterie allemande avaient passé, qui s’étaient fait massacrer sur la position de résistance. La ligne des Réduits avait bien rempli son office, et le village de Courcelles résisté victorieusement.

Même tactique et dispositifs analogues en plusieurs autres secteurs de la 3e armée. Ainsi la 72e division (général Ferradini) n’avait laissé au Nord de la Divette que de faibles éléments de couverture, qui devaient s’y maintenir seulement durant le temps nécessaire à l’installation du gros des troupes sur la seconde position. Au point du jour, ces petites garnisons sont attaquées. Trois heures plus tard, à 9 heures, on les avertit toutes, téléphoniquement, que leur mission est remplie, que les régiments sont en place, et qu’elles peuvent se replier. Mais de chaque centre de résistance vient la même réponse : on demande la permission de ne se replier qu’un peu plus tard. Une heure passe, puis une autre : tes fantassins de la zone avancée ne reviennent pas ; là-bas ils combattent encore. Enfin, par petits groupes sanglants et farouches, vers midi, ils se rabattent vers l’arrière. A leur venue, nos régiments, qui attendent, l’arme au pied, les acclament. Comme ils ont tardé ! Mais eux, surpris de l’accueil : « Bah ! disent-ils, pendant qu’on y était ! » La belle parole pleine de bonhomie et de grandeur ! Et ne peut-on pas dire qu’elle résume la manière de tous les soldats de France ? Comme de bons ouvriers qui aiment le bon ouvrage, ils auront bien fait leur tâche, qui était de délivrer le sol natal ; mais pendant qu’ils y étaient, » ils auront fait aussi un peu plus que leur tâche ; ils auront délivré par surcroît des. Sclesvigois et des Esthoniens, des Arméniens et tant d’autres peuples dont c’est à peine s’ils savaient seulement les noms, — « pendant qu’ils y étaient. »

C’est ainsi que, le 9 et le 10 juin, en plusieurs secteurs de la 3e armée, notre tactique de combat sur des zones profondes fit ses preuves. Les Allemands réussirent à atteindre et à franchir l’Aronde ; mais ils n’y parvinrent qu’épuisés. Aussitôt, comme complément de notre action défensive, une action offensive les prit de flanc. Le 10 juin, à dix heures trente, le général Fayolle, alertant dans leurs cantonnements de repos cinq divisions, les constituait en un groupement Mangin, aux ordres du général Humbert, et leur donnait pour mission d’attaquer sur le front Mortemer-Saint-Maur, en direction générale de l’Est. L’ordre portait que l’attaque serait exécutée le lendemain même, c’est-à-dire qu’il fallut en quelques heures organiser les ravitaillements, affréter et acheminer les convois, pousser en avant, — et l’on ne disposait à cet effet que d’un seul pont, près de Montgérajn, — cent quarante chars blindés, amener les troupes à pied-d’œuvre, les disposer face à leurs objectifs. Pourtant, quand la courte nuit de juin s’acheva, tout était prêt. A 11 heures, le général Mangin lança les vagues d’assaut, et l’ennemi fut rejeté en désordre sur le Matz.

En ces actions tour à tour défensives et offensives du 9 au 13 juin 1918, un grand avertissement venait d’être donné à l’Allemagne : ne le comprit-elle pas ?


Comme si elle n’avait pas compris, elle recommença aussitôt à combiner et selon les mêmes procédés qu’au 21 mars, qu’au 27 mai, qu’au 9 juin, une autre entreprise de rupture et de percée. Ce qu’elle se propose, c’est d’attaquer de Reims à Massiges, sur tout le front de la 4e armée Gouraud, et de prendre à revers, par la gauche et par la droite, la Montagne de Reims ; Châlons tombera ; l’armée française, coupée de l’Argonne et de Verdun, devra capituler devant Paris. Ce sera la bataille suprême, l’offensive pour la paix, le Friedensturm.

Pendant tout le mois de juin, l’ennemi prépare cette grandiose bataille ; à son insu, la 4e armée observe son travail. Nous connaissons désormais sa méthode du 21 mars, du 21 mai, du 9 juin : la surprise, c’est lui, cette fois, qui la subira. Cette fois, nous ne consentirons pas que ses Minenwerfer et ses obus toxiques écrasent ou paralysent nos troupes sur la première position, et nous irons jusqu’au fond et jusqu’au bout de notre doctrine de la bataille soutenue sur des zones profondes.

Le 7 juillet, le général Gouraud adresse à ses soldats l’ordre du jour que voici : « Nous pouvons être attaqués d’un moment à l’autre. Vous sentez tous que jamais bataille défensive n’aura été livrée en des circonstances plus favorables. Nous sommes prévenus et nous sommes sur nos gardes. Nous sommes puissamment renforcés en infanterie et en artillerie. Vous combattrez sur un terrain que vous avez transformé par votre travail opiniâtre en une forteresse redoutable, forteresse invincible, si tous les passages sont bien gardés. Le bombardement sera terrible : vous le supporterez sans faiblir. L’assaut sera rude, dans un nuage de poussière, de fumée et de gaz, mais votre position et votre armement sont formidables. Dans vos poitrines battent des cœurs braves et forts d’hommes libres. Personne ne regardera en arrière, personne ne reculera d’un pas. Chacun n’aura qu’une pensée : en tuer beaucoup, jusqu’à ce qu’ils en aient assez. Et c’est pourquoi votre général vous dit : Cet assaut, vous le briserez, et ce sera un beau jour. »

Briser cet assaut, ce sera arrêter l’adversaire, non pas nécessairement sur la première position, mais là où nous voudrons livrer la bataille : et délibérément, systématiquement, quoi qu’il puisse lui en coûter, la 4e armée consentira par avance à abandonner une part de sa zone avancée, et même s’il le faut, cette région des Monts de Moronvilliers qu’elle était si fière d’avoir l’année d’avant très glorieusement conquise.

Les signes précurseurs se sont multipliés. D’une nuit à l’autre, la 4e armée attend le choc. Le 14 juillet, un fort coup de main lui procure des prisonniers : ils révèlent que ce sera pour cette nuit même.

Cette nuit-là, comme il avait souvent fait, l’Empereur allemand monta à un observatoire : il avait promis à ses soldats qu’il daignerait regarder leurs exploits. Il ne peut le savoir, mais c’est la dernière bataille que contempleront ses yeux cruels.

L’heure marquée pour l’attaque, et que les prisonniers allemands ont dite, approche. Avant qu’elle ait sonné, tout à coup, par un singulier renversement des rites, un travail de contre-préparation française devance la préparation allemande. Notre immense artillerie se dévoile toute et déchaîne un bombardement si formidable qu’il réconforte là-bas nos fantassins laissés comme des enfants perdus aux avant-postes, les excite, les remplit d’une frénésie de confiance : beaucoup, — l’un d’eux me l’a rapporté, — se dressaient debout sur les parapets et lançaient à l’ennemi des injures dans la nuit. Jusqu’aux arrière-lignes des Allemands nos pièces à longue portée frappent aux points sensibles de leur énorme machine d’assaut, avant même qu’elle se mette en marche. Elle se met en marche pourtant. Mais, aussitôt que commence le bombardement ennemi, les fantassins de nos premières tranchées se retirent hors de la portée des Minenwerfer, se replient sur la ligne intermédiaire, à deux kilomètres environ plus au Sud, pour y former des groupes de combat, qui, se flanquant les uns les autres, opposeront à l’adversaire une résistance d’autant plus solide qu’il pénétrera plus avant dans nos lignes. Et quand enfin l’infanterie allemande partit à l’assaut, nos tirs de barrage s’abattirent d’abord en avant de notre première position, puis sur cette première position, déjà évacuée par nous, puis plus en arrière, à mesure que les signaux lancés par nos avant-postes, qui se repliaient, jalonnaient l’avance de l’assaillant. Jamais tant de sang allemand n’avait coulé en si peu d’heures. Pourtant, l’artillerie ennemie persistait à allonger indéfiniment ses tirs de barrage, selon l’horaire prescrit, comme si les vagues d’infanterie continuaient de progresser derrière eux à l’allure prévue : mais déjà, par bataillons, par régiments, par divisions, l’infanterie allemande gisait dans les plaines… Le jour s’était levé, et ce fut « le beau jour » que le général avait promis.

Tandis que les soldats de la 4e armée brisaient ainsi à l’Est de Reims l’effort de quinze divisions appuyées par dix autres, à l’Ouest de Reims au contraire de grandes forces ennemies progressaient en direction d’Épernay. Alors, ayant gagné, le 15 juillet, sa dernière bataille défensive, la France engagea, le 18 juillet, sa première bataille offensive, et ces deux batailles n’en sont qu’une.

C’est très témérairement que les Allemands précipitaient leurs troupes vers Dormans et Epernay. Si on les attaquait sur les deux flancs du saillant de l’Aisne à la Marne, là où le saillant commentait à se dessiner, de façon à menacer Bazoches, nœud vital de leurs communications, leur péril serait grave. Le général Foch guettait le moment. Par son ordre, sur le flanc Ouest du saillant, l’armée Mangin, prolongée à droite par l’armée Dégoutte, s’appêtait. A la faveur des nuits, et sous le couvert des bois, de puissantes réserves d’infanterie accoururent. Une nombreuse artillerie de renforcement se massa en secret, et, sans exécuter des réglages, attendit. Et depuis des mois, quelque part, dans le parc d’un château mystérieux, enveloppé de forêts, nous avions préparé en grand secret l’organe français de la surprise, ces chars blindés légers dont les Allemands avaient é‘prouvé déjà en quelques rencontres, le 11 juin par exemple, le pouvoir de rupture et d’écrasement. Cette fois, c’est par groupes et par régiments qu’ils allaient évoluer en avant de nos vagues d’infanterie et remplir l’office des Sturmbataillone. Le 18 juillet, le coup prodigieux fut asséné : douze divisions ennemies culbutées, et, pour notre butin, 20 000 prisonniers, 400 canons. L’armée allemande aventurée au Sud de la Marne reflua vers la Vesle.

Deux ans plus tôt, devant Verdun, aux mois de mai et de juin 1916, nous avions enduré de l’ennemi les pires assauts, sans réagir, — par impuissance, semblait-il. De même aux mois de mai et de juin 1918 ; et qui ne voit l’analogie des deux situations ? Mais en 1916 préparant notre riposte de la Somme, en 1918 préparant notre riposte de la Marne, nous avions pareillement ménage, épargné nos forces, et voici qu’aujourd’hui comme en 1916, victorieux dans la défensive et victorieux dans la contre-offensive, nous venions de retourner à notre profit les conditions de la lutte, — ou tout au moins de rétablir l’équilibre. L’effort que l’Allemagne a déployé pendant quatre mois, — au prix 4e quelle usure ! — quand le renouvellera-t-elle ? Pourra-t-elle jamais reprendre l’initiative des opérations et retrouver « le fier privilège de l’offensive ? »


La supériorité du nombre, elle vient de la perdre, car, à sa grande stupeur, depuis plusieurs semaines, les Américains sont entrés dans la bataille. Quand, le 28 mars 1918, en un moment très sombre, les généraux Pershing et Bliss, accourus vers les chefs des armées alliées, leur avaient généreusement offert l’assistance immédiate de troupes américaines, ils n’avaient guère pu mettre à leur disposition que 250 000 hommes, et qui ne s’étaient acheminés que peu à peu vers la ligne de feu, pour tenir d’abord, dans les Vosges, les secteurs les plus calmes, du front[6]. Mais à la seconde bataille de la Marne ; c’est par grandes unités constituées que les soldats américains, ont été engagés, et au plus fort des mêlées : à Belleau et à Bouresches, l’ennemi vient d’éprouver leur vaillance, et à Fère et à Sergy[7]. Depuis le mois de mars, les contingents des États-Unis débarqués en. France ont quadruplé : au début de juillet, ils atteignent déjà l’effectif de 900 000 hommes, dont près de 600 000 combattants[8]. Or, d’autres contingents débarquent sans cesse, à raison de 200 000 hommes, de 300 000 hommes par mois, et il en débarquera, ainsi durant des mois encore et, s’il le faut, durant des années[9].

Pourtant, même après sa défaite du 18 juillet 1918, l’armée allemande demeure très puissante, et ses effectifs égalent au moins les effectifs des Alliés. Elle peut raccourcir encore son front de bataille, se rétablir dans la ligne Hindenburg, ou plus en arrière, au besoin, sur une ligne plus courte, prolonger indéfiniment la lutte. Devons-nous-attendre, jusqu’en 1919 par exemple, jusqu’au jour où les États-Unis, pourront donner le plein de leur effort ? Foch n’attendit pas.


Il va entreprendre, et sur l’heure, son Friedensturm à lui, la bataille dernière, celle qui ne portera pas, comme les batailles du passé, le nom d’une bourgade, d’une ville ou d’un fleuve, mais qui, se déployant de la Woëvre aux Flandres à travers tant de provinces, s’appellera la Bataille de France, celle que peut-être une humanité plus heureuse, mais non nécessairement plus noble, vénérera à travers les âges comme la bataille libératrice, qui aura mis fin aux guerres.

Ce sera, dès le 20 juillet, l’offensive de l’armée de Mitry, de Dormans à Mareuil-le-Port ; — du 20 juillet au 2 août, l’offensive de l’armée Berthelot poussant vers la Vesle ; — et le 8 août, entre la Somme et l’Avre, l’offensive franco-britannique des armées Rawlinson et Debeney ; — et le 12 août, ce sera l’offensive de l’armée Humbert, de Montdidier jusqu’à l’Oise ; — et ce sera, dans la seconde quinzaine d’août, l’offensive de l’armée Mangin entre l’Aisne et l’Ailette ; — et encore l’offensive de l’armée Byng et de l’armée Horn vers Bapaume ; et ce sera, au début de septembre, l’élargissement de l’offensive des armées Byng et Horn en avant d’Arras ; — et à la mi-septembre, ce sera l’offensive des années Dégoutte et Berthelot au Sud, puis au Nord de la Vesle ; — et encore l’offensive de l’armée Pershing vers Saint-Mihiel ; — et le 26 septembre, ce sera l’offensive de l’année Pershing et de l’armée Gouraud vers Buzancy et vers Vouziers ; — et le 27, l’offensive britannique vers Cambrai ; — et le 29, l’offensive belge vers la forêt d’Houthulst ; et, aux premiers jours d’octobre, la prise de Saint-Quentin, puis de Roulers, puis de Lille…

Il est facile à tout venant de dénombrer ces coups. Il serait plus malaisé, et hors de notre pouvoir, d’analyser l’art qui les dirige, les redouble, les multiplie, en précipite le rythme et la cadence. Nous qui n’avons jamais considéré en ces pages la conduite générale des opérations que dans la mesure où il était nécessaire pour expliquer l’action de l’infanterie, tenons-nous-en à représenter par l’exemple, pris presque au hasard, d’une seule division, quelles énergies durent déployer nos fantassins en ces dures opérations offensives.

La 165e division d’infanterie, aux ordres du général Caron, a pris part, du 10 au 17 août, à l’action offensive de la 3e armée ; retirée de la ligne de feu le 18, elle y est renvoyée après sept jours seulement de repos. Du 26 au 28, ses trois régiments d’infanterie, — le 154e, le 155e, le 287e, — s’installent dans le secteur de Canny-sur-Matz ; mais à peine y sont-ils entrés, ils sont lancés en avant, le 28 août, car l’ennemi, se repliant sur tout le front de la 3e armée, a décampé dans la nuit, couvert seulement par de faibles arrière-gardes. Les trois régiments marchent à sa recherche, en formations très largement articulées, sur un front de trois kilomètres : ils reprennent le contact à huit kilomètres de leur point de départ : l’ennemi attend aux lisières de Catigny et au long du canal du Nord ; il tient en force les têtes de pont de Catigny et de Béhancourt. Sur cette ligne de résistance, solidement organisée, le combat s’engage le 29 août, et bientôt les deux infanteries s’emmêlent inextricablement, en sorte qu’il nous est impossible soit de bombarder la première ligne allemande, soit de ramener aussitôt en arrière les fantassins, que les mitrailleuses ennemies prendraient trop facilement sous leurs feux. Il faut attendre la nuit pour ordonner leur repli et le lendemain pour les envoyer de nouveau, cette fois abrités par un barrage roulant, à l’assaut de Catigny.

Ils emportent le village, après un combat de rues, forcent les passages du canal du Nord, prennent Chevilly. Au soir de cette rude journée du 30 août, ils sont arrêtés aux lisières du bois du Chapitre, que garnissent des réseaux de fil de fer et des nids de mitrailleuses. D’ailleurs, la 165e division a progressé plus rapidement que les divisions voisines, lesquelles n’ont pu encore franchir le canal du Nord ; trop en flèche et violemment contre-attaquée, elle évacue Chevilly dans la nuit. Elle le reprend le lendemain 31, par une vraie bataille rangée, qui se prolonge très avant dans la nuit. Il faut employer les deux jours suivants à regrouper nos unités et à préparer une seconde attaque sur le bois du Chapitre : la division s’en empare le 3 septembre.

La nuit venue, l’ennemi, qui a beaucoup souffert, se dérobe. Couverts par des patrouilles de cavalerie, nos fantassins se remettent en marche, le 4, atteignent et dépassent Guiscard. En fin de journée, leurs avant-gardes se heurtent à nouveau à une position normalement organisée en secteur défensif : les Allemands tiennent sous leurs feux la ligne des crêtes au Nord et à l’Est de Guiscard, et c’est seulement le 6 septembre, après deux jours d’âpres combats, que la division, ayant pris Buchoire et Berlancourt, pourra avancer jusqu’à la Neuville-en-Beine, à 3 kilomètres plus loin. Le lendemain, 7 septembre, elle recommencera la poursuite, pour atteindre, en une étape de 9 kilomètres, ce canal Crozat que cinq mois plus tôt l’infanterie allemande, en route pour Paris, croyait-elle, avait triomphalement franchi.

Là, pour la troisième fois, l’ennemi résistera : car il manœuvre en retraite par repli systématique, nous attirant chaque-fois soir une position d’arrêt choisie à une distance telle de la position d’arrêt précédente qu’il nous faille chaque fois procéder au déplacement général de notre artillerie. Au bout de deux jours, nos régiments forcent pourtant le canal Crozat, et c’est à 10 kilomètres au-delà qu’une troupe fraîche vient relever enfin, le 11 septembre, l’énergique division qui, en ces quinze jours, a livré vingt combats, conquis un riche butin et refoulé l’ennemi sur une profondeur de 40 kilomètres.

Quelle émotion de regarder sur la carte le long sillon qu’elle a tracé et les sillons parallèles, de longueur inégale, mais non moins inflexibles, qu’à sa droite, à sa gauche, ont tracés tant d’autres divisions ! Chaque division est un soc qui, d’un mouvement lent et fort, laboure la terre sacrée. A quel prix ! Décimés par les deux organes de la défense ennemie, la mitrailleuse légère et Pypérite, nos régiments s’épuisent. La bataille n’est plus, comme en guerre de siège, une crise horrible, mais brève ; c’est l’ahan continu des marches et des contre-marches, des nuits sans sommeil et des jours sans abri, sous l’ardent soleil de l’été. Mais c’est l’été glorieux : l’ennemi ne combat plus qu’à reculons sur cette terre qu’il a souillée et que nos soldats délivrent et purifient. Pour eux, la misère est de tous les jours, mais la victoire aussi est de tous les jours. Chacune de leurs étapes est une victoire, faite de tous leurs labeurs de ces quatre années, de toutes leurs expériences, de tous leurs progrès, de toutes leurs souffrances, non pas des leurs seulement, mais des souffrances magnanimes de leurs compagnons qui sont morts et dont ils accomplissent enfin la volonté. Leurs compagnons qui sont morts sont près d’eux en ces jours, — et oculis insipientium vlsi sunt mori : ils les assistent, ils les soutiennent en leurs derniers travaux. « Vive labeur ! » c’était le mot d’ordre de Jeanne.


Sous les coups savants à la fois et forcenés que frappent les Alliés, l’Allemagne chancelle. Ses armées formidables, ses 204 divisions du 21 mars, que sont-elles devenues ?

Au 21 mars, 124 de ces divisions suffisaient à tenir le front, les 80 autres restaient disponibles, et c’était un immense réservoir de forces. Au 11 juillet, la situation restait à peu près la même, — 126 divisions en ligne, 78 disponibles, — parce que l’Allemagne, jetant dans la fournaise au fur et à mesure de ses besoins les 450 000 soldats de sa plus jeune classe de recrutement, avait réussi, ou à peu près, à compenser ses pertes. Mais voici qu’à partir du mois d’août un phénomène, surprenant à première vue, se manifeste : la ligne de bataille, par suite du repli allemand, va toujours se raccourcissant, et pourtant, à mesure qu’elle se raccourcit, le nombre des divisions qui la tiennent, va toujours en augmentant : nous en identifions 156 en ligne au 1er septembre, puis 162 au 10 octobre, puis 167 au 16 octobre.

C’est que d’Ypres à l’Aisne et de l’Aisne à la Woëvre, le bélier de Foch frappe et refrappe ici, puis là, souvent à l’improviste. Au lieu des 80 divisions que l’Allemagne au 21 mars gardait orgueilleusement en réserve, elle n’en a plus que 48 disponibles le 1er septembre[10], 26 le 10 octobre, 20 le 16 octobre[11].

Or, si l’on additionne, à des dates quelconques. les divisions en secteur et les divisions disponibles, on ne retrouve plus, à partir de la fin d’août, le total de 204 : l’ennemi a été forcé d’en disloquer ou d’en dissoudre plusieurs[12]. De plus, dans celles qui subsistent, le nombre des combattants décroît, et leur qualité. Les adolescents de la classe 1919, engagés depuis avril, se sont épuisés très vite : à la fin de septembre, cette classe est consommée presque toute[13]. Pour combler les vides, une commission, composée d’officiers d’Etat-major que n’assiste aucun médecin, et que les soldats allemands nomment la Mord Kommission, la commission d’assassinat, visite les services des étapes, les pressure, y recrute, vaille que vaille, des combattants[14]. Elle s’évertue en vain : dès le 30 juillet, il a fallu commencer à réduire des bataillons à trois compagnies ; et le procédé s’est vite généralisé. Ces unités exsangues, il faut pourtant les engager sans cesse. Des vingt-quatre divisions qui, du 26 septembre au 15 octobre, soutinrent la pression de l’armée Gouraud, et qui furent toutes décimées, huit furent à peu près anéanties. La 42e, qui avait laissé entre nos mains aux deux premiers jours de la bataille 2 000 prisonniers, reparaît en Argonne le 15 octobre : son effectif n’est plus guère que de 500 hommes. La 202e, maintenue en ligne pendant toute la bataille, s’y use entièrement : le 9 octobre, elle perd 500 hommes, qui formaient presque tout son effectif en combattants. Une division d’élite, la 200e, composée de chasseurs, reste au combat jusqu’au 5 octobre : à cette date, ses trois régiments ne comptent plus respectivement que 110, 120 et 150 hommes.

De calculs dignes de foi il résulte que les batailles de juillet ont coûté à l’Allemagne 87 000 hommes, les batailles d’août 123 000, les batailles de septembre 223 000, les batailles d’octobre 169 000 ; au total, en quatre mois, 602 000 hommes, — c’est-à-dire beaucoup plus que le contingent d’une classe de recrutement. Faudra-t-il donc envoyer au feu les enfants de la classe 1920 ? L’Empereur, dit-on, le voulait, et le Kronprinz, et Ludendorff… En ces mêmes quatre mois, l’armée allemande avait abandonné sur les champs de bataille 5 000 canons, le quart de toute son artillerie.

De quel nom nommer tous ces faits, si ce n’est du nom de défaite ou de désastre, et comment nos ennemis osent-ils aujourd’hui prétendre parfois, sans en rien croire, qu’ils n’ont pas été vaincus militairement ?


Certes, jusqu’à la fin leurs généraux conduiront la retraite avec énergie et habileté, et jusqu’à la fin les arrière-gardes allemandes, composées de corps d’élite et de volontaires, se battront avec un morne courage. Mais dans les dernières semaines, à l’arrière de la ligne de feu, c’est le désarroi des troupes d’étapes qui se débandent, c’est la capitulation, c’est la décomposition morale de la nation presque entière. Là-bas, à Berlin, la prison de Moabit est bondée de déserteurs en prévention de conseil de guerre, que, de temps à autre, avant tout jugement, la gendarmerie expédie en masse au front, pour qu’ils fassent place dans les cellules à d’autres prisonniers ; peu à peu les déserteurs errent impunément, par milliers, dans les rues. Peu à peu, dans maints corps de troupes, les fils de la vieille nation disciplinée, prenant modèle sur les moujiks, se forment en « Comités d’ouvriers et de soldats » et, déployant des oripeaux rouges, passent de la barbarie impérialiste à la barbarie anarchiste. Alors, tremblant à leur tour pour leurs foyers, ils précipitent leur retraite vers le Rhin, les pillards qui n’osent plus piller, les incendiaires qui n’osent plus incendier ; ils fuient, — Not kennt hein Gebot ! — les rois, les princes, les Sozialdemokraten et les Junkers ; ils fuient, — c’est la guerre ! — les bourreaux des Kommandanturs, et les pédantesques théoriciens de la Force que crée le Droit ; ils fuient, — c’est la guerre fraîche et joyeuse ! — devant les hommes libres.

Jusqu’aux dernières semaines et jusqu’au dernier jour notre infanterie aura durement besogné. Une dernière fois, comme nous avons fait si souvent, nous tâcherons de représenter ses mérites par un exemple. Nous reviendrons vers cette 9e division d’infanterie qui, aux jours tragiques de mars, avait soutenu, on s’en souvient, de si pénibles combats en retraite et s’était fait hacher sous Noyon.

Depuis, elle s’est reconstituée en Alsace. En juillet, transportée d’Alsace en Champagne, à l’Ouest de Damery, elle est engagée le 18 juillet, et depuis elle combattra presque sans trêve, d’abord au Sud de la Marne, puis entre la Marne et la Vesle, puis au Nord de la Vesle, puis entre l’Aisne et le camp de Sissonne : de juillet à la fin d’octobre elle défait l’ennemi en quatre larges combats, à Belval, à Montigny, à Berry-au-Bac, sur la Hunding-Stellung. Le 4 novembre, elle est transportée dans un autre secteur, devant Recouvrance. De là elle mènera la poursuite vers la Meuse. Les chars blindés roulent devant les fantassins, une pièce d’artillerie accompagne chaque bataillon d’avant-garde. Le 4 novembre, la division prend Recouvrance et Caudion ; le 6, elle prend Remancourt, Adon, Givron ; le 7, Rogiville, la Besace ; le 8, elle prend Librecy ; le 9, elle prend Ham, Cliron, Charoué, Tournes, et découvre au loin la Meuse et Château-Regnault, en Ardenne : non loin de ces lieux, voilà quatre cents ans, le Chevalier sans peur et sans reproche, en souvenir d’une antique légende de l’Ardenne, avait envoyé dire aux reitres et aux lansquenets, puis leur avait prouvé qu’« un bayard de France ne craint pas un roussin d’Allemagne. » Le 10, la division, qui, depuis le 18 juillet, est restée soixante-dix-huit jours au contact de l’ennemi et qui vient de le poursuivre sur 130 kilomètres, entre dans Château-Regnault, et le lendemain ses avant-gardes poussent au loin sur l’autre rive de la Meuse. Elles ont repris le contact : les fantassins se déploient, les artilleurs mettent en batterie. Une nouvelle court : c’est l’armistice.


CONCLUSION

Conclusion : la victoire. « O patrie ! ô concorde entre les citoyens ! » — Louange à tous nos allies, et à chacun d’eux selon la durée de son effort et selon l’ampleur de ses sacrifices ! Mais louange aussi, pour la part qui lui est due, à la douce France, à la forte France !


JOSEPH BEDIER.


  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai.
  2. Ainsi la 113e division allemande a fait quatre marches de nuit, de Wassigny à Bellicourt ; la 13e s’est portée en quatre nuits de Valencienne à Clary ; la 19e est venue de Stenay en huit marches de nuit consécutives ; la 27e, débarquée près de Cambrai, a fait une marche de trente-deux kilomètres dans la nuit du 20 mars pour entrer en ligne le 21 au point du jour.
  3. Voir dans la Revue du 15 juillet 1918, p. 254 à 266, sous la signature X, l’importante étude intitulée La bataille entre Somme et Oise, 21 mars-6 avril. On y trouvera, sur le mécanisme de l’intervention française, d’abondants et précieux renseignements, que nous n’avons pu résumer ci-dessus que très imparfaitement.
  4. C’étaient la 45e division de réserve, la 5e division de la Garde, la 36e division, la 10e, la 1re division bavaroise et une partie de la 34e division.
  5. Voir l’article déjà cité de la Revue, notamment page 300.
  6. Au 23 mars 1918, le tableau des effectifs américains est celui-ci : Combattants, 165 540 ; services américains, 91 293 hommes ; services français, 6 090 hommes ; services anglais, 5 146 hommes ; total, 26 069 hommes.
  7. En outre, à la seconde bataille de la Marne, l’es deux divisions italiennes du corps Albricci ont glorieusement aidé les Français, les Anglais et les Américains.
  8. Au 6 juillet 1918, les chiffres exacts sont les suivants : Combattants, 648 754 ; services, américains, 211 404 hommes ; services français, 20 242 hommes, services anglais, 9 652 hommes : total, 890 052 hommes. — Les pertes américaines, en tués et en disparus, s’élèvent déjà à cette date à 7 580 homme
  9. Au 26 octobre 1918 ; peu de jours avant l’armistice, l’armée américaine en France se composera des effectifs que voici : Combattants, 1 356 562 ; services américains, 446 554 hommes ; services français, 22 063 hommes ; services anglais, 9 651 hommes ; total, 1 834 831 hommes.
  10. Les 204 divisions allemandes se répartissaient ainsi au 1er septembre : groupe d’armées du prince royal de Bavière, 29 divisions : groupe d’armées von Bohn, 69 ; groupe d’armées du Kronprinz, 28 ; en Lorraine et en Alsace, 30, total : 156 divisions en ligne (ou en soutien immédiat), et 48 à l’arrière.
  11. Six seulement de ces vingt divisions peuvent être dites des « divisions fraîches, » car les autres ont été retirées des combats depuis moins de quinze jours.
  12. Au 1er septembre, huit divisions ont déjà été dissoutes (les 6e, 46e, 47e, 78e divisions de réserve, la 10e division de Landwehr, la 9e division de réserve bavaroise, la 10e division bavaroise, la 101e division). Au 15 septembre, trois de plus (la 33e division de réserve, la 211e division, la 235e division). Au 1er octobre, quatre autres encore (les 302e, 409e, 225e divisions et la 43e division de réserve). Dix autres au moins ont été dissoutes en octobre.
  13. En août, la proportion des hommes de la classe 1919 parmi les prisonniers est de 15 p. 100 à 20 p. 100.
  14. Cette commission fut instituée par un ordre du Grand Quartier général allemand en date du 9 juillet 1918.