Nous tous/Michelet

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 167-169).
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LXII

MICHELET


Michelet, qui peignit la mer
Et les tumultueuses moires
Dont s’éblouit le flot amer,
Nous revient, jeune, en ses Mémoires.

Oh ! jadis, tordu par le vent
De l’incantation magique,
Plongé, palpitant et vivant,
Dans l’Histoire au gouffre tragique,

Il la vécut, il la souffrit,
Tout pâle de ce qu’il enseigne,
Ayant dans son vaillant esprit
Les douleurs du peuple qui saigne ;


Guerroyant avec Jeanne d’Arc
Et faisant fuir l’Anglais superbe
Et, lorsque Louis dans son parc
Triomphait, se nourrissant d’herbe.

Avec ses mots heurtés, flottants,
Éloquents en d’étranges suites,
Je le vois, pâle et maigre, au temps
De ses leçons sur les Jésuites.

Sa parole en flots lumineux
Roulait, assujettie au nombre,
Et ses beaux yeux vertigineux
Avaient l’air de deux grands trous d’ombre.

Plus tard, revenu des enfers
Que la sombre Histoire devine,
Et des doux paradis offerts
Par la nature âpre et divine ;

Ayant vu les charmants réseaux
Que la mer tremblante reflète
Et les feuillages pleins d’oiseaux
Et la montagne violette ;


Quand d’un pas cruel et pressé
Vint derrière lui l’âge austère, —
Indulgent, pensif, engraissé,
Ne voulant pas encor se taire

Ni cesser d’être un voyageur,
Proie offerte à la vie ardente,
Il eut alors un air songeur
De vieille femme, — comme Dante.


11 février 1884.