Notre maître, le passé (1924)/07

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Bibliothèque de l’Action française (p. 45-51).

Au Long-Sault[1]



Mesdames, Messieurs,

Depuis quelques heures que nous sommes ici, nous éprouvons ensemble la vertu particulière, excitatrice et magique, de ce coin de terre du Long-Sault. Des émanations d’héroïsme s’échappent du sol et flottent dans l’atmosphère ; des fantômes de beaux chevaliers, au visage clair, à l’épée triomphante, passent devant nos yeux. Et nous, de race française, nous avons le bonheur de nous retrouver, après trois siècles, parlant la même langue, gardant la même âme, continuant la même histoire, dans la fraternité de ces héros.

J’ai cherché quelle réunion de rares vertus avait déterminé le fait d’armes du Long-Sault. Aujourd’hui, avec vous, j’essaie d’analyser l’arôme spirituel qui monte de ce sol sacré, et je sens qu’il faut regarder plus haut que la terre et plus haut que les hommes. Si nous avons eu Dollard et ses compagnons ; si un jour, dans notre première histoire, s’est insérée cette page de beauté unique, c’est qu’une belle nature française s’est rencontrée avec tous les enthousiasmes de la foi. Ces jeunes gens de notre race sont montés jusqu’à une telle grandeur parce que, croyants, ils avaient donné rendez-vous dans leur âme aux vertus surhumaines ; parce qu’au commencement et jusqu’à la fin de leur sacrifice, ils avaient rencontré l’appui de Dieu.

Ils étaient jeunes ; ils avaient autour d’eux des mères, des sœurs, des fiancées peut-être ; l’un d’eux, ce Blaise Juillet, avait femme et quatre enfants. Ils avaient passé les mers pour venir se créer ici un établissement, ils avaient commencé de se faire de la terre et ils s’y sentaient fortement attachés. Ils étaient l’élite d’une colonie qui n’avait qu’une poignée d’hommes ; ils étaient les futurs chefs de famille, les fondateurs d’une race qui avait toutes les raisons de se montrer économe de son sang ; ils vivaient à une époque de terreur où chacun se terrait dans sa maison, où un grand nombre, découragés, s’apprêtaient à quitter le pays.

Mais ils étaient aussi de Ville-Marie, — Ville-Marie, fondation de héros et de saints, miniature de la primitive Église dans les forêts du Nouveau-Monde ; Ville-Marie qui a voulu se constituer aux portes de la barbarie, la marche de l’Ouest, le rempart suprême de la Nouvelle-France ; Ville-Marie où travaillent et prient ensemble des hommes et des femmes qui s’appellent Maisonneuve, Lambert Closse, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys ; Ville-Marie, école de chevalerie où l’on bâtit la cité avec la truelle et l’épée, où l’on prie autant que l’on se bat, où tous les hommes valides sont miliciens de la Sainte-Vierge et vivent dans la familiarité de la mort et de l’héroïsme : Dollard et les seize ont vécu une partie de leur jeunesse dans cette atmosphère de chevalerie chrétienne où les plus grands étaient ceux qui avaient le plus de foi. Quand ailleurs l’on tremblait, que terrifié l’on attendait chez soi l’invasion ou que l’on fuyait devant elle, dix-sept petits Montréalistes se levèrent, baisèrent au front la Nouvelle-France, tendirent leur gant au Dieu de nos martyrs, et, un jour d’avril 1660, décidaient de venir ici, sur le passage des bandes iroquoises, accepter l’immortelle tranchée.

Ils ont eu besoin de leur foi pour concevoir l’idée de leur sacrifice. C’est à leur foi qu’ils vont demander la force de l’accomplir. Autour d’eux, même en ce temps-là, on leur disait qu’ils n’étaient point le nombre et qu’ils seraient écrasés ; on leur disait d’attendre, que l’heure n’était point venue, qu’ils seraient des téméraires, qu’ils iraient compromettre leur cause et vainement sacrifier leur vie. Autour d’eux, il y avait des larmes étouffées, des sanglots qui leur prenaient le cœur, des étreintes qui voulaient les retenir et les enchaîner, Un moment, toutes ces larmes et tous ces conseils de faiblesse menacent de l’emporter. Un de leurs camarades se désiste de sa promesse et la fermeté du petit groupe menace de se dissoudre. C’est alors que les autres s’accrochent au soutien suprême. Dans une pensée sublime de désintéressement, quelques-uns font leur testament et se dépouillent de leurs biens. En dépit de tous les conseils de prudence ou de lâcheté, un matin, les chevaliers se retrouvent tous les dix-sept dans la petite chapelle de l’Hôtel-Dieu. Là, ils se confessent et ils communient. Quand ils se relèvent, plus forts que toutes les pusillanimités, convaincus que la mort, pour sauver une cause, vaut mieux quelquefois que la vie, tous ensemble à l’appel du prêtre et de leur chef, Dollard, ils lèvent la main et par un serment solennel, s’engagent à ne demander et à n’accepter aucun quartier, mais à combattre jusqu’au dernier souffle de leur poitrine.

Les voici maintenant dans leur tranchée du Long-Sault. Autour d’eux, autour de leur fragile rempart de palissade, l’enfer s’est déchaîné. Huit cents barbares les assaillent, jour et nuit, de coups de feu et de clameurs sauvages. Dans leur fortin de pieux, étroitement serrés, les pauvres assiégés souffrent de la faim et de la soif. Ils passent aussi par les tentations de la peur. Quand l’ouragan des cris s’est élevé plus fort, après l’arrivée des Iroquois du Richelieu, les Hurons terrorisés ont sauté la palissade et seul est resté celui-là qui avait donné sa parole aux Français. Les assiégés éprouvent aussi les tentations du cœur et du sang. Pendant ces huit longs jours et ces huit longues nuits de martyre leur revient le paysage de Ville-Marie, avec le souvenir des choses qu’ils ont aimées, avec la figure de leurs mères, de leurs fiancées qu’ils ont laissées et qui, là-bas par delà la montagne, les rappellent et leur tendent les bras. Maintenant qu’ils ont perdu tout espoir de vaincre, qu’ils peuvent tout au plus retarder leur mort et leur défaite de quelques heures, ils se demandent, avec angoisse, eux aussi, s’ils n’ont pas follement sacrifié leur jeunesse et leur bonheur, s’ils n’auront pas vainement décimé Ville-Marie et la Nouvelle-France ; ils se demandent si l’oubli après la mort ne planera pas éternellement sur le coteau funèbre du Long-Sault. Ah ! dans leur détresse, quand cet ennemi plus terrible que le barbare a franchi la palissade et vient faire trembler leur cœur, où donc nos martyrs ont-ils trouvé la force de rester, de tenir jusqu’au bout ? À cette heure suprême où les forces d’ici-bas sont trop peu de chose pour tenir l’homme debout, face à la bataille, les dix-sept compagnons appelaient à leur aide la force qui ne fléchit pas. Contre la peur et le doute angoissant, contre les appels de la chair et du sang unis à la tempête du dehors, entre deux assauts, les enfants de Ville-Marie avaient recours à la puissance d’en haut. Ils prenaient leur cœur à deux mains, ils tombaient à genoux, appuyés sur leurs fusils ; leurs yeux imploraient le ciel, et leurs doigts de combattants brûlés par la poudre remuaient les grains d’un chapelet. Ils priaient comme prient les martyrs ; ils prièrent ainsi tant qu’ils furent quelques-uns. Et quand vint le suprême assaut, ils se relevèrent pour combattre jusqu’au bout, pour combattre des deux mains, à coups d’arquebuse, à coups de pistolet et à coups d’épée ; jusqu’au bout, les chevaliers qui avaient prié, gardèrent leur serment de ne pas demander quartier, et ils tombèrent le visage haut, face à l’ennemi, agitant au bout de leur poignet la croix de leur épée.


Mesdames, Messieurs, nous qui sommes venus chercher ici une inspiration et peut-être un mot d’ordre, nous savons maintenant à quelles conditions, puisque l’histoire recommence, puisque l’âme de la Nouvelle-France est toujours assaillie, nous savons, à quelles conditions, de pareils sacrifices, de pareils gestes sauveurs resteront possibles. L’héroïsme français n’est d’aucun métier ni d’aucune profession. Parmi les jeunes hommes qui sont venus tomber au Long-Sault, dans une attitude de martyr, presque tous étaient des humbles et des obscurs, des petits ouvriers de France qui n’avaient que leurs bras et leur cœur. S’ils ont été si grands, c’est que, de leur race, ils ont élevé, jusqu’au plus haut point, les meilleures vertus, les plus parfaites hérédités : le courage ardent, le don absolu de soi-même, dans une pensée de foi sublime. Faisons que chez nous survivent les meilleurs éléments de l’humanité ; défendons, gardons intacte notre âme latine et chrétienne ; vous, surtout, jeunes gens, qui êtes responsables de l’avenir. Un jour, si la patrie l’exige, si les heures tragiques surviennent, alors, dans l’atmosphère morale du pays, maintenue ardente et purifiante, des âmes plus grandes surgiront, des hommes se lèveront, incarnations de toutes les volontés, de toutes les aspirations de la race ; une fois de plus ce sera la rencontre d’une belle nature française et de tous les enthousiasmes de la foi, et, dans l’histoire de la Nouvelle-France, apparaîtra la deuxième légion Dollard.

La même alliance de la foi et de l’âme française perpétuera chez nous les dévouements dont nous avons besoin non pas un jour ou l’autre, mais tous les jours, non pas seulement aux heures tragiques, mais à chaque instant de notre vie nationale.

Ici, près du champ clos où se sont immolés les chevaliers, je puis en appeler à leur exemple. Mais j’en appelle aussi à toute notre histoire. Si, depuis trois siècles, nous nous sommes entêtés à ne pas mourir, si la Nouvelle-France est restée une réalité vivante ; si nos poitrines se dilatent dans une atmosphère respirable ; si les égoïstes et les démissionnaires eux-mêmes peuvent poursuivre en paix leurs rêves de sensualistes et de fainéants, à qui le doivent-ils, à qui le devons-nous, si ce n’est aujourd’hui comme hier, à cette petite minorité d’idéalistes et de combatifs qui, malgré les frayeurs des pusillanimes et malgré les ricanements, continuent à vivre, et quelquefois à mourir, pour leur pays, pour leur race et pour le Christ ?

Comme jadis elle a gardé serrés les uns près des autres, les compagnons du Long-Sault, comme elle les a liés jusqu’à la fin dans le serment de la mort, gardons la foi qui nous unit, gardons la langue qui nous relie à cette glorieuse histoire.

Un soir de la dernière guerre, dans les tranchées allemandes qui sillonnent la terre de Pologne, un chant s’élève, tout à coup, plaintif et traînant, du côté des tranchées russes ; les Polonais prêtent l’oreille ; ils reconnaissent leur prière nationale à la Vierge, les Petites heures de l’Immaculée-Conception : « Hâte-toi de nous secourir, Vierge clémente ». Les Polonais allemands répondent à leurs frères de Poznam qui sont là enrégimentés en face d’eux, et voilà que par-dessus les tranchées ennemies, par le lien de la foi et de la langue, se renoue la fraternité polonaise. De même, Mesdames, Messieurs, de cette tranchée fermée il y a deux siècles et demi, monte une prière qui est encore la nôtre, qui s’élève dans la même langue, avec le même accent. Sachons l’entendre et sachons y répondre. Mais il est une autre prière chrétienne et française que l’on entend ici mieux que partout ailleurs, et c’est la prière qui monte des marches ontariennes, de nos marches de l’Ouest, de celles d’Acadie, de celle d’au-delà de la frontière. Cette prière aussi, sachons l’entendre ; par-dessus les tranchées qui nous séparent, renvoyons-nous l’hymne de la foi invincible et fraternelle et que se maintienne à jamais l’unité de la Nouvelle-France.


Juin 1919.
  1. Discours prononcé au Long-Sault, à l’occasion du dévoilement du monument Dollard, le 24 mai 1919.