Nous tous/Darcier

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 72-75).


XXXI

DARCIER


Nymphe dont l’œil ébloui
Semble un diamant,
La Chanson perd aujourd’hui
Son dernier amant.

Elle ne verra jamais
Un autre Darcier,
Et ne sait plus désormais
Que balbutier.

Oh ! Darcier ! je le revois !
Le rythme précis
Se dessinait dans sa voix
Aux sons adoucis.


Pourtant courbé sous le dieu,
Pâle, ivre de jour,
Il était brûlé du feu
D’un immense amour.

Peuple, du peuple fourbu
Dévorant les pleurs,
On eût dit qu’il avait bu
Toutes ses douleurs,

Et de sa lèvre, ô tourment
Providentiel !
Pressé douloureusement
L’éponge de fiel.

Dans ses chants éblouissants
De haine et d’orgueil,
On entendait les accents
Des mères en deuil,

Judas, hypocrite et roux,
Comptant ses écus,
Et les sanglots de courroux
De tous les vaincus.


Tous ces martyres hurlants,
Tous ces pleurs, l’affront
D’Ève, dont les flancs sanglants
Toujours saigneront ;

Il en voulait en effet
Prendre la moitié,
Car ce génie était fait
Surtout de pitié.

On entendait dans sa voix
Qu’en vain nous pleurons,
Des Marseillaises, parfois
Des bruits de clairons,

Le cri de la Vérité
Superbe et fatal
Et le regret irrité
Du sombre Idéal.

Aussi parmi nous fut-il,
Et nul n’a dit : non,
Un artiste fier, subtil,
Digne de ce nom,


Donnant, ce consolateur,
Pour nous enchanter,
Le spectacle d’un chanteur
Qui savait chanter !


28 décembre 1883.