Notre Optimisme

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Notre Optimisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 550-575).
NOTRE OPTIMISME

On parle beaucoup d’optimisme dans un temps où il vaut mieux en avoir qu’en parler. En parler cependant n’est pas chose inutile. L’idée, qui se précise dans le verbe intérieur dont elle n’est pas séparable, s’achève et se parfait dans la résonance des mots que la bouche prononce et que la main écrit. Et telle est la vertu de cette résonance qu’elle nous révèle souvent dans l’idée une force et une vertu insoupçonnées.

Parlons donc de l’optimisme pour dégager sa source profonde, sa qualité psychologique, sa signification et son importance. C’est la meilleure manière de le glorifier et aussi de le confirmer chez ceux qui l’ont, de le faire naître chez ceux qui ne l’auraient pas. Nous ne voulons écrire qu’une courte note. La parole n’est en ce moment justifiée que si elle est un acte. Aussi faut-il qu’elle soit brève.

Il y a plusieurs sortes d’optimismes, et d’abord celui des gens chez lesquels il est général et continu. Ils voient tout en rose. Chaque matin, en ouvrant leur fenêtre, ils se réjouissent du temps qu’il fait alors qu’il fâche tout le monde : à la pluie qui noie leur jardin comme à la chaleur qui le brûle, ils trouvent des excuses. Ils sont optimistes de naissance comme on est nerveux ou arthritique. Une santé physique parfaite soutient souvent ce tempérament moral sans être nécessaire. On peut envier cet optimisme, bien qu’il ait des dangers ; mais il met une grande sérénité dans la vie, et c’est, non le tout, mais le principal du bonheur.

Parfois l’optimiste ne l’est que pour les affaires des autres : il se réserve et se montre d’un jugement solide pour les siennes. C’est alors une marque de la bienveillance de l’âme, peut-être de son égoïsme.

On voit l’optimisme emprunter son caractère aux contingences au milieu desquelles il se développe. Il y a des optimismes professionnels, par exemple celui du médecin. Je vous souhaite un médecin optimiste. Il vous guérira, alors qu’un autre ne le pourrait faire.

Je vous souhaite aussi d’être optimiste si vous tombez malade. Il n’y a que les joyeux qui guérissent, disait Ambroise Paré. Ils guérissent mieux que les autres. Je le constate chaque jour chez les blessés, que dans un hôpital de l’intérieur nous envoie le fracas de la bataille. Le choc se dissipe et les chairs se réparent plus vite, les forces et l’équilibre se rétablissent mieux, si le moral est bon. Parfois une situation, qui semblait désespérée, se relève parce que l’espérance, la divine espérance, maintenait sa petite flamme au fond du cœur. C’est elle qui a fait le prodige.

Il y a un faux optimisme qui doit nous arrêter. Un homme étudie à fond ses entreprises, écarte les obstacles, résout les difficultés préalables, calcule, ordonne, organise, met tous les atouts dans son jeu et se montre assuré du succès. On le déclare optimiste. C’est un abus de langage. Dites qu’il est habile, clairvoyant, documenté, méthodique, scientifique, mais ne parlez pas d’optimisme. Celui-ci n’est de mise que s’il y a de l’aléa. Il faut le risque. C’est que l’optimisme n’est pas une opération de l’esprit qui raisonne. Il vient d’ailleurs, de plus loin et de plus haut, d’une source plus profonde et plus intime. L’intelligence claire le peut aider, et même beaucoup, mais secondairement. Et ceci, qui mérite quelques explications, nous conduit à parler du véritable optimisme, celui dont la France nous donne en ce moment le magnifique et émouvant spectacle.


I

Le premier de tous les optimismes est l’instinct de vie, l’horreur de la mort, la joie, l’orgueil et la volonté de vivre. Il est à la racine même de notre être, où rien ne le précède. Il est dans l’élan mystérieux qui lance sur sa courbe la cellule initiale chargée de tous nos devenirs. Il est l’affirmation superbe que la vie est une bataille à gagner et que nous la gagnerons, que nous la gagnons tous les jours, que la victoire d’aujourd’hui est belle, que celle de demain le sera davantage, que tout va bien et que tout ira mieux encore. Il n’est pas un jugement, une conclusion de l’esprit, mais une intuition liée à la vie elle-même. La vie est un acte qui porte en lui certaines clartés, dont la première est la certitude du succès et les autres autant de forces qui nous aident à l’obtenir. L’optimisme est une affirmation de ce succès, qu’il réalise, en même temps qu’il nous révèle les moyens qu’il y emploie. L’intelligence n’a que faire ici. Elle est analyse et l’instinct synthèse. Elle trace le plan dont l’exécution vient après. L’instinct agit et l’action déroule elle-même son dessin. Dans l’ordre chronologique, l’instinct passe avant l’intelligence. L’éclair d’évidence, où la pensée réfléchie trouva la certitude de son existence, fut précédé d’un autre d’où sortit, non plus le syllogisme de Descartes, mais un cri de courage et de victoire : je vis, je vis, je vis ! Ce cri de l’optimisme soutint les premiers pas de l’humanité, alors que l’intelligence n’avait pas encore paru ; elle les soutient et dirige encore alors qu’elle est dans tout son éclat.

L’intelligence joue le rôle extraordinairement brillant que tout le monde admire et rend d’incomparables services. Mais, en fait, la vie n’est pas son domaine, et ceci n’est pas une nouveauté. Les grandes décisions, que la vie implique, ne lui appartiennent pas. Dans les affaires capitales, comme la guerre, où l’existence d’un peuple est en jeu, la science n’épuise pas la question. Certes, elle est indispensable, mais il faut qu’elle ordonne son effort sur celui de l’optimisme et se mette en parfait accord avec lui.

Le désaccord est fréquent et ancien. Il occupe une large place dans l’histoire de la pensée humaine. Il n’est pas près de finir. Ni l’instinct de vie n’arrêtera l’ascension de l’intelligence, ni les miracles de celle-ci n’éteindront l’instinct de vie. Sa défaite serait notre mort, et la science ne nous sauverait pas. Mais nous n’avons rien à craindre. La vie prend ses précautions.

Nous mettons souvent notre ambition à vivre sur des idées claires et garanties par l’intelligence. De temps en temps nous passons en revue ces idées, les vérifiant une à une, comme un ouvrier ses outils et un soldat ses armes : nous ne voulons qu’elles pour faire notre journée, journée de travail et de combat, dans la famille, le métier et la cité. Mais le soleil n’est pas sur son déclin que nous avons dû résoudre plus d’un problème à l’aide d’inspirations, sorties de certaines idées obscures, par nous désavouées. De cela quelques-uns souffrent cruellement, d’autres facilement se consolent, la plupart ne se doutent pas.

L’illusion est si facile ! D’abord, comme c’est l’intelligence qui relève tout ce qui se passe en nous, elle ne manque pas de s’attribuer de larges avantages. Et puis le jeu de l’optimisme vital est si discret, quand la journée est belle, qu’il passe inaperçu, encore que dans une vie moralement élevée, si facile soit-elle, il faille sans cesse un peu d’héroïsme. Il faut être héroïque une fois par jour, a dit William James. Il faut cela pour être simplement un brave homme, au sens plein et relevé du mot. Entendez qu’ici l’héroïsme est l’élégance morale. L’intelligence claire ne nous la donne pas en entier : elle ne soutient pas jusqu’au bout, jusqu’à leur pointe extrême, certains gestes très simples. Pour les achever, il faut « pouvoir plus qu’on ne sait, » — j’emprunte un mot de Claude Bernard, — et dépasser sa science. Chaque jour, les braves gens dépassent leur science et d’ailleurs ne s’en inquiètent guère. Tout se fait doucement, en sourdine, avec d’infinis ménagemens pour l’intelligence prompte à s’alarmer. C’est le petit jeu de l’optimisme vital, celui de la navigation par mer calme et ciel serein.


II

Mais voici la tempête avec son danger très précis de mort, Aussitôt l’instinct de vie entre dans son grand jeu. Depuis bientôt un an, nous assistons au grand jeu de l’optimisme vital de la France. J’en puis aujourd’hui parler, en ayant déjà parlé plusieurs fois, ici même, et notamment six mois avant la guerre[1]. J’avais été conduit à étudier la déchéance morale de l’âme paysanne, analyse pénible, douloureuse et qui semblait devoir conduire à des conclusions désespérées. Ce ne furent pas les miennes. On me le reprocha. J’avais foi dans l’instinct de vie de la race et qu’au moment décisif il nous sauverait. « Vous attendez donc un miracle, » me disait-on. « Oui, parce que l’optimisme est grand faiseur de miracles. » Et de ma confiance, il faut que je donne ici les raisons.

D’abord, cet optimisme, je_le sentais en moi, où il pouvait paraître endormi, et je n’avais pas le droit de mettre en doute celui des autres.

D’autre part, je rencontrais à chaque pas des réserves morales incomparables, soigneusement accumulées par de longs atavismes. Les grandes hérédités de l’âme, qui mettent des millénaires à s’établir, ne s’effacent pas en quelques années. Dans cette question, le temps est un facteur qu’on apprécie grossièrement, et très mal. On s’est étonné de l’héroïsme de nos soldats. Par quoi donc sont-ils séparés de ceux de la Révolution et de l’Empire ? Par cent vingt ans, il est vrai, long espace de temps, je le veux, mais en fait par trois ou quatre générations, c’est-à-dire par trois ou quatre circonstances, où des mutations foncières et radicales ont pu se faire dans l’âme. Nos ancêtres sont plus près de nous que nous ne le pensons d’après le nombre d’années qui nous en séparent. C’est un point qu’on ne doit pas perdre de vue.

Au mois de septembre dernier, une jeune femme en larmes se présente à notre hôpital où elle croit que son mari, blessé dans les combats de la Marne, a été évacué. « Laissez-moi réinstaller auprès de lui. Je le guérirai et lui donnerai du courage pour repartir. On l’a nommé adjudant. Je sais qu’il doit donner l’exemple. Je veux qu’il fasse son devoir. » Nous sommes étonnés de ce langage. La femme est paysanne, rien que paysanne. Mais son grand-père fut fait sergent aux chasseurs d’Orléans sur la brèche de Constantine. Les voisins l’appelaient le guerrier, parce qu’il racontait souvent ses combats.

D’ailleurs, le mal que je constatais était surtout en surface. Le dessous restait solide et bon, très relié au passé, et se révélait par une foule de signes légers, petites choses de rien, un mot, un geste, un incident, soigneusement notés. Quand M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, dut abandonner le pouvoir sous la menace du Kaiser, l’humiliation fut profondément ressentie et se traduisit, comme il arrive toujours pour les grandes humiliations de l’âme, par le silence. Il fut visible que lo sujet était douloureux et qu’on l’éloignait des conversations. Quand nous l’y ramenions, c’était toujours la même réflexion : il est malheureux de ne plus être le maître dans sa maison.

Au coup d’Agadir, les langues se délièrent. Dans un champ, un homme, qui bêche, m’arrête pour me demander des nouvelles. « Je vois bien qu’il va falloir y aller, me répond-il. Eh bien ! nous irons. Il faut en finir. »

Il y a six ans, un aéroplane militaire, allant de Bordeaux vers l’Est, fut surpris par un coup de vent. Le pilote se décide à atterrir et pointe sur mon village, sommet culminant dans le pays. Il descend dans un grand champ de trèfle. Les hommes quittent leur labour, les femmes leur ménage ; enfans, vieillards, tout le monde accourt. Le spectacle était absolument nouveau. Les hommes offrent leurs services ; les femmes regardent avec curiosité l’appareil, avec admiration l’officier, jeune, grand, distingué d’allure, qui, calme et souriant, donne des ordres. Elles suivent ses moindres mouvemens. Je m’approche d’un groupe : « Vous trouvez l’oiseau charmant, » leur dis-je. Elles se mettent à rire, se touchent du coude et l’une d’elles, la plus hardie, me répond : « Ce n’est pas un oiseau, il n’a pas de plumes, mais un homme qui a du poil. » Aussitôt me reviennent à l’esprit les leçons de mon premier maître en histoire, vieille femme, ratatinée, qui, se chauffant au soleil avec sa quenouille, nous contait à sa manière l’épopée napoléonienne. De sa métairie, sur la grande route, qui file droit vers Bayonne, entre deux lignes légères de peupliers, elle avait vu passer des soldats qui revenaient d’Iéna et s’en allaient au siège de Saragosse, piétons invraisemblables qui, après avoir enjambé l’Europe, s’enfonçaient en chantant dans la forêt des Landes. Des naïfs récits, que nous trouvions merveilleux, je n’ai guère retenu qu’une phrase qui, comme un leitmotiv, revenait toujours à la fin : « Voilà des hommes qui avaient du poil. »

Vieille phrase, qui remonte sans doute bien loin dans notre passé, dont la résonance devait se conserver dans l’âme populaire, dans l’âme de la France, pour reparaître un jour en désignant les vainqueurs de 1915, pour saluer les poilus ! Et maintenant la vieille résonance ne se perdra jamais, fixée dans ce mot, riche de tant de gloire : Æternumque tenet per sæcula nomen !


III

Donc ma foi était inébranlable que l’optimisme de la France éclaterait à l’heure fixée par le Destin. Le samedi, 2 août 1915, l’horloge de la mairie marquait exactement quatre heures et demie du soir, lorsque du vieux clocher voisin partit le signal de la grande alarme. Les temps étaient accomplis.

La soirée est radieuse. Le soleil en s’inclinant adoucit sa lumière. Sur la grande paix des champs, où la moisson vient de s’achever, les clochers voisins, qui se sont mis en branle à leur tour, répandent leurs coups précipités où l’on sent la main fiévreuse des sonneurs.

Au sortir de ma maison, trois enfans me croisent, qui s’en reviennent en courant du village, le visage ému, porteurs de la nouvelle.

Dans un champ un homme est sur sa charrette, chargeant les dernières gerbes d’avoine que sa mère et sa femme lui passent.il n’a d’abord rien entendu à cause du vent qui est contraire. Mais une accalmie laisse passer le son, qui le surprend avec une gerbe en l’air au bout de sa fourche. Il arrête net le geste, redresse la tête pour écouter. Une des femmes dit : « On sonne à feu ; » l’autre répond : « Non, c’est un baptême. » Cependant l’homme a jeté sa gerbe sur les autres ; il lance sa fourche de fer qui se plante dans le sol et saule à terre. « Achevez de charger, pauvres femmes. Vous avez pleurniché toute la semaine, vous pouvez maintenant pleurer tout de bon. C’est la mobilisation. Je vais avec mon livret à la gendarmerie. »

Le surlendemain, j’assiste au départ. Le repas est fini. Tout est prêt. Les autres attendent sur la route. L’homme sort, fait le tour de la métairie, regarde la gerbière dont un bout n’est pas d’aplomb et qu’il sera bon d’étayer. Il entre à l’étable, caresse les grandes vaches, au regard vague et indifférent, recommande qu’on surveille la velaison de la droitière qui est difficile. Il revient à la cuisine, embrasse les deux femmes en pleurs et les deux enfans, une fillette de cinq ans, un garçon de trois. Il y a un moment d’hésitation pénible. Il saisit encore le petit garçon, par deux fois l’embrasse et, le posant à terre : « Pauvre petit, j’y vais pour que plus tard tu n’y ailles pas. » Et, d’un pas décidé, il s’en va.

Au détour du chemin, où le toit de la métairie a disparu, il ralentit sa marche, son cœur est près de défaillir : « Vous ferez tirer les enfans et m’enverrez la photographie. »

Cependant nous arrivons à la route. Saluts, poignées de main, réchauffement. L’attitude se redresse. Le lendemain à la caserne, elle était excellente. C’est ainsi qu’ils sont partis : départ grave, résolu, avec les attendrissemens inévitables, aussitôt refoulés par l’élan de la conscience collective. C’est ainsi qu’en trois jours se sont vidées de leurs jeunes hommes toutes les maisons de France. Il ne reste plus rien à dire sur la mobilisation, une merveille, le premier geste de l’optimisme vital de la France, la première affirmation de sa volonté de vaincre, sa première victoire, mère des autres. Les autres sont venues : combats héroïques et victorieux de l’admirable retraite, batailles des Vosges et de la Lorraine, le miracle de la Marne, celui de l’Yser, ceux de tous les jours, accrochés à des noms de collines et de vallées, de bois et de villages, noms obscurs, qu’on trouve à peine sur les cartes, et qui vont devenir immortels. Sans un arrêt, sans une défaillance, et chaque jour en progrès d’exaltation, l’optimisme de la France joue devant nous son grand jeu. Et précisément, comme dans ce jeu, tout se met en lumière et s’accuse en relief, la démarche de l’âme, les sources où elle puise des forces, les idées qui représentent ces forces, la manière dont elle les emploie, sans souci de rien cacher, de rien ménager, on peut ici facilement surprendre et étudier l’optimisme dans sa vérité psychologique qui est d’être action et instinct.


IV

Il est action. Il éclate dans un acte initial d’où se déclenchent les autres. Pur dynamisme, il ne se maintient que par l’action. Il monte quand elle redouble, diminue quand elle se ralentit et s’éteint quand elle tombe. C’est sur la longue ligne du feu, de l’Yser aux Vosges, qu’il se montre dans la beauté de son invincible énergie, insensible aux rafales des obus, à l’éclatement des mines, aux liquides enflammés et aux vapeurs asphyxiantes comme il le fut aux souffrances indicibles des longues nuits d’hiver, sous la pluie et la neige, dans la boue glacée et sanglante des tranchées. Ceux qui, d’un cœur ferme, frappent l’ennemi sont tous optimistes, et ceux-là le sont davantage qui frappent le plus fort. Les héros, dont la croix de la bravoure ne pourra désigner qu’un petit nombre à notre admiration, sont tous de grands optimistes. L’un ne se sépare pas de l’autre. L’héroïsme est la forme supérieure de l’optimisme.

Derrière le front, la France reste optimiste, parce qu’elle aussi soutient le combat. Les ouvriers qui prennent sur leurs nuits pour fabriquer des obus, les cheminots qui doublent leurs heures de service pour assurer le ravitaillement, les paysannes, les admirables paysannes, qui labourent pour préparer la moisson future, tiennent leur rang dans la bataille. Joignons-y tous ceux qui du fait de la guerre ont vu leur travail se compliquer ou s’accroître et ont allègrement accepté la charge nouvelle. Il y a aussi la participation indirecte des âmes par le redressement intérieur : on s’applique à remplir mieux qu’autrefois sa tâche quotidienne, on s’abstient de certains plaisirs, on s’impose des privations pour donner davantage aux œuvres de guerre, on supporte sans rien dire de mortelles inquiétudes, on accepte avec courage un deuil cruel, on l’offre à Dieu pour la France, on souffre et on prie pour elle. L’action prend des formes diverses qui sont toutes génératrices de confiance. D’un mot, l’optimisme est la marque, la récompense et l’honneur de ceux qui ordonnent leur effort physique et moral dans le sens de la guerre, du combat et de la victoire.

L’action mesure si bien l’optimisme que par-là s’expliquent certaines remarques. Cet hiver, quand les journées se passaient à ne rien faire à cause des pluies interminables, on sentait parfois un peu d’abattement chez les femmes restées seules dans les métairies : il s’est dissipé dès qu’elles ont pu prendre la charrue et de leur voix perçante commander les attelages aux naseaux fumans. Voyez d’ailleurs les pessimistes, puisqu’on en rencontre quelques-uns. Ce sont souvent des gens auxquels le métier donne en temps ordinaire peu de travail et maintenant pas du tout : la guerre n’a eu d’autre effet pour eux que de rendre leur vie un peu plus paresseuse. Il se trouve qu’ils n’ont aucun être cher au front, du moins aux endroits dangereux ; leur âme ignore les angoisses et aussi les fiertés qui l’auraient haussée au niveau de l’émotion commune. Rien n’est changé dans leur vie tranquille. Ils vont chaque jour à la promenade et sur un banc se réunissent. Ils y cultivent ensemble les tristes dispositions de leur pensée et les accroissent. C’est un coin de dépression qu’il vaut mieux ne pas fréquenter.

Entrez plutôt dans une de ces maisons où flotte sur la porte le drapeau de la Croix-Rouge. Il n’y a là que des volontaires, médecins et infirmières, qui, jour et nuit, travaillent à soigner les blessés. Tout y est à l’action et à l’action de guerre. C’est un foyer d’optimisme. Dès le premier jour, le médecin aura dit à ses collaboratrices : « Nous soignerons de notre mieux, le plus scientifiquement possible, les plaies de nos blessés. Mais nous étendrons notre souci à l’homme tout entier, l’âme aussi bien que le corps, l’un et l’autre également meurtris par l’horreur de la bataille. Ce souci ne sera pas inutile à la guérison des blessures et aura cet autre avantage que, sortant de vos mains, les hommes retourneront au combat le cœur plus ferme et plus haut. Votre vaillance passera dans l’âme des plus déprimés sous le couvert de votre tendresse. » Les infirmières sont entrées dans cette pensée, où leurs dons naturels devaient facilement s’employer. De ce qui a été fait sous nos yeux, ailleurs et partout, il faudra plus tard dire les résultats : les documens ne manqueront pas, lettres du front où, la veille de l’attaque, des hommes, sur le point de se battre et peut-être de mourir, se souviennent de celles qui les ont préparés a ce moment difficile et leur envoient un témoignage de leur âme. Quand le blessé guéri a quitté l’hôpital, il y a eu des adieux. Mais les paroles échangées, parfois touchantes, ne révélaient pas les subconsciences profondes. D’un côté, ceci : pars, mon ami, et courageusement défends-moi ; et de l’autre : je vous défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang, pour que l’ennemi ne s’approche pas de vous, qui représentez ma mère, ma sœur, ma femme, ma fiancée.

Ainsi reparaissent et fleurissent des sentimens très primitifs : la ruée furieusement brutale des Allemands, malgré tous ses caractères scientifiques, n’est-elle pas une régression aux temps les plus barbares, où la tribu se jetait sur sa voisine pour tuer les hommes, voler les troupeaux et emmener les femmes captives ?

Dans la lettre d’un bon soldat je trouve ceci : « La patrie, c’est ceux qu’on a laissés derrière soi et qu’on aime. » Voici celle d’un enfant de dix-neuf ans, gravement blessé à Charleroi et reparti plein d’entrain : « Madame, demain, c’est la grande attaque et l’honneur sera pour les marsouins. Dans cette lettre, permettez-moi de vous appeler ma mère, puisque j’ai perdu la mienne à l’âge de six ans. Si je tombe, ma dernière pensée sera pour vous, et vous pourrez dire que votre fils a fait son devoir. Si je reviens, j’apprendrai votre nom à mes enfans comme je l’ai déjà appris à ma fiancée. »

L’air des hôpitaux de guerre est singulièrement tonique, quand on y a répandu tout un programme d’optimisme. Médecins et infirmières, bien pénétrés de leur devoir, de tout leur devoir, et qui ont ce qu’il faut pour le remplir, la vraie bonté, la douceur, la finesse de l’esprit, de la chaleur et de l’élan, sont de bons ouvriers dans la préparation morale de la victoire.


V

Tout action, l’optimisme vital est aussi tout instinct. Il se montre tel par des traits essentiels, qui le différencient nettement de l’intelligence, tout d’abord par son aptitude à l’improvisation. L’instinct est un grand improvisateur. Bien des gens en seront étonnés qui pensent exactement tout le contraire et que par exemple les mœurs des abeilles sont l’exécution d’un programme tracé à l’avance, sans variation possible. Menacée d’un danger nouveau, la ruche improvise sa défense. Quand la machine à faucher, jusqu’alors inconnue, fait tomber en un jour les fleurs de la prairie, qui devaient mettre un mois à disparaître, les abeilles prennent immédiatement une décision et la bonne. J’ai raconté l’histoire[2]. La décision est prise avec la rapidité de l’éclair, et aussitôt exécutée, véritable illumination qui se confond avec l’action elle-même. L’intelligence est incapable de cette soudaineté : il lui faut le temps de juger, c’est-à-dire d’analyser, de douter, de raisonner, et, au vrai sens du mot, elle n’improvise jamais.

Deux hommes de même âge, de même force, de même agilité tombent dans la rivière, ne sachant pas nager. Pendant la seconde que durent la chute et l’immersion, — moment où d’ailleurs l’idéation est très active, — l’un voit en images rapides la raideur de la berge, la profondeur de l’eau, la rapidité du courant, son incapacité. Chez l’autre une seule pensée remplit le champ psychique, la volonté de vivre. L’un coule à pic ; l’autre fait un premier effort violent et maladroit qui déjà le soutient, puis un second un peu moins gauche, le troisième est déjà une brassée efficace. Il est sauvé en même temps qu’il a appris à nager. Chez l’un, le jeu de l’intelligence seule a été mortel ; chez l’autre, celui de l’optimisme, pure action rayonnante de clartés subites et improvisatrices, a été le salut.

Depuis bientôt un an, que voyons-nous, sinon la plus merveilleuse des improvisations ? Un ennemi très fort s’est jeté sur nous qui, depuis quarante-quatre ans, préparait son attaque. Il avait tout prévu : fusils, canons, mitrailleuses, automobiles blindées, zeppelins, aéroplanes, sous-marins, le plan des tranchées à creuser, l’emplacement bétonné des lourds mortiers. Son service parfait d’espionnage avait préparé les logemens des officiers avec indications précises de pillage pour le vin, l’or, le linge et les meubles. Il avait transformé son âme en une mentalité de guerre formidable ; il n’avait pas oublié celle des neutres, ni non plus la nôtre. Il avait travaillé notre âme pour l’incliner d’avance à la défaite : bien des choses, et les pires, dont nous avons souffert, nous étaient venues d’Allemagne. Rien n’avait été négligé pour monter avec perfection un mécanisme précis de victoire. Cette préparation était le triomphe même de la science. Mais précisément, comme il n’est de science que de ce qui se mesure, certains facteurs impondérables lui ont échappé. La Kultur s’est trompée sur l’honneur de la Belgique, sur l’âme de l’Angleterre, sur l’optimisme vital de la France.

Faute de finesse véritable, elle ne soupçonnait pas les ressources de l’instinct de vie chez un peuple, injustement attaqué qui ne veut pas mourir. Nous n’étions pas prêts. Il a fallu que nous improvisions bien des choses. Nous l’avons fait, et fort bien. Mais, de toutes les improvisations, la plus difficile, la plus inattendue, la plus inouïe a été celle de notre âme. Nous avions besoin d’une âme nouvelle, et nous l’avons trouvée. Et cela n’a demandé ni des mois, ni des jours. Le tocsin n’avait pas fini de sonner que le miracle était accompli. Le soir, en parcourant les rues du village, où les femmes en pleurs formaient des groupes autour des hommes qui consultaient ensemble leurs livrets, on sentait la vraie communion des cœurs dans une seule pensée. Dès le lendemain, notre mentalité des semaines précédentes nous paraissait vieille de plusieurs années comme les journaux qui la reflétaient.

Et cette âme nouvelle, miraculeuse, sera capable de toutes les improvisations secondaires.il faudra retenir l’élan des belles attaques à la baïonnette, on le retiendra ; creuser la terre et s’y tapir pendant six mois, on l’acceptera ; supporter les souffrances que l’on sait, on les supportera. Les marins ont quitté les vaisseaux et sont allés à Dixmude. Les cavaliers sont descendus de cheval et sont entrés dans les tranchées. Que faut-il faire encore ? On le fera. D’une façon générale et, mutatis mutandis, on pourrait presque dire que la bataille se livre entre la science allemande et l’optimisme vital de la France.


VI

Cette opposition entre l’intelligence et l’instinct a besoin qu’on l’explique. Elle n’est ni générale ni absolue. L’instinct demande à l’intelligence son concours, dont il ne peut d’ailleurs se passer ; mais, quand le danger est extrême, il entend la soumettre à une certaine discipline, afin que son effort s’accorde avec Je sien. Il dit à l’intelligence : « Donne-moi tes moyens, tes procédés, tes instrumens, tes méthodes, tes calculs, ta science, toute ta science. La préparation de la guerre est insuffisante, parce que tu restas sourde à certains appels, où je faisais passer l’alarme ; d’autres objets te retenaient que tu trouvais délicieux. Ne revenons pas sur le passé. Unissons-nous : ce sera vraiment l’union sacrée. Ton empire est grand sur la matière : forge-moi l’arme dont j’ai besoin. Qu’elle soit solide, adaptée, très moderne, très scientifique. Tu représentes la Matière, et moi l’Esprit d’où sort l’énergie qui doit manier l’arme. Prends garde que rien de toi ne vienne amollir cette énergie. Précisément il est des parties, où tu excelles, la méditation, l’analyse, le raisonnement, la critique, qui sont des dissolvans de l’énergie. Prends garde que certaines choses, même légères, un mot, un geste, un ricanement, un sourire, un rien, ne soient inhibition pour mon énergie superbe et continue. »

Rien de plus juste que ce langage. L’instinct d’ailleurs ne manque pas de prudence. Il y a des rencontres, des livres, des journaux qu’il évite ; il en préfère d’autres. L’article de tel écrivain, reçu le matin, au réveil, est une lecture dont la vertu tonifiante se fait sentir toute la journée. Voici plusieurs journaux qui donnent exactement les mêmes nouvelles : on va vers celui qui, par des titres grandiloquens, promet beaucoup plus qu’il ne tient. On lit les journaux avec l’intention d’y trouver ce qui n’y est pas. Les nouvelles défavorables sont repoussées à l’arrière-plan de la pensée, les bonnes mises en première ligne. Notre esprit d’examen n’a plus qu’une liberté limitée : sur certaines questions, il doit travailler dans le sens voulu par l’optimisme. C’est une sorte de censure intérieure. Si sa sévérité se relâche, le pessimisme arrive aussitôt. Retournez d’ailleurs au banc où nous avons laissé les pessimistes. Ce sont des gens cultivés, instruits, même savans, qui dissertent à ravir. Surtout, ils raisonnent bien. Leur logique est irréprochable et, sur ce point, ils sont chatouilleux. Rien n’est changé aux habitudes de x leur esprit, non plus qu’à l’heure de leur promenade et aux menus de leurs repas. Leur pessimisme se nourrit de leur intellectualisme aussi bien que de leur inaction.

L’instinct dit encore à l’intelligence : « Je ne justifie mon existence que par ma fin, qui est la vie, c’est-à-dire la victoire ; j’accueille, je ramasse, j’emploie tout ce qui, directement ou indirectement, peut me servir à la réaliser. Je ne recule devant rien, ni devant la crudité du langage qui donne de la force à mon affirmation, ni devant la violence des gestes où s’accroît mon énergie. Ce sont mes procédés : ta délicatesse y trouvera de la grossièreté. Il faut qu’elle en prenne son parti : aucune protestation ne sera recevable. Cet hiver, M. Maurice Barrès traita les Allemands de sale race, et de cela fut vertement repris par un philosophe à l’intelligence claire et, reposée, qui sans doute aurait voulu des explications, des réserves, de la mesure, quelques nuances. Je tiens pour M. Barrès, d’autant plus que j’ai recueilli sur cette affaire un avis très autorisé, celui des blessés de ma salle 4. Quand ils connurent le débat, ils furent unanimes. L’un d’eux, typographe parisien, sergent au 150e, blessé à Vauquois, amputé du bras gauche et cité à l’ordre du jour de l’armée, me dit au nom des autres : « C’est M. Barrès qui a raison. Quand, dans le corps à corps, on enfile un Boche, on lui crie : attrape ça, cochon ; crève, salaud, et bien autre chose. On regrette de n’avoir pas mieux. Plus le terme est fort et plus la baïonnette s’enfonce. M. Barrès est un combattant et on voit bien que votre philosophe ne l’est pas. »

C’est bien cela : M. Barrès est dans la chaleur du grand feu de son optimisme, le philosophe dans la froide méditation de son intelligence objective. Il faut de plus ajouter ceci : l’instinct de vie a sur les choses de l’âme, — et il s’agit de l’âme allemande, — de fines, de très fines clairvoyances, celles de Mlle Colette Baudoche, que n’aura jamais l’intelligence claire de M. Asmus.

L’instinct de vie a bien d’autres exigences. Voici venus les jours très dangereux, les jours tragiques que nous vivons, où l’effort se doit mesurer à la grandeur même du péril. Il faut supporter des fatigues sans nombre, des souffrances indicibles, des spectacles d’horreur à rendre fou. Il faut faire bien plus encore, il faut donner sa vie. Oui, l’instinct de vie nous demande cela. Il nous demande de mourir pour que d’autres vivent, pour que la France continue à vivre, une France que nous ne verrons pas. Il nous demande de mourir pour une idée, de courir, de voler à la mort, allègrement, en beauté. Il demande leur vie à des hommes jeunes, une vie pleine de joie, d’amour, d’ambitions, de promesses et de rêves. Ce sacrifice dépasse l’ordinaire mesure, est exactement surhumain, demande des forces surhumaines.

L’optimisme est prêt. Les forces, il les connait. Il les porte avec lui. Il les emploie tous les jours, et si discrètement, nous l’avons vu, que l’intelligence ne se doute de rien : parce qu’elle a conçu clairement une bonne action un peu difficile, elle croit sincèrement l’avoir faite. Mais le temps est passé de cette douce piperie. La mort est menaçante ; il faut la conjurer. L’instinct dit à ses forces : Allez-y, démasquez-vous, découvrez-vous. Laissez couler au grand jour, et à pleins flots, les sources d’où vous sortez. L’intelligence doit s’incliner devant l’exaltation de votre jeu, vous suivre, vous servir. D’elle, je n’accepte plus une démarche, un mot, un sourire, qui vous seraient contraires. Gardien responsable de la vie, je commande. Que l’ironie soit morte. Elle renaîtra bien vite ; aussitôt le danger passé.


VII

L’âme, — et ce mot est entendu ici dans le sens d’activité psychique, sans arrière-pensée métaphysique, — par le fait même de son existence, est en prise directe sur l’univers, dont elle fait partie. C’est une prise directe et continue de l’âme tout entière. Elle ne peut pas ne pas être, puisqu’elle est liée à l’existence même de l’âme, et, comme l’âme est pensée, rien que pensée, cette prise est une intuition immédiate et première, une illumination, une lumière naturelle. Cette intuition aboutit à un certain nombre de données qui sont le fond de toutes les religions et de toutes les philosophies, même si la philosophie s’applique à les rejeter. Tant que ces données restent à la phase purement intuitive, elles sont inexprimables, et par conséquent inutilisables ; mais elles tendent à sortir de cet état naissant, à trouver leur expression. Elles émergent donc dans la zone, qu’éclaire l’intelligence, où elles sont aussitôt saisies par le langage qui les fixe dans des mots auxquels sont attachées des images et des idées. Il est d’ailleurs entendu que, dans ce passage, les émois intuitifs perdent une grande partie de leur fraîcheur et de leur richesse originales. Et on devine aussi que les mots, les images, les idées qui représentent ces émois intuitifs varieront infiniment, selon les contingences d’hérédité, de milieu et de culture où chacun de nous se trouve placé.

De toutes les données, une des plus importantes, en qui d’ailleurs se réunissent les autres, est que notre pensée n’est pas solitaire dans l’univers, qu’une autre pensée plus grande l’enveloppe, la soutient, la protège et l’entraîne. Cette donnée, par son origine dans l’intuition première liée à l’existence même de l’âme, est fonction de la vie. Or, la vie est-elle autre chose que tendance à persévérer dans l’être, orgueil, volonté de vivre, et, en dernière analyse, optimisme ? Donc, cette donnée que, hors de notre pensée, il y a des points d’appui pour elle, est fonction de l’optimisme vital, et de ceci, comme on disait autrefois, il y a grande conséquence. L’optimisme ne se séparera plus de cette donnée et en tirera un merveilleux parti. C’est son trésor réservé, son trésor de guerre : il y puise les forces génératrices de l’acte extraordinaire, de l’acte sublime, et l’acte s’accompagnera de paroles et de gestes extrêmement divers, selon la forme que la donnée intuitive et confuse a prise dans l’intelligence, au hasard d’une foule de circonstances.

Charles Péguy se récite les beaux vers qu’il a écrits sur la mort désirable où l’on tombe la face contre la terre natale, embrassée d’une suprême étreinte ; Ernest Psichari, les maîtresses pages de son livre : l’Appel des armes ; le commandant de Robien va volontairement à la mort, offrant sa vie en holocauste pour la France ; Ernest Goyet, le sous-préfet d’Orange, tombe devant ses soldats, qu’il entraine, en hurlant la Marseillaise ; un autre pense que son sang amènera le règne de la justice et de la paix parmi les hommes ; celui-ci récite son Pater ; celui-là baise une relique ou la croix de son chapelet. Quelle variété, en effet, dans les gestes, les mots, les images, les idées ; mais au fond, quelle admirable unité, car enfin tout se ramène à ceci que, hors de nous, il y a quelque chose de plus grand que nous, — Idéal, Devoir, Dieu, — qui nous séduit et nous attire, qui veut être réalisé en nous, qui vaut tous les sacrifices et que, véritablement, nous réalisons par certains actes auxquels vont toujours les hommages des hommes, leurs admirations, leurs larmes et leurs prières !

Quand les poilus s’élancent des tranchées, le cou tendu, la face convulsée, avec des cris d’attaque, ils sont soulevés de terre, emportés par ce qui les dépasse, saisis par le divin, déjà immortels. Sur le Bouvet et le Léon-Gambetta, qui s’enfoncent, les hommes restent à leur poste de combat, debout, la tête haute, tournée vers le ciel, qui fixe leur dernier regard et retient leurs dernières pensées, cependant que leur corps disparait sous les remous. Les dernières pensées des héros, ce sont, à proprement parler, leurs âmes, qui remontent aux sources intuitives d’où est sorti leur héroïsme : Dieu, quelles que soient les images et les idées que chacun de nous attache à ce mot, reçoit directement les âmes qui s’envolent des champs de bataille. La mort pour la patrie est une mort pieuse :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.


VIII

Faut-il s’étonner que la piété de tant de morts héroïques, qui sont notre douleur et notre orgueil, se soit traduite sous des formes religieuses précises qu’avaient préparées l’hérédité, l’ambiance et la culture ? Le sentiment religieux est très vivant en France. Sans doute, il s’est retiré de la surface, laissant une croûte desséchée qui trompait bien des gens ; mais il reste à l’entrée des avenues profondes de l’âme, qu’il garde jalousement. Et, par exemple, la déchristianisation de l’âme paysanne, même dans les villages, où l’église semble abandonnée, est extrêmement superficielle. Ainsi s’explique l’explosion du sentiment religieux qu’on a vu éclater sur le front. Le fait est indéniable : de s’en réjouir ou de s’en affliger n’y change rien, non plus qu’aux conséquences. C’est pour avoir mal observé qu’on en est surpris, et c’est faute de psychologie qu’on l’explique par la seule crainte de la mort.

Le héros ne redoute pas la mort qu’il affronte, mais il laisse jouer en lui toutes les idées-forces qui lui donneront le courage de l’affronter. La pensée d’une mort héroïque ne nous rend pas religieux. Elle nous révèle que nous le sommes. L’homme est religieux comme il est bipède et vertébré. Les affirmations des religions positives ne nous saisissent si bien, si profondément et avec contrainte, que parce qu’elles trouvent en nous des correspondances intuitives, liées à la vie et à son optimisme. Dieu est déjà en nous, où l’intention l’amis, quand nous le cherchons. Pascal nous l’a dit, encore qu’il le comprenne autrement. Et au moment solennel, le Dieu que nous trouvons est précisément celui que les hérédités et toutes les imprégnations de la vie ont précisé dans notre âme au sortir de l’intuition confuse.

En dernière analyse, l’homme n’échappe pas au divin, originellement introduit dans notre pensée par les émois intuitifs, et le plus positiviste d’entre nous en fait sans cesse usage ; seulement, il le démarque, et aux formules anciennes, qui le proclamaient, il en préfère d’autres qui le dissimulent ; mais, quand l’affaire est capitale, où notre existence se décide, l’instinct de vie intervient et va tout droit à celles qu’il sait le plus efficaces et le plus opérantes. Bien des hommes font courageusement leur devoir dans les tranchées, qui, de par leur haute culture, avaient pu choisir entre les différentes formules ; de fait, ils en avaient choisi quelqu’une, très moderne, dont ils étaient satisfaits : ils se surprennent maintenant dans le. cœur des pensées, sur leurs lèvres des paroles qu’ils croyaient bien n’y jamais devoir venir, « Nous sommes ici plusieurs médecins, m’écrivait, cet hiver, d’une formation du VIe corps, un jeune chirurgien de Paris, gens d’avis très opposés sur bien des choses, qui, dimanche dernier, avons assisté à la messe, dite par un de nos infirmiers, et chanté de plein cœur : « Dieu, sauvez la France. » Je suis l’homme qui a perdu son moi : j’en prends un autre dont je m’accommode bien. Au retour, il y aura matière à disserter, surtout à réfléchir… »

De cette efficacité plus grande du divin sous une forme religieuse précise il y a plusieurs raisons, toutes d’ordre psychologique, en particulier celle-ci, c’est que dans le passé, par des temps de détresse et de « grande pitié, » comme aujourd’hui, le Divin nous a sauvés, laissant de ce succès des traces dans la subconscience profonde, d’obscures images, de lointaines souvenances.

Hier un médecin, qui arrive du front, me communiquait ce petit croquis. C’est dans la tranchée, en Champagne. Les préparatifs de l’attaque sont terminés. On vérifie la solidité des baïonnettes, les batteries des fusils. On attend le signal. Un sergent s’adresse à ses hommes. Il est prêtre. « Attention, regardez-moi. Je vais lever la main : que ceux qui veulent être absous regrettent leurs fautes et fassent le signe de la croix. Ils seront absous. De confession et de pénitence, il n’y en a pas. Allons-y. »

D’où est-il cet homme qui a dit ces choses ? Du Nord ou du Midi, des bords de l’Océan ou des frontières de l’Est ? Est-il peuple, bourgeoisie ou noblesse ? Je ne sais, ni ne veux savoir. Je sais qu’il est Français, de pure race, d’une souche aux racines profondément enfoncées dans notre passé et qui par elles remonte très loin, très haut, jusqu’à Roland et ses compagnons dans le val de Roncevaux.

Les barons sont prêts pour donner la bataille, car ils ont les Sarrasins « devant le nez. » Alors l’archevêque Turpin s’avance et leur dit :

Clamez vos fautes, demandez grâce à Dieu !
Je vous donnerai l’absolution pour guérir vos âmes !
Si vous mourez, vous serez saints martyrs !
Vous aurez place dans le grand paradis !
Les Français descendent, mettent pied à terre,
Et l’archevêque de Dieu les a bénis,
Pour pénitence, il leur dit : frappez.

O l’admirable continuité de l’âme française, ô l’héroïque et religieuse durée de cette âme, qui, à douze siècles de distance, dans un moment de péril extrême, la fait se manifester dans les mêmes gestes et les mêmes paroles !


IX

À ces heures d’extrême péril, l’accord entre l’intelligence et l’instinct de vie est absolument nécessaire et d’ailleurs plus facile qu’on ne pense. L’intelligence, qui semble y perdre beaucoup, n’y perd rien et même y gagne. Tout est solidaire dans l’âme et son exaltation générale par le grand jeu de l’instinct de vie enrichit la pensée claire et l’étend, lui donne de la souplesse, de l’élan, de la force, parfois des accens d’une profondeur et d’une éloquence inattendues.

Il faudra lire et relire à loisir les innombrables lettres des humbles, ouvriers et paysans, qui nous sont venues du front. J’en ai des centaines sous les yeux, Il y est question de la pluie qui tombe, de la boue où l’on s’enlize, des menus trop monotones, du linge qu’on ne peut laver, des parasites qui gênent le sommeil, et puis brusquement, sans transition, entre deux phrases misérables, une superbe envolée : telle une forêt sauvage, broussailleuse et obscure, qui tout d’un coup s’ouvrirait pour laisser voir dans une clairière un palais merveilleux avec des jardins enchantés.

« J’ai à vous dire, monsieur, que c’est bien dur de vivre dans les tranchées. Elles sont pleines d’eau. Nous sommes comme les animaux qui se vautrent. Nous souffrons beaucoup du froid aux pieds. Le ravitaillement serait assez bon, si l’on pouvait manger chaud. Nous avons fait un mauvais carnaval à cause d’une attaque.

« J’ai appris que beaucoup de jeunes gens de la commune sont tombés au champ d’honneur. Mais il en reste encore pour les venger et chasser les sales Boches.

« J’ai confiance en Dieu et en moi-même, et je crois qu’avant longtemps nous reviendrons victorieux.

« Je me porte bien et souhaite que la présente trouve Monsieur et Madame de même. »

La lettre est d’un jeune paysan, d’un vrai paysan. Celle-ci est d’un ouvrier menuisier. D’abord deux pages consacrées à décrire une ingénieuse combinaison pour laver le linge, et puis : « Je t’envoie, ma chère Marie-Louise, l’image du combat que je suis participé (un dessin naïf). Regarde bien les quatre pièces alignées. La petite croix, c’est là que j’étais portant les obus à la pièce n° 1. La grande croix, c’est là que mon pauvre maréchal de logis a été tué. Garde-moi bien cela. J’y tiens comme à ma vie. Le combat a duré de midi à deux heures. C’est beau, vois-tu, de se battre. On est fou et glorieux… »

A une jeune femme, dont le mari a été tué près de Saint-Dié, et qui a demandé des détails, le sergent répond : « Je vais vous dire, madame, tout ce qui s’est passé. Nous allions vers un petit bois, qui avait été reconnu, et où l’on n’avait vu personne. Maurice marchait à ma droite. Il s’est écarté pour cueillir une mûre sur la haie lorsque la fusillade a éclaté, partie des arbres sur lesquels les Allemands étaient montés. Une balle a frappé Maurice au cou. Il est tombé sans rien dire. Il n’a pas souffert. Le soir, on l’a enterré derrière la haie. Je reconnaîtrai l’endroit et, après la guerre, je pourrai vous y conduire, si je ne suis pas tué.

« Je puis vous dire, madame, que Maurice me parlait souvent de vous et de ses enfans. Je vais vous dire aussi que chaque fois que nous avons pu nous arrêter près d’une église, il y est entré pour prier. Je vous dis ces choses parce que c’est la vérité et je pense qu’elles vous feront plaisir dans votre grande peine. » Ce sergent est un ouvrier jardinier.

Voici maintenant une jeune femme, seule au monde depuis que son mari est parti, dans sa modeste maison au milieu des champs. En janvier, elle cesse de recevoir les lettres de l’absent, qui naguère a été nommé sergent. Elle s’inquiète et me prie de faire des recherches. J’apprends qu’il a été tué le 30 décembre, près de Perthes, en conduisant ses hommes à l’attaque. Je lui écris pour lui annoncer la nouvelle et je charge une de ses amies de lui porter ma lettre. Elle reste quelques heures abîmée dans sa douleur et puis prend la plume pour m’écrire ce qu’on va lire :


« Monsieur,

« Monsieur le curé de L… m’avait fait pressentir la fatale nouvelle quand mon amie, Mme D…, m’a apporté votre lettre. Je n’ai le courage de répondre à personne : mais votre lettre m’apporte des paroles qui me vont au cœur et j’ai besoin de vous dire mon chagrin.

« Vous me dites que mon mari veut que j’aie du courage. Je le sais. Je sais même qu’il a compté sur mon courage pour mourir héroïquement. Je voyais dans ses lettres qu’il était préoccupé de moi : je sentais ses hésitations entre ses sentimens pour son pays et le regret qu’il avait de me laisser complètement seule. J’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai écrit : Faites votre devoir comme il se présentera à vous, mon cœur sera toujours à la hauteur de vos actes. Je puis vous le promettre parce que je ne compte pas sur moi, mais sur Celui qui vous donnera le courage de mourir : il ne peut me refuser celui de vivre comme vous mourrez.

« Je voudrais vous montrer sa réponse pleine de joie et d’affection. Quelques jours après, il était mort. Peut-on dire mieux la confiance qu’il avait dans sa religion et dans sa femme ?

« Ce que je vous dis là, je ne le dirais pas à tout le monde. Je ne serais peut-être pas comprise. Mais vous, et votre femme vous aurez plus de pitié de moi en sachant le sacrifice que je fais. Je suis quelquefois au moment de le regretter. Mon cœur me fait bien mal. Je sais que vous ne me direz que des choses consolantes, mais les consolations n’empêchent pas de souffrir. »

Faut-il que l’exaltation générale de l’âme élève l’intelligence pour qu’une pauvre femme, qui n’a guère l’habitude d’écrire et ne se pique pas de savoir, trouve une page comme celle-là, belle entre les plus belles et qui fait tout simplement songer à Bossuet !


X

Il y a dans cette étude quelques aperçus sur l’intuition et ses rapports avec l’optimisme qu’il aurait fallu développer. Ce n’est pas le moment, encore que les événemens actuels rendent singulièrement intéressante la philosophie qu’on y entrevoit. D’autres nous donneront cette philosophie, et auront grande qualité pour le faire, avec une documentation, une autorité, une richesse de pensée que nous ne saurions atteindre. Ils l’écriront après l’avoir vécue. Ils prendront la plume après avoir posé le fusil.

Une philosophie n’est digne de ce nom que si elle sort de l’expérience. La guerre qui se poursuit sous nos yeux est la plus extraordinaire des expériences et, comme tout ce qui est humain, c’est une expérience philosophique avec des caractères très originaux. Trois millions de Français sont à la frontière, qui savent tous, depuis le premier jusqu’au dernier, pour quelle raison ils se battent et font le sacrifice de leur vie. Ce n’est ni pour la gloire, ni pour la conquête, ni pour le butin. Ils se dévouent à une idée, l’idée de patrie, la nôtre, qu’ils veulent sauver avec tout ce qu’elle représente dans le passé, le présent et l’avenir.

Parmi ces millions d’hommes ils sont légion ceux qui, chaque, jour, descendent dans leur âme. Ils relèvent leur température morale avant et après l’attaque. Ils enregistrent leur hypertension pendant le combat. Ils prennent continuellement des instantanés de leur moi : il en est qui ont été pris dans un trou de marmite, où le blessé s’était traîné, en attendant les brancardiers. Ils voient clair en eux, savent toujours où ils en sont. Tout cela noté, soigneusement noté, d’ailleurs écrit à la hâte, au crayon, dans les tranchées, sur des lettres, des billets, des carnets, maculés de boue, quelquefois de sang : documens incomparables. Trop longtemps la psychologie fut faite, dans le silence du cabinet, par l’étude de l’âme morte, étalée devant la réflexion, comme une pièce d’anatomie sur une table. Depuis quelque temps, on y joignait le laboratoire. Rendez-nous l’âme vivante, frémissante, en pleine chaleur d’action et mêlée de combat, aux prises avec les pires dangers de mort.

Il se trouve enfin que, parmi ces combattans qui, chaque jour, vérifient leur âme de combat, beaucoup, par leur culture antérieure, professeurs, écrivains, poètes, artistes, médecins, savans, étaient très entraînés à la réflexion philosophique. Ils sont désignés pour écrire les livres attendus.

La guerre actuelle aura d’infinies répercussions dans le domaine de la pensée. On s’applique à les prévoir. Hier, ici même, M. Victor Giraud nous disait ce que sera la littérature de demain. Il est peut-être plus facile de prévoir ce que sera la philosophie nouvelle : certains courans de la pensée moderne l’annoncent depuis trente ans, et on peut dire qu’elle est déjà née. Elle a marqué de son empreinte les jeunes générations d’intellectuels et n’est pas étrangère à la superbe énergie qu’ils déploient dans la bataille. Sur le monument que la France ne peut manquer d’élever aux jeunes écrivains tombés en la défendant, bien des noms porteront témoignage pour cette philosophie. Chose digne de remarque, elle est née en France, en Angleterre, en Amérique, non dans l’Allemagne prussianisée et matérialiste, incapable de finesse philosophique ; elle est née chez ceux qui devaient être les champions de la civilisation contre la barbarie, car la Kultur n’est que la forme scientifique de la barbarie.

La philosophie nouvelle, au sortir de la guerre, nous révélera bien des choses, d’abord et avec précision le mécanisme intérieur de l’âme dans la vie très dangereuse et très haute. Elle nous montrera le pourquoi et le comment du sublime accompli par les plus humbles. On a dit que Michelot, à la veille de mourir dans les jardins d’Hyères, saluait avec joie la mort qui allait satisfaire les grandes curiosités de sa vie : il verrait Jeanne la Lorraine, et par elle saurait enfin les sources où elle avait puisé ses inspirations et ses forces, le secret des Voix qui lui avaient parlé sous le chêne de Domremy.

Des hommes vont revenir du combat et nous dire le secret de certaines choses, qui ne sont pas croyables, et que pourtant ils ont faites. Après avoir conté l’histoire des quarante-deux marins qui, sous les ordres de l’enseigne Henry, en 1900, défendirent victorieusement le Pé t’ang pendant trois mois contre cent mille Chinois, Pierre Loti a écrit cette phrase :

« Il faudrait graver quelque part en lettres d’or leur histoire d’un été, de peur qu’on ne l’oublie trop vite, et la faire certifier véritable parce que bientôt on n’y croirait plus. »

Un de ces marins est précisément couché dans notre hôpital, salle 3, lit 76, fracture de jambe par choc indirect d’un obus. C’est Guenezec, Clet, Yves, du village de Theolen en Bretagne, au bord de la baie des Trépassés, où dort la ville d’Ys sous les flots ensevelie. Nous ne saurions pas grand’chose de lui, car c’est un silencieux, si les infirmières, en rangeant ses effets, n’avaient trouvé un petit sac renfermant la médaille militaire, celle du Tonkin et celle de Chine, qu’elles épinglèrent aussitôt à son chevet, et s’il n’avait reçu quelques jours après son arrivée le livre de René Bazin sur l’enseigne Henry, envoyé par l’oncle de l’héroïque officier avec une dédicace touchante. Quand on lui parle de son jeune chef, qui tomba dans ses bras, les larmes lui viennent aux yeux, et, si on lui demande des détails, il offre le livre, ne manquant pas d’ajouter : « On ne se doutait pas d’avance qu’on ferait tout cela, et il arrive depuis qu’on croit ne pas l’avoir fait. »

Voilà bien la marque de certains actes. L’intelligence ne les regarde pas d’abord comme possibles et, après, ne se résout pas facilement à y croire : elle les traite volontiers de légendes. Chaque jour, depuis dix mois, il se fait des choses que la légende ne saurait grandir. Nous fabriquons de la gloire à profusion : et, bien que cette gloire, la moitié peut-être, doive rester à jamais ignorée, ce qui survivra, certifie, prouvé, authentiqué, sera d’une telle richesse que la pensée de la France s’en pourra nourrir et enivrer pendant la suite des siècles. Toute la gloire antérieure reculera dans l’ombre, non pas oubliée, mais désormais inutile. Nous aurons le secret de l’âme qui fait de la gloire, le secret de l’héroïsme. Il se peut que ce soit celui de la sainteté. Les deux se distinguent par des circonstances secondaires, non par leur principe intérieur, en dernière analyse toujours un acte de foi, par leur commune genèse psychologique.

La philosophie nouvelle sera celle de l’expérience par l’âme tout entière. L’intelligence est un merveilleux instrument de cognition : le jeu de l’âme tout entière la dépasse. La lumière de l’une se répand en surface, celle de l’autre en profondeur. Nous aurons la philosophie de la vie, et, comme la vie est action, ce sera la philosophie de l’action.

On peut entrevoir qu’elle ne sera pas une doctrine, arrêtée dans ses contours, définitive et close, mais une direction générale, un large esprit où se rencontreront des hommes venus de points très éloignés, nourris dans des disciplines diverses. Ils jugeront que l’important n’est pas de penser, mais de vivre : la pensée ne se justifie que si elle insère sa fin particulière sur une fin plus générale qui est la vie. Ils auront la passion de la vie haute, estimant que par cette pointe se marque le vrai progrès de la pensée humaine. Le caractère essentiel de cette philosophie sera sa grande force d’apaisement, une belle vertu d’amitié, bienfait inestimable pour la France de demain.

Philosophie de l’expérience, de la vie, de l’action, conséquemment de l’optimisme. Terminons sur ce mot. Ce qu’il signifie est tout en ce moment. Celui-là sera le vainqueur dont l’optimisme durera un quart d’heure de plus que celui de l’autre. Puisque l’optimisme naît de l’action et par elle s’entretient, agissons. Que ceux, à qui l’âge et la maladie ôtent la force des bras, affirment sans cesse leur optimisme : il y a un devoir à remplir par la pensée, la parole, l’attitude. Chacun de nous doit être un petit foyer rayonnant. De ces rayonnemens individuels se forme et se compose le grand foyer de confiance collective où s’engendre la victoire elle-même.

Douter d’elle serait une trahison envers ceux qui sont tombés pour nous la donner. L’optimisme est la forme immédiate de piété que nous devons à nos morts, le plus touchant hommage que nous puissions leur rendre, le seul qu’ils attendent de nous en ce moment.

Notre optimisme aura le dernier mot. Il puise sa force dans la triple conscience de ce qu’il a fait, de ce qu’il est, de ce qu’il défend.

Il a fait des prodiges, où son énergie s’exalte pour en faire de nouveaux. Il sait sa richesse foncière et quelles, merveilleuses hérédités l’ont préparée. Il sait la valeur infinie de ce qu’il défend.

Certes nos ennemis ont un bel optimisme et nous en éprouvons les effets. Mais ses sources sont impures. Ils se réclament du Droit, mais d’un Droit contingent, déterminé par la force. Le Droit du plus fort est une régression vers l’homme des cavernes qui réglait tout avec son poing armé d’un silex, — une monstruosité, puisque le caractère essentiel du Droit est d’être la force du faible, — un crime contre la vérité, car la pensée allemande octroie l’imminente dignité du réel à un pur concept de l’esprit, favorable à ses ambitions, au lieu que le concept se doit toujours subordonner à la réalité donnée par l’expérience. Ils invoquent leur vieux Dieu, mais leur Dieu est jeune, très jeune, né d’hier avec leurs projets insensés auxquels ils l’associent, comme ils le font complice de la Violence, méthodiquement organisée pour les actes les plus abominables. Leur Dieu exprime des forces mauvaises et troubles, les puissances d’en bas, les puissances infernales. Il est Satan lui-même, Satan, superbe de force, mais toujours mégalomane, touché par la folie originelle de son orgueil.

Notre Droit ne dépend d’aucune contingence. Il est supérieur à tout, égal pour tous, pour les faibles comme pour les forts, pour les petits peuples comme pour les grands. Notre Dieu n’est ni vieux, ni jeune. Rien ne le détermine que lui-même. Il est parce qu’il est, et cela suffit. Il est le vrai, le seul. On le reconnaît à ce signe qu’il est l’éternel ennemi de Satan, son éternel vainqueur.

L’humanité saluera son triomphe, le nôtre, par un long cri de délivrance.


Dr EMMANUEL LABAT.

  1. Voyez la Culture morale à l’Ecole de village, dans la livraison du 15 janvier 1914.
  2. Revue, loc. cit.