Nourritures terrestres/Envoi

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Mercure de France (p. 209-210).

ENVOI

Nathanaël, à présent jette mon livre. Émancipe-t’en. Quitte-moi. Quitte-moi ; maintenant tu m’importunes ; tu me retiens ; l’amour que je me suis surfait pour toi m’occupe trop. Je suis las de feindre d’éduquer quelqu’un d’autre. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi ? — C’est parce que tu diffères de moi que je t’aime ; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi. Éduquer ! — Qui donc éduquerais-je, que moi-même ? Nathanaël, te le dirai-je ? je me suis interminablement éduqué. Je continue. Je ne m’estime jamais que dans ce que je pourrais faire.

Nathanaël, jette mon livre ; ne t’y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n’aurais pas de faim pour les manger ; si je te préparais ton lit, tu n’aurais pas sommeil pour y dormir.

Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu ne sens qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres.