Nouveau Dictionnaire de la langue française de Dochez/Tome 1a

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Tout exemplaire non revêtu de ma signature sera réputé contrefait.
L. Dochez


PARIS, IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ
RUE DES GRANDS AUGUSTINS.
NOUVEAU

DICTIONNAIRE

DE LA LANGUE FRANÇAISE

CONTENANT
LA DEFINITION DE TOUS LES MOTS EN USAGE, - LEUR ETYMOLOGIE – LEUR EMPLOI PAR EPOQUES – LEUR CLASSIFICATION
PAR RADICAUX ET DERIVES – LES MODIFICATIONS QU’ILS ONT SUBIES – LES IDIOTISMES EXPLIQUES
DEVELOPPES ET RANGES PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE – DE NOMBREUX EXEMPLES CHOISIS DANS LES AUTEURS ANCIENS ET MODERNES
ET DISPOSES DE MANIÈRE A OFFRIR L’HISTOIRE COMPLETE DU MOT AUQUEL ILS SE RATTACHENT
PAR
LOUIS DOCHEZ
PROFESSEUR DE LINGUISTIQUE
PRECEDE D’UNE INTRODUCTION PAR M. PAULIN PARIS, MEMBRE DE L’INSTITUT


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PARIS
LIBRAIRIE ECCLESIASTIQUE ET CLASSIQUE DE CH. FOUCAUT
RUE SAINT ANDRE DES ARTS, 47
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1860

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

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Depuis près de cinquante ans les dictionnaires se succèdent avec une rapidité remarquable, et chacun d’eux se flatte de l’emporter sur ses devanciers par le nombre de mots qu’il a consignés dans ses colonnes : il en résulte que si ces promesses étaient sérieuses, c’est-à-dire si la nomenclature donnait la mesure exacte des progrès de la langue, nos acquisitions dans le domaine des idées seraient hors de toute proportion avec nos conquêtes antérieures. Il ne faut croire ni à tant de richesses dans le présent ni à tant de misère dans le passé, car l’influence de notre idiome date de loin : son antique domination est attestée par les chants héroïques répétés au moyen âge sur tous les points de l’Eùrope, par l’emploi qu’en faisaient des voyageurs tels que Marco Polo, des politiques tels que Brunetto Latini. Il a suivi une série de développements plus ou moins sensibles il est vrai, mais qui tous, malgré certaines dérivations,. peuvent se rattacher au même point de départ et être ramenées à quelques lois générales. Il n’y a donc rien à dédaigner dans notre langue ; il faut savoir l’étudier à ses différentes phases, la suivre dans ses mouvements plus ou moins brusques, dans ses transformations plus ou moins heureuses. C’est la statistique de ces situations diverses et successives que nous avons voulu dresser. Nous avons réuni des travaux spéciaux, partiels, épars ; nous les avons coordonnés, soumis à un plan général, afin de populariser des connaissances réservées autrefois aux érudits, en nous conformant toutefois à l’ancien ordre alphabétique. Nous prenons donc la nomenclature actuelle, celle des lexiques le plus généralement acceptés, et à chaque mot nous demandons son origine, l’époque de son introduction dans la langue, le rôle qu’il y a joué avant celui dont il est maintenant en possession, les combinaisons dans lesquelles il est entré. La reconnaissance n’est pas toujours facile à faire. Tous les peuples qui se sont succédé ou qui ont coexisté sur le sol de notre pays, Celtes, Phéniciens, Grecs, Latins, Germains, ont apporté leur part contributive ; mais le tout a été façonné par la main de Rome, dont l’empreinte a laissé des traces si profondes, qu’après la décomposition de l’idiome officio-synthétique, la domination, resta encore au plat, latin du moyen âge. Les désinences latines, les cas bien ou mal appliqués déguisèrent encore les mots celtiques qui reparaissaient et les mots des nouveaux conquérants venus du Nord. Il faut donc dégager les éléments de cette enveloppe, souvent adhérente, et il est impossible d’y parvenir si l’on ne suit l’orthographe dans ses changements successifs, en remontant à l’origine : ainsi guetter s’est écrit gaiter ; au quinzième siècle, waiter, dans le roman de Rou, du douzième, l’on arrivé à wait, germanique ; ici le mot modernes se trouve ramené au mot ancien par des intermédiaires, et la transformation, si complète au premier aspect, se fait accepter, au moyen de transformations partielles. L’étymologie ainsi


traitée n’a plus rien d’arbitraire et de conjectural ; elle s’appuie sur l’histoire et sur la logique.

Pour la signification, nous descendons au contraire du point de départ à l’acception présente, en marquant les dates approximatives pour les temps anciens, et pour les époques plus rapprochées, en citant des exemples où la phrase peut être comprise de tous les lecteurs. Cette gradation offre également l’avantage de justifier les modifications, de préparer et faciliter les définitions ; aussi celles-ci termineront-elles chaque article. A la suite de chacun des mots composant la nomenclature, s’ouvrira une parenthèse dans laquelle seront comprises l’étymologie graduée, puis l’emploi successif, enfin la définition. Un avertissement spécial explique les divers signes typographiques employés pour ces distinctions.

Si notre langue, complexe dans ses éléments, est néo-latine par la loi de son développement, en parcourant ses productions de tous les siècles, on sent que ce qui l’anime, c’est l’esprit gaulois, esprit qui éclate aussitôt’que sont tombées les entraves romaines du style impérial et des chroniques ecclésiastiques, qui inspire les fabliaux, conduit la plume de Joinville, de Froissart, si dédaigneux pourtant des vilains, perce dans certaines façons du grand Bossuet et du féodal Saint-Simon, et qui détermine le plus ou moins de popularité de nos écrivains, selon qu’ils lui sont plus ou moins fidèles, ainsi qu’on peut le voir par Villon, Rabelais, Montaigne, la Fontaine, Molière et Paul-Louis Courier. Il s’exprime surtout par les idiotismes et les proverbes, que nous avons aussi rangés chronologiquement sous les mots auxquels ils se rattachent.

Ces dates, fournies par l’histoire d’un mot, servent encore à indiquer le mouvement des idées, le progrès ou le déclin des institutions, les fluctuations de l’opinion, les phases même de la civilisation.

Citons-en quelques exemples :

Baro, dans Cicéron, signifie lourd, stupide ; dans le scholiaste de Perse, c’est un goujat d’armée ; dans la loi salique, c’est le mâle, aut baro, aut fœmina ; dans les poèmes du cycle carlovingien, baron, c’est l’homme vaillant et fort, le chevalier combattant en champ clos ; plus tard, c’est le guerrier de la race conquérante ; enfin baron n’est plus qu’un titre nobiliaire.

Avant l’ère chrétienne, le barde occupe un rang dans la hiérarchie sacerdotale, ensuite il chante les héros ; au quatrième siècle après Jésus-CBrist, il enflamme la résistance des Gallois contre les Saxons ; au dixième, il occupe encore une place honorable ; mais au quatorzième, c’est un ménestrel, un parasite. La mystification de Macpherson le releva pour un instant à la fin du dix-huitième. Aujourd’hui c’est un terme de dérision.

Vassal, dans la chanson de Rolland, du onzième siècle, s’applique à Charlemagne. On sait que les feudistes lui donnent un tout autre sens.

Ville-Hardouin, au commencement du treizième siècle, appelle le fils de l’empereur de Constantinople un jeune valet. Après une certaine période ce terme ne s’applique qu’à un bas serviteur.

Catholique signifiait universel dans le sens ecclésiastique. Sous les dernjers Vallois il commence à être employé pour désigner une certaine excellence, une certaine légitimité : c’est le résultat des guerres religieuses. Aujourd’hui cette expression est une de nos locutions les plus usitées.

Bienfaisance est dû à l’abbé de Saint-Pierre.

Immoral figure pour la première fois dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie.

Languissament, appliqué à l’expression tendre des regards, apparaît dans l’édition de 1740 ; il est de madame de Tencin.

Naïveté est de la même époque.

Géneraliser, dans le sens intellectuel, ne vient qu’après la publication de l’Encyclopédie.

Se populariser est consigné dans le Supplément à l’édition de 1798 ; c’est un des mots produits par la révolution.

Les dates marquent aussi avec précision l’influence étrangère, par les importations faites dans la langue, comme on en signale au temps des croisades par les Arabes, sous les Valois par les Italiens, de nos jours par l’anglomanie.

Ce n’est pas tout : une fois devenus parties intégrantes de la langue, les mots, sous le rapport de leur structure et de


leur composition, se divisent encore en primitifs et en dérivés. Cette distribution est indiquée au moyen de signes de rappel ; de la sorte on pourra reconnaître au premier coup d’œil si un mot, créé par extension, est conforme à la loi de génération.

Ce Dictionnaire offre donc :

1° L’étymologie appuyée sur la logique et sur l’histoire ;

2° L’emploi des mots par époques, leurs modifications successives ;

3° Les idiotismes rangés chronologiquement, avec leurs altérations et leurs développements ;

4° La classification par radicaux et dérivés.

Cest-à-dire que dans un cadre resserré on trouvera l’état civil de la langue reproduit aux principales époques, avec les adjonctions nécessitées par les actes de naissance des nouveaux membres de la grande famille.

Nous avons pour cela compulsé tous les lexiques, depuis le commepcement du seizième siècle jusqu’à nos jours ; enfin nous avons profité des travaux publiés sur notre vieille langue par des linguistes éminents. Si nous avons tenu compte des vues ingénieuses et systématiques des Diez, des Orelli, des Vapereau, des Fauriel, des Ampère, nous ayons à rendre grâce surtout à des savants plus pratiques, tels que les Francisque Michel, les Pluquet, et particulièrement les Paulin Paris, dont les recherches profondes ont constamment guidé et soutenu notre marche.

DOCHEZ.



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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

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Il n’est pas aisé de saisir la langue française dans son origine, dans ses transformations, dans les nombreux incidents de son histoire. Aussi, malgré l’attrait que présentent les recherches philologiques, ne l’a-t-on jamais étudiée d’une manière absolue, générale. Ce n’est pas que nous manquions de bons vocabulaires et de grammairiens recommandables ; il y aurait de l’ingratitude à contester le rare mérite du Dictionnaire français-latin de Robert Estienne, dont on a plus tard reporté l’honneur sur les éditions faiblement augmentées de Jean Nicot ; Richelet et Furetière ont aussi fait preuve d’une savante et laborieuse sagacité[1] ; les arrêts portés par les Vaugelas, les Ménage et les Bouhours sur le bon et le mauvais emploi d’un petit nombre de locutions ont le double avantage d’être excellement écrits et solidement pensés ; enfin, de notre temps, on ne doit guère accorder moins d’autorité aux observations grammaticales de MM, Feydel, Legoarant et Francis Wey. Mais tous ces habiles critiques estiment la valeur des mots à la mesure de leur goût, ou du moins ils se contentent d’invoquer, à l’appui de leur jugement, des exemples récents et pour ainsi dire immédiats. Si l’on excepte le livre publié sur les Variations du langage français et la polémique dont ce livre est devenu l’occasion, nos linguistes ont toujours pensé que, pour décider de la bonne acception des mots, il était parfaitement inutile de remonter aux sources de la langue. A peine si, dans leurs décisions, ils reconnaissent l’influence des révolutions sociales, et s’ils veulent bien constater ce que les terrains précédemment parcourus ont apporté d’éléments nouveaux et de nuances inattendues dans les flots qui coulent devant nos yeux. D’après eux, l’histoire de notre langue commencerait au règne de François Ier et l’on ne doit s’attendre à trouver au delà qu’un idiome informe, tour à tour nourri des miettes quémandées à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie. Voltaire n’a-t-il pas cru découvrir que nous baragouinions un jargon, enfant démi-formé des Goths et des Normands ? Aujourd’hui nous connaissons mieux, sans doute, et nous apprécions plus justement les productions de notre Vieille littérature ; nous convenons volontiers que longtemps avant Malherbe nous avions de fort bons poètes, et longtemps avant Villon des romanciers assez habiles ; mais nous manquions d’un travail approfondi sur l’origine des mots consacrés, sur la date de leur introduction, sur leurs acceptions diverses, sur l’idée qu’ils rappelaient autrefois et sur l’idée qu’ils expriment aujourd’hui. C’est un livre de cette nature que le respectable et savant M. Dochez avait entrepris dans sa laborieuse retraite et que nous présentons aujourd’hui au public.

Afin de conserver à ce livre le caractère de précision et de net-


teté qui doit appartenir à tout ce qu’on écrit et ce qu’on dit dans notre pays, il semble à propos de ne pas commencer l’histoire des mots français au delà de leur origine immédiate. Dieu venant du latin Deus, il ne faut pas s’embarrasser l’esprit d’autres recherches pour découvrir si les Latins le recurent des Grecs, et ceux-ci des Hébreux, des Indiens et des Égyptiens. Depuis la grande épreuve philosophique du dix-huitième siècle, on se défie de tous les efforts entrepris pour arriver à l’origine des choses ; et c’est principalement quand on veut suivre la piste des mots jusqu’à leurs premières émanations qu’on est menacé de heurter contre la tour de Babel. Gardons-nous donc bien d’embrasser l’histoire générale de la parole humaine dans un ouvrage qui doit être consacré particulièrement à l’histoire de la langue française ; pour la vie la plus studieuse, la dernière tâche est encore assez longue.

Cette langue est née de l’élocution latine, tout le monde en convient. Une accentuation différente, fondée sur les habitudes d’un idiome antérieur, produisit, à une époque assez rapprochée de la conquête romaine, le dialecte italien, le dialecte» espagnol, le dialecte gallo-franc ou français. Dante, vers les premières années du quatorzième siècle, distinguait ces trois dialectes en langue de si, langue d’oc et langue d’oui (ou d’oil). Ces monosyllabes représentent en effet trois mots latins dont l’acception est parfaitement identique : si est la prononciation moderne de la particule sic ; ou celle d’illud ; oc celle de hoc. Et par cet exemple, décisif, puisqu’il exprima toujours la séparation des trois dialectes romans, on voit déjà qu’ils sont unis en même temps par un lien fraternel et qu’ils dérivent tous les trois directement de la langue latine, leur mère légitime.

Pour arriver à comprendre l’avénement de ces langues néo-latines, il faut admettre que le peuple romain dans le forum, et à plus forte raison les populations provinciales, ne respectaient pas toutes les règles de la syntaxe enseignée par les rhéteurs et justifiée par les écrits des Cicéron, des Salluste et des Virgile. En quoi différait, dans les beaux âges de la latinité, la langue parlée de la langue écrite ou pompeusement déclamée ? voilà ce qu’on ne saurait évaluer aujourd’hui. Seulement, d’après quelques inscriptions tracées par des citoyens assez. mauvais élèves des grammairiens d’Athènes et de Marseille, les unes antérieures à l’ère impériale, les autres contemporaines des Dèce et des Dioclétien, on peut, dès ces temps-là, constater l’usage commun de substituer aux chutes ou changements accidentels de désinence dans les noms et dans les verbes, un plus fréquent emploi des prépositions et des prénoms. Ces prépositions, ces prénoms, appartenaient moins peut-être à la pure élocution que les désinences accidentelles ; mais on en préférait l’usage dans le discours tempéré, pour suppléer à la mollesse qu’on mettait à prononcer les désinences ailleurs que dans les vers, les harangues pompeuses.

Et cette pente, une fois tracée, devint chaque jour plus sensible, jusqu’à ce qu’enfin les langues néo-latines sortirent tout armées, qu’on me passe cette expression ambitieuse, du front de Jupiter Capitolin. Les légions romaines les apportèrent aux Toscans, aux Gaulois, aux Espagnols ; ceux-ci les adoptèrent comme une sorte de consécration de toutes les idées que l’influence romaine faisait pénétrer dans leur intelligence. Mais ils gardèrent quelques expressions qui leur étaient chères ou qui répondaient mieux à ce qu’ils voulaient faire entendre. Et, d’un autre côté, l’accent propre aux soldats ou colons romains se trouva modifié dans leur bouche, même en dépit de leurs efforts, et comme on vient de le dire, d’après les souvenirs invétérés de l’idiome dont ils s’étaient volontairement détachés.

Quand on la rapprochait des langues tudesque, arabe ou celtique, cette nouvelle élocution romaine des Espagnols, des Toscans et des Francs n’était pas distinguée de la langue latine : dans ses rapports avec les livres de grammaire ou de littérature, les émules des anciens rhéteurs la désignèrent comme langue romaine vulgaire, rude ou rustique. Mais c’est à partir seulement du jour où l’on se hasarda à l’écrire et à lui reconnaître les conditions d’un idiome régulier et grammatiçal, qu’on se contenta de l’appeler simplement romane, et qu’il fut estimé possible de traduire en romain ou roman les livres latins.

Les plus anciennes phrases qu’on ait retrouvées jusqu’à présent de la langue latine rustique appartiennent au dialecte espagnol, adopté dans toute la partie méridionale des Gaules. C’est le fameux serment prononcé par Charles le Chauve, comme roi de Bourgogne, en son nom et au nom de ses guerriers, qui tous habitaient les provinces situées au delà de la Loire. Il est de l’année 842 ; toutefois, ce n’est pas, à proprement parler, une œuvre littéraire. Les premières lignes dignes de ce nom sont, dans la même langue d’oc, un fragment de Boèce, et dans la langue d’oui, une hymne de sainte Eulalie, qui ne doit pas être moins ancienne. L’hymne et le Boèce témoignent de l’état des deux langues au onzième siècle, et du plein usage où l’on était alors de faire des vers en français. Mais avant que deux moines obscurs s’avisassent de les composer, il existait nécessairement d’autres ouvrages d’un intérêt plus réel. Telles étaient les chansons d’aventure ou de gestes, qui, pendant plusieurs siècles, tinrent à nos Français lieu de toute histoire et pour ainsi dire de toute littérature.

C’était le dernier écho des traditions historiques et poétiques transportées par les Francs chez les Gallo-Romains ; car il est assez naturel de penser que les bardes germains n’avaient pas tardé à prendre la langue romaine pour interprète de leurs vieilles légendes aussi bien que de leurs idées nouvelles. Ils chantèrent donc en français ce que leurs pères avaient chanté en thiois ; puis, quand l’empereur Charlemagne vit les souvenirs nationaux menacés de perdre ainsi leur forme originale, il ordonna de les placer sous la sauvegarde de l’écriture, Par malheur il était déjà trop tard : les Francs étaient devenus Romains, et le recueil de vers allemands formé sous les yeux de Charlemagne se perdit avant qu’un seul copiste prît soin de le reproduire.

Ces premières chansons néolatines ou françaises durent conserver quelque chose de la précédente forme barbare, par exemple la division en couplets inégaux de vers assonants. Les gestes des Lorrains, d’Auberi le Bourgoin, d’Ogier le Danois et de Renaud de Montauban semblent ainsi venues des forêts de la Germanie. Mais bientôt, aux anciens souvenirs les ménétriers ajoutèrent d’autres récits empruntés, à l’histoire des temps plus rapprochés : sous le nom des hèros consacrés, ils retracèrent les faits nouvellement accomplis ; ou bien, actes et personnages contemporains, ils réfléchirent tout dans leur miroir poétique. Pendant même que les uns donnaient la préférence soit aux souvenirs de la Germanie, soit aux incidents de l’histoire de chaque jour, d’autres allèrent interroger les livres saints et les écrivains de l’antiquité, pour rapporter de cette étude les gestes d’Alexandre le Grand, de Judas Machabée et de Julius César. Habile à tirer d’agréables sons d’un instrument grossier, le jongleur se multipliait dans les comtés, les baronies ; après un instant de prélude, il promettait au cercle des auditeurs un beau récit des plus anciens ou des plus nouveaux, et si l’attention était vivement captivée, il s’arrêtait avec complaisance aux couplets le mieux accueillis, il en variait l’expression, il en répétait le fond sur d’autres rimes.

Dans ces premiers âges littéraires, l’art du déclamateur ou jongleur se confondait ainsi le plus souvent avec l’art du poëte ou trouveur. Les gestes même furent chantées longtemps avant qu’on s’avisât d’en rechercher les manuscrits. La raison en était bien simple : de Charlemagne à Louis le Gros, le nombre des lecteurs était fort rare, et plus rare encore le nombre de ceux qui savaient écrire. Aujourd’hui nous sourions de pitié à l’idée de cette merveilleuse ignorance ; l’écriture était une des bases fondamentales de notre société, nous ne comprenons pas une civilisation provignée sur


d’autres racines ; cependant nos ancêtres, engagés dans une voie que nos regards ne peuvent mesurer, et doués naturellement de facultés analogues à celles dont nous nous glorifions aujourd’hui, distinguaient peut-être des points de vue et des horizons aujourd’hui fermés à notre intelligence et même interdits à notré imagination. Quoi qu’il en soit, avant la première croisade, tout clerc, tout Français mis aux lettres dans son enfance devait choisir entre la Couronne de moine ou l’étole de prêtre ; quant au reste de la nation, c’est-à-dire, aux chevaliers et aux vilains, il leur suffisait de savoir manier l’épée ou la charrue. Ils semaient et combattaient pour les clercs ; les clercs écrivaient et lisaient pour eux.

Cependant une autre tribu partageait avec les clercs le privilége d’agir sur l’imagination, le cœur et la passion des gens du monde. Je veux parler des jongleurs, qui, le plus souvent, étaient des clercs détournés de leur première vocation par un goût prononcé de libertinage, et qu’on désignait volontiers pour cela sous le nom de mauclecrs. De leur séjour dans les écoles épiscopales ou monastiques, ils avaient retiré la science de la lecture et de l’écriture : ils en profitaient pour apprendre ou même composer de grands poëmes. On les recevait alors avec plaisir dans les châteaux, ou les accueillait avec intérêt dans les fêtes publiques. Ils étaient les hérauts, et les historiens de toutes les pompes de la chevalerie ; ils inauguraient, pour ainsi dire, l’investiture ou l’adoubement des hommes d’armes ; ils transmettaient la mémoire des tournois, des pèlerinages et des querelles féodales. Ainsi, pour suppléer à l’ignorance que semblait commander l’exercice constant de l’art militaire, les barons avaient des chapelains pour lire et écrire leurs lettres, des ménétriers pour alimenter chez leurs enfants la passion des armes et pour garder l’honneur de la famille. Chez les Francs, l’orgueil des ancêtres ayant toujours été comme indomptable, de la description des ornements tracés sut les boucliers l’art des jongleurs fit une langue particulière, celle du blason, que nous ne sommes pas encore bien décidés à désapprendre : sur ce point, j’en appelle au sentiment des lecteurs.

Nous comprenons difficilement comment ces jongleurs avaient choisi pour la grande poésie populaire un rhythme lourd et monotone, et comment leurs auditeurs pouvaient supporter ces longs couplets tombant sur la même assonance. Essayons de les justifier. Quant au rhythme, il fut d’abord chez eux plus libre et plus rapide que chez les rapsodes grecs, allemands, indiens : c’était un vers de cinq pieds, marquant l’hémistiche à la quatrième syllabe et permettant l’addition de deux syllabes muettes, l’une à l’hémistiche, l’autre à l’assonance. Le poëte, avant l’époque où ses chants furent écrits, pouvait allonger ou diminuer les mots, modifier leur dernière syllabe et, suivant les besoins du moment, faire parler la voyelle muette ou réduire au silence la consonne finale. Pour l’assonance elle-même, elle ne devint lourde et pénible qu’à partir du jour où l’on s’avisa de la perfectionner : quand les gestes étaient seulement déclamées, quand, personne ne sachant lire, personne ne songeait à demander le livret ou manuscrit, durant cet âge d’or de la ménestraudie, on n’exigeait pas une grande régularité dans la facture des vers ; que le récit fût agréable, que la mesure ne blessât pas des oreilles essentiellement indulgentes, l’œuvre était exécutée dans les règles. La rime exacte est née de l’usage de lire, et avant l’introduction de cet usage, la libre assonance des chansons de gestes offrait au trouvère des ressources qu’on eût alors vainement demandées à tout autre système métrique. Cela est si vrai, qu’encore aujourd’hui les récits burlesques composés par nos paysans dans plusieurs provinces à l’époque joyeuse du carnaval, affectent la forme des gestes primitives ; et c’est en couplets assonants d’une longueur indéterminée que sont livrées à l’hilarité publique les complaintes des maris battus par leurs femmes et autres épopées villageoises.

Les chansons de gestes en vers assonants sont nos plus anciens monuments littéraires et marquent la première époque de la langue française. Composées bien avant le treizième siècle pour le plus grand nombre, elles n’ont d’autre garantie d’authenticité, qu’une tradition orale, nécessairement incomplète ; il va donc sans dire que les manuscrits que nous en conservons, dus à des copistes contemporains de Philippe-Auguste ou de saint Louis, ne représentent pas la véritable date de la rédaction primitive. C’est pourtant

  1. 1 Furetière doit être mis au premier rang des auteurs malheureux. Il fut exclu de l’Académie pour le seul crime d’avoir voulu gagner de vitesse ses confrères en composant un immense dictionnaire. Son livre, proscrit en France, fut péniblement imprimé en Hollande ; Furetière ne le vit pas paraître, un trop juste ressentiment ayant beaucoup, abrégé ses jours. Le réfugié Basnage en a donné une seconde édition qu’on doit rechercher ; puis l’ouvrage reparut sous les auspices d’une compagnie religieuse longtemps accueillie par la faveur publique. La première édition du Dictionnaire dit de Trévoux est donc la troisième du Dictionnaire de Furetière, qui eut ainsi l’influence la plus décisive sur l’étude de la langue française. L’exil, la pauvreté, les humiliations de tout genre furent la seule récompense de tant de veilles. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui le plus beau sujet de prix serait un discours sur la vie et les ouvrages de Furetière ?