Nourritures terrestres/Livre V

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Mercure de France (p. 115-135).

LIVRE V

LA FERME

I

Pluvieuse terre de Normandie ; campagne domestiquée…

Tu disais : nous nous posséderons au printemps, sous telles branches que je connais ; tel lieu couvert et plein de mousses ; il sera telle heure du jour ; il fera telle douceur de l’air, et l’oiseau qui l’an dernier y chantait, chantera. — Mais le printemps vint tard cette année ; l’air trop frais proposait une joie différente.

L’été fut languissant et tiède — mais tu comptais sur une femme, qui ne vint pas. Et tu disais : cet automne du moins compensera ces mécomptes et consolera mes ennuis. Elle n’y viendra pas, je suppose — mais du moins rougiront les grands bois. Certaines journées encore douces, j’irai m’asseoir au bord de l’étang, où, l’an passé, tant de feuilles mortes tombèrent. J’attendrai l’approche du soir… D’autres soirs je descendrai sur les lisières où les derniers rayons se reposeront… Mais l’automne fut pluvieux cette année ; les bois pourris ne se colorèrent qu’à peine, et sur les bords de l’étang débordé tu ne pouvais venir t’asseoir.

*

Cette année, je fus sans cesse occupé sur les terres. J’assistais aux récoltes et aux labours. Je pus voir l’automne avancer. La saison était incomparablement tiède, mais pluvieuse. Vers la fin de septembre, une effrayante bourrasque qui n’arrêta pas de souffler durant douze heures, sécha les arbres d’un seul côté. Peu de temps après les feuilles qui étaient restées à l’abri du vent se dorèrent. Je vivais si loin des hommes que cela me parut aussi important à dire que n’importe quelle passion.

*

Il y a des jours et d’autres jours encore. Il y a des matins et des soirs.

— Il y a des matins où l’on se lève avant l’aube, — plein de torpeur. Ô ! gris matin d’automne, où l’âme s’éveille non reposée, si lasse et d’une si brûlante veillée, qu’elle souhaite dormir encore et suppute le goût de la mort. — Demain je quitte cette campagne qui grelotte ; l’herbe est pleine de givre…… Je sais, comme les chiens qui dans des cachettes de terre ont gardé du pain et des os pour leur faim, je sais où me trouver telles voluptés réservées. — Sortir : — je sais, au tournant creux du ruisseau, un peu d’air tiède ; au-dessus de la barrière du bois un tilleul d’or pas encore dépouillé. Un sourire et une caresse de main au petit garçon de la forge, sur le chemin de son école… L’odeur, plus loin, d’une abondance de feuilles tombées. Une femme à qui je puis sourire ; près de la hutte, un baiser à son petit enfant. Le bruit des marteaux de la forge qui l’automne s’entend de très loin…… Est-ce tout ? — Ah ! dormons ! — c’est trop peu de chose — et je suis trop las d’espérer……

*

Départs horribles dans la demi-clarté d’avant l’aube. Grelottement de l’âme et de la chair. Vertige. On cherche ce qu’on pourrait bien emporter encore. — Qu’aimes-tu tant dans les départs, Ménalque ? — Il répondit : L’avant-goût de la mort. Non certes ce n’est pas tant voir autre chose, que me séparer de tout ce qui ne m’est pas indispensable. Ah ! de combien de choses, Nathanaël, on aurait encore pu se passer ! Âmes jamais suffisamment dénuées, pour être enfin suffisamment emplies d’amour — d’amour, d’attente et d’espérance, qui sont nos seules vraies possessions. — Ah ! tous ces lieux où l’on aurait tout aussi bien pu vivre ! Lieux où foisonnerait le bonheur. Fermes laborieuses ; travaux inestimables des champs ; fatigue ; immense sérénité du sommeil….. Mais partons ! Il suffit d’un malheureux pour tout gâter. L’effort de l’homme est méprisable. Je n’en estime jamais qu’un entre tous et c’est toujours n’importe qui.

II

Le Voyage en diligence

J’ai quitté mes vêtements de la ville, qui m’obligeaient à garder trop de dignité.

*

Il était là, contre moi ; je sentais aux battements de son cœur que c’était une créature vivante, et la chaleur de son petit corps me brûlait. Il dormait contre mon épaule ; je l’entendais respirer J’étais gêné par la douceur de son haleine, mais je ne bougeais point de peur de l’éveiller. Sa tête délicate ballottait aux grands cahots de la voiture où nous étions horriblement entassés ; les autres aussi dormaient encore, épuisant un reste de nuit. — Certes oui, j’ai connu l’amour, l’amour encore et beaucoup d’autres ; mais de cette tendresse d’alors est-ce que je ne pourrai rien dire ? — Certes oui, j’ai connu l’amour. —

Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde ; je me suis épris de tendresse pour tout ce qui ne sait où se chauffer, et j’ai passionnément aimé tout ce qui vagabonde.

*


Il y a quatre ans, je me souviens, je passai la fin d’un jour dans cette petite ville que je retraverse à présent ; la saison était, comme à présent, l’automne ; ce n’était non plus pas un dimanche et l’heure chaude était passée.

Je me promenais, je me souviens, comme à présent, dans les rues, jusqu’à ce que sur le bord de la ville s’ouvrit un jardin en terrasse dominant la belle contrée.

Je suis la même route et je reconnais tout — je remets mes pas sur mes pas et mes émotions… : Il y avait un banc de pierre ou je m’assis. — Voici, — J’y lisais. Quel livre ? — ah ! : Virgile. — Et j’entendais monter le bruit des battoirs des laveuses. — Je l’entends. — L’air était calme, — comme aujourd’hui.

Les enfants sortent de l’école ; je m’en souviens. Des passants passent, comme ils passèrent. Le soleil se couchait ; voici le soir ; et les chants du jour vont se taire……

C’est tout.

Mais, dit Angèle, cela ne suffit pas pour faire une poésie……

Alors laissons cela, répondis-je.
*

— Nous avons connu le lever hâtif d’avant l’aube.

Le postillon attelle les chevaux dans la cour. Des seaux d’eau lavent le pavé ! Bruit de la pompe.

Tête enivrée de qui n’a pu dormir à force de pensées. Lieux que l’on doit quitter ; petite chambre ; ici, pendant un instant, j’ai posé ma tête ; j’ai senti ; j’ai pensé ; j’ai veillé. — Qu’on meure ! et qu’importe où ; — dès qu’on ne vit plus, c’est n’importe où et nulle part. — Vivant, je fus ici… Chambres quittées ! Merveilles des départs que je n’ai jamais voulu tristes. Une exaltation me vint toujours de la possession présente de ceci. — À cette fenêtre, penchons-nous donc encore un instant… Il vient un instant de partir. Celui-ci je le veux immédiatement qui le précède… pour me pencher encore dans cette nuit presque achevée, vers l’infinie possibilité du bonheur…

Instant charmant, verse à l’immense azur un flot d’aurore…

La diligence est prête. Partons ! — que tout ce que je viens de penser se perde comme moi dans l’étourdissement de la fuite… Passage de forêt — zone de températures parfumées. Les plus tièdes ont l’odeur de la terre ; les plus froides, l’odeur des feuilles rouies. — J’avais les yeux fermés ; je les rouvre. Oui : voilà les feuilles ; voici le terreau remué…

Strasbourg.

Ô ! « folle cathédrale » — avec ta tour aérienne ! — du sommet de ta tour, comme d’une nacelle balancée, on voyait sur les toits les cigognes
balancée, on voyorthodoxes et compassées
balancée, oavec leurs longues pattes,
lentement, — parce que c’est très difficile de s’en servir.

Auberges.

La nuit j’allais dormir au fond des granges ; Le postillon venait me retrouver dans le foin.

Auberges.
… à mon troisième verre de kirsch, un sang plus chaud commença de circuler sous mon crâne ;
à mon quatrième verre, je commençai de ressentir cette légère ivresse qui, rapprochant tous les objets les mettait à portée de ma prise ;
au cinquième, la salle où j’étais, le monde, me sembla prendre enfin des proportions plus sublimes, où mon sublime esprit, plus librement, évoluait ;
au sixième verre, en étant un peu fatigué, je m’endormis.

(Toutes les joies de nos sens ont été imparfaites comme des mensonges.)

Auberges.

J’ai connu le vin lourd des auberges, qui revient avec un goût de violette, et procure le sommeil de midi ; j’ai connu l’ivresse du soir, quand il semble que toute terre vacille sous le seul poids de votre puissante pensée. —

Nathanaël, je te parlerai de l’ivresse. — Nathanaël, souvent le plus simple assouvissement me fut une ivresse, tant, avant, j’étais ivre déjà de désirs. Et ce que je cherchais sur les routes, ce n’était pas d’abord tant une auberge que ma faim.


Ivresses — du jeûne, quand on a marché de très bon matin, et que la faim n’est plus un appétit mais un vertige ; ivresse de la soif, lorsqu’on a marché jusqu’au soir.

Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme une débauche et je goûtais après, lyriquement, l’intense sensation de ma vie. Alors, l’apport voluptueux de mes sens faisait de chaque objet qui les touchait, comme mon palpable bonheur.

J’ai connu l’ivresse qui déforme légèrement les pensées… Je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. — Je me souviens d’un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement. D’autres fois c’en était deux qui, parallèles, semblaient vouloir croître ainsi pour jusqu’au fond de l’éternité.

J’ai connu l’ivresse qui vous fait croire meilleur, plus grand, plus respectable, plus vertueux, plus petit, etc. — que l’on n’est.


Automnes.

Il y avait de grands labours dans les plaines. Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux lassés prenaient une allure plus lente. Chaque soir m’enivrait comme si j’y sentais pour la première fois l’odeur de la terre. J’aimais alors m’asseoir au talus de l’orée, parmi les feuilles mortes ; écouter les chants du labour, regardant le soleil exténué s’endormir au fond de la plaine. —

Saison humide ; pluvieuse terre normande…

Promenades. — Landes, mais sans âpreté. — Falaises. — Forêts. — Ruisseau remonté. Repos à l’ombre ; causeries. — Fougères rousses.

Ah ! pensions-nous, — que ne te rencontrâmes nous en voyage, prairie, et que nous eussions voulu traverser à cheval. (Elle était complètement entourée de forêts.)

Promenades le soir.

Promenades la nuit. —

Promenades.

Être me devenait énormément voluptueux. J’eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ; celles des poissons et des plantes. Sur toutes joies des sens j’enviais celles du toucher. —

Un arbre isolé, dans une plaine, à l’automne, complètement environné d’ondée ; ses feuilles roussies tombaient : je pensais que l’eau abreuvait pour longtemps ses racines, dans la terre profondément imbibée. — À cet âge mes pieds nus étaient friands du contact de la terre mouillée, du clapot des flaques, de la fraîcheur ou de la tiédeur de la boue. — Je sais pourquoi j’aimais tant l’eau et surtout les choses mouillées : c’est que l’eau plus que l’air nous donne la sensation immédiatement différente de ses températures variées. — J’aimais les souffles mouillés de l’automne… Pluvieuse terre de Normandie !…

*
La Roque.

Les chariots sont rentrés chargés de moissons odorantes.

Les greniers se sont emplis de foin.

Chariots pesants, heurtés aux talus, cahotés aux ornières ; que de fois vous me ramenâtes des champs, couché sur les tas d’herbes sèches, avec les rudes garçons faneurs.

Quand pourrai-je, ah ! couché sur les meules, attendre encore le soir venir ? —

Le soir venait ; on arrivait aux granges — dans la cour de la ferme où les derniers rayons s’attardaient.

III

La Ferme

Fermier !

Fermier ! chante ta ferme. — Je veux m’y reposer un instant — et rêver, auprès de tes granges, à l’été que les parfums des foins me rappelleront.

Prends tes clefs — une à une — ouvre-moi chaque porte…

La première est celle des granges…

Ah ! que si les temps sont fidèles !… ah ! que dans la chaleur des foins ne reposé-je près de la grange !… au lieu de, vagabond, à force de ferveur, vaincre l’aridité du désert !… J’écouterais les chants des moissonneurs, et je verrais, tranquille, rassuré, les moissons, provisions inestimables, rentrer sur les chariots accablés — comme d’attendantes réponses aux questions de mes désirs. Je n’irais plus chercher de quoi les rassasier dans la plaine ; ICI je les gorgerais à loisir.

Il est un temps de rire — et il est un temps d’avoir ri.

Il est un temps de rire, certes — puis de se souvenir d’avoir ri.

Certainement, Nathanaël, c’était moi-même, moi, pas un autre, qui regardais ces mêmes herbes s’agiter — ces herbes maintenant, qui pour l’odeur des foins sont flétries, comme toutes les choses coupées — ces herbes vivre, être vertes et blondes, se balancer au vent du soir. — Ah ! que ne revenir au temps où couchés au bord des pelouses… l’herbe profonde accueillait notre amour. — Le gibier circulait sous les feuilles ; chacune de ses sentes était une avenue ; et quand je me penchais et regardais de près la terre, de feuille en feuille, de fleur en fleur je voyais une multitude d’insectes.

Je connaissais l’humidité du sol à l’éclat du vert et à la nature des fleurs ; tel pré se constellait de marguerites ; mais les pelouses que nous préférions et dont profitait notre amour étaient toutes blanchies d’ombelles, les unes légères, les autres, celles de la grande verse, opaques et puissamment élargies. Vers le soir, elles semblaient, dans l’herbe devenue plus profonde, flotter, comme des méduses luisantes, libres, détachées de leur tige, soulevées par la brume montante.

*

La seconde porte est celle des greniers :

Monceaux de grains, je vous louerai — mes fermes sont closes ! — Céréales ; blés roux : richesse dans l’attente, inestimable provision. — Que notre pain s’épuise ! Greniers, j’ai votre clef. Monceaux de grains, vous êtes là. Serez-vous tous mangés avant que ma faim ne se lasse ? — Dans les champs les oiseaux du ciel, dans le grenier les rats — et tous les pauvres à nos tables… En reste-t-il jusqu’au bout de ma faim… ? — Grains, je garde de vous une poignée ; je la sème en mon champ si fertile ; je la sème en la bonne saison ; un grain en produit cent, un autre mille… Grains ! où ma faim abonde, grains ! vous aurez surabondé ! — Blés qui poussez d’abord comme une petite herbe verte, dites quel épi jaunissant portera votre tige courbée ! — Chaume d’or, aigrettes et gerbes — poignée de grains que j’ai semés…

*

La troisième porte est celle de la laiterie :

Repos ; silence ; égouttement sans fin des claies où les fromages se rétrécissent ; tassement des mattes dans les manchons de métal ; par les jours de grande chaleur de juillet, l’odeur du lait caillé paraissait plus fraîche et plus fade… non, pas fade : — mais d’une âcreté si discrète et si délavée qu’on ne la sentait qu’au fond des narines et déjà plus goût que parfum.

Baratte qu’on entretient de la plus grande propreté. Petits pains de beurre sur des feuilles de choux ; — mains rouges de la fermière ! fenêtres toujours ouvertes, mais tendues de toiles en métal pour empêcher les chats et les mouches d’entrer. Les jattes sont alignées, pleines de lait toujours plus jaune jusqu’à ce que toute la crème en soit montée. — La crème affleure lentement ; elle se boursoufle et se ride et le petit-lait s’en dépouille. Quand il s’en est complètement appauvri on enlève… (Mais, Nathanaël, je ne peux te raconter tout cela. — J’ai un ami qui fait de l’agriculture et qui pourtant en parle merveilleusement ; — il m’explique l’utilité de chaque chose et m’enseigne comme quoi même le petit-lait n’est pas perdu.) (En Normandie on le donne aux porcs, mais il paraît qu’il y a mieux à en faire que ça.)

*

La quatrième porte ouvre sur l’étable :

Elle est intolérablement tiède, mais les vaches sentent bon… Ah ! que ne suis-je au temps où, avec les enfants du fermier dont la chair en sueur sentait bon, au temps où nous courions entre les jambes des vaches ; nous cherchions des œufs dans le coin des rateliers ; nous regardions, pendant des heures les vaches ; nous regardions choir, éclater les bouses ; on pariait à celle qui fienterait la première, et un jour je m’enfuis terrifié parce que je crus qu’il y en avait une qui allait tout d’un coup faire un veau.

*

La cinquième porte est celle du fruitier :

Devant une baie de soleil, les raisins sont pendus à des ficelles ; chaque grain médite et mûrit, rumine en secret la lumière ; il élabore un sucre parfumé. — Poires, amoncellement des pommes. — Fruits ! j’ai mangé votre pulpe juteuse ; j’ai rejeté les pépins sur la terre ; qu’ils germent ! pour nous redonner le plaisir. Amande délicate ; promesse de merveille ; nucléole ; petit printemps qui dort en attendant. Graine entre deux étés ; graine par l’été traversée. — Nous songerons après, Nathanaël, à la germination douloureuse (l’effort de l’herbe pour sortir du grain est admirable). — Mais émerveillons-nous à présent de ceci : chaque fécondation s’accompagne de volupté. Le fruit s’enveloppe de saveur ; et de plaisir toute persévérance à la vie. Pulpe du fruit, preuve sapide de l’amour !

*

La sixième porte est celle du pressoir :

Ah ! que ne suis-je étendu, maintenant, sous le hangar — où la chaleur défaille — près de toi, parmi la pressure des pommes, parmi les âcres pommes pressurées. Nous chercherions, ah ! Sulamite ! si la volupté de nos corps, sur les pommes mouillées, est moins prompte à tarir, plus prolongée, sur les pommes, — soutenue par leur odeur sucrée… Le bruit de la meule berce mon souvenir…

*

La septième porte ouvre sur la distillerie :

Pénombre ; foyer ardent ; machines ténébreuses ; — le cuivre des bassines surgit. Alambic ; sa suppuration mystérieuse précieusement recueillie. (J’ai vu de même recueillir la résine des pins, la gomme maladive de merisiers, le lait des figuiers élastiques, le vin des palmiers étêtés.) — Fiole étroite ; toute une vague d’ivresse, en toi, se concentre, déferle ; l’essence, avec tout ce qu’il y avait de délicieux, de puissant dans le fruit ; de délicieux et de parfumé dans la fleur. — Alambic ; ah ! goutte d’or qui va suinter. (Il y en a de plus sapides que le jus concentré des cerises ; d’autres parfumées comme les prés.) Nathanaël ! c’est là vraiment une vision miraculeuse ; il semble qu’un printemps tout entier se soit ici tout concentré… Ah ! que mon ivresse à présent théâtralement me le déploie. Que je boive, enfermé dans cette salle très obscure et dont je ne m’apercevrai plus — que je boive de quoi redonner à ma chair — et pour libérer mon esprit, la vision de tout l’ailleurs que je souhaite…

*

La huitième porte est celle des remises.

— Ah ! j’ai brisé ma coupe d’or — je me réveille — l’ivresse n’est jamais qu’une substitution du bonheur : — Berlines ! toute fuite est possible ; traîneaux, pays glacé, j’attelle à vous mes désirs. — Nathanaël, nous irons vers les choses ; nous atteindrons successivement à tout. Nous ne nous arrêterons que délicieusement. J’ai de l’or dans les fontes de ma selle ; dans mes coffres des fourrures qui feraient presque aimer le froid. Roues ! qui compterait vos tours dans la fuite. Calèches, maisons légères, pour nos délices suspendues, que notre fantaisie vous enlève ! Charrues, que des bœufs sur nos champs vous promènent ! creusez la terre comme un boutoir : le soc inemployé dans le hangar se rouille, et tous ces instruments… Vous toutes, possibilités oisives de nos êtres, en souffrance, attendant — attendant que s’attelle à vous un désir, — pour qui veut des plus belles contrées…

Qu’une poussière de neige nous suive, que soulèvera notre rapidité… Traîneaux ! j’attelle à vous tous mes désirs…

*

La dernière porte ouvrait sur la plaine.

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