Notre situation militaire

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Notre situation militaire
Général H Langlois

Revue des Deux Mondes tome 41, 1907


NOTRE SITUATION MILITAIRE

Le traité de Francfort, résultat de la guerre 1870-71, a créé en Europe un état d’instabilité susceptible d’engendrer inopinément les plus graves conflits. Dans la situation actuelle, nous avons à envisager particulièrement une lutte éventuelle entre la France et l’Allemagne. L’accroissement continu des forces de l’armée allemande, leur poussée vers l’Ouest, les énormes dépenses consacrées annuellement par nos voisins aux fortifications de leur frontière occidentale, nous imposent le devoir d’être constamment prêts au combat. Il est donc intéressant de comparer notre situation militaire à celle de l’Allemagne au moment où nos institutions viennent de subir, par suite de l’application de la loi du 21 mars 1905, une transformation dont les conséquences sont fort graves.

Avant d’examiner la situation réciproque des deux armées, il semble utile de rappeler en quelques mots les dispositions qui, de part et d’autre, sont prises en vue d’un conflit. Les unités de combat, compagnies, escadrons, batteries, comportent un effectif de paix inférieur à leur effectif de mobilisation ; par conséquent, au moment de la déclaration de guerre, toutes ces unités doivent se compléter au moyen de gradés, d’hommes pris dans la réserve et de chevaux réquisitionnés ; elles ont d’ailleurs à leur portée, en tout temps, le matériel nécessaire à leur mise sur le pied de guerre. Les opérations de l’appel des réservistes et surtout celles de la réquisition des chevaux exigent quelques jours, après lesquels l’unité dite mobilisée est embarquée en chemin de fer et dirigée sur un point déterminé à l’avance, en deçà de la frontière, dans une région appelée zone de concentration. Dans cette zone générale, chaque année, chaque corps d’armée a sa zone particulière où ils trouvent les vivres nécessaires à leur subsistance pendant toute la durée de la concentration. Lorsque les unités combattantes sont réunies, on les fait suivre de tous les élémens indispensables à leur existence en campagne, vivres, munitions, convois, ambulances, hôpitaux, etc. La concentration des organes de ravitaillement demande encore un certain temps, et l’on peut évaluer à une douzaine de jours environ la durée de la mobilisation et de la concentration, c’est-à-dire le temps qui s’écoulera entre la déclaration de guerre et le jour où les années seront prêtes à commencer les hostilités.

Le secret de la répartition des corps d’armée dans la zone de concentration est extrêmement important à garder, car, si les dispositions prises étaient connues de lui, l’ennemi pourrait en déduire nos intentions. Cependant, à défaut d’indications certaines, les emplacemens et l’importance des quais militaires de débarquement et la disposition des voies ferrées d’un pays sont déjà, pour l’adversaire, de précieux iridiées. La situation des quais allemands, par exemple, très rapprochés de la frontière, ne laisse aucun doute sur les intentions nettement agressives de nos voisins.

Pour que la concentration des armées, à une certaine distance de la frontière ne soit pas troublée par l’ennemi, des corps de troupe spéciaux forment ce qu’on appelle la couverture. Grâce à leur effectif de paix renforcé, ces corps sont prêts à entrer en campagne presque instantanément avec des unités, sinon complètes, du moins suffisantes pour remplir leur rôle de protection. Au moment de la déclaration de guerre, ou lorsque la mobilisation est décrétée, les troupes de couverture mettent sur pied, en quelques heures à peine, la plus grande partie de leur effectif de paix, qui prend le nom de premier échelon, avec lequel elles se portent aussitôt à leurs postes de combat. Elles laissent dans leurs casernemens les malingres et les cadres strictement indispensables à la réception des réservistes et des chevaux de réquisition : avec ceux-ci, on forme ce qu’on appelle les deuxièmes échelons qui rejoignent les premiers et complètent les unités à leur effectif de guerre. Dans les troupes de couverture, toutes les dispositions sont prises pour hâter le plus possible l’arrivée des réservistes et des chevaux.

En dehors des troupes de campagne, il y a lieu de mettre aussi les forteresses en état de défense. Ainsi que les corps de troupe, les forteresses possèdent en tout temps le matériel qui leur est nécessaire pour supporter un siège d’une durée déterminée. Ce qui leur manque pour passer à l’état de guerre, c’est le personnel. En temps de paix, un certain nombre de bataillons et de batteries de l’armée active, affectés spécialement à la défense de chaque place, y tiennent garnison ; mais l’effectif de paix de ces unités est extrêmement réduit, de sorte que, pour se compléter, elles ont à recevoir un nombre élevé de réservistes. Du reste les garnisons de guerre des places, même de première ligne, sont surtout composées de bataillons, de batteries et d’escadrons de la réserve et de l’armée territoriale, dont les hommes doivent rejoindre très rapidement en cas de mobilisation. A cet effet, ces hommes sont choisis dans la région la plus rapprochée de la place.

Les principes qui régissent la mobilisation, et la concentration des années, ainsi que la mise en état de défense des forteresses sont les mêmes en France et en Allemagne. La durée de ces opérations peut être considérée comme sensiblement égale dans les deux pays. Peut-être avons-nous, pour notre concentration, un certain avantage, comme nous le verrons plus loin.

En principe, les armées de campagne ne s’ébranleront que lorsque tous leurs élémens seront complets et rassemblés. En admettant que toutes les opérations se passent régulièrement, comme il vient d’être indiqué sommairement, quelle sera notre situation par rapport à nos adversaires éventuels ? Les premiers élémens de comparaison qui se présentent à l’esprit sont : l’effectif armé, indice de la puissance ; puis, la répartition des forces d’où dépend le mode d’emploi de ce terrible outil qu’est l’armée.

L’Allemagne, avec son énorme population de 61 millions d’habitans, pourrait mettre sur pied une armée numériquement très supérieure à la nôtre ; cependant sa situation financière et le développement considérable et si coûteux qu’elle donne à sa marine de guerre limitent les sacrifices qu’elle est capable de faire pour son armée de terre et le nombre des soldats qu’elle peut entretenir en temps de paix. C’est uniquement pour ce motif que les Allemands ont adopté le service de deux ans dans l’infanterie, l’artillerie montée et le train. Cette mesure leur permet d’incorporel, chaque année, une plus forte proportion du contingent et de donner l’instruction militaire à un plus grand nombre d’hommes. A première vue, si nous examinons le nombre de nos grosses unités de l’armée de campagne, nous ne constatons pas pour nous un désavantage très marqué : aux vingt-trois corps d’armée allemands, nous pouvons en opposer vingt et un, dont un corps colonial. Ajoutons que le 19e corps entier est en Afrique et ne pourrait vraisemblablement pas envoyer en France des forces importantes. Celles-ci n’arriveraient pas à temps pour la première bataille qui décidera peut-être du sort de la campagne. En outre, il est fort probable que le monde musulman profiterait d’une lutte entre la France et l’Allemagne pour se soulever, nous obligeant ainsi à ne point affaiblir notre armée d’Algérie, étant donnés surtout les événemens du Maroc. En revanche l’Allemagne aurait à maintenir une partie de ses forces sur sa frontière de l’Est. En définitive, notre situation, envisagée seulement au point de vue du nombre de nos grandes unités, paraît assez satisfaisante.

Il convient, afin d’avoir une idée plus exacte et plus précise des réalités, de considérer maintenant les unités des différentes armes qui composent notre armée. Aux 633 bataillons d’infanterie, aux 102 régimens de cavalerie[1] et aux 574[2] batteries de campagne à 6 pièces (3 444 bouches à feu) de l’Allemagne, la France oppose 651 bataillons, 89 régimens de cavalerie, 506 batteries à 4 pièces (2 024 bouches à feu) ; — soit la proportion suivante par rapport aux forces allemandes : infanterie, 102,8 pour 100 ; cavalerie, 87,2 pour 100, artillerie 58 pour 100. Si nous éliminons nos troupes d’Afrique, nous n’avons sur le continent que 598 bataillons, 79 régimens de cavalerie et 494 batteries ou 1976 canons, soit par rapport à nos voisins : infanterie, 94,5 pour 100 ; cavalerie, 77,4 pour 100 ; artillerie, 57,3 pour 100. Ce qui frappe, c’est notre infériorité numérique en cavalerie et surtout en artillerie (5,4 pièces par bataillon en Allemagne, 3,1 seulement en France). Or la campagne de Mandchourie, ainsi que toutes les précédentes, a montré l’importance sans cesse croissante de l’artillerie dans la bataille. Le danger de notre situation à cet égard est donc bien évident.

Les Allemands ont parfaitement compris que, si l’infanterie est toujours la reine des batailles, si elle est toujours larme qui enlève les positions et donne la victoire, elle a de plus en plus besoin de l’appui des feux de l’artillerie ; ils ont compris qu’il s’agit moins maintenant d’avoir une infanterie très nombreuse qu’une infanterie très fortement appuyée. Aussi, dans l’accroissement progressif de leurs effectifs, l’effort a porté principalement chez eux sur l’artillerie. Le tableau ci-dessous montre comment la proportion de cette arme a augmenté progressivement suivant les lois qui ont réglé la constitution de l’armée.


Nombre des bataillons Nombre des batteries Nombre des canons Nombre des canons par bataillon
Loi du 19 décembre 1871 469 300 1 800 3,85
Loi du 6 mai 1880 503 340 2 040 4,05
Loi du 3 août 1893 538 494 2 954 4,45
Loi du 25 mars 1899 625 574 3 444 5,51

En résumé, en ce qui concerne le nombre de nos unités de combat, nous ne serions nullement dans une situation alarmante, si nous portions à bref délai notre artillerie de campagne au chiffre voulu, et si nous prenions en même temps les mesures indispensables pour parer, à l’insuffisance numérique de notre cavalerie.

Il importe maintenant de nous occuper de la répartition des forces sur le territoire, car cette répartition a une grande influence sur la conduite des opérations au début d’une campagne. La forme ramassée de la France nous procure de toute évidence au point de vue de la rapidité et de la facilité de la concentration de nos armées sur la frontière un certain avantage : à vol d’oiseau, nos corps d’armée les plus éloignés de la frontière franco-allemande, le 17e et le 18e en sont distans de 700 kilomètres seulement. Cinq corps allemands se trouvent à une distance supérieure, le 2e (Stettin), le 5e (Posen), le 6e (Breslau), à 850 kilomètres, le 17e (Dantzig) à 1 050 kilomètres, le 1er (Kœnigsberg) à 1200 kilomètres. Comme d’ailleurs le système de nos voies ferrées n’a rien à envier, dans son ensemble, à celui des voies ferrées allemandes, notre concentration peut être plus rapide que celle de nos adversaires, toutes choses égales d’ailleurs.

A proximité même de la frontière commune de part et d’autre, se trouvent les troupes de couverture qui comprennent, pour la France : deux divisions du 6e corps d’armée (Saint-Mihiel et Verdun), une division et une brigade du 7e corps (Remiremont et Belfort], deux divisions du 20e corps (Toul et Nancy), plus quelques bataillons de chasseurs et la division de cavalerie de Lunéville, soit au total 65 bataillons, 56 escadrons, 46 batteries ou 184 canons. En infanterie, notre couverture représente 10 pour 100 de nos forces totales. En Allemagne, la couverture comprend une division du XIVe corps d’armée (Colmar) et les XVe et XVIe corps (Strasbourg et Metz), soit au total 76 bataillons, 55 escadrons, 66 batteries ou 396 canons ; ce qui, pour l’infanterie, représente 12 pour 100 des forces totales[3]. La proportion de nos troupes de couverture par rapport aux effectifs des unités allemandes est donc : l’égalité en cavalerie, 80 pour 100 en infanterie, 46,5 pour 100 en artillerie. Proportionnellement nous consacrons à notre couverture un peu moins de forces que l’Allemagne ; cependant, la situation n’a rien de critique, sauf en ce qui concerne l’artillerie.

Si nous cherchons comment sont réparties les unités de couverture sur la frontière qui s’étend du Luxembourg jusqu’à la Suisse, frontière dont le centre se trouve à Nancy pour la France, à Château-Salins pour l’Allemagne, nous voyons que nos forces sont principalement groupées au centre à Toul, Nancy, Saint-Nicolas et Lunéville, dont les garnisons comprennent 26 bataillons, 48 escadrons et 22 batteries de l’armée de campagne.

En dehors de ce groupement très fort, on en trouve trois autres, d’une division chacun, à Verdun, à Saint-Mihiel et dans les Vosges. Les forces de couverture allemandes sont, au contraire, plus dispersées sur la frontière : elles présentent deux groupemens importans, l’un à Metz (17 bataillons, 10 escadrons, 15 batteries), l’autre à Strasbourg (14 bataillons, 5 escadrons, 9 batteries), ces deux villes étant distantes l’une de l’autre de 130 kilomètres ; le reste est réparti dans les garnisons, depuis Thionville jusqu’à Mulhouse, en petits paquets comprenant de 1 à 6 bataillons. Cette différence dans la répartition des troupes répond aux tendances stratégiques différentes qui se manifestent en France et en Allemagne. La stratégie allemande, telle qu’on peut la deviner d’après les écrits militaires récens et les manœuvres, consiste à faire marcher l’armée sur un grand front, chaque division ayant une route assignée, — ce que permet la richesse du réseau routier, — avec de fortes réserves groupées aux ailes et destinées à exécuter les mouvemens débordans, considérés comme la forme unique de la bataille. Aussi chaque division est constituée assez fortement pour agir, dans sa zone, avec ses propres moyens ; elle est, à cet effet, richement dotée en artillerie (12 batteries), tandis que le corps d’armée n’a plus d’artillerie qui lui soit propre (artillerie de corps). Avec ce système, au moment de la rencontre de l’ennemi, l’armée, susceptible de déployer rapidement ses forces, peut donner à l’offensive, partout en même temps, une violence et une énergie maxima dès le début. Ce système, qui paraît être passé à l’état de principe en Allemagne, repose sur cette opinion : 1° que la puissance de l’armement moderne oppose à toute attaque de front une barrière infranchissable, opinion peut-être un peu risquée ; 2° que l’enveloppement est à rechercher comme le seul moyen de gagner la bataille. La supériorité numérique de l’armée allemande l’a conduite tout naturellement à adopter le principe de l’enveloppement qui lui a si bien réussi à Saint-Privat, le 18 août 1870. La répartition pour ainsi dire en cordon de la couverture allemande répond donc à la doctrine admise dans le pays. Elle a cet inconvénient, très sérieux à nos yeux, que, dispersée sur un grand front, la couverture présente forcément des points faibles qu’un ennemi manœuvrier et concentré peut rompre. Le danger est d’autant plus à redouter que le principe allemand semble contraire à toute idée de manœuvre : c’est le sanglier qui fonce droit devant lui.

Pour répondre à la stratégie de nos voisins, que notre infériorité numérique ne nous permet pas d’imiter, nous avons conservé, jusqu’ici du moins, le principe napoléonien de l’emploi d’une avant-garde : il consiste à faire précéder le gros de l’armée d’une forte avant-garde groupée, qui tâte, reconnaît et dont les renseignemens sont utilisés par le haut commandement. Les lianes de cette avant-garde sont protégés contre l’enveloppement par d’autres troupes de moindre effectif qui, en manœuvrant elles-mêmes, donnent à l’avant-garde d’abord, puis au gros le temps de prendre les dispositions nécessaires. En arrière de l’avant-garde, les corps d’armée, groupés aussi, sont prêts à manœuvrer pour se porter sur les points où l’on espère pouvoir percer la ligne ennemie. Dans notre conception, le 20e corps d’armée, au centre vers Nancy, forme pour ainsi dire notre grosse avant-garde dont les flancs sont protégés par les groupemens de Verdun, de Saint-Mihiel et des Vosges. Il semble que la conception française soit d’autant plus judicieuse, qu’avec l’armement moderne, la prise de contact des deux adversaires devient de plus en plus difficile, et que la durée de résistance d’une troupe de faible effectif devant une troupe numériquement supérieure augmente chaque jour. A chaque progrès de l’armement, en effet, l’attaque doit se faire plus prudente et plus lente ; la résistance d’une avant-garde donne donc le temps au gros de prendre les dispositions les plus convenables.

De ces considérations, nous pouvons conclure que si la guerre se développait dans les conditions indiquées plus haut comme normales, c’est-à-dire si elle était régulièrement déclarée et si les Allemands ne commençaient les opérations actives qu’après la concentration complète de leurs armées, nous nous trouverions dans des conditions satisfaisantes, du moins quand nous aurons relevé les effectifs de notre artillerie et donné à notre cavalerie les soutiens mobiles qui lui sont indispensables. Etant donnée la forme enveloppante que prendra vraisemblablement l’offensive allemande, notre situation serait même excellente si la neutralité de la Belgique et celle de la Suisse étaient sûrement respectées.

Mais l’offensive allemande prendra-t-elle la forme classique que nous avons envisagée ? C’est fort douteux. Avant de présenter l’hypothèse qui nous semble plausible, constatons la proportion des forces militaires de nos voisins comprises dans un rayon de 200 kilomètres autour de Château-Salins, centre stratégique de la frontière allemande, correspondant exactement à notre centre stratégique de Nancy. Dans un rayon de 200 kilomètres autour de Château-Salins, on trouve les XIVe, XVe et XVIe corps entiers, soit 6 divisions, une division et demie du VIIIe corps dans les garnisons principales de Trêves et de Coblentz, une division bavaroise à Landau, environ une division du XIVe corps (Stuttgart), une division et demie environ du XVIIIe corps dans les garnisons de Magdebourg et de Darmstadt (Francfort non compris) ; — soit au total onze divisions : plus exactement 156 bataillons, 114 escadrons, 145 batteries (870 pièces), c’est-à-dire en infanterie 24,6 pour 100, presque un quart de l’effectif total de l’armée. Si nous récapitulons, d’autre part, les forces françaises comprises dans une zone de 200 kilomètres autour de Nancy, nous y trouvons le 20e corps d’année et une partie seulement des 6e, et 7e et 8e corps ; an total, 104 bataillons, 156 escadrons, 86 batteries (344 pièces), c’est-à-dire en infanterie 10 pour 100 seulement du total de nos forces. Nous allons voir l’importance de cette poussée manifeste des forces allemandes vers la frontière.

Il est fort possible, fort probable même, que les hostilités commenceront brusquement, sans aucune déclaration de guerre, peut-être sans une période préalable de tension politique ; et cette offensive brutale ne peut se produire que du côté de l’Allemagne dont le souverain, décidant à lui seul de la paix et de la guerre, peut déclencher, de sa propre autorité, le formidable engin qu’est l’armée allemande. Chez nous, par la Constitution même, le chef de l’Etat ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment du Parlement, même pour répondre à une agression. De là résulte forcément pour nous un certain retard initial de mobilisation que l’on estime, en général, à vingt-quatre heures si le Parlement est en session ; que serait-ce dans l’intervalle entre les sessions ? Ceci permet à l’Allemagne de troubler d’une façon sérieuse nos premières opérations et de livrer la première bataille dans des conditions particulièrement avantageuses pour elle. Voici comment, en effet, on peut concevoir l’offensive brusquée de nos voisins de l’Est. Les premiers échelons de leurs troupes de couverture, au lieu d’être maintenus sur la défensive, seraient portés immédiatement en avant sur le territoire français, et agiraient offensivement contre notre couverture. Jusqu’alors il n’y aurait pas grand danger pour nous : 1° si nos effectifs de couverture sont à leur chiffre normal, 2° si les forces d’invasion sont réduites aux premiers échelons des troupes de couverture. Mais, du fait même du retard initial que nous devons subir, les Allemands sont en mesure de faire suivre immédiatement ces premières troupes des effectifs de paix de toutes les unités qu’ils peuvent amener à la frontière par les voies ferrées pendant les heures d’avance qu’ils ont sur nous, c’est-à-dire par les troupes qui, n’étant pas éloignées de plus de 200 kilomètres de la frontière, peuvent l’atteindre en quatre ou cinq heures de trajet en chemin de fer. L’équilibre est alors assez gravement rompu à notre détriment.

Précisons. Supposons que l’empereur d’Allemagne, décidé à prendre contre nous, sans avertissement préalable, une offensive brusquée, veuille attaquer le 2 du mois. Dès le 1er au soir, sous prétexte de manœuvres, les garnisons placées à une étape au plus de la frontière en seront rapprochées, de manière à la passer le 2 au matin. Ce mouvement se ferait à pied, bien entendu. L’ordre de mobilisation serait expédié le 1er au soir, vers neuf heures, à tout l’Empire, et dès onze heures du soir ou minuit au plus tard, les premiers trains s’ébranleraient et viendraient versera la frontière, dans la matinée du 2, les troupes comprises dans la zone de 200 kilomètres autour de Château-Salins, avec leur effectif de paix. Les débarquemens commenceraient le 2 vers trois heures du matin et se continueraient incessamment. Dès lors, dans la matinée de ce jour, au moment où notre gouvernement commencerait à peine à être averti, un énorme flot d’envahisseurs serait entré en France[4]. Ce premier échelon, formidable déjà, peut faire immédiatement une étape, sans rencontrer grande résistance, et arriver vers midi sur la ligne générale Spincourt, Etain, Nancy, Belfort, ligne sur laquelle se livrerait la première bataille d’avant-garde. A celle bataille ne pourraient prendre part, de notre côté, que les troupes des garnisons frontière de Longwy à Belfort par Toul, soit 46 bataillons, 28 escadrons, 136 canons. L’action de nos divisions de Verdun et de Saint-Mihiel ne pourrait se faire sentir que plus tard.

Mais, dans toute cette journée du 2, les trains allemands continueraient à faire affluer des renforts qui pourraient être débarqués sur le territoire français lui-même, immédiatement en arrière de la ligne de feu, pour ainsi dire, partout où les voies présentent des paliers, — et les paliers ne manquent pas dans toute la Lorraine française. Ces renforts seraient d’abord toutes les troupes de cavalerie stationnées en deçà de la ligne générale Brème, Magdebourg, Dresde, à moins de 600 kilomètres de la frontière, dont l’embarquement aurait commencé le 1er du mois, à onze heures du soir ou minuit, deux ou trois heures après l’arrivée de l’ordre de mobilisation. Ces troupes commenceraient à débarquer le 2 avant midi et jusqu’au soir ; elles porteraient l’effectif de la cavalerie allemande à la valeur de quatre divisions, au minimum, en dehors des escadrons affectés aux divisions d’infanterie : quatre divisions de cavalerie à six régimens, contre notre seule division de Lunéville à quatre régimens. Ensuite, ou, plus exactement, presque en même temps, arriveraient les réservistes formant le deuxième échelon des unités déjà engagées : ceux-ci, ayant reçu leur ordre de mobilisation dans la nuit du 1er au 2 pourraient commencer leur embarquement le 2 vers midi. Ils compléteraient les premiers échelons, au moins pour l’infanterie et les porteraient à un chiffre voisin de l’effectif de guerre ; tandis que nos compagnies n’auraient encore que l’effectif de leur premier échelon, qui ne serait que difficilement renforcé, ainsi que nous le verrons plus loin. La disproportion des forces en présence serait donc considérable. On comprend ainsi le grand avantage que procurent à nos adversaires la forme de leur gouvernement, et surtout la volonté agressive que des doctrines funestes oblitèrent chaque jour davantage chez nous. Si la bataille soutenue par nos troupes de couverture est perdue, l’envahissement de notre territoire peut être poussé, dès le 3, au Nord et au Sud de Verdun et d’Epinal, et à l’Ouest de Toul et de Belfort : ces deux dernières places seraient isolées immédiatement, Verdun et Epinal peu de temps après.

Cette brusqué invasion aurait pour premier effet de nous priver de toutes les ressources militaires (réservistes et chevaux, sans compter le reste) de la bande de territoire, de vingt à trente kilomètres de profondeur, envahie sans coup férir ; ensuite des ressources de la zone qui serait occupée par les forces allemandes jusqu’au moment où l’ordre de mobilisation français serait parvenu dans nos campagnes et aurait été exécuté. Or, comme nos troupes de couverture mobilisent leur deuxième échelon au moyen des réservistes de la région frontière, on conçoit aisément le trouble que l’invasion apporterait à leur complète constitution. La situation serait tout aussi grave pour nos places fortes de première ligne, qui puisent aussi la plus forte partie de leur garnison parmi les réservistes de cette même zone. Dans ces conditions, Belfort et Toul d’abord, Epinal et Verdun ensuite, risqueraient d’être privées d’une partie de leur garnison de guerre, car la nombreuse cavalerie allemande empêcherait facilement l’entrée dans la place des réservistes et des territoriaux isolés et sans armes.

Nous ne pouvons pas, d’ailleurs, compter renforcer à temps notre couverture par des troupes en arrière : celles-ci, en effet, ne se mettent en mouvement, comme nous l’avons expliqué, qu’après avoir été mobilisées, c’est-à-dire complétées au moyen de leurs réservistes et de leurs chevaux de réquisition. Si l’ordre de mobilisation français est donné le 2 vers dix heures du matin, on ne saurait espérer que les réservistes aient rejoint leur corps avant le 3 au plus tôt, et soient en mesure de partir avant la fin de cette même journée. La concentration de nos armées devrait se faire alors à l’Ouest de la grande ligne formée par nos camps retranchés et nos forts d’arrêt, et la bataille défensive que nous devrions subir se livrerait ainsi dans des conditions bien peu satisfaisantes. Ce sont des hypothèses, dira-t-on. Oui ; mais des hypothèses qui ont été examinées et discutées en France, en Allemagne et dans d’autres pays encore. Les officiers allemands se vantent ouvertement de surprendre dans leur lit les garnisons de Pont-à-Mousson et de Lunéville, ce qui indique bien leur état d’esprit. La répartition des forces allemandes, le tracé des voies ferrées, l’emplacement des quais de débarquement si près de la frontière qu’ils ne peuvent être protégés que par la marche en avant de la couverture, tout dénote les intentions de nos adversaires éventuels. Enfin, ayons toujours présent à la mémoire ce mot que Bismarck prononçait en 1875, et que rappelait tout récemment encore un journal anglais, the Navy League : Le premier avis que les puissances recevront de nos intentions sera le tonnerre des canons prussiens en Champagne. Nous sommes prévenus ; à nous de parer au danger que nous ne devons pas traiter d’imaginaire.

On a prétendu que le plan esquissé plus haut était irréalisable, et apporté à l’appui de cette opinion les argumens suivans. Le ministre de la Guerre, à la tribune du Sénat, a dit : « Je ne crois pas à ces invasions d’armées sorties de je ne sais où, en une minute et arrivant pour ainsi dire sans coup férir sous les murs de nos places fortes. » On voit pourtant par les explications données plus haut d’où viennent ces armées ; on sait fort bien d’où elles sortiront ; on connaît même leur effectif probable. Le transport de ces masses serait-il impossible ? Un train peut transporter facilement les premiers échelons de deux bataillons ou de deux batteries, ou au moins un escadron et demi ; nous sommes donc très large dans nos calculs. Or, sur les 156 bataillons, 114 escadrons et 145 batteries de troupes d’invasion, 43 bataillons, 46 escadrons et 33 batteries au minimum peuvent aborder à pied la frontière dont ils sont éloignés de 30 kilomètres au plus. Il reste donc à transporter 113 bataillons, 68 escadrons et 112 batteries (1er échelon), ce qui demande au maximum 100 trains. Si nous comptons encore une vingtaine de trains pour les escadrons venus de l’intérieur, ce sont, en définitive, 180 trains à amener en vingt-quatre heures. Cet effort serait-il trop considérable pour les lignes allemandes, surtout si le haut commandement a prévu et préparé le mouvement ? Certes non. Par exemple, l’écoulement des grandes garnisons de Strasbourg, de Coblentz et de Trêves demanderait au plus respectivement 16, 5 et 7 trains. Où voit-on là une impossibilité ? — « Comment marcher à l’ennemi, a dit aussi le ministre, si l’on n’a pas ses effectifs de guerre ? » Nous avouons ne pas comprendre l’objection. Dès les premières marches, après chaque combat, les effectifs de guerre sont incomplets ; il est aussi facile de concevoir la marche en avant d’une unité composée de son premier échelon au début de la campagne que celle d’une troupe qui a éprouvé des pertes au cours de cette campagne. L’arrivée des deuxièmes échelons est assimilable à l’arrivée de renforts envoyés de l’arrière à une troupe dont les effectifs ont été réduits. Du reste, l’adversaire à combattre est exactement dans les mêmes conditions. N’est-ce pas avec des effectifs incomplets que notre couverture se porte à son poste de combat en vue de la défensive ; pourquoi ne le ferait-elle pas aussi bien en vue de l’offensive ? Mais « comment affronter une bataille quand on n’a pas à sa disposition la quantité énorme de munitions qui sont nécessaires avec les armes modernes ? » Rien n’est plus simple que de constituer à l’avance de forts dépôts de munitions dans les villes de la frontière ; dès lors, le ravitaillement des troupes peut se faire d’une manière continue et abondamment, puisqu’un réseau serré de voies ferrées amènerait les trains de ravitaillement presque sur le champ de bataille. Un seul train militaire, chargé de 200 tonnes de poids utile, porte 20 000 coups de canon ; on voit donc qu’il n’y aurait aucune difficulté pour alimenter la ligne de feu. Le réapprovisionnement en vivres serait tout aussi facilement assuré[5] ; il suffirait de quelques voitures de réquisition que l’on trouverait sans peine dans un pays riche dont les ressources n’ont pu être enlevées, pour relier les corps de troupe aux gares voisines. En définitive, les ravitaillemens de toute nature sont toujours aisément assurés lorsque des voies ferrées, en nombre suffisant, arrivent jusque dans la zone des cantonnemens. Ce serait le cas dans l’hypothèse que nous avons faite. — « Comment livrer un combat avec des batteries qui ne sont pourvues que de soixante chevaux ? » Tout le monde sait parfaitement que les batteries de couverture peuvent, en tous pays, réquisitionner en une heure ou deux, à proximité de leur quartier, une certaine quantité de chevaux qui viendraient augmenter leur effectif de paix. Les batteries allemandes partiraient vraisemblablement avec un premier échelon d’une dizaine de voitures : sont-ce là des batteries squelettes ? Sont-ce là des batteries hors d’état de combattre, étant donné surtout que leur ravitaillement sera incessant et certain, ainsi que nous venons de l’expliquer ? — On a fait entendre aussi que les troupes allemandes de la frontière sont dans une situation inférieure aux nôtres sous le rapport de la mobilisation, parce qu’elles ne peuvent prendre sur place, en Alsace-Lorraine, les réservistes annexés. C’est juste. Cependant il y a déjà dans ces provinces assez d’Allemands d’origine pour fournir un certain nombre d’hommes de complément sur lesquels on peut compter. De plus, quelle difficulté y a-t-il à faire venir par voies ferrées les réservistes pris dans les régions voisines ? L’objection n’est pas sérieuse. — On a dit également que la cavalerie ne pourrait pas débarquer, comme nous l’avons admis, sur notre propre territoire, faute de quais de débarquement. Il faut faire attention que la cavalerie allemande est tout particulièrement exercée aux débarquemens en pleine voie, de jour et de nuit : celle instruction spéciale n’est-elle pas un indice des intentions du haut commandement ? — Enfin on nous répond que les Allemands ne commettront pas la faute dont nous nous sommes rendus coupables en 1870 en lançant à la frontière nos unités incomplètes. Est-ce que les conditions sont les mêmes ? En 1870, nous avons poussé sur Metz des unités qui n’étaient même pas constituées, qui n’avaient ni chefs désignés, ni états-majors, ni services administratifs, ni matériel ; certains régimens sont partis sans leur campement ; un de nos corps d’armée n’avait pas son artillerie ; les moyens de transport faisaient défaut. Quant aux réservistes, disséminés sur tout le territoire, ils devaient d’abord se rendre à leur dépôt, en allant, par exemple, de Nancy à Marseille, pour rejoindre ensuite leur régiment à Metz ou dans les environs.

L’opération envisagée est donc réalisable. Est-elle sans danger pour nos adversaires ? Non sans doute. Nous avons montré plus haut que les troupes de couverture allemandes, au lieu d’être concentrées sur certains points, comme les nôtres, avec un très fort groupement vers le centre, sont réparties assez uniformément ; de plus, dans l’hypothèse de l’offensive brusquée, les Allemands auraient à utiliser pour leurs transports toutes leurs voies ferrées et tous leurs quais de débarquement répartis aussi sur le front, d’où découleraient pour eux de grandes difficultés à faire des concentrations sur certains points. L’invasion se produirait donc sur toute la frontière. Si les envahisseurs se portent en avant jusqu’au-delà de la ligne de nos grandes forteresses, ils se trouvent coupés en tronçons séparés par nos places elles-mêmes, Verdun, Toul, etc. Dès lors, nos forces groupées vers Toul peuvent agir vigoureusement et successivement sur les lianes des tronçons au Nord et au Sud de cette place, dans les conditions les plus avantageuses et même avec la supériorité numérique locale, si nos unités de couverture sont à leur effectif normal renforcé. Des insuccès au début, même partiels, seraient fort graves pour les Allemands, car ils compromettraient le haut commandement ; l’effet moral en serait considérable ; aussi est-il possible que nos ennemis éventuels n’en courent pas les chances s’ils n’ont pas la certitude du succès. Eh bien ! la loi du 21 mars 1903 nous met tous les ans, depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de mars, dans une situation telle que tout danger disparaît pour les Allemands en raison de l’extrême pauvreté de nos effectifs.

Jusqu’ici, nous avons établi notre comparaison sur le nombre relatif des bataillons, des escadrons et des batteries ; il convient maintenant d’examiner les effectifs respectifs de ces unités pendant la période critique pour nous qui s’étend du jour du renvoi d’une classe au jour où la dernière classe appelée est instruite et mobilisable. Tous les ans, l’effectif de nos compagnies de couverture, qui est théoriquement de 175 hommes, tombera alors au chiffre de 85 hommes instruits au maximum. Quant à la cavalerie, elle n’aura que 60 à 65 sabres jusqu’au 15 mars environ, époque à laquelle les recrues des armes à cheval sont, à grand’peine, aptes à faire campagne. Si l’offensive de l’ennemi se produit pendant cette période, quels seront les effectifs des unités allemandes ? On a dit : en Allemagne, pour l’infanterie, l’artillerie montée et le train, armes dans lesquelles la durée du service est de deux ans, comme chez nous, la situation, pendant la période considérée est la même qu’en France : il n’y a qu’une classe instruite à l’effectif. Mais on oublie que les compagnies et batteries, en dehors des appelés, comptent un effectif permanent de rengagés supérieur à celui que nous avons. Il y a, en effet, en Allemagne, 83 000 sous-officiers rengagés, dont les quatre cinquièmes environ sont affectés aux armes précitées, soit 66 400. Nous avons en tout 30 000 sous-officiers et 4 000 caporaux ou brigadiers rengagés, dont les quatre cinquièmes font 27 200 rengagés pour l’infanterie, l’artillerie montée et le train. De plus, dans ces mêmes armes, les Allemands ont 8 200 gefreite et ouvriers rengagés et enfin 4 000 rengagés spéciaux : soldats faisant une troisième année de service moyennant certains avantages qui leur sont concédés. Il résulte de là que, dans les trois armes considérées, les Allemands ont à l’effectif permanent 51 000 hommes de plus que nous. Si l’on divise ce chiffre par le nombre, des unités, 3 200 environ, on trouve que les compagnies et batteries allemandes ont en moyenne seize hommes rengagés de plus que les nôtres, ou 64 par bataillon. En face de nos 65 bataillons à 260 hommes, soit 16 900 fantassins, les Allemands auront, dès le début des hostilités, 156 bataillons à 324 hommes, soit 50 500 fantassins. Au commencement de la bataille d’avant-garde, notre infanterie luttera à un contre trois et, toute la journée, les effectifs allemands grossiront, tandis que les nôtres resteront fixes. Pour la cavalerie, tous les régimens allemands à effectif renforcé peuvent, en tout temps, envoyer à la frontière quatre escadrons à 130 ou 135 sabres, car leur cinquième escadron de dépôt, qui a le même effectif que les autres, est en mesure de combler les vides. Nos escadrons auront donc à lutter contre des escadrons à effectif double ; nous ne pouvons pas, en effet, compter sur nos cinquièmes escadrons pour compléter les autres, vu la faiblesse de leur effectif et leur éloignement. La cavalerie du 20e corps, par exemple, a ses escadrons de dépôt à Vitry et à Troyes. A nos 56 escadrons à 65 sabres, les Allemands, pendant la première bataille, pourront nous opposer 114 escadrons à 130 sabres : 3 640 cavaliers contre 14 820 ; notre cavalerie se battrait à un contre quatre ! Et de plus il y a lieu de tenir compte de notre inquiétante infériorité en artillerie. Dans ces conditions, l’équilibre est rompu si fortement à notre détriment que les dangers de l’offensive brusquée disparaissent complètement pour les Allemands ; nous sommes à leur merci, et l’on comprend combien la pensée de Bismarck risque de devenir une réalité : le tonnerre des canons prussiens en Champagne annonçant au monde l’ouverture des hostilités.

Et cette situation angoissante subsistera tant que nous n’aurons pas le nombre de rengagés déjà trop parcimonieusement concédé par la loi de 1905. Les rengagemens si imprudemment escomptés ne sont point venus, et rien ne fait prévoir qu’ils se produiront. Nous ne devons pas fermer les yeux devant le péril ; des mesures énergiques s’imposent pour le conjurer. Le gouvernement aura-t-il le courage de les proposer et le Parlement le courage de les adopter ? Le renvoi anticipé de la classe 1904, qui devance d’une année pour nous la terrible échéance, n’est pas fait pour nous donner confiance à cet égard.


Nous n’avons encore comparé que des chiffres ; mais, en campagne, la valeur combative d’une troupe est autrement importante que son effectif. Cette valeur dépend de la constitution de la troupe, de la valeur morale des individus qui la composent, enfin de la valeur morale de la collectivité dans son ensemble. Malheureusement, depuis quelque temps, un vent de folie a soufflé sur la France, dont les institutions militaires sont soumises aux expériences les plus dangereuses.

Prenons d’abord la constitution des unités comme premier élément de comparaison. L’effectif normal du bataillon d’infanterie allemande en temps de paix est de 570 hommes pour les bataillons de l’intérieur et de 640 pour les bataillons à effectif renforcé. Mais ces unités sont toujours au complet : « grâce à une majoration de 9 p. 100 du contingent convoqué avec les classes, instruit et renvoyé ensuite en congé, tous les vides qui se produisent sont aussitôt comblés. » Pour se mobiliser à l’effectif de 1 000 hommes, le bataillon allemand n’a besoin que de 430 ou de 360 réservistes. Chez nous, l’effectif normal de paix du bataillon est seulement de 500 hommes ; de plus, le renforcement qui doit porter à 700 l’effectif des bataillons de couverture est prélevé sur les troupes de l’intérieur, dont les bataillons, au moment de l’arrivée des recrues, comportent 450 et 460 hommes au maximum ; enfin, en France, tout homme rayé des contrôles est une unité de moins et, de ce fait, le contingent subit, chaque année, une diminution sensible. Par suite, au printemps, nos bataillons de couverture ont tout au plus le même effectif que les bataillons similaires allemands, et nos bataillons de l’intérieur ont à peine 430 à 440 hommes ; il leur faut 560 réservistes pour se compléter. On comprend ainsi que la valeur combative de cette unité est moindre chez nous, car des hommes jeunes et célibataires acceptent plus volontiers les épreuves de la guerre que des réservistes qui laissent derrière eux, au pays, femme et enfans. Ajoutons enfin que le soldat allemand est choisi dans un contingent trop fort pour être entièrement incorporé, tandis que nous n’atteignons nos effectifs qu’en prenant tous les hommes valides, et même quelques-uns hors d’état de faire campagne. Pour la cavalerie et l’artillerie à cheval, la valeur combative de nos unités, estimée par la durée du service, est très inférieure à celle des unités allemandes où cette durée est de trois années et qui comptent beaucoup d’engagés de quatre ans. L’esprit égalitaire poussé à outrance dans notre loi de recrutement est, pour nous, une cause sérieuse de faiblesse. L’artillerie montée allemande, qui a déjà sur la nôtre une écrasante supériorité numérique, en possède encore une autre, la perfection de l’instruction militaire du soldat : la durée du service y est la même qu’en France, mais les artilleurs allemands ne sont pas distraits, comme les nôtres, dans les établissemens, par des travaux étrangers à la préparation à la guerre. C’est encore l’un des vices de la loi de 1905 qui, en réduisant la durée du service, n’a pas assuré, malgré les promesses faites, le fonctionnement des établissemens exclusivement au moyen de la main-d’œuvre civile. En revanche, nos officiers connaissent bien le maniement délicat du canon à tir rapide en service chez nous depuis quelques années, tout nouvellement adopté en Allemagne : cette cause de supériorité en notre faveur, très réelle aujourd’hui, disparaîtra peu à peu. Ainsi, tant au point de vue du nombre qu’à celui de la constitution de nos unités, nous avons le désavantage.

Mais si nous comparons la valeur du personnel, la valeur individuelle, nous avons sur nos voisins une supériorité incontestable. Notre soldat, bien qu’un peu frondeur, est naturellement discipliné, quand on sait le prendre, lui parler, lui donner confiance. La discipline alors ne se traduit point par la correction extérieure : elle n’en est pas moins profonde et sûre. Par la seule force de l’amour-propre, notre troupier est susceptible d’efforts surhumains et prolongés. De plus, sa vive intelligence le rend tout particulièrement apte à se plier aux méthodes de la guerre moderne, qui exige du simple fantassin une initiative personnelle croissante, que le rang serré ne lui permettait pas d’exercer ; le désir de se distinguer lui donne l’envie de pousser de l’avant quand même ; il est fier d’être remarqué de ses chefs et de ses camarades, et cette fierté lui fait oublier le danger et le conduit à des actes d’héroïsme à peine consciens. Dans les reconnaissances, dans la transmission des renseignemens, nos cavaliers montrent des qualités étonnantes : on est frappé de leur sentiment inné de l’orientation, de leur aptitude à se tirer d’affaire. Plus s’accroissent les difficultés des reconnaissances, plus ces aptitudes sont précieuses. Dans l’artillerie, le service des bouches à feu à tir rapide exige des canonniers des connaissances techniques assez étendues ; il est curieux de voir avec quelle facilité nos simples servans manient correctement les outils délicats mis entre leurs mains, avec quelle habileté nos pointeurs font les petits calculs que leur impose le manuel de tir. Nos sapeurs, presque tous ouvriers de profession, possèdent une intelligence, une habileté manuelle, une faculté de se débrouiller qu’on ne trouve nulle part au même degré. Et nos tringlots enfin sont étonnans en campagne : de simples brigadiers ont traversé tout le Mexique, comme chefs de convois à peine escortés, en pays hostile, sans laisser une voiture en route. Il y a dans la race française un ensemble de qualités merveilleuses, susceptibles de compenser largement quelques imperfections de notre organisme et quelque insuffisance de nos effectifs. L’importance de cette supériorité de race ira toujours en s’accentuant à mesure que les progrès industriels donneront à la guerre un caractère plus scientifique, exigeant plus d’initiative, d’intelligence, de finesse et de souplesse de corps et d’esprit. Aux qualités naturelles répondent les défauts correspondans : une certaine tendance à l’indiscipline, lorsque le chef, que les hommes sont très capables d’apprécier, n’inspire pas confiance. L’enthousiasme a parfois pour corollaire le découragement ; on nous l’a reproché souvent. Toutefois, en 1870, à Metz, nos troupes, soumises aux plus énergiques dissolvans, la défaite, la faim et l’oisiveté, ont bien montré leur ténacité. Le siège de Sébastopol est encore une preuve frappante de leur persévérance. Le découragement vient vite ; mais d’un mot, un chef avisé retrempe les âmes et fortifie les cœurs.

Notre sous-officier, en général plus jeune que le sous-officier allemand, connaît moins bien que ce dernier les détails du service intérieur, auquel il ne donne pas toute l’importance que certains lui attribuent ; mais il sait prendre le soldat. De même origine que lui, sans morgue, sans brutalité, plein d’entrain, il sait remonter le ressort qui se détend par le mot à propos et surtout par l’exemple. Son autorité incontestable sur les hommes n’est due ni à son âge, ni à sa supériorité intellectuelle ; elle est toute morale : il n’est pas craint, il est plutôt aimé. Dans la conduite de sa troupe, il montre souvent une grande initiative, du moins dans les corps, trop peu nombreux encore, où l’on ne comprime pas cette précieuse qualité. Aussi, malgré leur jeunesse et leur inexpérience relatives, nos sous-officiers, dans le combat sinon à la caserne, n’ont rien à envier à leurs collègues de l’Est. Un gros écueil cependant est à redouter : les effets fâcheux de la permanence des garnisons pour nos sous-officiers rengagés. Il y a lieu de s’en préoccuper.

Nos officiers de troupe possèdent, comme nos sous-officiers et nos soldats, les qualités natives si précieuses dans la guerre moderne ; ils ont en outre sur les officiers allemands une très grande supériorité sous le rapport de l’instruction générale, de l’instruction technique et de l’aptitude au commandement. Les officiers allemands proviennent de deux origines : les élèves des corps de cadets et les aspirans-officiers. Les premiers entrent à l’âge de douze à quatorze ans aux écoles de cadets où les exercices militaires jouent un rôle prépondérant au détriment de l’instruction générale. Les aspirans entrent directement au régiment à l’âge minimum de dix-sept ans ; l’instruction dont ils doivent faire preuve est tout à fait élémentaire, et leurs occupations dans les corps ne leur permettent pas d’augmenter beaucoup leur bagage scientifique. Les élèves des cadets doivent tous passer huit mois dans une école de guerre où l’enseignement porte sur des matières exclusivement militaires. Enfin, les uns et les autres ne sont promus officiers qu’après avoir subi un examen purement militaire aussi. Par suite, on peut affirmer que l’instruction générale des officiers allemands, dont 45 pour 100 seulement sont bacheliers, est très inférieure à celle de nos jeunes officiers. Enfin, le recrutement des officiers souffre, en Allemagne, d’une crise qui ne se manifeste pas en France où le nombre des candidats aux grandes écoles militaires est loin de diminuer. La supériorité de nos officiers de troupe a été remarquée, par l’étranger même, dans la campagne de Chine. D’autre part, nos officiers, issus le plus souvent de familles modestes, sont plus rapprochés du soldat ; ils savent s’en faire comprendre, se l’attacher, en tirer le meilleur parti. Si l’esprit de caste de l’officier allemand procure certains avantages au point de vue de la tradition, de la solidarité, de l’esprit de corps, notre recrutement démocratique rend plus solide l’union entre l’officier et la troupe et cette union, au combat, se transforme en force. Gardons-nous donc de toucher à nos grandes écoles qui sont une pépinière d’officiers de troupe incomparables.

Où nous perdons franchement du terrain, c’est dans l’organisation de l’état-major. Le corps de l’état-major allemand, déchargé de la besogne de chancellerie, est uniquement absorbé par la préparation à la guerre. Créé, puis cimenté par un homme qui resta fort longtemps à sa tête, il possède une admirable unité de vues qui se maintient par la tradition, par le contact incessant entre ses membres et l’Etat-major général, et par l’impulsion du chef de cet état-major. Chez nous, les officiers sortis de l’Ecole de guerre avec le brevet sont immédiatement répartis entre les brigades, les divisions, les corps d’armée, où ils échappent à toute direction continue ; on les condamne à des travaux de bureau qui, non seulement absorbent leur temps, mais les détournent peu à peu du but à viser, la guerre. Petit à petit, ils deviennent paperassiers, médiocres cavaliers et oublient les principes stratégiques et tactiques qui leur ont été inculqués. Il y a des exceptions, mais elles ne font que confirmer la règle. C’est ainsi qu’une mauvaise organisation gâche les ressources les plus précieuses, car nos jeunes officiers brevetés seraient capables de constituer un corps d’état-major de tout premier ordre. Pour atteindre le résultat désiré, il faut une volonté de fer que rien ne vienne entraver. Il importe d’autant plus de remédier au mal que le haut commandement se recrute en grande partie dans l’état-major ; tel vaudra celui-ci, tel vaudra le haut commandement.

En résumé, la valeur militaire de tout notre personnel, considéré individuellement, est hors de pair.

Mais la valeur d’un organisme aussi complexe que l’armée ne résulte pas uniquement de la valeur des individus qui le composent : il faut à cet organisme une valeur morale propre, collective, qui dépend d’un certain nombre de facteurs, l’autorité du commandement, la discipline, l’esprit de sacrifice, en un mot la cohésion sans laquelle la masse n’est qu’une cohue. Notre armée de 1870 possédait au plus haut point ces divers élémens de puissance : ce qui lui manqua, outre le nombre, ce furent des chefs préparés à la guerre par l’étude approfondie des campagnes antérieures et une doctrine offensive qui avait momentanément disparu. Aussitôt après la guerre 1870-71, notre armée, consciente de ses fautes, se mit résolument à l’étude des campagnes des grands capitaines, particulièrement des campagnes de Napoléon, dont les leçons, oubliées en France, avaient été si bien mises à profit contre elle. La rapide réorganisation de nos forces et les progrès extraordinaires accomplis rendirent à tous la confiance, l’enthousiasme et l’espérance. Aux manœuvres de 1891, l’armée atteignit le summum de sa valeur morale et, au mémorable déjeuner de Vitry, qui en fut la clôture, M. Carnot, président de la République, dans un discours vibrant de patriotisme, le montra d’une manière éclatante. Les officiers étrangers constataient, les uns avec une admiration et une sympathie sincères, les autres avec une crainte jalouse, le relèvement si frappant de l’armée française. Depuis lors l’armée fit encore des progrès techniques et tactiques, mais jamais son état moral ne fut plus haut qu’en 1891. A partir de cette date, soutenus par les étrangers intéressés, les ennemis intérieurs de l’armée commencèrent cette campagne conduite avec une ténacité, un art, une patience pour lesquels nous aurions la plus grande admiration, si le but en était louable. Ils comprennent des philosophes humanitaires de très bonne foi, des utopistes qui croient à la paix universelle et à l’amitié entre les peuples, enfin les adversaires de l’ordre social et de nos institutions : pour tous, la suppression de l’armée permanente est la première étape nécessaire vers le but qu’ils se proposent. Tous ces désorganisateurs consciens furent et sont encore aidés par les jeunes intellectuels de la bourgeoisie qui fuient le service militaire, puis par quelques législateurs sans conscience qui, par intérêt électoral, ne craignent pas, pour flatter la passion la plus basse, l’égoïsme, de diminuer les charges indispensables que réclame impérieusement la sécurité d’une nation. L’assaut contre nos institutions militaires fut d’abord furieux : cette brusque attaque n’ayant pas réussi aussi vite qu’ils l’espéraient, les destructeurs procédèrent à une attaque régulière, lente, tenace, en introduisant peu à peu, avec une remarquable méthode, les élémens de dissociation dont nous soutirons tant aujourd’hui. Nos gouvernails, ou complices, ou inconsciens, et la majorité parlementaire adoptèrent successivement les mesures proposées par une association occulte, ennemie décidée de l’armée permanente. Ces mesures prises une à une paraissent anodines ; mais, quand on les rapproche, elles forment dans leur ensemble le plus puissant ferment de dissociation. Passons en revue quelques-unes des étapes ainsi parcourues.

Il fallait tout d’abord mettre, entre les mains du ministre de la Guerre, le pouvoir absolu sur l’avancement des officiers, sur leur carrière. Un décret du 9 janvier 1900 avait institué des commissions d’arme et une commission supérieure qui devaient établir, chaque année, des listes de proposition pour l’inscription au tableau d’avancement aux différens grades, jusqu’à celui de colonel. Le ministre devait examiner les listes et prononcer en dernier ressort. Auparavant, les commissions décidaient elles-mêmes de la mise au tableau. Les dispositions nouvelles étaient ainsi justifiées : « Je considère comme non moins indispensable de faire sanctionner par décret le droit réservé au ministre seul, auquel incombe la responsabilité de tout ce qui touche à l’armée, d’arrêter en dernier ressort les inscriptions au tableau d’avancement. » Avec ce raisonnement, il faudrait aussi laisser au ministre seul la nomination des sous-officiers et des caporaux. Il est indiscutable qu’en pareille matière la décentralisation s’impose aussi bien pour l’avancement des officiers que pour celui des hommes de troupe ; la récompense de l’avancement au choix doit être judicieusement laissée à l’autorité qui est en état de connaître et d’apprécier les intéressés. On ne saurait admettre que le ministre connaisse les officiers subalternes, ni même les colonels ; il ne peut donc prononcer que sur l’avis des chefs hiérarchiques, ce qui revient à leur concéder la décision, sur des renseignemens privés, provenant de sources peu sûres, ou même intéressées à la désorganisation. Le ministre qui était alors à la tête de l’armée ne pouvait prévoir les conséquences de ce décret qui lui mettait dans la main une arme dont il se serait servi prudemment et loyalement ; il ne pouvait prévoir ce que ferait de cette arme son successeur, esclave d’une association directrice néfaste. Un système de délation, qui est une honte, fonctionna régulièrement, et l’avancement tomba de la sorte dans les attributions d’une secte politique. Non seulement ainsi on arrivait au favoritisme le plus scandaleux, mais aussi à l’abaissement des caractères, et l’on oblitérait les consciences. Le fait suivant, qui s’est passé récemment, en donne une preuve : un officier de grade élevé, président d’un conseil de guerre, a pu répondre à un témoin qui se plaignait d’avoir été traité de délateur : « Ce n’est pas une injure. » Tel est l’effet du poison officiel !

Les commissions de classement, ayant le droit de proposer, pouvaient donc éliminer les officiers qu’elles jugeaient incapables ; c’était un frein à l’omnipotence du ministre qui voulait être libre de choisir sans restriction tous les sujets, quelque médiocres qu’ils fussent, donnant des garanties aux sectaires. Aussi un décret du 15 mars 1901 supprima les commissions et les listes de proposition et décida qu’il serait établi, dans chaque corps d’armée, des listes portant tous les candidats remplissant les conditions légales pour l’avancement au choix. Les différens chefs hiérarchiques indiquent sur ces listes, dans des colonnes spéciales, le numéro de préférence qu’ils accordent à chaque sujet ; quand un officier est jugé incapable de passer au choix, le chef met devant son nom la mention « ajourné. » Il n’y avait plus dès lors et il n’y a plus encore maintenant aucun frein à l’arbitraire ; on voit, chaque année, le ministre évincer du tableau les officiers les plus appréciés et porter son choix non seulement sur ceux qui sont présentés les derniers, mais même sur les ajournés ! Quelle déconsidération pour le commandement ! Mais c’est ce qu’on voulait : on ne saurait nier que l’avancement, à partir de ce moment, dépend uniquement d’influences non militaires.

Qu’en résulte-t-il ? D’abord l’amoindrissement du commandement, qui n’a plus d’influence sur la carrière des officiers. Ceux-ci voient que leur avenir ne dépend plus de leur valeur militaire. Les uns, systématiquement écartés, perdent peu à peu le feu sacré, le zèle, se découragent, s’abandonnent, deviennent des serviteurs médiocres, ou bien quittent l’armée : le nombre des officiers qui ont ainsi abandonné la partie est effrayant et, il faut être sincère, ce sont souvent les meilleurs. N’est-ce pas, par exemple, une indignité de voir en disponibilité un officier comme le général Geslin de Bourgogne, dont un général allemand, von Bissing, disait en 1901 : « Il n’y a qu’en France où l’on puisse voir le premier général de cavalerie de l’Europe employé dans un port de guerre. » Le général de Bourgogne était alors encore en activité ; que dirait l’officier allemand aujourd’hui où « le premier général de cavalerie de l’Europe » est mis à l’écart ? Et combien d’autres pourrait-on citer dans toutes les armes et dans tous les grades ! Est-ce là un bon emploi de la force militaire du pays ? D’autres officiers, moins bien trempés, se font les cliens d’hommes politiques et s’avilissent, perdant ainsi de plus en plus la vertu nécessaire chez un chef, le caractère ; ces derniers sont comblés de faveurs. Par suite, depuis quelques années, on trouve à la tête de quelques-unes de nos grosses unités des chefs peu capables qui n’inspirent ni l’affection, ni la confiance. Ayant conscience de la méfiance qu’ils inspirent, ils ont le commandement dur et inégal. Enfin, pour ne pas s’attirer d’affaires, ils n’osent pas sévir à propos, et l’indiscipline gagne chaque jour du terrain. Il faut réellement que l’âme française ait un grand fond de jugement, de bon sens et d’amour du devoir pour que le mal ne progresse pas plus rapidement lorsque l’une des causes de l’indiscipline est la faiblesse du commandement.

Ce n’était pas tout de tenir les officiers par l’intérêt de leur carrière, il fallait abaisser leur prestige. Passons sous silence tous les écrits immondes où ils étaient et sont encore traînés dans la boue, écrits que le gouvernement a tolérés ; passons sous silence l’action dissolvante de la délation sollicitée et encouragée et prenons seulement les actes officiels. Une circulaire du 1er octobre 1900 supprima l’apport dotal exigé jusqu’alors de toute personne recherchée en mariage par un officier. On justifia cette mesure par cette seule phrase : « Les circonstances qui avaient motivé cette prescription n’existent plus aujourd’hui. » On se demande quelles sont ces circonstances ? Cette sage prescription avait pour objet de mettre l’officier à même de tenir son rang social honorablement ; supprimer cette garantie était un moyen de discréditer quelques-uns d’entre eux, ce qui rejaillirait sur les autres. Il n’y avait encore là qu’une atteinte matérielle ; bientôt la situation s’aggrava, au point de vue moral, par la facilité avec laquelle on permit de légitimer des liaisons anciennes ou de faire des mariages dans des familles d’une situation très inférieure. Non seulement on abaissait ainsi le niveau social du corps d’officiers, mais on amoindrissait l’esprit de solidarité qui prend sa source dans les relations entre les officiers et entre leurs familles. De là des jalousies qui portèrent rapidement leurs fruits.

Le 13 janvier 1905, une circulaire prescrivit de communiquer à l’avenir aux officiers toutes les notes qui leur étaient données par leurs chefs ; Il en résulta tout d’abord que les notes devinrent banales et rien, dès lors, ne saurait plus arrêter le ministre dans l’arbitraire de ses choix. Comment cette mesure était-elle motivée ? « On ne saurait se plaindre de l’application d’un principe d’honnêteté et de franchise. » Est-il permis d’exprimer plus brutalement dans une pièce officielle la suspicion du gouvernement à l’égard « de l’honnêteté et de la franchise » des chefs de l’armée ? Une pareille phrase n’est-elle pas un véritable soufflet ? Des sphères officielles, grâce à une propagande effrénée, la méfiance gagna le public dont l’opinion devint hostile aux officiers : ceux-ci, découragés et blessés, perdent l’énergie et la confiance en soi, ces deux qualités maîtresses chez des conducteurs d’hommes.

Il ne suffisait point d’abaisser les officiers, il fallait aussi les détacher de leur rôle militaire en les employant à des missions qui n’ont aucun rapport avec la préparation à la guerre. On augmenta leurs fonctions administratives, un jour en leur confiant certaines réparations au casernement, puis le blanchissage du linge, ensuite l’entreprise des lits militaires, etc. En même temps on en faisait des professeurs d’enseignement civique, eux qui ne sont même pas électeurs. Enfin, pour couronner l’œuvre, on leur imposa l’obligation de donner l’enseignement professionnel sur l’agriculture, le commerce, l’industrie, la mutualité, etc., leur enlevant intentionnellement ainsi les loisirs indispensables à leurs études militaires. Afin d’atteindre le but plus sûrement, de démilitariser l’armée, une circulaire prescrivit aux chefs de corps de signaler au ministre les officiers qui montreraient du zèle dans ces nouvelles fonctions, afin qu’il pût les récompenser. A eux donc les faveurs et l’avancement, et l’on s’étonnera si la valeur guerrière de nos unités s’affaiblit ! A toutes ces mesures susceptibles de nuire au prestige et à l’autorité du commandement, s’ajoute l’article 38 de la loi du 21 mars 1905, qui limite à quinze jours par an le nombre des journées de permission qu’un chef de corps peut accorder à chaque homme. On enlevait au commandement son plus puissant levier, en France du moins, la récompense ; on ne lui laissait que le droit de punir. Tout cela paraissant encore insuffisant, un décret récent sur les honneurs et préséances enlève à nos chefs le dernier prestige qui leur était laissé. Les préséances sont pourtant le moyen le plus économique de payer les services d’hommes dévoués, plus sensibles à l’honneur qu’à l’argent. Ce décret est une véritable humiliation pour l’armée. Enfin nos officiers n’ont même plus les garanties que les fonctionnaires les plus infimes ont exigées et obtenues : des officiers ont été mis à la retraite d’office et, tout récemment encore, un colonel, sans qu’ils aient été entendus par leurs chefs, sans qu’ils aient pu se défendre, sans même qu’ils aient eu connaissance des motifs d’une décision qui brise leur carrière. Et l’on vient parler de justice, de garanties, de dignité humaine, lorsqu’il s’agit de mauvais sujets traduits en conseil de guerre !

Ayant profondément atteint l’armée en frappant à la tête, il fallait aussi la saper par le bas, par l’indiscipline. Conformément aux prescriptions du décret du 2 mai 1902, « lorsque les hommes des sections de fusiliers de discipline ont donné des preuves certaines d’amendement, ils sont admis dans un corps de troupe de leur arme d’origine. » L’effet de cette mesure se fit bientôt sentir : les disciplinaires réintégrés devinrent dans les régimens de véritables foyers d’infection et de contagion et détournèrent de leurs devoirs un grand nombre de jeunes gens faibles. Pourquoi prit-on cette mesure déplorable ? « L’opinion publique et le Parlement réclament avec instance que le courant d’humanité que traverse notre législation pénale s’étende aux militaires des compagnies de discipline. » Cette sensiblerie a pour effet la contamination d’un grand nombre de braves gens qui fussent restés sains hors du contact des pervertis. Voilà où conduit cette phraséologie soi-disant humanitaire, contraire à tout esprit de justice et de prudence sociale. Quelque temps après, une circulaire du 31 août 1903 prescrivait aux chefs de corps de « s’efforcer d’obtenir la discipline volontaire. » Voilà le grand mot lâché officiellement. Depuis lors, les chefs de corps n’osent plus sévir, et l’esprit de discipline fond peu à peu comme neige au soleil, d’autant plus que toutes les fois qu’un fait grave se produit, le ministre donne tort aux chefs. Il ne faut pas s’étonner si, la littérature malsaine et démoralisante aidant, la discipline faiblit. Chaque jour en apporte une preuve nouvelle ; il serait impossible au plus optimiste de le nier ; les faits s’accumulent. Il ne suffisait pas encore de saper la discipline par des mesures imprudentes, il fallait aussi supprimer la crainte du châtiment qui pouvait encore la maintenir quelque peu. Supprimons donc les conseils de guerre ! Cependant, à la suite des incidens du Midi, le gouvernement n’osa pas faire discuter son projet relatif à cette suppression ; il sentait que l’opinion émue ne le suivrait peut-être pas. Mais on oublie vite, et tout dernièrement le Conseil général d’un département émit un vœu demandant au gouvernement de présenter son projet dès la rentrée des Chambres.

Ce n’est pas tout encore. Nous avons vu la politique maîtresse de l’avancement des officiers ; elle s’infiltre aussi dans les rangs inférieurs. Conformément aux prescriptions d’une circulaire du 24 juillet 1903 et d’une instruction du 14 septembre 1906, les congés de soutiens de famille, les devancemens d’appel et les ajournemens des réservistes, les permissions pour les moissons ne sont plus accordés par les chefs de corps sans l’avis favorable du préfet. Malheur aux familles taxées de tiédeur envers le gouvernement par les délégués qui, dans chaque commune, sont les vils espions de la Préfecture ! Elles n’ont aucune justice à espérer. Jamais régime autocratique ne fut plus cynique.

Nous devons cette vérité au pays : l’armée se désorganise. Elle a tous les élémens nécessaires pour être la première du monde et, ce qui le prouve, c’est sa résistance même aux persistans efforts de ses ennemis intérieurs. Tandis que l’Allemagne fait tout pour créer, entretenir et fortifier la valeur morale collective de son armée, nous démolissons tout pierre par pierre. Il est temps, il est grand temps de nous ressaisir ; le mal n’est pas encore incurable ; n’attendons pas qu’il le devienne. Jusqu’ici, les jeunes gens incorporés à vingt et un ans n’ont pas encore été contaminés ; ils forment d’excellens soldats chez lesquels on éveille facilement les qualités natives endormies, les nobles ardeurs étouffées. Seuls les réservistes sont touchés, empoisonnés par les orateurs de ces réunions publiques où le drapeau tricolore est planté dans le fumier, où le mot de patrie est ridiculisé. Mais il est facile de constater, chez les jeunes gens de quinze à seize ans et au-dessous, les effets du poison versé sur toute une génération par certains instituteurs acquis aux funestes doctrines de l’internationalisme. Ils ne sont qu’une minorité, dira-t-on : nous voulons bien le croire ou plutôt l’espérer ; mais c’est une minorité fort active, démoralisante au plus haut degré.

Le tableau que nous traçons n’est pas poussé au noir ; il est vrai. Cependant, nous nous garderions d’étaler aux yeux la plaie qui nous ronge, si nous en estimions la guérison impossible. Il y a dans la nation française une force intérieure, une vitalité trop grandes pour qu’il y ait lieu de désespérer et nous avons cette conviction profonde que le remède est facile à trouver, et que ses effets se feront sentir rapidement si on veut l’appliquer vigoureusement. La première chose à faire est d’arrêter tout de suite et énergiquement l’éducation antipatriotique et sans idéal donnée par quelques instituteurs. L’esprit des enfans reçoit facilement des empreintes ineffaçables. Ici ni demi-mesure, ni faiblesse : tout éducateur qui se refuse à développer chez l’enfant l’amour de la patrie, l’esprit de sacrifice, la notion stricte du devoir, doit être immédiatement exclu du corps enseignant : il faut à tout prix atteindre le mal à sa source. Pour compléter cette œuvre salutaire, il convient de s’occuper aussi de l’éducation politique, sociale et économique de ce peuple ouvrier qu’on abandonne aujourd’hui, sans défense, aux professeurs de socialisme et d’anarchie. Ces ouvriers sont intelligens et très aptes à ouvrir leur esprit aux saines doctrines, à être soustraits aux utopies dangereuses ; il y a là une belle campagne à entreprendre pour notre jeunesse éclairée et active, et, si cette campagne est bien menée, sous l’action de l’initiative privée, les résultats ne tarderont pas à se faire sentir.

D’un autre côté, il est temps de rétablir le prestige et l’autorité du commandement. Avant tout, il faut apporter la justice dans l’avancement des officiers et accorder cet avancement au seul mérite militaire. On devra prendre aussi toutes les mesures susceptibles de donner la cohésion au corps d’officiers de l’armée active, de la réserve et de l’armée territoriale. Il faut enfin réveiller dans tous les esprits le sentiment offensif, nous dirons même le sentiment agressif qui donne tant d’avantages au début d’une campagne. Telle est l’œuvre morale à accomplir sans retard.

Nous terminerons en esquissant en quelques mots les mesures pressantes qui s’imposent au point de vue de notre organisation matérielle. Les plus importantes et les plus urgentes sont : la première, de compléter et de modifier la loi du 21 mars 1905, de manière à assurer, le nombre indispensable de rengagemens ; la seconde d’organiser notre corps d’état-major en vue de la guerre. Il faudra songer en même temps à renforcer notre couverture. Les Allemands ne sauraient en prendre ombrage, car ils savent fort bien que le retard initial de notre mobilisation, dû à notre constitution même, ne peut être compensé que par le renforcement de nos forces de la frontière. On objectera qu’à cette mesure les Allemands répondront en renforçant aussi leur couverture, et que nous nous trouverons toujours dans la même situation réciproque. Ce n’est pas tout à fait exact ; la frontière a une étendue limitée, et il arrivera forcément un instant où la supériorité numérique n’aura plus d’importance. Il importe au plus haut point d’augmenter notre artillerie de campagne, mais il serait illusoire de le faire avant d’avoir assuré très largement nos approvisionnemens en munitions. Enfin il y a lieu de compenser notre infériorité en cavalerie, en constituant des bataillons cyclistes, le seul élément capable de donner à nos divisions de cavalerie le supplément de forces qui leur est indispensable. En dernier lieu, il faut absolument prendre les mesures nécessaires pour empêcher la violation de notre territoire au début d’une campagne, violation qui nous priverait de toutes les ressources militaires de la zone envahie.

Quand toutes ces mesures seront prises, quand le moral de la collectivité que forme l’armée sera rétabli, — et ce n’est pas là une œuvre de longue haleine, — nous serons en mesure de considérer avec calme, sans la moindre anxiété, la perspective d’une guerre, confians dans notre force.

Concluons. L’Allemagne aura toujours sur nous l’avantage du nombre et celui de la valeur combative supérieure de ses unités due à sa loi de recrutement. Mais nous pouvons compenser ces avantages en utilisant les précieuses qualités de race qui nous sont propres, et en développant la valeur morale de la collectivité armée par tous les moyens. Toute cette action morale se résume en un mot : « Sus aux désorganisateurs ! » et, demain, la France sera plus forte que jamais.


GENERAL H. LANGLOIS.


  1. Ce nombre sera atteint seulement en 1910.
  2. Certains documens portent le chiffre de 583 batteries.
  3. Si nous comprenions dans la couverture la 2" division bavaroise à Landau, cela porterait à 14 p. 100 les forces d’infanterie affectées à cette mission.
  4. Nous supposons ainsi pour nous un retard initial de douze heures seulement ; c’est bien un minimum.
  5. Aux grandes manœuvres de cette année, les Allemands, à titre d’essai, ont fait parvenir aux troupes le pain et la viande, par chemin de fer, presque sur le champ de bataille. N’est-ce pas là un indice de leurs intentions ?