Notre avenir économique - France et Espagne

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Notre avenir économique - France et Espagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 150-179).
NOTRE AVENIR ÉCONOMIQUE

FRANCE ET ESPAGNE

La guerre implacable, qui déchire l’Europe depuis près de trois ans, sera nécessairement suivie d’une après-guerre économique, à laquelle tous les peuples se préparent, comme ils auraient dû tous se préparer à la guerre elle-même. Les cadres de ces hostilités nouvelles resteront, dans leurs grandes lignes, ceux que trois ans d’association armée vont avoir solidement établis. Après comme avant le traité de paix, les amis demeureront, il faut l’espérer, des amis, et les adversaires actuels ne se réconcilieront pas assez pour ne pas chercher à restreindre, dans la mesure du possible, leurs relations d’affaires. Il n’est pas probable et il n’est pas à souhaiter qu’une telle convulsion amène l’établissement rapide de cette fraternité universelle qui suscitait, il y a trois ans, l’enthousiasme illusionné de quelques rêveurs. L’après-guerre économique présentera même cette différence avec la guerre à coups de canon que toutes les neutralités apparentes ou réelles d’aujourd’hui en seront éliminées. Comme la continuation des hostilités le met déjà de plus en plus en lumière, chaque peuple, sans exception aucune, sera forcé d’adopter un camp, sous peine de se trouver, plus encore que dans nos conflits militaires, pris entre deux feux. Personne ne pourra plus sans risques se dire « l’ami de tout le monde. » Il faudra choisir. Aussi, dans cette veillée des armes commerciale et industrielle qui coïncide avec la dernière phase de la lutte, chacun cherche-t-il à apprécier les ressources et les besoins de ses alliés, de ses voisins, de ses fournisseurs ou cliens possibles, afin de concevoir l’état des marchés à venir, les centres de production utilisables, les développemens à provoquer, à favoriser ou à craindre, la direction et l’intensité des futurs courans économiques.

II se fait, dans cet ordre d’idées, tout un grand travail souterrain que ne mentionnent pas les « Communiqués, » mais pour lequel nous ne saurions ignorer l’ardeur minutieuse, organisée et persévérante qu’apportent nos ennemis. A ne considérer que les pays neutres (dont le nombre, fort heureusement, diminue de jour en jour), un double danger nous menace : l’accumulation par les Allemands des stocks qui devront, au premier jour, leur fournir des matières premières ou leur permettre de servir des produits fabriqués à leurs anciens cliens et la substitution sournoise de marques neutres aux marques germaniques que nous aurons décidé de boycotter. De notre côté, on ne reste pas non plus inactif et, malgré l’individualisme trop prononcé qui entrave nos groupemens, il suffit de rappeler quelles vastes organisations ont été conçues pour les matières colorantes ou pour les métaux : organisations dans lesquelles des parts seront sans doute attribuables à d’autres qu’aux onze peuples alliés. A l’occasion de ces efforts, les sympathies, les communautés de sentimens que détermine l’unité de race peuvent favoriser des associations d’intérêts qui, à leur tour, sont le plus solide fondement des amitiés. Pour nous, Français, en particulier, il est tout indiqué de vouloir étudier plus à fond le seul de nos grands voisins qui n’ait pas pris part à la guerre actuelle ; non pour tendre à modifier sa neutralité sincère et bienveillante, mais afin de jeter, sur les deux versans des Pyrénées, les bases de relations économiques plus étroites et plus fructueuses. Il existe là deux peuples séparés par une frontière naturelle assez nette pour que toute hypothèse d’un conflit entre eux puisse être heureusement écartée ; et, néanmoins, cette frontière naturelle va bientôt, avec l’ouverture prochaine des deux transpyrénéens, cesser d’être une barrière. Leurs rapports d’affaires sont déjà nombreux et doivent le devenir plus encore. A bien des égards, ils se complètent : sur quelques points seulement, pour lesquels ils doivent aisément s’entendre, ils peuvent se trouver en compétition. Chacun d’eux a tout avantage à être en bons termes avec l’autre ; et chacun des deux ne peut que gagner à voir son voisin prospérer ; car on ne fait de bonnes affaires qu’avec les riches. Si l’on joint à cela certains rapprochemens d’esprit manifestes qui entraînent un pareil souci prédominant du droit et de l’honneur, on comprendra que l’Espagne et la France sont également intéressées à mieux se connaître, à voisiner, à converser plus intimement et plus souvent.

Pour faciliter ces rapprochemens, l’Institut de France avait déjà pris l’initiative d’une mission littéraire, artistique et scientifique, dont M. Etienne Lamy a exposé ici les résultats. Une seconde mission de l’Institut est partie pour l’Espagne, au mois de novembre 1916, composée cette fois, dans un esprit différent, d’hommes que leurs habitudes intellectuelles, leurs travaux et leurs fonctions conduisaient à envisager plus volontiers le côté pratique des problèmes, ou tout au moins à chercher et à désirer l’application réaliste de la science. Cette mission peut être considérée comme la mise en œuvre d’une idée que je crois fondamentale pour l’avenir de notre pays et qui, malgré certaines résistances occultes, commence à faire son chemin : l’association efficace et constante de la science française avec l’industrie ; la démolition de cette cloison étanche qui, pendant une période trop longue où l’on a rompu avec la tradition des Lavoisier, des Thénard, des Berthollet, des Gay-Lussac, des Monge, des Prony, de tous ceux qui fondèrent la science française au début du XIXe siècle, a prétendu enfermer l’Académie des Sciences dans une tour d’ivoire dédaigneuse, pour ne plus laisser briller devant des yeux hypnotisés que les boutons de cristal des mandarins.

Dans le voyage de cinq semaines qui a été fait à cette occasion, on s’est proposé de voir et d’apprécier, non plus la grande Espagne du passé, l’Espagne du Cid, des conquistadores, de Cervantes ou de Velazquez, mais la non moins grande Espagne du présent, celle des forces hydrauliques, des mines, des sucreries, des industries mécaniques et chimiques : une Espagne nouvelle que regardent en général trop distraitement les touristes, séduits d’abord par les musées, les palais arabes ou les cathédrales ; une Espagne qui me parait être le pays d’Europe le plus intéressant pour les industriels et les financiers par ses perspectives de développement prochain. On a abordé ainsi des groupemens humains très actifs et très vivans qui sont ceux des Chambres de commerce ou des Chambres industrielles, des Ecoles techniques, des laboratoires, et, pour employer un terme très espagnol, du Fomento, de cet échauffement, de cet excitement, de cet encouragement (pour traduire le mot dans son sens littéral), qui embrasse les travaux publics, le commerce et l’agriculture.

Ayant eu l’honneur d’être associé à ce voyage, je me suis trouvé, pour ma part, conduit à visiter, en des villes que je croyais bien connaître, un pays tout différent de celui qui m’avait attiré et ravi, souvent passionné, dans mes excursions antérieures, un peu surpris tout d’abord, je l’avoue, d’aller voir un haut fourneau ou un chantier de mine poudreux quand m’appelaient au voisinage de vieilles demeures armoriées, des statues gothiques ou des retables aux fines sculptures, d’avoir à examiner des alambics non loin du Prado, de visiter des installations de port à Séville ou une fabrique de sucre à Grenade, mais bientôt conquis par tout ce que je découvrais ainsi de vie agissante ou latente, de fermentation féconde, d’ardeur au travail, d’évolution rapide vers l’industrie la plus moderne. Un point de vue nouveau suggère toujours des idées nouvelles, ou incite à coordonner différemment des idées anciennes. Ce sont quelques-unes de ces idées que je voudrais exposer ici, parmi celles qui touchent le plus vivement à nos préoccupations présentes, et en envisageant uniquement les « choses d’Espagne » dans leurs rapports possibles avec notre pays.

Il ne s’agit pas de révéler aux Français, suivant un mot qui nous a été plus d’une fois redit avec amertume, que l’Espagne n’est pas seulement la patrie des castagnettes, des cigarières et des toreros : cette découverte, si elle a jamais été nécessaire, est réalisée depuis longtemps ; mais peut-être, sur quelques points plus précis, est-il certaines observations utiles à répandre, aussi bien d’un côté de la frontière que de l’autre, pour faciliter les rapprochemens économiques. En les énonçant avec franchise et avec des restrictions nécessaires que l’atmosphère trop chaude des banquets ou des réceptions cordiales amène parfois à négliger, je n’ai pas besoin d’ajouter que je parlerai en mon nom tout personnel, plutôt à l’occasion d’une mission récente que comme suite à celle-ci. J’ai regardé l’Espagne avec infiniment de sympathie, une sympathie qui n’est pas celle d’un converti, mais celle d’un Latin incorrigible, et ce Latin s’est très généralement réjoui de la transformation qui s’opère au delà des monts. Mais on doit la vérité surtout à ses amis. Il pourra donc arriver incidemment que je ne paraisse pas trouver tout parfait en Espagne ; je ne crois pas non plus tout parfait en France. Devrai-je alors garder le silence ? Ce n’est pas par des congratulations réciproques que l’on progresse. Il vaut mieux, ce me semble, mettre le doigt là où il reste un effort à faire, un défaut à déraciner, alors qu’il ne s’agit pas de problèmes intérieurs où les amis les mieux intentionnés n’ont rien à voir. On peut le faire d’autant plus nettement que, presque toujours, les faiblesses des Espagnols sont aussi les nôtres. Nous sommes frères, même en cela. L’Espagne a des ressources matérielles énormes, et sa population possède toutes les qualités nécessaires pour mettre ces ressources en valeur. Elle l’a déjà commencé dans une large mesure. Elle peut plus encore. Il ne sera pas dit, même au delà des Pyrénées, qu’une mauvaise organisation, sur les vices de laquelle nos voisins sont généralement d’accord, une administration de politiciens aux opinions changeantes, empêchent tant d’élémens fructueux de prospérer autant qu’ils le devraient.


LA QUESTION MINIÈRE

Afin de mettre un peu d’ordre dans un sujet très complexe et qui demanderait presque un volume, j’examinerai tour à tour les principales ressources actuelles de l’Espagne et ce qu’elles peuvent comporter d’utile pour la France, en insistant, comme je l’ai dit, sur les moyens de les mieux utiliser. On m’excusera de traiter avec quelques développemens la question minière, dont l’importance est ici de premier ordre, en me bornant à effleurer d’autres parties qui touchent moins particulièrement notre pays. Ce n’est pas un tableau de toute l’industrie espagnole que j’essaye de tracer, et je serai conduit à en retrancher tout ce qui n’a qu’un rôle purement national.

Les ressources d’un pays, envisagées dans un sens très large, peuvent se diviser en plusieurs groupes principaux : matières premières à extraire une fois pour toutes du sol par le travail des mines ; forces hydrauliques susceptibles de remplacer d’une façon plus durable le charbon de terre ; sol cultivable pouvant emprunter à l’air, aux nuages, au soleil, des élémens chimiques et des calories indéfiniment renouvelés ; facilités de communication intérieures ou extérieures permettant la pénétration utile ou le transit fructueux des produits étrangers, l’exportation féconde des produits nationaux ; enfin capital argent et capital humain.

Pour l’ensemble des matières minérales, l’Espagne est, dans l’ensemble, merveilleusement douée. C’est, on peut le dire, le pays d’Europe le plus riche en métaux, celui qui soutient le mieux la comparaison avec les régions productrices du Nouveau Monde. Cependant, cette affirmation qu’aucun mineur, je crois, ne contredira et qui fut classique dès l’antiquité, ne semble pas conforme aux calculs des statisticiens. Pour ne prendre qu’un chiffre global, la production minière de l’Espagne en 1913 est estimée à 572 millions de francs, tandis que celle de la France, par exemple, dépasse officiellement 800 millions sur le carreau des mines. Cette contradiction apparente tient, en partie, à ce que les gisemens espagnols ne sont pas complètement mis en valeur ; mais elle résulte surtout de ce que l’Espagne, abondante en plomb argentifère, en cuivre, en zinc, en mercure, en petits métaux divers, en pyrites sulfureuses, voire autrefois en or et peut-être demain en platine, se montre, au contraire, pauvre en combustibles minéraux : c’est-à-dire qu’elle parait manquer de cette richesse minière primordiale, en regard de laquelle les autres ne sont qu’accessoires et ne peuvent même pas être totalement utilisées. Je n’ai pas besoin de revenir sur cette importance de la houille dans notre forme de civilisation moderne, ayant traité le sujet ici même. Or, dans le tableau de la production houillère européenne, l’Espagne vient loin en arrière, et ses 4 millions et demi de tonnes font piètre figure, je ne dis pas seulement à côté des 260 millions que produisent la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, mais même en regard des 42 millions de tonnes attribuées à l’Autriche, des 41 millions que fournit la France, des 27 millions extraits en Russie ou des 23 millions sortis de terre en Belgique. Il lui faut importer près de la moitié de sa consommation (au moins 3 millions de tonnes). La houille espagnole représente 76 millions de francs d’extraction annuelle (lignite et anthracite compris) contre 639 millions pour la houille française. On doit ajouter, ce qui est plus grave, que la production augmente ici avec une lenteur relative que fait encore ressortir la rapidité de l’essor simultané dans les autres pays : 4,4 millions de tonnes en 1915 contre 3,2 en 1905 et 1,8 en 1895. Y a-t-il là disette définitive et irrémédiable, ou simplement provisoire, c’est le problème capital dont dépend en grande partie l’avenir industriel de l’Espagne et qu’il convient d’examiner dès le début. Car la solution actuelle, qui consiste à acheter annuellement 3 millions de tonnes de combustibles étrangers, ne saurait être, malgré les facilités d’importation offertes par les côtes espagnoles, qu’un moyen accessoire. Avec le développement futur de toutes les industries européennes et la concurrence croissante des pays entre eux, chacun éprouvera de plus en plus durement la nécessité de subvenir à ses propres besoins. J’ajoute aussitôt que la question nous touche aussi très vivement. La situation géographique des principaux charbonnages espagnols et le manque de débouchés intérieurs que cette situation entraînera longtemps encore, permettraient, si la production houillère espagnole se développait, de l’envisager momentanément comme un appoint très intéressant dans nos régions méridionales de France.

On connaît et l’on exploite, dès à présent, en Espagne, deux zones de charbon principales : celle des Asturies et de Léon et celle de la Sierra Morena (Peñarroya-Belmez-Puertollano), auxquelles s’ajoutent quelques bassins accessoires, ou des lignites, comme ceux de Teruel (dont le cubage a été estimé à 650 millions de tonnes). En 1913, sur 4 millions de tonnes extraites en Espagne, le groupe Asturien en a produit 2,7 millions (près de 3 millions en 1915 sur 4,4 millions) et le groupe de la Sierra Morena 750 000 tonnes. Peut-on découvrir de grands bassins nouveaux ? Peut-on développer davantage ceux qui existent ?...

Dans toute découverte de houille, il y a deux stades, plus distincts qu’on ne le croit généralement : il faut d’abord rencontrer ces terrains d’âge carbonifère qui, en Europe, contiennent généralement les combustibles ; il faut ensuite, dans ce carbonifère productif, reconnaître des couches de charbon utilisables. En ce qui concerne les découvertes de larges zones carbonifères nouvelles pouvant devenir fructueuses, il est prudent de ne pas trop compter sur l’avenir. En Espagne comme dans la plupart des pays européens, la carte géologique est maintenant établie, au moins d’une façon très approximative. Le terrain houiller, tant par son aspect caractéristique que par sa valeur marchande, est peut être celui de tous qui a eu le moins de chances de passer inaperçu lorsqu’il existait à la surface. On ne peut espérer le trouver, avec une vaste extension, en dehors des bassins déjà connus, que lorsqu’il est masqué au jour par un manteau, par un recouvrement de terrains plus récens. C’est de cette manière, par exemple, qu’ont été obtenus les grands succès récens en Belgique, en Hollande, en Allemagne, par des sondages traversant le crétacé ou le tertiaire. C’est ainsi également qu’on a reconnu en France le houiller souterrain de la Lorraine ou de la plaine de Lyon. Mais, en règle générale, on n’explore guère par ce moyen coûteux que le prolongement plus ou moins direct de bassins houillers déjà visibles et exploités ; nous n’en sommes pas encore à la période, qui viendra un jour, où les gouvernemens entreprendront l’exploration méthodique du sous-sol primaire et de ses richesses cachées sous les grandes cuvettes de sédimens stériles, telles que le bassin de Paris et celui de la Garonne, ou, en Espagne, les plaines de la Manche, les vallées de l’Èbre et du Guadalquivir. Etant donnée la disposition des bassins houillers espagnols, on n’aperçoit guère qu’une région où des recherches par extension directe soient indiquées : c’est le bassin des Asturies dont je vais reparler. Ailleurs, aucune campagne de sondages ne s’impose avec des chances sérieuses de réussite. Les petits bassins houillers des provinces de Cordoue, Jaen, Ciudad Real et Badajoz pourront être l’objet d’affaires financières brillantes et de trouvailles limitées qui doubleront, tripleront leur tonnage : ils ne donneront jamais lieu à une révélation sensationnelle de nature à transformer l’aspect sous lequel nous apparaît l’industrie houillère espagnole. Ce sont les équivalens de nos bassins de la France Centrale, remplissage d’anciens lacs limités, simples poches appelées à se vider dans un temps restreint.

J’ajoute que, si l’on envisage l’industrie minière espagnole d’un point de vue français, c’est encore le bassin des Asturies qui appelle notre attention : les autres bassins houillers n’étant intéressans pour nous que par une rémunération possible apportée à nos capitaux.

Ce n’est pas ici le lieu d’étudier techniquement ce bassin compliqué des Asturies, et je ne voudrais pas, en signalant sa valeur présumée par quelques phrases brèves, dépouillées des réserves nécessaires, imiter ces journalistes pressés qui nous annoncent chaque jour avec indignation l’existence de telle ou telle richesse minière méconnue sur le sol français. Ces charbonnages des Asturies ont une réputation assez médiocre parmi nos industriels ; et cette mauvaise réputation est en partie justifiée : couches minces, tourmentées, souvent redressées verticalement, cendreuses, ne donnant pas ou donnant rarement du charbon à coke ; renversemens de terrains encore mal compris ; moyens de transport difficiles arrêtant l’exportation vers l’intérieur de l’Espagne ; morcellement habituel des concessions espagnoles paralysant une mise en valeur extensive, toujours coûteuse, etc. etc. L’essor des charbonnages asturiens, depuis longtemps prévu, fréquemment annoncé, a été jusqu’ici une question à éclipses, marquée déjà par quelques faux départs et, pour avoir cru prématurément à un développement trop rapide de la région, plus d’une affaire y a déjà sombré. Voici cependant quelques réflexions très simples qui plaident en faveur de ce pays. Il existe là un ensemble de terrains houillers dont l’étendue visible, dans les deux provinces des Asturies et de Léon, dépasse 500 000 hectares et dont le prolongement caché doit être considérable : un bassin à couches marines comme celles du bassin houiller franco-belge ; ce qui, pour un technicien, implique une certaine régularité de dépôt, des chances de continuité dans les couches. Or, ce bassin, qui, dans son état actuel, fournit à lui seul les deux tiers de la production espagnole et dont le cubage officiel, d’après le directeur de l’Institut géologique espagnol, dépasserait 3 milliards de tonnes de houille, n’a été, jusqu’ici, l’objet que de travaux absolument superficiels, ne constituant en aucune façon une exploration sérieuse ; malgré les recherches théoriques de géologues éminens, espagnols ou français, il est, à vrai dire, pratiquement presque inconnu.

Cela ne démontre pas qu’il soit riche ; mais cela implique des possibilités dont l’économiste doit tenir compte. La question de sa mise en valeur est mûre et les prix exorbitans, auxquels la guerre a porté le charbon en Espagne, auront contribué à en accélérer la solution. La production de 1916 a marqué un accroissement notable et l’Association des mines asturiennes s’est résolue à employer une grande partie de bénéfices exceptionnels en travaux d’installation. Les projets grandioses de tous genres ne manquent pas, favorisés par la chaude imagination espagnole. Le gouvernement s’y intéresse activement et ses ingénieurs ont déjà entrepris des sondages pour rechercher le prolongement Nord du houiller dans le sens de la mer. Vers le Sud également, il est possible que le houiller existe en profondeur sous la plaine de Léon. L’avenir dira ce qu’il doit advenir des espérances actuelles. Mais, sans vouloir préjuger les découvertes, nous devons, comme voisins immédiats, envisager les conséquences qu’elles auraient pour l’Espagne et pour nous.

La position du bassin des Asturies, presque sur le golfe de Gascogne, au flanc Nord d’une chaîne accidentée qui sépare ses charbonnages de l’Espagne centrale, fait que l’avenir immédiat de ce pays dépend, en partie, de ses exportations en France. C’est en vue d’une opération semblable que les premières tentatives y eurent lieu à une époque où on n’envisageait pas comme praticable la jonction par voie ferrée avec la Castille. On acheta alors une flotte qui, seule, échappa, dit-on, au naufrage général de l’entreprise. Aujourd’hui où le réseau de chemins de fer existe, reliant les Asturies à Madrid et à Bilbao, c’est encore vers la mer que descendent les trois quarts des charbons, vers les trois ports de Gijon, Avilés et San Esteban de Pravia. Jusqu’ici, cependant, on n’a pas exporté en France. Avant la guerre, les charbons espagnols n’auraient pu lutter contre les charbons anglais, concurrencés par ceux de la Westphalie. Depuis la guerre, l’exportation du charbon espagnol est interdite. Mais, à la paix, il y aura, pour suppléer aux charbons allemands, une place à prendre sur notre réseau du Midi, et notre intérêt sera de voir les houilles des Asturies s’installer sur ce marché nouveau.

Envisager ainsi une exportation de charbons espagnols, alors que l’Epagne manque, nous l’avons dit, de houille, et probablement en manquera toujours, pourra sembler paradoxal, et je crois, en effet, que cette solution devra être provisoire. Mais, en industrie (pour ne pas chercher d’autre exemple), existe-t-il autre chose que du provisoire ? Actuellement, c’est un fait que l’Espagne, en général, a trop peu de charbon, et que les charbonnages de ce pays sont néanmoins forcés de restreindre leur production possible, faute de débouchés. La difficulté tient surtout à l’insuffisance des moyens de transport, qui sera examinée plus loin et à laquelle on pourra remédier un peu par l’installation de centrales électriques, conduisant au loin l’énergie, faute de pouvoir y amener la houille. Il ne faut pas oublier non plus, empêchement plus durable, la position géographique respective des principaux charbonnages et des centres industriels, eux-mêmes déterminés par toute une série d’autres considérations. Pendant quelques années au moins, l’expédition par mer restera donc le moyen le plus sûr pour permettre aux charbonnages asturiens d’écouler en totalité une production rapidement croissante et pour leur donner ainsi la faculté de s’outiller, largement, à la moderne. Ces ventes à l’étranger n’empêcheront pas de fournir d’abord à l’Espagne le plus de charbon possible et, grâce aux bénéfices supplémentaires résultant de l’exportation, on atteindra ainsi plus vite le temps à prévoir où se seront agrandies ou créées, sur la côte des Asturies et de la Biscaye, les industries susceptibles d’employer la totalité du charbon produit.

Il faut, pour cela, pour que la région asturienne puisse d’abord concurrencer Bilbao, rivaliser ensuite avec la Catalogne, des voies ferrées mieux coordonnées, plus nombreuses et plus commodément exploitables : en un mot, des relations plus étroites avec les producteurs de matières premières et les consommateurs. Mais, déjà, le port de Gijon se prépare fiévreusement à grandir et s’outille en conséquence. Ses hauts fourneaux et son aciérie, qui vivotaient péniblement, trouvent, grâce à la guerre, un regain d’activité propice. Avilés voit également s’établir (au moins en projet) des hauts fourneaux et des chantiers de construction maritime... Le développement sidérurgique est tout particulièrement à envisager. Un pays, qui possède à la fois du charbon, du minerai de fer et des ports, est indiqué pour des hauts fourneaux, pour des aciéries, pour des ateliers de construction mécanique, pour des chantiers maritimes. Par là, cet avenir se trouve dépendre, en grande partie, de la proportion dans laquelle on pourra obtenir sur place le coke métallurgique nécessaire au traitement du fer. Quant aux minerais de fer, ils abondent : les uns très riches à Bilbao, les autres pauvres, mais néanmoins utilisables, dans les Asturies mêmes et Léon. Le soleil du Midi aidant aux mirages, qui ne se représenterait ici un futur Sheffield ?...

Pour fournir à l’industrie espagnole le charbon qui lui fait défaut, ce charbon sans lequel il ne saurait y avoir de nation moderne réellement forte et adaptée aux luttes de la paix comme à celles de la guerre, je viens d’indiquer deux ressources : développer les Asturies ; mettre les charbonnages du centre en communication avec les ports par des transports de force électrique. C’est encore traiter le même sujet que d’indiquer ici comment se présente en Espagne la question de la houille blanche. Malgré la faiblesse des précipitations pluvieuses, l’Espagne est bien dotée à cet égard. La forme même de son relief, si incommode pour son unification pratique, y contribue. Non seulement elle possède tous les fleuves et torrens descendant de la chaîne pyrénéenne, mais le reste du pays est constitué dans son ensemble par le grand plateau élevé de la Meseta, que rehaussent encore de fortes ondulations. Les fleuves qui y prennent naissance et qui ont le temps d’y grossir, descendent par des pentes rapides vers les plaines. A la condition de les emmagasiner en prévision des périodes sèches, leurs forces sont prêtes à être captées. L’Espagne possède là, dans son large réseau fluviatile, une richesse qu’elle commence seulement à mettre en valeur, tant pour la transformer en énergie que pour l’utiliser à l’irrigation de ses champs.

Il est difficile d’évaluer la puissance hydraulique disponible en Espagne. On a pu avancer un peu hardiment un total de trois à quatre millions de chevaux, dont un million dans les Pyrénées. Ces gros chiffres sont toujours sujets à caution et exposés à fondre, dans la pratique, peut-être de moitié. Mais, quand on compare avec les calculs du même genre faits pour la France, on obtient un premier élément d’appréciation. Or, en France, on estime les réserves totales de houille blanche (puissance moyenne) à neuf millions de chevaux-vapeur. Une autre évaluation plus modeste donnerait seulement pour les réserves bien reconnues et aisément aménageables de l’Espagne un million et demi de chevaux. La proportion utilisée est déjà considérable, et s’accroît très rapidement. Rien que pour les grandes installations modernes et en laissant de côté toutes les petites usines, moulins, scieries, etc. on arrive dès à présent à environ 400 000 chevaux-vapeur installés, comparables avec les 500 000 que nous utilisons dans les Alpes. Le versant Sud des Pyrénées s’est couvert de vastes organisations dépassant souvent 20 000 chevaux, atteignant 40 et 50 000. D’autres non moins considérables se trouvent en Biscaye, dans les Asturies, autour de Madrid, dans la province de Valence. En résumé, on calcule que, dans les seules villes de Madrid, Barcelone, Bilbao et Valence, la houille blanche remplace déjà chaque année 250 000 tonnes de houille noire. La Catalogne, en particulier, présente le spectacle d’installations électriques admirablement développées. C’est l’ « énergie électrique de Catalogne, » avec son usine de Capdella fournissant 40 000 chevaux et celle de Molinos en construction qui en donnera 20000. Ce sont les « Riegos y fuerza del Ebro » dont les usines de Seros, Talarn, etc. arrivent, comme puissance installée, à 96 000 chevaux. C’est la (c Catalana de Gas y electricidad » avec ses 30 000 chevaux disponibles.

Une noble émulation excite les sociétés dont les capitaux sont parfois de nationalités adverses et, sur un terrain où les Allemands étalent volontiers leur prétendue supériorité, nous avons remporté récemment de belles victoires. Ainsi, à la veille de la guerre, l’ « énergie électrique de Catalogne » engageait la bataille contre une grande société allemande déjà installée dans le pays, en même temps que contre un puissant groupe canadien. Rapidément elle s’outillait, mettait sa première usine en marche et distançait ses rivaux.

Grâce à cette concurrence fructueuse pour l’Espagne, la Catalogne s’est remarquablement modernisée. Il y existe maintenant en majorité de ces usines propres et silencieuses, où la magicienne de notre temps apporte, le long de quelques minces fils suspendus en l’air, la force sans tumulte, sans poussière et sans épuisement humain. L’importance qu’ont prise et que prennent chaque jour davantage les filatures et tissages de laine ou de coton de Barcelone, Tarrasa, Sabadel, rappelle les principaux centres manufacturiers de l’Europe. En un temps de guerre où nos usines à laine nous manquent pour la plupart, nous sommes heureux de trouver une aide dans celles de ce pays.

Avant cette digression amenée par la houille blanche, nous avions été déjà amenés à parler du fer ; il faut y revenir, car le développement des usines de fer est un de ceux qui manifestent le mieux aujourd’hui la prospérité industrielle d’un pays.

En ce qui concerne les minerais de fer, l’Espagne offre de larges ressources, sans présenter pourtant rien de comparable à notre immense gisement lorrain. Elle a paru, jusqu’ici, particulièrement bien fournie en minerais riches et de qualité supérieure. Les meilleurs et les plus célèbres, ceux de Bilbao, sont, depuis un demi-siècle, recherchés en France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne. A leur propos, il n’est peut-être pas inutile de rectifier une idée très répandue parmi les professionnels. Chacun va répétant que les gisemens de Bilbao s’épuisent et que leurs jours sont comptés. Il est, en effet, manifeste que la production diminue (tout en atteignant 2 600 000 tonnes en 1916) et qu’elle tend à se composer uniquement de minerais carbonates remplaçant les anciens oxydes plus appréciés, auxquels est due la vieille réputation du gisement. Mais je serais tenté de faire, à cet égard, une remarque analogue à celle qui trouvait tout à l’heure sa place pour les Asturies. Bilbao, si connu, si vanté industriellement, est encore techniquement fort mal exploré. Il est arrivé là ce qui se produit souvent dans les entreprises trop riches, où les bénéfices se réalisent si facilement qu’on oublie de penser à l’avenir : avenir représenté en fait de mines par la prolongation souterraine des gisemens. Aujourd’hui seulement, le temps des vaches maigres étant venu ou approchant, on commence à se préoccuper d’explorer la profondeur. Les gisemens qu’on y rencontrera seront nécessairement grevés de frais supplémentaires et donneront de moins copieux dividendes. Mais, en ce qui concerne le tonnage disponible, je ne serais pas surpris, — et c’est ce qui intéresse surtout notre industrie métallurgique française, — que les explorations futures vinssent assurer aux gisemens de Bilbao une durée de vie supérieure à celle que l’on a d’ordinaire escomptée.

Bilbao n’est pas, du reste, loin de là, le seul gisement de fer espagnol et, même en s’éloignant peu du littoral qui seul peut présenter des gisemens utilisables quand il s’agit de minerais ayant une aussi faible valeur, on en citerait aisément de nombreux. Sans se perdre dans une longue énumération, il suffit de suivre la côte du golfe de Gascogne pour trouver, d’abord, à l’Est de la Corogne, à Vivero, des magnétites évaluées à 50 millions de tonnes. Puis, dans les provinces d’Oviedo et de Léon, on estime au moins à 150 millions de tonnes certains minerais pauvres et siliceux à 30 ou 40 pour 100 de fer, dont quelques- uns sont très voisins des charbonnages asturiens. S’ils n’étaient aussi chargés de silice, ce qui ne sera pas toujours un obstacle, on aurait Jà une ressource particulièrement abondante. On peut, dès à présent, compter sur un autre grand gisement situé au Sud-Ouest de ceux-ci, à 130 kilomètres de la côte, entre Ponferrada et Astorga (Léon). Ce gisement Wagner contient au moins 25 et peut-être 60 millions de tonnes de minerais analogues à nos minerais normands. Au moment où la guerre a éclaté, des Allemands s’occupaient d’un chemin de fer destiné à l’utiliser. Près de Santander, la Nueva Montana est exploitée déjà assez activement, en accord avec nos Aciéries de la Marine, pour fournir en temps normal 1 400 000 tonnes par an. Si l’on passe à la zone méditerranéenne, la Sierra Menera, à la limite des provinces de Teruel et de Guadalajara, contient, sous la forme de grands amas, près de 100 millions de tonnes, pour l’exploitation desquelles on a construit un chemin de fer de 270 kilomètres aboutissant à Sagunto. Bornons-nous à mentionner encore les nombreux gisemens situés dans la région de Carthagène et d’Almeria, sur lesquels, en ces temps derniers, l’attention allemande paraît avoir été particulièrement attirée.

La production des minerais de fer espagnols est donc très susceptible de s’accroître. Elle a atteint, en 1913, près de 10 millions de tonnes (la moitié de notre production française) représentant, sur le carreau de la mine, une valeur de 63 millions et occupant environ 34 000 ouvriers. Sur ce total, les deux cinquièmes, soit 3,9 millions de tonnes, provenaient, cette année-là, de Bilbao, qui en exportait 3 millions à l’étranger. La sidérurgie espagnole n’utilise, en effet, qu’une portion restreinte des minerais nationaux. Elle donne seulement 350 à 400 000 tonnes de fonte (15 fois moins que la France) et 230 000 tonnes d’acier. Pour grandir, il lui faut des combustibles, il lui faut du coke. Jusqu’ici, la sidérurgie espagnole s’est donc à peu près localisée à Bilbao en employant un peu de charbon asturien et beaucoup de charbon anglais. Les entreprises de Gijon et d’Avilès ont la prétention de concurrencer Bilbao, ou tout au moins de s’assurer à côté une place au soleil. Elles y réussiront d’autant mieux que le charbon sera plus cher en Espagne et jouera un rôle plus important dans le prix de revient, puisque leur supériorité est de confiner à des charbonnages. La guerre leur a été particulièrement favorable et, plus les hostilités se prolongeront, plus elles accumuleront des réserves qui assureront leur développement futur.

La France, dans cette question du fer, n’a pas le même intérêt personnel que pour la houille. Il lui est commode actuellement de trouver à proximité de sa frontière des usines en état de lui fournir des lingots, des machines ou du matériel. Plus tard, bien du temps se passera avant que nous ayons à craindre une concurrence des minerais ou des aciers espagnols. Nous allons devenir très gros producteurs de fer ; nous aurons assurément intérêt à en vendre à l’Espagne ; mais nous pourrons la voir sans jalousie tendre à se fournir elle-même ; car, dans le marché national que ses usines s’efforceront ainsi de reconquérir, nous n’avons encore occupé qu’une bien petite place.

Après le fer, je ne passerai pas en revue tous les autres métaux. Mais il en est trois d’inégale importance, pour lesquels l’Espagne tient, dans le monde, une place particulièrement importante : le cuivre, le plomb et le mercure. Dans deux autres cas, ceux du platine et de la potasse, il se pose, à son propos, des questions très actuelles. Si l’on veut préciser par des chiffres, sur environ 1 200 millions de capital investi dans les sociétés minières espagnoles, tandis que la houille et le lignite en absorbent seulement 150 et le fer 222, la part du cuivre est de 260, et celle du plomb de 219.

Pour le cuivre, l’Espagne vient loin en tête de la production européenne quand on envisage, non pas le traitement métallurgique où interviennent des minerais importés des autres continens, mais les résultats calculés de la production minière. Elle fournit, dans la province d’Huelva, 52 000 tonnes de cuivre, soit le double de la production allemande qui vient la seconde en Europe. Bien que les principales sociétés soient anglaises, des capitaux français y sont fortement intéressés.

L’Espagne est également le grand pays plombifère européen. Ici encore, elle vient immédiatement après les Etats-Unis, avec lesquels elle rivalise presque, et loin avant le pays suivant, l’Allemagne, dont la production métallurgique était, en outre, alimentée, pour près de la moitié, par des importations de minerais étrangers. Cette industrie du plomb espagnole, qui est montée de 190 000 tonnes en 1911, à 240 000 actuellement, tire une grande force de sa cohésion sous la direction de la société française de Peñarroya, qui a pu ainsi, dans la préparation économique de l’après-guerre destinée à affranchir le marché des métaux du joug allemand, jouer, pour le plomb, un rôle prédominant.

Pour le mercure, l’Espagne est encore plus favorisée. Son gisement d’Almaden est de beaucoup le plus riche et le plus puissant du monde, en même temps qu’il a été le plus anciennement exploité. A lui seul, il a certainement fourni plus de la moitié de toute l’extraction mondiale depuis les origines de l’histoire ; et, aujourd’hui encore, il contribue, dans la même proportion de la moitié, à toute l’extraction mondiale. Cette production déjà si forte, il serait aisé de l’augmenter dans des proportions considérables, si Almaden ne nous offrait pas un des exemples les plus curieux de ce que peut devenir l’organisation socialiste dans une industrie d’Etat.

Je viens de faire allusion au platine. Les gisemens de platine espagnols ne sont encore qu’un espoir très récent. Les sondages entrepris par le gouvernement pour les étudier se poursuivent et ne permettent pas de se prononcer sur leur valeur. Ils ont cependant démontré la présence du platine, ce métal si rare, dans tout un grand massif montagneux de la Sierra de Ronda. Comme le platine constitue actuellement un monopole russe, étant à peu près exclusivement fourni au monde entier par un petit coin de l’Oural, la nouvelle qu’un second gisement important allait peut-être apparaître en Espagne a suscité une très vive émotion. Cette trouvaille a permis, en même temps, d’applaudir à la science des géologues espagnols qui ont procédé à ces investigations par une méthode scientifique d’une ingéniosité très rigoureuse, en commençant par deviner la dissémination du métal sur des traces infinitésimales décelées seulement au spectroscope, pour arriver peu à peu à localiser ses concentrations utilisables.

C’est contre un autre monopole mondial que l’Espagne s’apprête à lutter avec ses nouveaux gisemens de potasse de la vallée de l’Ebre, près de Cardona. Toute la potasse a été, dans ces dernières années, fournie au monde par l’Allemagne, qui possédait à Stassfurt et à Mulhouse les deux seuls gisemens exploités (le second très nouvellement découvert). Depuis deux ans seulement, l’Erythrée a commencé, en outre, à jouer un rôle. Les gisemens espagnols n’ont pu, pour des causes multiples, être outillés pendant la guerre de manière à fournir en Europe la potasse qui ne venait plus d’Allemagne. Des discussions très vives ont eu lieu en Espagne sur le rôle que le syndicat allemand de Stassfurt a pu jouer en sous-main dans cette affaire. Des projets de loi ont été déposés sans être votés. Un jour ou l’autre, ces gisemens seront exploités et prendront leur place plus ou moins importante dans un consortium où la France, ayant récupéré Mulhouse, sera fortement intéressée.

D’une façon générale, la loi minière espagnole a de grands avantages sur la notre pour le premier développement rapide de régions neuves, de régions à coloniser : ses inconvéniens ne se manifestent que plus tard dans la seconde phase où il s’agit d’intensifier à coups de capitaux et de pousser en profondeur une exploitation déjà acquise. Los concessions s’obtiennent avec une facilité extrême. Il est bon de savoir, quand on aborde pour la première fois l’Espagne, qu’elles n’impliquent ou ne supposent en aucune façon l’existence d’un gisement minier. L’Etat enregistre la demande sans se mêler de la contrôler. Il se contente de percevoir un impôt assez élevé pour dégoûter rapidement les preneurs de concessions stériles. Les nombres de concessions que l’on voit figurer dans les tableaux statistiques n’ont donc à peu près aucun sens. Mais, du moins, les initiatives privées ne sont pas, comme en France, paralysées par la mauvaise humeur d’un directeur des mines ou d’un ministre. Plus tard, il en résulte un morcellement excessif et un enchevêtrement des concessions qui constituent une difficulté quand l’affaire veut se développer, mais, dont la liberté commerciale permet de venir à bout. Une autre supériorité espagnole est que les ingénieurs du gouvernement gardent en Espagne un contact intime avec l’industrie et avec la pratique. L’Etat lui-même les utilise à faire des recherches présentant un intérêt général, telles que des sondages dont le produit immédiat peut sembler aléatoire et il ne les contraint pas, ainsi que cela se produit sur l’autre versant des Pyrénées, à servir uniquement de contrôle et de frein.


L’AGRICULTURE

L’agriculture espagnole nous arrêterait peu si nous n’envisagions ici que nos intérêts français, car la France n’a pas besoin de son concours ; mais l’exportation de ses produits en France préoccupe, au contraire, fortement certaines contrées espagnoles et, à ce titre, c’est un côté de notre sujet que nous ne saurions négliger.

Cette agriculture ne laisse pas une impression avantageuse le voyageur pressé, qui se contente de suivre les routes battues de Burgos, Madrid, Tolède, Séville et Grenade. Il n’a vu, sur la plus grande partie du trajet, que des étendues mornes de blocs granitiques, des steppes jaunâtres aux blés maigres, ou des plantations indéfinies de chênes verts ; pas un arbre touffu à haute tige, pas un pré. Les statisticiens ne font que confirmer cette idée défavorable. Près de la moitié du territoire reste en friche. L’hectare ne produit ici que 10 à 11 hectolitres de blé contre 15 à 20 en France. L’Espagne est très loin de fournir les céréales destinées à la nourrir. Elle doit en importer chaque année pour 40 millions de francs. En 1914, le déficit est même monté à 126 millions. Les météorologistes en donnent l’explication : la rareté des pluies, et, quand elles tombent, leur irrégularité. Avant de discuter cette pauvreté apparente et de dire ce que l’on tente pour y remédier, il faut corriger aussitôt cet énoncé par une remarque : l’Espagne est un grand plateau pauvre, entouré d’une couronne fertile. Quand on traverse les huertas de Séville, Cordoue et Valence, le spectacle est tout différent : c’est celui d’un jardin, où une main-d’œuvre persévérante et industrieuse jusqu’à la minutie a tiré parti du moindre lopin de terre, l’a épierré patiemment, irrigué, amené, le soleil aidant, à une merveilleuse fécondité. Et l’Espagne de la Biscaye ou des Asturies est, elle aussi, sans analogie avec ces déserts de la Manche, où l’on se représente trop bien don Qui- chotte errant au soleil : c’est un pays vert, boisé, coupé de ruisseaux, où il semblerait aisé de développer l’élevage.

Si nous revenons à la partie pauvre et dénudée qui occupe une grande place, il faut encore distinguer entre la part de stérilité qui tient à la nature et qui est assez difficilement modifiable, ou celle qui provient de l’action humaine.

Il est incontestable que le déboisement, dû à de très anciennes habitudes pastorales, a été funeste. Le mal s’est accentué par la répartition défectueuse de la propriété. Dans les conditions actuelles, l’Espagne est appauvrie, comme le fut l’Italie romaine, par l’exagération de la grande propriété. On n’y entend parler que de latifundia. Les mécontens, très nombreux, gémissent sur l’absentéisme des grands propriétaires qui songent uniquement à l’élevage des taureaux de course ou à l’engraissage économique des porcs sous les chênes verts, sans effectuer aucun travail, sans apporter aucuns fonds ni aucun engrais. Ils disent que le travailleur pauvre est forcé d’émigrer, faute de trouver à occuper ses bras, dans un pays où tant de terre reste en friche. Une minorité soutient que, si les grandes propriétés sont à peu près en jachère, c’est parce que la main-d’œuvre se dérobe, attirée par de larges salaires dans les villes ou à l’étranger. Mais, des deux parts, on est d’accord sur le mal, sinon sur le remède.

Ce que l’on peut réaliser avec de la bonne volonté et, il faut l’ajouter, avec des capitaux, nous avons pu le constater dans un des pays les plus pauvres de la province de Jaen, à la Garganta, où une société minière française, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer, poursuit en pleine guerre une vaste entreprise de reboisement. Chaque année, dans le sol défoncé profondément par des charrues à vapeur, un million d’eucalyptus viennent là transformer en forêt verdoyante ce qui était un désert ; une forêt dont l’exploitation méthodique va bientôt fournir en abondance des bois de mine, des étoffes de textiles et des pâtes à papier.

Mais, si j’ai cité cet exemple pour montrer comment s’exerce encore au dehors, même en des temps difficiles, l’activité féconde de notre pays, c’est pourtant la partie fertile de l’Espagne qui doit d’abord attirer l’attention de la France ; car c’est celle qui nous envoie et qui voudrait nous envoyer encore plus ses oranges, ses primeurs, son huile d’olive, ses vins. L’Espagne exporte (1912) pour 150 millions de fruits, 25 millions d’huile, 80 millions de vin et voudrait exporter davantage. Il y a là un point délicat, sur lequel les intérêts espagnols apparaissent quelque peu contradictoires avec ceux de nos agriculteurs méridionaux ou algériens, voire avec ceux de nos alliés italiens, qui, ayant versé leur sang avec nous sur les champs de bataille, pourront justement prétendre, les Espagnols le comprennent bien et s’en inquiètent, à quelques faveurs. En attendant que ces questions aient été résolues par des concessions réciproques nous assurant des avantages équivalens sur d’autres terrains, un certain marasme se manifeste dans ces contrées privilégiées. La culture de la vigne rétrocède ; celle des orangers abandonne peu à peu la Catalogne pour se réfugier en Andalousie et à Valence, où elle pâtit ; les primeurs ne se développent pas comme on l’espérait. En revanche, à l’abri des tarifs protecteurs, l’industrie de la betterave à sucre s’est beaucoup développée après la perte des colories espagnoles qui fournissaient auparavant le sucre de canne.

Indépendamment de l’exportation vers la France ou vers l’Angleterre, l’Espagne a tout intérêt à développer ses cultures pour fournir davantage à sa consommation propre. Comme le soleil ne manque pas, comme la terre n’est pas plus stérile qu’ailleurs, c’est un peu une question d’engrais minéraux, qui tend à se résoudre par la création de nombreuses usines chimiques où l’on fabrique des superphosphates, mais surtout une question d’eau, pour la solution de laquelle les groupemens nombreux, encouragés et favorisés par l’Etat, deviennent nécessaires.

De tous côtés, en Espagne, les questions d’irrigation et de régularisation des cours d’eau sont à l’ordre du jour. On construit de grands barrages ; on organise des canaux. Un très vaste programme, comportant 320 millions de travaux, est, depuis longtemps, à l’étude. Peut-être seulement des préoccupations électorales conduisent-elles à disséminer un peu trop les efforts. Nous n’ignorons pas en France ce qui se produit en pareil cas. Dans cet ordre d’idées politique, je me contente de mentionner d’autres projets, également d’une large envergure, qui, sous des formes diverses, visent à socialiser la propriété agricole, tantôt pour la diviser entre les travailleurs au détriment des grands propriétaires actuels, tantôt pour syndiquer et grouper les petits fermiers morcelés. Les moyens proposés sont parfois révolutionnaires. Quant au but visé, la France ne peut qu’applaudir à des efforts qui veulent enrichir l’Espagne et qu’apporter au besoin son aide sous forme de machines agricoles fournies ou de capitaux.


LES MOYENS DE TRANSPORT

Je viens de rappeler un des projets de loi qui sont actuellement en discussion aux Cortés. Leur nombre est très grand. Des questions se posent, en effet : de toutes parts et partout on aperçoit des progrès à réaliser. Le faisceau de ces projets forme un bel ensemble. On conçoit aisément la hâte des Espagnols à vouloir le réaliser. Mais, si on met en regard les ressources financières du pays, si on réfléchit au prix que coûteront les capitaux dans la période de réorganisation consécutive à la guerre, on est amené à penser que, pour aboutir, il serait utile de sérier. En procédant ainsi par ordre, je crois qu’il faudrait attribuer le premier rang à l’amélioration des routes et des voies ferrées. Dans un pays où tant de choses sont admirables, il n’est pas de défectuosité qui frappe davantage un étranger et qui paralyse plus tous les autres rouages de. la machine que celle des moyens de communication.

La configuration du sol en est assurément la cause première. Elle a de graves inconvéniens qui frappent au premier examen d’une carte géographique. L’Espagne est une masse compacte, surélevée, malaisément pénétrable, aux fleuves rarement navigables et dans laquelle une série de cloisons intermédiaires, les Sierras, séparent l’une de l’autre des régions distinctes. L’unification du pays en a toujours souffert. Il en résulte, pour les chemins de fer, des profils en dent de scie qui rendent les efforts de traction coûteux et amènent à réduire exagérément la capacité des trains. Mais, dans un temps où la Suisse a pu devenir un carrefour de routes européennes, les montagnes ne sont plus un obstacle infranchissable. Il faut seulement, pour arriver à les traverser économiquement, de l’énergie, de la méthode, de la persévérance et de l’argent.

On ne saurait trop insister sur cette question des moyens de transport. Après le besoin de houille, la nécessité de bonnes routes et de voies ferrées bien coordonnées est la première qui s’impose à un pays pour devenir puissamment industriel. La houille ne se crée pas ; on ne peut que mieux utiliser ce qui existe ; les moyens de communication, eux, dépendent des hommes. Qu’il s’agisse de relier le producteur au consommateur, d’alimenter des industries locales, de développer des exportations, ils sont également indispensables. Pour les routes, je me bornerai à rappeler, parce qu’on l’oublie quelquefois, qu’après les avoir construites, il est indispensable de les entretenir. On en rencontre, par exception, d’excellentes dans les deux régions relativement autonomes des provinces basques et de la Catalogne, où elles coïncident avec un magnifique développement industriel. Ce que les administrations régionales ont fait là, le gouvernement central pourrait sans doute le réaliser ailleurs.

La question des voies ferrées est à la fois plus délicate, plus complexe et plus grave que celle des routes. Elle touche de très près à tous nos rapports commerciaux, à toutes les relations économiques de l’Europe avec l’Espagne. Quand, ignorant l’histoire et la constitution des chemins de fer espagnols, on se borne à étudier la carte de leurs réseaux, leurs tarifs et leurs horaires, on est trop souvent amené à des constatations fâcheuses. À tort ou à raison, les plaintes contre les Compagnies exploitantes sont très vives et très générales en Espagne. Ceux qui les formulent auraient parfois avantage à connaître mieux le régime légal et financier des Compagnies, qui explique bien des choses. Mais ne cherchons pas à quelle époque remonte le mal, ni à qui en incombe la faute. Restons strictement dans notre sujet. Parmi les défauts visibles des chemins de fer espagnols, il en est qui ne peuvent être réformés sans beaucoup de patience, d’argent et, j’allais ajouter, d’adresse, comme l’enchevêtrement singulier des réseaux, d’autres qui comporteraient des dépenses difficiles à couvrir, comme l’amélioration des gares, la multiplication des trains, ou les 10 000 kilomètres de chemins de fer stratégiques récemment proposés. Il semblerait plus simple de revoir les tarifs ou les horaires, et d’électrifier certaines lignes montagneuses. Mais surtout, il paraît possible d’aborder progressivement une question qui touche tout particulièrement la France, et l’extension du commerce international.

Les chemins de fer espagnols présentent, de la façon la plus capricieuse et avec les enchevêtremens les moins coordonnés, toutes les largeurs de voie imaginables. Celle que l’on y rencontre le plus rarement est celle qui relierait l’Espagne avec l’Europe : la voie de 1m, 44, uniformément adoptée sur tout le reste du continent à l’exception de la Russie ; d’où la nécessité de transbordemens, les arrêts, les ruptures de charge… Depuis longtemps, on parle d’adopter en Espagne, comme voie normale, la voie européenne, en réservant un type unique de voie plus étroite pour les chemins de fer d’intérêt local.

Les objections sont de deux ordres : la dépense, évidemment importante à cause du matériel roulant, mais peut-être moins considérable qu’on ne l’imagine, puisqu’il s’agit de réduire la largeur actuelle ; et les considérations stratégiques. Ces dernières paraissent avoir été parfois mises en avant pour agir sur une opinion publique insuffisamment éclairée. On peut, ce semble, les comparer aux objections qui ont arrêté si longtemps le tunnel sous la Manche, avant les enseignemens trop clairs de la Grande Guerre. S’il est un pays en Europe, auquel sa situation et ses frontières naturelles (pour ne pas parler sentimens) assurent tous les privilèges de la neutralité, un pays qui n’ait aucune chance d’être attaqué, c’est bien l’Espagne. Chacun sait d’ailleurs avec quelle facilité on coupe des voies en pays montagneux et, quand la voie subsiste, avec quelle rapidité on remédie à sa largeur différente par la pose d’un troisième rail. Cet ordre d’idées étant donc écarté, il n’est pas besoin de développer les avantages que présenteraient, pour l’Espagne, une réduction de plusieurs heures sur les trajets de Madrid, Barcelone et Saragosse à Bordeaux, Toulouse, Marseille ou Paris, une circulation de marchandises sans changement de wagon, etc. L’inauguration des deux nouvelles voies transpyrénéennes, imminente après la conclusion de la paix, prête un intérêt d’actualité immédiate à des projets qui rencontrent un accueil très chaud dans tous les milieux industriels et commerciaux directement intéressés.

Un pays qui a derrière lui le passé de l’Espagne, un pays qui a découvert le Nouveau Monde, a le devoir d’envisager l’avenir et de voir grand dans le futur. Le raccordement de l’Espagne avec la France ne facilitera pas seulement le commerce considérable entre les deux pays. Si, par un moyen quelconque, la voie européenne, après avoir atteint Barcelone et Madrid, arrivait un jour à Algésiras, un premier grand pas serait franchi vers la réalisation de plans grandioses qui occuperont dès demain l’humanité pacifiée. Le percement de Suez avait mis l’Espagne en dehors des routes asiatiques. Le Portugal lui bloquait l’accès direct vers l’Atlantique. Mais nous touchons au jour où l’Afrique va se métamorphoser en un pays commerçant et industriel, comme le firent au dernier siècle les pampas du Mississipi. Le sable du désert que devait gratter le coq gaulois rejoindra, dans l’histoire des erreurs humaines, les quelques arpens de neige, par lesquels Voltaire trouvait spirituel de désigner le Canada. Pour l’Amérique du Sud, l’évolution, déjà largement commencée, est plus proche encore et va très certainement se précipiter. Or, sur une mappemonde, la route directe d’Europe au Brésil passe par Algésiras, Ceuta, Dakar et Pernambuco. De telles considérations peuvent paraître lointaines et cette route est semée d’obstacles qui l’ont rendue longtemps impraticable. Mais une génération qui a vu construire le transsibérien, percer Suez et Panama, concevoir et presque finir les lignes du Cap au Caire et du Mozambique à l’Angola entailler celle de New-York à Buenos-Aires, exécuter un trans-canadien et un transandin, doit savoir qu’en pareille matière ce que la logique impose aux désirs des hommes, les hommes d’aujourd’hui l’exécutent. De la pointe d’Algésiras à Ceuta, il n’y a que 25 kilomètres de mer, alors qu’il y en a 40 de Douvres à Calais. La profondeur de 1 000 mètres a beau entraîner un allongement notable pour un tunnel et le courant créer une gêne pour des ferro-boats, le raccordement se fera ; il aura lieu d’autant plus vite que la mauvais génie allemand ne sera plus là pour jeter des sorts sur tous les essais de concorde humaine. En attendant, Cadix est déjà sur la route de Rio Janeiro, et la traversée de Gibraltar à Tanger n’est que de quelques heures. Amener des trains rapides au Sud de l’Espagne, c’est ouvrir un accès par terre vers tout le Maroc, l’Algérie, le Sénégal, le Soudan : c’est réduire à quatre ou cinq jours la traversée vers le Brésil. C’est créer, à travers l’Espagne, un mouvement de transit, qui permettrait d’étendre largement son réseau de voies ferrées.

Si la topographie de l’Espagne est un obstacle naturel aux communications intérieures, ses 4 000 kilomètres de côtes lui assurent, en revanche, un avantage dont elle pourrait mieux profiter. Les bons ports y sont nombreux : Bilbao, Santander, Gijon, Huelva, Séville, Cadix, Carthagène, Alicante, Valence, Barcelone. L’Espagne devrait être davantage un pays de navigateurs ; elle devrait tout au moins s’assurer à elle-même son propre cabotage, non pas à coups de tarifs protectionnistes ou de primes, mais par le libre jeu de la concurrence. En temps normal, ce cabotage apporte une aide précieuse, mais qui pourrait être plus grande, aux transports par terre. On apprécie mieux encore son concours disparu quand la navigation est réduite au minimum, comme cela se produit depuis la guerre ; alors les chemins de fer s’engorgent et tout le pays en souffre.

Le développement de la marine marchande espagnole est une question du jour. L’Espagne n’est encore qu’une puissance maritime de second ordre, dont la flotte marchande ne dépasse pas 800 000 tonneaux. Mais, dans ce cas aussi, la guerre, en assurant des bénéfices énormes aux armateurs, a favorisé nos voisins. Il se produit, en ce moment, » un mouvement analogue à celui qui, de 1897 à 1900, porta la marine marchande espagnole de 500 000 à près de 800 000 tonneaux. Des chantiers de construction se créent, ou travaillent plus activement à Bilbao, Avilés, Barcelone, Séville et Cadix. Si les sous-marins allemands, favorisés par des collaborations mystérieuses, ne font pas de trop rudes brèches à cette flotte grandissante, le cabotage national peut arriver à éliminer le pavillon anglais ; il sera aidé par l’exportation croissante des minerais, de la houille, des primeurs et des fruits. Comme escale de transatlantiques, Gijon se dispute déjà avec la Corogne et Biibao.


LES CAPITAUX

Si sommaire qu’ait été cet exposé, il aura néanmoins montré les ressources matérielles importantes dont dispose l’Espagne et dont elle n’a qu’imparfaitement tiré parti. Pour accélérer sa mise en valeur, il faut deux élémens fécondans dont nous n’avons pas parlé : les capitaux et les hommes. Un voyage en Espagne permet à la fois d’apprécier les progrès récens du pays et de voir ce que ses ressources en hommes et en argent permettront d’y ajouter dans un avenir prochain ; il enseigne également (ce qui est le but plus particulier de cette étude) quelle peut être, dans ce développement, la part de la France.

L’Espagne était déjà, avant la guerre, beaucoup plus riche qu’on ne l’estime en général. La guerre a contribué grandement à l’enrichir. Les progrès de son change, la réintégration des valeurs espagnoles, auparavant domiciliées chez les belligérans, le prouvent assez. Mais il n’en résulte pourtant pas, jusqu’à nouvel ordre, que cet enrichissement se traduise par une aide directe apportée aux vastes besoins de l’Etat ou aux appels des Sociétés espagnoles. Les finances de l’Etat sont, si on les met en parallèle avec tous les travaux commencés ou projetés, moins florissantes que celles des particuliers. De nombreux individus ont pu être directement enrichis par les industries touchant à la guerre, ou du moins favorisés par la disparition de concurrens occupés à des opérations militaires. Tôt ou tard, la communauté en bénéficiera ; mais il faut du temps pour que cette infusion de sève nouvelle se répande dans toute la masse. En attendant, le peuple espagnol voit renchérissement généra) qu’entraîne la guerre, le manque de charbon, la disette de main-d’œuvre, la difficulté des transports et il gémit, comme pourraient le faire les belligérans, sur la longueur d’une lutte dont les profits ne se traduisent pas aussitôt pour lui en résultats palpables. Dans une classe plus aisée, les émissions d’emprunts ou les placemens d’actions nationales trouvent en Espagne peu d’écho. L’argent n’y manque pas ; mais il se réserve et se cache. On se plaint souvent que le capital espagnol soit timide. Le capital est toujours timide quand il a peur, parce qu’il a souffert précédemment de se montrer. C’est pourquoi les Espagnols se sont peut-être un peu trop hâtés dans certains cas où ils ont cru pouvoir opposer un protectionnisme intransigeant au maintien et au développement d’affaires étrangères.

Leur désir d’être seuls chez eux est parfaitement légitime ; mais il est prématuré. La coopération des capitaux français, qui atteint actuellement près de 3 milliards, reste nécessaire en Espagne, ne fût-ce que pour encourager les capitaux espagnols à se montrer. D’une façon générale, elle offre l’avantage d’assurer une double garantie aux intéressés. Avec les tendances actuelles de quelques gouvernemens à renouveler les lois chaque printemps comme poussent les feuilles, les capitalistes de tous les pays, et non pas seulement d’Espagne, rechercheront sans doute de plus en plus les affaires présentant un certain caractère international et pour lesquelles, par suite, une spoliation demandera du moins la complicité de deux Etats.

L’Espagne tire actuellement une juste fierté de son change ; mais il n’en est pas moins vrai que la balance de son commerce extérieur se traduisait encore, dans la dernière année normale, en 1913, par un déficit de 180 millions ; et ni le mouvement des touristes en Espagne ni les placemens espagnols à l’étranger ne sont suffisans pour faire l’appoint. Les résultats actuels, dus à des causes toutes momentanées, ne produiront des effets durables que si les exportations se développent, les importations ayant suivi, dans ces dernières années encore, une courbe ascendante très rapide. Des capitaux français, qui permettraient aux Espagnols d’exporter plus de minerais, de métaux, de produits agricoles, contribueraient du même coup à la prospérité du pays. L’association des capitaux, l’association des intérêts économiques, c’est, en notre temps, — et quand on y regarde d’un peu près, je crois que ce fut, presque à toutes les époques, — l’occasion la plus agissante et la plus efficace d’amitiés et de confraternités. Il n’y a de politique extérieure réellement efficace qu’une politique fondée sur les relations économiques. On aurait tort d’envisager qu’un des pays doit y perdre si l’autre y gagne. Des deux côtés, le bénéfice est le même, comme lorsque les valeurs montent en Bourse pour des causes sérieuses, indépendamment de la spéculation.

Il ne faut pas non plus trop s’arrêter à quelques inconvéniens que le temps met parfois en lumière. Les peuples semblent volontiers égoïstes et ingrats. Souvent, dans les affaires faites à l’étranger, on finit par être dépossédé quand leur prospérité s’affirme. C’est un peu ce qui se passe pour les colonies, qui essaiment quand elles sont capables de se suffire à elles-mêmes, ou pour les fils qui abandonnent le nid paternel quand ils peuvent gagner leur vie. La France a fait les chemins de fer espagnols ; ces chemins de fer lui ont été enlevés. Ne disons pas trop vite : Sic vos, non vobis ; à la condition, bien entendu, que les contrats soient respectés et les engagemens tenus…


LES HOMMES

J’arrive enfin à ce capital humain, sans lequel les plus précieuses ressources matérielles d’un pays demeureraient inutilisées, grâce auquel leur valeur peut, au contraire, se trouver décuplée. Un pays est un peu ce que l’a fait la nature ; mais il est beaucoup ce que l’ont fait les hommes. Que vaut le capital humain en Espagne, il est aussi utile de l’étudier que d’examiner ce que sont les réserves en houille.

Pour apprécier l’Espagne comme pour juger la France, on doit, je crois, si l’on veut être équitable, faire abstraction d’une administration par laquelle la nation n’est que très imparfaitement représentée. Quand on laisse de côté ce personnel paralysant pour ne considérer que le personnel agissant, on peut y distinguer, comme dans toute mobilisation, trois degrés : les officiers, les sous-officiers et les hommes. Tous sont également indispensables. Pour les deux extrêmes, cela va sans dire ; mais le rôle des contremaîtres, qui sont les sous-officiers de l’industrie, n’est pas moins important. En paix comme en guerre, le général le plus habile ne saurait tirer parti des meilleures troupes si elles ne sont encadrées. Or, quand on examine le personnel des industries espagnoles, on constate immédiatement que les grands conducteurs d’hommes ne font pas défaut. On trouve, en nombre suffisant, des esprits généralisateurs aux larges conceptions, aux vues d’ensemble fécondes, aptes à constituer des chefs. D’autre part, les troupes abondent. L’ouvrier espagnol a de sérieuses qualités, qui le font apprécier dans tous les pays où il émigré. En tenant compte d’une certaine indolence (qui n’existe guère que dans le Sud) et surtout d’une fierté chatouilleuse, d’une initiative parfois exagérée, qu’il convient de ménager, l’ouvrier espagnol est intelligent, travailleur et, comme disent nos soldats, « débrouillard. » Il excelle aux tâches nouvelles, aux coups de force, aux grands efforts momentanés, pour lesquels on a mis son amour-propre en jeu ; il est également très capable d’un travail persévérant. Il est sobre et se contente de peu. Ce qui manque généralement, ce sont les intermédiaires, ce sont les sous-ingénieurs, les chefs d’équipe, les contremaîtres ayant reçu une certaine éducation technique sans pourtant dédaigner de mettre la main à l’ouvrage. Les défauts de l’enseignement primaire et secondaire apparaissent là, malgré les très louables efforts dont nous avons pu constater le fruit dans de nombreuses écoles techniques.

Cette situation appelle naturellement un échange avec la France, où ces contremaîtres existent en quantités très suffisantes, tandis que les manœuvres manquent. Dans un commerce, qui se traduit toujours par des apports réciproques, les deux pays ont ici chacun une chose à offrir qui manque à l’autre. L’Espagne peut nous fournir de la monnaie et recevoir des pièces blanches. Soit que nos contremaîtres et maîtres-mineurs français viennent encadrer quelque temps les ouvriers espagnols, soit que des contremaîtres espagnols aillent passer un certain temps d’apprentissage en France, le résultat peut être atteint ; et, jusqu’au jour où cette éducation sera faite, les ouvriers espagnols, surabondans dans leur pays, nous rendront de précieux services en France.

Si l’on estime que ce dernier service mérite une contre-partie plus forte, on peut la trouver dans l’apport de nos capitaux que je proposais tout à l’heure. A côté du travail humain actuel, ceux-ci représentent du travail accumulé, du travail en puissance, comme la houille est de l’énergie ancienne prête à redevenir de l’énergie vivante et active.

J’en ai dit assez pour avoir indiqué les points principaux qui frappent d’abord quand on parcourt l’Espagne économique. Préoccupé de montrer des routes à suivre, je n’ai pas pu insister, comme il aurait fallu, sur le chemin accompli dans ces dernières années et sur la vitalité dont ce pays donne partout les preuves, présage heureux de son avenir. Il ne faut pas le juger sur une réputation d’autrefois et sur une somnolence accidentée de révolutions dont il est très heureusement guéri. Ce réveil incontestable de l’Espagne nous touche de trop près, intéresse à la fois trop vivement nos besoins commerciaux et nos sympathies pour que nous ne lui prêtions pas une juste attention.

La collaboration si souhaitable de la France et de l’Espagne existe déjà dans plus d’un domaine. J’ai déjà fait allusion à nos grandes sociétés minières et électriques. Les affaires françaises, qui sont nombreuses en Espagne, ont pu continuer à prospérer pendant les hostilités, grâce à la courtoisie chevaleresque de leur personnel espagnol, qui, sans faire parade de son dévouement, a doublé ses efforts pour remplacer des collègues français mobilisés. A l’heure actuelle, en pleine lutte, notre industrie donne là des preuves d’activité et d’initiative dont les fruits se récolteront après la paix. Il faut encore les multiplier.

Les causes d’intimité entre les deux peuples abondent et, malgré quelques malentendus faciles à réparer, elles ne sauraient manquer d’être efficaces. La France est, avec l’Angleterre, de beaucoup le pays qui fait le plus de commerce avec l’Espagne ; elle lui fournit des marchandises, elle lui en achète bien davantage. Les exportations de l’Espagne en Allemagne sont à peine le quart des exportations en France ou en Angleterre. L’Allemagne verrait volontiers, dans l’Espagne, une sorte de colonie africaine, où l’on s’attache d’abord à écouler ses produits. La France, mieux inspirée, traite sa voisine comme une sœur aimée, un peu susceptible, pour laquelle sa politique douanière s’est montrée, dans ces dernières années, particulièrement affable. A une heure où le monde entier doit être las d’affirmations, de négations et de phrases, ce ne sont pas là des mots, mais des chiffres, mais des faits. De tels faits prendront toute leur portée quand la France aura assuré, au prix de son sang, l’avenir pacifique de l’humanité.


L. DE LAUNAY.