Notre maître, le passé (1924)/23

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 261-269).


ÉPILOGUE


Pour qu’on écrive l’histoire



C’est le magistère de l’histoire, incessante transfusion de l’âme des pères dans l’âme des fils, qui maintient une race invariable en son fond. Pour des petits peuples comme le nôtre, mal assurés de leur destin, exposés à douter de leur avenir, c’est l’histoire, « conscience vigilante et collective d’une société fière d’elle-même, » (G. Kurth), qui détermine les suprêmes fidélités. Pour une race démembrée et dispersée comme la race française d’Amérique, c’est encore l’histoire, reliant aux mêmes souvenirs, faisant communier à l’idéal des mêmes aïeux, qui maintient, malgré les distances, l’essentielle fraternité.

Ce grand moyen d’union et de conservation nationale, cette école de fierté trop négligée par notre ignorance, aidons-nous, tous ensemble, à lui restituer la plénitude de son rôle. Dans cette Amérique où nous sommes la plus vieille race et où ce titre doit compter pour quelque chose, qu’attendons-nous, les uns et les autres, pour le faire savoir à ceux-là qui n’ont pas toujours le temps ni la volonté de l’apprendre ? À nous, du Canada français, héritiers, continuateurs de la Nouvelle-France, à nous d’écrire plus particulièrement l’histoire générale de toute la race. Mais à chacun des groupes français qui, là même où se déploie leur destin, ont besoin de trouver des raisons de fierté, des arguments de défense qui leur sont propres, à eux de recueillir le témoignage de leur grandeur et de leur droit. Mistral jetait un jour à sa patrie provençale cet appel émouvant : « Âme de mon pays, …âme éternellement reconnaissante, âme joyeuse et vive, âme qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent ! âme des bois harmonieux et des calanques ensoleillées, de la patrie âme pieuse, je t’appelle ! incarne-toi dans mes vers provençaux ! »… Français d’Amérique, fils des pionniers et des conquérants du sol, appelez, vous aussi, de votre accent le plus ému l’âme de votre pays, l’âme de votre race ; appelez-la, le long des fleuves sans fin, au bord des lacs, au fond des bois mystérieux, à la bordure des champs, partout où vos aïeux ont laissé l’empreinte de leur vie ; appelez-la de votre voix la plus chaude et la plus confiante. Et cette âme de la race et du pays viendra vous dire, dans une rumeur de poème épique, que nulle histoire ne tient plus de place que la vôtre dans les premiers fastes de ce continent, et qu’en son témoignage, résident peut-être vos titres les plus anciens et les plus sûrs au respect des autres peuples.

L’Acadie entendra l’élégie de son passé pathétique, la voix qui monte de Port-Royal, du bassin des Mines, du pourtour entier de la baie française et jusque des rives plus lointaines de l’Île St-Jean ; ce sera la voix de la vieille Acadie patriarcale chantée par Raynal et par Longfellow ; ce sera la plainte immense de l’effroyable déportation, le long martyre d’un peuple découpé, dispersé comme une étoffe mise en lambeaux et qu’on jette au vent ; ce sera aussi le chant du retour, la voix de la terre qui rappelle ses fils, les possesseurs les plus anciens et les seuls légitimes.

L’Ontario français entendra monter, lui, par toutes les routes qui marchent, par le fleuve et par la Grande-Rivière, l’essaim des découvreurs de pays et d’âmes. Cette rumeur qui lui viendra d’un passé aussi profond que celui des premiers temps du Canada, puisque Samuel de Champlain fut son premier explorateur. Là-bas, dans le haut du pays, la vieille Huronie lui rappellera que la terre ontarienne fut, plus que les autres, la terre des martyrs, la terre des sublimes missionnaires qui allaient jusqu’à mourir pour la civilisation du Christ. Le fleuve, les rives de ses lacs depuis Montréal jusqu’à Détroit et depuis le Sault-Sainte-Marie jusqu’au Michigan, lui rendront les noms de La Salle et de Frontenac, de Gallinée et de Dollier de Casson, les noms de Perrot et de Du Lhut, tous pionniers, organisateurs de ce pays qui garde, sans pouvoir jamais l’effacer, son empreinte française.

Nos frères des prairies pourront suivre, eux, d’un bord à l’autre de leur horizon infini, les traces des La Vérendrye. Bien avant que les eût atteints le flot d’immigrants où se sont trouvés leurs persécuteurs, des hommes de leur race avaient déchiré le mystère de la grande plaine ; des missionnaires de leur sang l’avaient préparée à l’accueil de la civilisation. L’histoire de l’Ouest est telle. Ce pays appartient d’abord aux Canadiens de race française. Les ruines des vieux forts français, le pied de milliers de vieilles croix encore subsistant dans le sol, sont les témoins d’un droit.

Franco-Américains, écoutez bien, vous aussi, la réponse du passé, puisqu’il n’est pas un de vos fleuves, peut-être, qui ne vous rende une rumeur française, et que la voix de l’histoire fait retentir jusque sous le Capitole de Washington, la statue d’un héros de votre race.

Le champ est immense et le butin est magnifique. C’est en votre pays surtout que s’est déployé le rêve de ces quelques milliers de Français qui voulaient étreindre un continent. Là-même, dans les jeunes États que vous habitez, le sol n’est point marqué par les seuls souvenirs des excursions de Portneuf, de François Hertel et de Lemoyne de Sainte-Hélène, excursions plus justifiables, du reste, que ne le pensent quelques-uns. Les historiens n’ont pas recueilli, le long de l’Hudson et dans les plaines de la Nouvelle-Angleterre, les seuls noms de Corlar, de Casco et de Salmon Falls. Écoutez Milbert qui écrit dans son Itinéraire pittoresque du fleuve Hudson : « Mon esprit se reportant dans le passé, se plaisait à se rappeler les hauts faits et les travaux inouïs de ces intrépides Canadiens, qui, tandis que ce vaste continent était encore presque entièrement inconnu, le parcouraient cependant dans toutes les directions et, sur une étendue de plus de 1,800 lieues, apprenaient à des milliers de peuplades sauvages à connaître et à respecter avant tous les autres le nom français. En effet, quoique, par une malheureuse insouciance, on paraisse l’avoir oublié, toutes ces immenses contrées qui s’étendent depuis le Labrador et la baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique, furent jadis reconnues, visitées, parcourues dans tous les sens par ces infatigables Canadiens que la tradition nous peint audacieux conquérants sans généraux et sans armée, navigateurs intrépides sans marine, commerçants sans richesse et savants géographes sans compas ».

Si vous portez les yeux un peu plus loin, autour des lacs où notre vieux Richelieu vient prendre ses sources, cette fois c’est en quelque sorte la voie sacrée de la Nouvelle-France qui se déploie devant vous. Ce chemin, c’est la route triomphale parcourue par le va-et-vient de nos petites légions ailées, la voie semée de victoires dont les noms s’élèvent comme des arcs de triomphe, la voie qui côtoye la colline de Carillon, colline inspirée vers laquelle se tournaient jadis, les espoirs penchants des dieux, et où la légende du drapeau blanc choisissait de mourir avec le vieux soldat de Crémazie.

Allez encore un peu plus vers l’Ouest, dans le bassin de l’Ohio. Voici la route par où les grands explorateurs vont essayer leurs premières chevauchées. Puis, voici encore le bassin du Michigan où se dresse la haute statue des fils de Loyola. Ceux-là sont les missionnaires qui, selon votre historien Bancroft, « cinq ans avant qu’Elliot de la Nouvelle-Angleterre eût adressé un seul mot aux sauvages qui se trouvaient à moins de six milles de Boston, plantaient la croix au Sault-Sainte-Marie d’où ils portaient leurs regards vers le pays des Sioux et la vallée du Mississipi. » Ce sont les mêmes qui, nullement découragés par la catastrophe où disparut l’Huronie, reprennent plus au sud l’organisation de nouvelles chrétientés, et, sans le coup fatal de 1760, eussent peut-être changé la destinée religieuse de l’Amérique.

Nous voici enfin plus au sud et plus à l’ouest, aux sources du grand Meschacébé immortalisé par vos pères avant de l’être par Chateaubriand. Mesurez, je vous prie, l’arène immense sillonnée par le fleuve et où se ramifient ses nombreux affluents ; songez qu’il n’est pas un coin de ce vaste pays, pas une plaine, pas une rivière, pas une forêt qui n’ait vu passer les Argonautes de la Nouvelle-France ; comptez qu’il leur a fallu moins de vingt ans pour dresser la carte complète de ce nouvel empire, pour en organiser le commerce et les routes militaires. Comptez et mesurez ce merveilleux effort, et vous conviendrez qu’il n’y a peut-être pas, dans toute l’histoire des explorations modernes, d’aventure aussi prodigieuse que celle-là ; et si le nom des conquistadors se lève devant vous, ce sera pour vous apprendre que nos coureurs de fleuves ne les ont rencontrés au bout de leur chemin que pour les dépasser.

Chateaubriand promenant un jour, en esprit du moins, ses rêveries mélancoliques sur les rives du Meschacébé, écrivait : « Nous sommes exclus du nouvel univers où le genre humain recommence. » Franco-Américains, vous vous rappellerez que la gloire de vos pères n’est pas morte aux rivages où se promènent encore les grandes ombres de Marquette, de Jolliet et de La Salle, et que votre exclusion de ce « nouvel empire » ne sera prononcée que par vous. Voyez plutôt comme cette épopée a touché profondément les plus grands historiens américains. Francis Parkman n’a pas consacré moins de trois volumes de son grand ouvrage aux origines françaises des États-Unis. William Bennett Munro a écrit pour les mêmes fins, ses Crusaders of New France. En ces derniers temps John Finley allait raconter aux auditeurs de la Sorbonne, Les gestes des Français au cœur de l’Amérique. Et, parmi tant de pages où la gloire de vos pères est célébrée, vous recueillerez cette confidence de l’universitaire : « Bien des fois, en faisant, ces années dernières, avancer ma barque à la perche ou à l’aviron, sur quelqu’un de ces affluents (du Mississipi), j’ai pensé et dit à mon compagnon : Combien ces rivières seraient moins suggestives, si les Français n’y étaient point passés les premiers avec leur bravoure et leur esprit d’aventure. »

Chateaubriand écrivait avant Finley que le Mississipi regrette toujours « le génie des Français » Eh bien, que ce génie y retourne pour ressaisir toute cette noble histoire. Ce butin est à vous, Franco-Américains, à vous plus qu’à tout autre en votre pays. Ce sont les vôtres, des historiens sortis de vos rangs, qui devront un jour recueillir ces majestueux souvenirs pour les faire revivre dans la forme éternelle que seuls trouveront les fils authentiques de ce passé. Vous le ferez d’abord, pour montrer à vos compatriotes d’une autre origine, l’antiquité et la noblesse de votre race. Vous le ferez ensuite pour l’enseignement de vos propres enfants. Dans votre pays où l’on porte si haut le culte des vertus de la volonté, la suprême aventure des chevaliers de la Nouvelle-France enseignera à vos fils le goût des nobles initiatives, la passion des entêtements magnifiques pour la survivance de votre idéal. Même je vois poindre le jour où des poètes issus de votre race feront à tout ce pays la prière de Mistral, supplieront l’âme de la patrie antique, l’âme qui chante et qui vibre sur les bords de l’Hudson, de l’Ohio et du Meschacébé, de venir s’incarner dans leurs poèmes. Ce jour-là l’une des plus grandes formes de la poésie américaine sera née.