Nouveau Traité entre l’Angleterre et les États-Unis

La bibliothèque libre.



DIPLOMATIE ÉTRANGÈRE.

DU NOUVEAU TRAITÉ
ENTRE L’ANGLETERRE ET LES ÉTATS-UNIS.

Quand la nouvelle de la conclusion du traité de Washington est parvenue à Londres, la joie publique a d’abord été universelle et sans mélange. L’Angleterre semblait avoir un poids de moins sur le cœur. La querelle des frontières, que réglait la nouvelle convention, était comme un souvenir des anciennes guerres de l’indépendance ; c’était un dernier mot que les colonies émancipées avaient encore à dire à leur ancienne métropole. Le pacte signé dans la capitale officielle du Nouveau-Monde semblait donc mettre pour la première fois le sceau à la réconciliation des deux peuples, renouveler l’antique alliance du sang, des mœurs et du langage, et greffer de nouveau sur le vieux tronc la branche que la tempête du dernier siècle en avait violemment arrachée. Aussi avons-nous vu l’Angleterre, pendant quelques jours, saluer avec allégresse cette apparence d’une ère nouvelle et répondre des bords de la Tamise aux acclamations qui accueillaient son représentant sur l’autre côté de l’Atlantique.

Mais, le premier moment passé, quand est venu le quart d’heure de Rabelais, lorsque lord Ashburton a présenté le bilan du traité qu’il venait de conclure, et qu’on a additionné ce que coûtait l’amitié de l’Amérique, cette recrudescence de sentimens sympathiques s’est sensiblement calmée, et l’Angleterre est restée partagée entre la satisfaction d’avoir résolu une des questions les plus embarrassantes de sa politique, et le regret d’avoir payé si cher cette solution. L’examen des principales dispositions du traité du 9 août, et de la manière dont les négociations ont été conduites, nous paraît de nature à prouver que ce dernier sentiment est le plus naturel et le mieux justifié.

Le traité embrasse trois matières séparées et très distinctes : une convention sur les frontières, une autre sur le commerce des esclaves, une troisième sur l’extradition mutuelle des criminels. Nous retrouverons plus tard les autres matières qui ont été discutées, mais dont la solution a été ajournée d’un commun accord. De ces trois conventions, réunies dans un seul corps de traité, la première était l’objet principal de la mission de lord Ashburton, et la question qu’elle a enfin résolue forme un des côtés les moins connus, mais les plus graves peut-être, de la politique extérieure de la Grande-Bretagne depuis plus d’un demi-siècle.

Le différend des frontières du nord-est dure en effet depuis 1783 ; il a une origine contemporaine de l’émancipation des colonies anglaises de l’Amérique et de leur constitution en états unis. Ainsi, durant soixante années de vicissitudes, soixante années qui ont vu les évènemens les plus considérables de l’histoire, et pendant lesquelles les rapports de l’Angleterre avec ses anciennes dépendances ont été plusieurs fois réglés, il a surnagé en un point presque désert de l’Amérique un germe de discorde et de guerre qui a traversé tous les traités, que toutes les administrations se sont successivement transmis comme un héritage qu’aucune n’avait pu liquider, et qui a été un obstacle constant, quoique souvent inaperçu, à l’établissement d’une complète harmonie entre les deux pays.

En parcourant l’histoire très longue et très diffuse des négociations échangées sur ce sujet entre les deux gouvernemens, on est particulièrement frappé d’y voir se manifester de part et d’autre la meilleure volonté d’arriver à un arrangement, et l’on s’étonnerait que ce différend n’eût pas été depuis longtemps résolu, si l’on ne prenait en considération la constitution exceptionnelle de l’Union américaine. Sans aucun doute, si une question de cette nature eût été débattue entre deux gouvernemens réguliers, comme ceux que nous avons l’habitude de voir en Europe, elle eût été réglée sans difficulté : mais il ne faut pas oublier qu’il y a en Amérique deux sortes de gouvernement : le gouvernement fédéral qui représente l’Union, et le gouvernement particulier de chaque état indépendant. Or, s’il y a dans la constitution fédérale un article qui interdit aux états particuliers toute convention directe avec les puissances étrangères, sinon par l’intermédiaire du pouvoir exécutif, il y existe aussi un article qui interdit au pouvoir fédéral la faculté de céder aucune portion du territoire d’un état particulier sans le consentement de cet état. Ainsi, dans cette question des frontières, il y avait toujours une double négociation à suivre : la première entre le gouvernement anglais et le pouvoir exécutif des États-Unis ; la seconde entre le gouvernement de l’Union et le gouvernement de l’état du Maine, qui était le plus intéressé dans l’affaire, et duquel, en définitive, dépendait l’acceptation ou le rejet des propositions d’accommodement. Il faut remarquer aussi qu’aux États-Unis, le droit de ratifier les traités appartient à un corps délibérant, au sénat, et que le pouvoir exécutif se trouve ainsi privé de la prérogative qui lui est attribuée dans les monarchies.

Cette première difficulté, inhérente à toute négociation internationale avec les États-Unis, se compliquait, dans la question des frontières, d’une seconde difficulté qui portait sur le fond même du différend. À l’époque où la ligne de délimitation avait été tracée approximativement, le territoire en litige était peu habité, peu exploré et fort peu connu. Ceci est d’autant plus facile à concevoir, qu’aujourd’hui même, après cinquante ans de controverse, on n’a pas encore pu parvenir à déterminer d’une manière certaine ou même probable quelle avait pu être la ligne désignée par les négociateurs. Ainsi, on avait bien pris pour point de départ la source de la rivière Sainte-Croix : seulement on avait oublié de dire quelle était la rivière Sainte-Croix. On était bien convenu de suivre une certaine chaîne de montagnes (highlands) : malheureusement, cette précieuse chaîne de montagnes avait été créée et mise au monde par la fantaisie des négociateurs. On s’était bien réglé sur un certain degré de latitude, mais devait-on lui donner pour base l’observation astronomique ou la mesure géométrique ? C’est ce qu’on n’avait pas songé à déterminer.

Aussi, quand en 1794 un traité fut conclu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, le premier objet de ce traité fut de déterminer au juste ce que c’était que la rivière Sainte-Croix. Par le cinquième article, des commissaires furent nommés de part et d’autre avec mission de procéder à une enquête et de recueillir des dépositions faites sous serment ; il fut stipulé en outre que le rapport de ces commissaires serait considéré comme définitif (final and conclusive). Le rapport fut fait ; on trouva une source plus ou moins authentique pour la rivière Sainte-Croix, et un des points de la frontière fut ainsi fixé.

La découverte ou l’invention de la rivière Sainte-Croix était un premier pas ; malheureusement les hostilités éclatèrent de nouveau entre l’Angleterre et les États-Unis avant que l’exploration eût été poussée plus loin, et elles ne furent terminées qu’en 1814 par le traité de Gand. En vertu d’un article de ce traité, des commissaires furent de nouveau nommés pour fixer la ligne limitrophe : il fut convenu que leur décision serait aussi définitive et sans appel ; mais, comme il était possible qu’ils ne s’entendissent pas, il fut stipulé qu’en cas de dissentiment, la question serait portée à l’arbitrage d’un tiers. Ce ne fut qu’en 1828 que le roi des Pays-Bas fut choisi pour arbitre, et il fut encore convenu de part et d’autre que sa décision serait définitive, « et serait mise immédiatement à exécution par les parties. » Le roi des Pays-Bas rendit sa décision au mois de janvier 1831 : il donna tort à l’Angleterre, et ne donna point raison aux États-Unis ; il trancha la difficulté en traçant lui-même une nouvelle ligne. Trois questions lui avaient été soumises : Quelle était la source du Connecticut désignée dans le traité de 1783 ? Le degré de latitude qui réglait une partie du tracé devait-il être déterminé par l’observation astronomique ou par la mesure géométrique ? Quel était enfin l’angle nord-ouest de la Nouvelle-Écosse mentionné dans ce traité ? Les deux premières questions furent décidées dans le sens adopté par le gouvernement anglais. Quant à la troisième, le roi des Pays-Bas jugea impossible de la résoudre, et il déclara qu’il était nécessaire d’adopter une ligne de démarcation nouvelle.

La ligne conventionnelle que proposait le roi des Pays-Bas faisait perdre à l’Angleterre plus des deux tiers du territoire contesté, ne lui en réservant qu’une portion qui servait de communication entre le Canada, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Toutefois le gouvernement anglais, considérant probablement qu’un nouvel arbitrage ne lui serait pas plus favorable, se montra disposé à accepter ces conditions. La décision du roi des Pays-Bas portait la date du 10 janvier. Le 9 février, lord Palmerston envoya au ministre britannique à Washington l’acceptation de son gouvernement.

Mais, dans le même moment, le ministre américain à La Haye, M. Preble, qui était précisément un citoyen de l’état du Maine, protestait contre la sentence d’arbitrage du roi des Pays-Bas, et il basait sa protestation sur ces motifs : que la décision, au lieu de porter sur la ligne désignée par le traité de 1783, définissait une ligne conventionnelle, et que, si l’arbitre jugeait les termes du traité inapplicables à la topographie du pays, il n’avait point reçu le pouvoir de déterminer une autre frontière.

L’argument principal, du côté des États-Unis, était un argument constitutionnel : le gouvernement fédéral ne pouvait ratifier la convention sans outrepasser ses pouvoirs. Si le roi des Pays-Bas se fût borné à interpréter le traité de 1783, sa décision eût été considérée comme ne changeant rien à la délimitation du territoire telle qu’elle avait été fixée par ce traité, et alors le gouvernement de l’Union avait le droit de l’accepter ; mais, dès que l’arbitre sortait de l’interprétation du traité pour tracer une ligne conventionnelle qui pouvait aliéner une portion du territoire d’un état indépendant, le gouvernement fédéral ne pouvait plus accepter cette décision sans le consentement préalable de l’état intéressé.

Ces considérations prévalurent dans le sénat. Ce fut en vain que le résident exprima le plus vif désir que la convention fût acceptée ; ce fut en vain que le comité des relations extérieures, auquel fut renvoyé le message, fît un rapport conforme à l’opinion du président : le sénat refusa sa ratification, et la solution du différend fut encore ajournée.

Le sénat exprima cependant le désir que les négociations fussent reprises sur de nouvelles bases, et le gouvernement anglais y consentit. Deux des questions soumises à l’arbitrage du roi des Pays-Bas avaient été résolues ; lord Palmerston proposa, en 1833, que cette solution fut acceptée par les deux parties, et que l’on se bornât à négocier sur la troisième question. Le gouvernement des États-Unis refusa encore cette proposition, parce que les trois questions auraient dû avoir été décidées collectivement comme elles avaient été posées. Ce fut alors que le gouvernement anglais, las de faire des avances inutiles, déclara qu’il ne se considérait plus comme lié par les offres réitérées qu’il avait faites, et qu’il ne consentirait plus en aucun cas à accepter la ligne tracée par le roi des Pays-Pas.

Toutefois les négociations ne furent point rompues. Lord Palmerston proposa encore que la rivière Saint-Jean fût prise pour ligne limitrophe, ce qui a été en grande partie adopté dans le dernier traité. À cette époque, les États-Unis refusèrent cette proposition. En 1839, le gouvernement anglais envoya en Amérique deux officiers du génie pour explorer le territoire contesté. Il y avait dans le pays si peu d’élémens d’observation topographique que les commissaires se virent, en plusieurs occasions, réduits à prendre pour guides des Indiens nomades. Dans le rapport adressé par eux à lord Palmerston, en 1840, nous lisons : « En arrivant sur la scène de nos opérations, nous apprîmes que nous aurions à explorer un pays désert où l’on ne rencontrait pas un être humain, à l’exception de quelques pionniers et de quelques Indiens errans occupés de la chasse… Ce désert n’a jamais été traversé par des personnes capables de faire des observations exactes, de sorte que toutes les cartes que nous avons vues sont tout-à-fait incomplètes. Si nous n’avions pas eu le bonheur d’engager à notre service deux Indiens intelligens, dont les cartes informes étaient tracées sur l’écorce des arbres, nous aurions perdu tout notre temps à couper des communications à travers des forêts impénétrables. »

Ces difficultés topographiques n’empêchèrent cependant pas les commissaires anglais d’arriver à une conclusion entièrement conforme aux prétentions de leur gouvernement, et ils terminaient leur rapport en disant : « Nous espérons avoir prouvé que la Grande-Bretagne a un titre clair et inaliénable, par droit et par possession, à la totalité du territoire en litige ; bien que ce titre ait été obscurci par des traditions compliquées, et par l’indifférence que pouvait inspirer une contrée déserte et éloignée de la métropole. »

Au même moment, les commissaires nommés par les États-Unis arrivaient à une conclusion semblable en faveur des prétentions de leur gouvernement, de sorte qu’après tant de recherches et d’efforts faits pour arriver à un compromis, la question se retrouvait intacte et entière en 1840 comme en 1783.

En faisant ce résumé succinct des négociations échangées pendant soixante ans entre les deux gouvernemens, nous avons cru inutile d’entrer dans des détails géographiques qui ne pouvaient avoir aucun intérêt. Il était bien clair que, tant que les négociateurs persisteraient à prendre pour point de départ le traité de 1783, ils ne pouvaient arriver à aucune solution, puisque la ligne limitrophe tracée par ce traité était purement imaginaire. Il n’y avait donc d’issue possible que par une transaction. Le gouvernement anglais avait renouvelé à plusieurs reprises ses ouvertures ; mais le gouvernement des États-Unis, ou, pour mieux dire, l’état du Maine, se maintenait avec obstination dans la lettre du traité, parce qu’il savait que chaque nouveau délai tournait à son avantage et au détriment de l’Angleterre. Ce pays désert, qu’avaient exploré les commissaires anglais, ne formait qu’une faible portion du territoire contesté ; le reste se peuplait d’année en année ; des pionniers, des familles, des colonies, s’établissaient au hasard sur la frontière, préparant des difficultés sans nombre aux négociateurs qui auraient à leur assigner plus tard une nationalité. Dans cette sorte de concurrence, les États-Unis avaient une incontestable supériorité de position. La population américaine était à la source de la patrie commune, et s’épanchait sans interruption sur le territoire contesté ; la population anglaise ne se recrutait que par l’émigration, toujours bornée et toujours irrégulière. Les américains de la frontière avaient derrière eux toute l’Union ; les colons du Canada et du Nouveau-Brunswick avaient leur point d’appui à plusieurs centaines de lieues. L’Angleterre était obligée d’être constamment sur la défensive, elle ne pouvait assurer la sécurité de ses colonies qu’en y entretenant une armée dispendieuse ; les États-Unis, au contraire, sans efforts, sans préparatifs, étaient naturellement sur l’offensive ; ils avaient un casus belli toujours ouvert, ils avaient le choix de l’heure, du moment le plus propice pour faire valoir leurs prétentions. Les occasions de rupture ne manquaient pas ; des contestations fréquentes éclataient sur la frontière, les républicains de l’Union étaient toujours prêts à s’allier aux mécontens du Canada ; lors de l’insurrection de 1837, l’Angleterre avait appris à connaître les dispositions des sympathiseurs américains, et comme le point stratégique qui lui était le plus nécessaire, la ligne de communication entre Quebec, Halifax et Fredericktown, se trouvait sur le territoire contesté, la sécurité de ses possessions était à la merci d’une nouvelle révolte de ses sujets ou d’une irruption inattendue de ses voisins.

Ce fut en cet état que lord Palmerston légua à ses successeurs la question de la frontière américaine. Il leur laissa en même temps pour héritage la guerre dans presque toutes les parties du monde, et se retira du pouvoir, comme ces hommes qui mettent le feu à la maison qu’ils sont obligés de quitter. Le ministère whig portera long-temps le poids de ce sanglant reproche qui lui fut adressé par un de ses adversaires. Il laissait après lui la guerre de l’Inde, ce gouffre insatiable où depuis quatre ans la métropole verse en vain ses trésors, sinistres catacombes de ses armées, qu’elle ne peut garder sans péril, ni abandonner sans honte ; il laissait la guerre avec la Chine, avec cette masse gigantesque et mystérieuse qu’après trois ans de misérables victoires, l’Angleterre n’a pas encore entamée ; il laissait l’Orient bouleversé par les suites d’une guerre insensée, la France tremblante du ressentiment d’un affront, et l’Europe entière troublée par le réveil téméraire de passions mal éteintes.

Pour faire face à tant d’embarras, la Grande-Bretagne avait besoin de toutes ses forces ; pour qu’elle pût s’occuper de l’Orient, il fallait qu’elle fût tranquille du côté de l’Occident. Or, cette question des frontières américaines était toujours suspendue sur sa tête comme l’épée de l’histoire ancienne : il fallait la résoudre à tout prix. Dès que le ministère tory arriva au pouvoir, il se mit à l’œuvre de ce côté, et, au commencement de cette année, il envoya à Washington un plénipotentiaire chargé de négocier une transaction.

Le choix de cet envoyé extraordinaire eût suffi seul pour montrer quel sincère désir avait le gouvernement anglais d’arriver à un arrangement. Lord Ashburton avait été, sous le nom d’Alexandre Baring, le plus fort négociant des deux mondes. Ayant épousé une Américaine, la fille de M. Bingham, de Philadelphie, possédant de grands biens aux États-Unis et en Angleterre, ayant des intérêts considérables engagés dans le commerce des deux pays, le chef de la maison Baring devait être un négociateur essentiellement pacifique.

C’est ce qu’il fut en effet. Après quelques mois de négociations, le plénipotentiaire britannique signa à Washington, le 9 août, le traité qui réglait définitivement les frontières. Le sentiment qui a dominé en Angleterre, à la nouvelle de cet évènement, a été, comme nous l’avons dit, celui d’une satisfaction générale ; on a moins considéré la substance que le fait même du traité ; on ne s’est pas demandé à quel prix cette conclusion avait été achetée, on s’est dit seulement qu’une question de paix et de guerre, dont l’incertitude était un obstacle insurmontable à la sécurité des relations commerciales, était enfin résolue, après soixante années de négociations difficiles et de contestations irritantes. Quand on a examiné de plus près les détails du traité, l’enthousiasme s’est considérablement refroidi ; on a trouvé que les États-Unis avaient spéculé sans vergogne et sans discrétion sur l’empressement qu’avait manifesté l’Angleterre à terminer le différend, et qu’ils avaient fait payer bien cher leur adhésion. Cependant les Anglais avaient tellement hâte d’en finir, qu’ils s’estimèrent encore heureux d’avoir obtenu, même à ce prix, un règlement définitif. Ils ne le cachaient pas, et le principal organe des intérêts commerciaux, qui est en même temps celui de la politique du gouvernement, disait, dans des termes fort intelligibles : « Il ne s’agit pas ici de sentiment, mais de politique. La question est : avons-nous ou n’avons-nous pas des raisons de nous féliciter que ces contestations aient été réglées entre les deux pays, même au prix de ce que nous considérons comme nos droits ? Les États-Unis auraient-ils accepté d’autres conditions ? Là est toute la question… N’auraient-ils pas toujours ajourné toute solution jusqu’au moment où l’Angleterre aurait eu les mains liées ? Ils savaient très bien que les délais étaient en leur faveur. Ils n’y perdaient rien, nous y perdions beaucoup, et nous devions nous attendre à payer pour en finir… C’est une concession, nous le savons ; mais ce que nous avons concédé était certes moins précieux que la tranquillité que nous avons achetée. »

Nous avons cité ces paroles parce qu’elles posent très clairement la question. Il est incontestable que c’est la Grande-Bretagne qui a fait tous les frais du traité ; sur tous les points contestés, elle a, si l’on veut nous passer cette expression populaire, mis les pouces. Nous ne nous sentons, en général, aucune inclination à répéter les déclamations convenues contre ce qu’on appelle la « politique de l’étranger. » Quand nous avons vu les journaux de l’opposition, en Angleterre, s’emparer de cet argument à l’usage de toutes les oppositions, et se plaindre amèrement que l’honneur et les intérêts du pays eussent été sacrifiés, nous avons dû faire la part de la nécessité où se croit toujours un parti dissident de vouloir le contraire de ce que veut le gouvernement. Mais la publication de la correspondance échangée entre lord Ashburton et M. Webster est venue jeter un jour nouveau sur la question. Nous comprenons maintenant à merveille que les Anglais ne se montrent pas très fiers de la manière dont cette contestation a été terminée, et que le traité de Washington ait reçu à Londres le nom peu flatteur de capitulation Ashburton.

Nous avons sous les yeux cette correspondance. Nous doutons que la publicité immédiate qui lui a été donnée par le gouvernement des États-Unis soit du goût du gouvernement anglais. Dans tous les cas, elle est assez incompatible avec les habitudes de la diplomatie européenne. Dans notre vieux monde, où l’on apprend depuis long temps à faire des affaires, on comprend la nécessité de la discrétion dans les rapports mutuels des gouvernemens. De plus, dans les gouvernemens monarchiques, le droit de faire les traités appartenant exclusivement au souverain, la publication des pièces diplomatiques est purement facultative, et n’est qu’une concession de la prérogative royale. Aux États-Unis, où le pouvoir exécutif n’a guère d’autre prérogative que celle du veto, c’est-à-dire une action négative, et où la faculté de ratifier les traités réside dans un corps délibérant, ce genre de publicité est une nécessité constitutionnelle. Cette considération, dont M. Webster a sans aucun doute tenu compte, paraît avoir été complètement oubliée ou négligée par lord Ashburton.

La correspondance du ministre américain semble rédigée principalement en vue de la publicité qui l’attend ; ses notes ressemblent beaucoup plus à un compte-rendu à l’usage d’une démocratie jalouse et ombrageuse qu’à des communications adressées au représentant d’une puissance amie. On peut dire que M. Webster pose devant le peuple souverain de l’Union, pendant qu’il fait mine de parlementer avec lord Ashburton. Le plénipotentiaire anglais, au contraire, parle au nom d’un gouvernement qui a les mains libres pour conclure et qui exerce une prérogative réelle sans contrôle, sinon sans responsabilité ; il parle comme un homme qui croit pouvoir compter sur la réserve que se doivent mutuellement les représentans de deux grands pays. Lord Ashburton paraît avoir été complètement la dupe de cette illusion ; il a rédigé sa correspondance comme si elle eût dû rester indéfiniment dans les archives du Foreign Office. Son langage est empreint d’une innocence et d’une sorte de bonhomie qui ne manquent réellement pas d’une certaine dignité, mais qui devaient être peine perdue avec la diplomatie tracassière, mesquine et intolérante d’un état républicain. « Vous devez, monsieur, écrivait-il à M. Webster (21 juin), vous devez vous apercevoir qu’en traitant avec vous, je m’abstiens de ces finesses et de ces manœuvres que l’on suppose, à tort je le crois, être le cortége nécessaire de la diplomatie. Avec une personne de votre pénétration, ces moyens seraient aussi oiseux qu’ils le seraient avec le public intelligent des deux grandes nations dont nous discutons les intérêts. Je ne connais d’autre manière d’agir qu’une communication franche et ouverte. »

Assurément, nous sommes de l’avis de lord Ashburton en ce qui concerne sa définition de la diplomatie. On a beaucoup trop abusé de cette prétendue maxime qui dit que la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée, et la personne célèbre à laquelle on a prêté ce douteux aphorisme passe aussi pour avoir dit que la meilleure manière de tromper les gens très fins était de leur dire la vérité. Dans les vieilles monarchies, la diplomatie, à force d’expérience, est revenue à la simplicité ; mais les gouvernemens qui débutent dans la carrière, comme tous les commerçans, croiraient être dupés s’ils n’épuisaient pas tout l’arsenal des subtilités diplomatiques, et ils s’imaginent se montrer très forts quand ils se donnent beaucoup de mal pour ne pas dire exactement ce qu’ils pensent. Les États-Unis en sont encore à leur période de finesse, et l’illusion de lord Ashburton, c’est d’avoir cru que cette franchise savante, si on peut l’appeler ainsi, qui, dans les pays avancés, vient de l’impossibilité reconnue des deux parts de se tromper encore, pouvait être de mise avec la diplomatie américaine, qui, précisément parce qu’elle est jeune, tient à se donner un air grave et l’apparence de n’en penser pas moins quand elle ne dit rien.

Le plénipotentiaire anglais nous paraît donc avoir fait preuve d’une grande inexpérience en démasquant tout d’un coup ses batteries, et en faisant dès le premier jour des concessions qu’il eût été plus prudent de paraître accorder à des sollicitations ultérieures. Dès son premier memorandum, lord Ashburton expose sans aucune réserve les motifs qui imposent au gouvernement anglais la nécessité d’une transaction, quelque coûteuse qu’elle doive être. « La portion du territoire contesté que réclame la Grande-Bretagne, dit-il, est aussi impropre à la culture et aussi peu susceptible d’exploitation qu’aucun autre morceau du globe peut l’être, et si ce n’était que ce terrain se trouve être la voie de communication nécessaire aux provinces britanniques de l’Amérique du Nord, je crois pouvoir dire que, quelle que pût être la justice de notre réclamation, nous aurions depuis long-temps abandonné cette contestation, et fait volontiers un sacrifice aux désirs d’un pays avec lequel il est tellement de notre intérêt, comme de notre désir, d’entretenir une parfaite harmonie. » (13 juin 1842.) Cette franchise nous semble participer un peu de l’innocence. L’Angleterre voulait conclure à tout prix ; mais était-il donc si nécessaire de le dire ? Elle ne demandait qu’une langue de terre qui lui était indispensable et qu’elle offrait de payer aussi cher que l’on voudrait ; mais les États-Unis ne le savaient-ils pas trop bien pour qu’il fût besoin de le leur rappeler ?

Comme préliminaire de toute négociation, lord Ashburton propose, et c’est ce qu’il pouvait faire de plus sage, de tenir pour non avenu tout ce qui avait été dit depuis soixante ans. Les argumens ont été épuisés des deux parts sans qu’on ait pu jamais arriver à un arrangement ; recommencer les discussions sur la même base, ce serait toujours tourner dans le même cercle : il n’y a donc de solution possible que par un compromis. Lord Ashburton entre bien dans le détail des contestations passées, « mais, dit-il, je ne le fais que pour justifier mon gouvernement du reproche qui pourrait lui être fait de mettre en avant des réclamations qu’il saurait être sans fondement, et qui ne seraient appuyées que sur des considérations de politique et de nécessité. »

Le ministre américain ne semble pas très convaincu de ce parfait désintéressement de l’Angleterre. La manière dont il accueille les protestations de lord Ashburton n’est pas des plus encourageantes : « Rien n’est plus naturel, dit-il, que votre désir de repousser une imputation qui jetterait des doutes sur la bonne foi de votre gouvernement… Ce n’est ni le cas ni le moment de considérer les raisonnemens présentés par vous pour prouver la sincérité de l’Angleterre dans ses réclamations. Une discussion de cette nature nous écarterait de la question et serait particulièrement mal placée dans une occasion où les parties n’ont que des intentions amicales. »

Après ces préliminaires, les deux négociateurs passent à la question spéciale, celle du territoire. Lord Ashburton abandonne volontiers toutes les prétentions de son gouvernement : « Je suis, dit-il, disposé à renoncer à nos droits, si nous pouvons arriver à régler, dans les termes que je propose, la frontière du Maine. » M. Webster ne se montre pas si facile. On sent qu’il n’est plénipotentiaire que sous condition, et que la prérogative de l’état du Maine le tient en échec. Il ne veut pas effacer le passé, il n’admet pas que le traité de 1783 puisse être oblitéré, et il commence par maintenir le droit de possession des États-Unis dans toute son intégrité : « Sans parler, dit-il, de l’opinion du gouvernement et du peuple des états le plus directement intéressés dans la question, je dirai que les deux chambres du congrès, après un mur examen, ont sanctionné la validité des prétentions de l’Amérique avec une unanimité qui s’est rarement rencontrée au même degré… Le tout est de savoir si, avec cette conviction mutuelle de la justice de nos prétentions, nous pourrons parvenir à nous entendre. »

« J’avais espéré, répond lord Ashburton, que nous avions esquivé d’un commun accord le renouvellement de ces discussions inutiles sur la question générale de nos prétentions réciproques. Il me paraissait avoir été décidé par tant d’autorités compétentes que le point géographique si long temps cherché était introuvable, que je n’avais plus d’espoir d’arrangement que dans une transaction mutuelle… Permettez-moi d’exprimer mes regrets que votre note et celle des commissaires du Maine soient ainsi revenues sur la vieille controverse, et ne se soient point bornées à la simple question de savoir si nous pouvions nous accorder sur les termes que je proposais. »

Quels étaient les termes proposés par le plénipotentiaire anglais ? Ils pouvaient se résumer ainsi : il offrait de prendre pour ligne de démarcation la rivière Saint-Jean, dans tout son cours, sauf une seule exception. Cet arrangement était exclusivement favorable aux états américains. De la portion du territoire réservée à la Grande-Bretagne, les neuf dixièmes étaient sans valeur. Le pays fertile, habitable, déjà couvert de bois très riches, passait presque tout entier aux États-Unis, et lord Ashburton disait avec raison qu’un acre du terrain abandonné par l’Angleterre valait plus que dix acres du terrain qu’elle gardait ; mais il ajoutait et répétait à satiété que le seul but de son gouvernement était d’assurer sa frontière au prix de tous les sacrifices.

Il ne faisait, avons-nous dit, qu’une seule exception à l’adoption de la rivière Saint-Jean pour limite, et cette exception portait sur un point de territoire occupé par une population qui a droit à tout notre intérêt. La colonie de Madawaska, qui est établie sur les deux rives du Saint-Jean, est d’origine française. Elle est un des débris de l’Acadie, et elle est toujours restée sans interruption sous la domination successive de la France ou de l’Angleterre, c’est-à-dire sous l’empire d’institutions monarchiques. C’est un fait digne de remarque, que les Canadiens français se sont montrés, depuis leur changement de nationalité, les sujets les plus fidèles de la Grande-Bretagne. La colonie de Madawaska a toujours manifesté une répugnance prononcée à passer sous la domination américaine, et dernièrement encore elle avait adressé une pétition à la reine, pour protester contre tout règlement qui aurait pour effet de la dénationaliser. On peut aisément expliquer cet attachement des colons d’origine française à la domination britannique : il a sa source dans l’influence des traditions monarchiques qui se sont conservées intactes au sein de nos anciennes colonies, et qui se sont maintenues sans altération sous une souveraineté monarchique comme la nôtre. Il y a donc entre cette population et celle des états américains des antipathies profondes, antipathies d’origine, de mœurs, de langage, de religion.

Nous avons dit que la colonie de Madawaska s’étendait sur les deux rives du Saint-Jean. Prendre la rivière pour limite dans tout son cours, c’était couper la colonie en deux, diviser les intérêts, séparer les familles, rompre enfin une communauté paisible et heureuse. « Il y aurait de la dureté, disait lord Ashburton, je dirais même de la cruauté, à séparer en deux ce tranquille village… Placer sous des lois différentes ces colons industrieux, ce serait abandonner notre principal objet, qui est de consulter le bonheur des populations en fixant nos frontières… De nos jours, les vœux des peuples doivent être la première considération entre deux gouvernemens comme ceux de l’Angleterre et des États-Unis. »

Lord Ashburton proposait donc de réserver à l’Angleterre cette portion de la rive américaine du Saint-Jean, en offrant aux États-Unis une compensation d’un autre côté. M. Webster ne se montre pas de meilleure composition sur ce point que sur les autres. Les considérations un peu bucoliques de lord Ashburton sur la cruauté qu’il y aurait à troubler la paix de l’établissement contesté le trouvent insensible ; sa vanité nationale ne lui permet pas de croire qu’on puisse être si malheureux sous l’empire des institutions américaines, et il répond au plénipotentiaire anglais avec un sang-froid qui ressemble passablement à de l’ironie : « En résumé, milord, supposant qu’il y ait quelque inconvénient, ou même un peu de dureté, à séparer ces colons, je ne puis admettre qu’il y ait là en aucune façon de la cruauté. Dans l’état actuel de la société, et eu égard à la paix qui règne entre les deux nations, la séparation politique n’entraîne pas nécessairement la perturbation des relations sociales et domestiques. Votre proposition témoigne de sentimens pleins d’humanité, mais elle soulève des difficultés insurmontables. »

Lord Ashburton se résigne encore. Nous le voyons plus tard abandonnant le territoire exigé par les États-Unis. Cette concession a produit le plus mauvais effet en Angleterre et a été censurée avec beaucoup d’amertume. Il était, en effet, inutile et maladroit de tant faire valoir les titres de la Grande-Bretagne à cet endroit, puisqu’on devait se résoudre à les sacrifier.

Une autre concession faite par le plénipotentiaire anglais, et qui est de la plus grande importance, c’est la faculté accordée aux Américains de naviguer librement sur le Saint-Jean jusqu’à la mer, à travers la province anglaise du Nouveau-Brunswick. Il a été stipulé en effet dans le traité que tous les produits non manufacturés du pays arrosé par le Saint-Jean ou ses tributaires pourraient descendre la rivière jusqu’à la mer, et que les produits américains, lorsqu’ils traverseraient le Nouveau-Brunswick, seraient admis dans les ports de cette province anglaise comme des produits anglais. Cette concession, qui a aussi excité, et à juste titre, une réprobation universelle en Angleterre, avait été dans tous les temps vivement sollicitée par l’état du Maine. Lord Ashburton croyait donc qu’elle serait accueillie par les États-Unis avec beaucoup de reconnaissance : pas du tout ; M. Webster se contente de répondre que le transport des produits américains par la rivière sera probablement aussi avantageux au Nouveau-Brunswick qu’à l’état du Maine. En face de cette indifférence affectée, le pacifique lord Ashburton est près de sortir de son caractère : « L’usage de la rivière, dit-il, avec des avantages égaux à ceux des sujets anglais, est maintenant traité comme chose de peu d’importance : cette manière d’agir n’est pas rare quand une fois une concession est assurée ; mais je vous demanderai la permission de vous rappeler qu’il n’en a pas toujours été de même. Cette faculté a toujours été sollicitée par vous, et toujours refusée par nous. Mon gouvernement regarde cette concession comme très importante. »

On peut en effet considérer cette concession comme la plus dangereuse que lord Ashburton ait faite, car elle donne aux Américains un accès toujours libre jusqu’au cœur des possessions anglaises. La Grande-Bretagne conserve bien la police de la rivière, mais elle n’a pas le droit de faire des règlemens incompatibles avec les termes du traité. Il peut se rencontrer des cas sans nombre où il serait nécessaire pour elle de pouvoir barrer le passage ; malheureusement elle s’est lié les mains. Du reste, dès que le Saint-Jean devenait un fleuve limitrophe, il était difficile que la navigation n’en fût pas commune. C’est un principe posé par le traité de Vienne et universellement reconnu aujourd’hui, que les fleuves qui séparent ou traversent des états indépendans doivent être entièrement libres et ouverts au commerce de ces états jusqu’à leur embouchure.

Cependant les États-Unis, tout en faisant fi de ce qu’on leur accordait, prenaient toujours, et, l’appétit leur venant en mangeant, plus on leur offrait, plus ils demandaient. Lord Ashburton avait déjà cédé les trois quarts du territoire contesté, il avait cédé la moitié de « l’heureuse et paisible colonie de Madawaska, » il avait cédé la libre navigation du Saint-Jean à travers le Nouveau-Brunswick, et en fin de compte, au lieu de lui faire des remerciemens, les États-Unis lui demandaient encore de l’argent. Il avait offert de payer aux états du Maine et de Massachusetts une indemnité de 300,000 dollars : les deux états n’avaient garde de refuser ; mais il faut les voir faire la petite bouche avant d’avaler le morceau. Ce sont eux qui ont l’air de faire une grace au gouvernement anglais en acceptant son argent. « L’état du Maine, disent les commissaires américains, a toujours eu une répugnance insurmontable à céder aucune portion du territoire qui lui est contesté pour une simple indemnité pécuniaire. Il ne vient point ici pour marchander des acres dans un esprit de trafic. » Ce que disant, l’état du Maine prend les 300,000 dollars et les partage avec son confrère de Massachusetts. Nous avons déjà dit comment M. Webster se trouvait forcé de négocier d’abord avec les états limitrophes avant de négocier directement avec le plénipotentiaire anglais. Nous trouvons donc, dans le recueil de la correspondance, des notes de l’état du Maine et de l’état de Massachusetts ; ces notes sont des merveilles de mauvais ton, de mauvais langage et de fanfaronnade. Il est évident que ces deux diminutifs d’états, ces deux contrefaçons de gouvernement, s’exagèrent la place qu’ils occupent dans le monde. Rien de plus plaisant que les façons de condescendance avec lesquelles ils consentent à se laisser indemniser par considération pour les désirs de l’Union. Écoutez les commissaires du Maine : « Durant de longues années, disent-ils, nous avons lutté, pour maintenir nos droits, avec un esprit pacifique et cependant indomptable… Néanmoins il nous reste encore à apprendre que des prétentions continuellement réitérées peuvent, avec le temps, devenir un droit, par cela seul qu’elles ont été maintenues. » Et, après avoir ainsi disposé des prétentions de l’Angleterre, ils continuent : « Mais nous prenons en considération l’espoir que le gouvernement et le peuple de ce pays ont conçu d’arriver à un arrangement, et le grand désappointement que leur causerait un nouveau délai. »

Quelle clémence ! Ne dirait-on pas que l’état du Maine se sacrifie sur l’autel de la patrie ? Ce même ton de forfanterie se retrouve dans tout le langage des commissaires américains. L’Angleterre, en dépit de la modération nécessaire qu’elle apporte dans cette négociation, nous paraît encore y faire meilleure figure, aux yeux des nations policées, que ces deux embryons de gouvernemens parlementaires qui, tenant par hasard entre leurs mains le sort de deux grandes nations, ne se servent de leurs droits constitutionnels que pour les exploiter, et qui ne cherchent qu’à se faire payer plus cher en menaçant de parodier Érostrate et de mettre le feu aux deux parties du monde.

Muni de l’autorisation des deux états frontières, M. Webster propose enfin, le 27 juillet, une ligne de démarcation définitive ; deux jours après, lord Ashburton signifie son acceptation, et, le 9 août, le traité est signé à Washington. En résumant les points principaux de la négociation, nous trouvons les résultats suivans : La ligne générale de démarcation est fixée par le cours du fleuve Saint-Jean ; par ce règlement, la Grande-Bretagne renonce à la portion la plus fertile et la plus considérable du territoire contesté, mais, par la portion qu’elle se réserve, elle s’assure une ligne de communication entre ses possessions du Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Cet unique avantage ne compenserait point les sacrifices qu’elle a faits en abandonnant des sujets fidèles et en livrant passage aux républicains de l’Amérique au cœur même d’une de ses provinces. Toutefois le premier, le plus important résultat du traité de Washington, celui qui domine tous les autres et que l’Angleterre aurait acheté à un plus haut prix encore, c’est d’avoir résolu une question considérée comme inextricable ; c’est d’avoir pacifié l’Occident et rendu à la Grande-Bretagne la liberté de disposer de toutes ses forces dans d’autres parties du monde.

Les deux autres points du traité ne demandent que peu d’observations. Le premier a trait à la répression du commerce des esclaves. La traite des noirs est, comme on le sait, prohibée par les lois des États-Unis, mais l’esclavage est maintenu dans les états où il existait avant l’émancipation des colonies anglaises de l’Amérique. L’article 10 du traité de Gand, conclu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, le 24 décembre 1814, condamne le commerce des esclaves comme inconciliable avec les principes de l’humanité et de la justice. Le gouvernement des États-Unis n’a donc fait aucune concession en s’engageant à unir ses représentations à celles de l’Angleterre auprès des états qui autorisent encore ce trafic. Par l’article 8 du nouveau traité, les deux gouvernemens s’engagent à équiper et à entretenir sur la côte d’Afrique une force navale qui ne devra pas être moindre de quatre-vingts canons, pour faire exécuter, séparément et respectivement, les lois stipulées pour la répression du commerce des esclaves ; les deux escadres devront être indépendantes l’une de l’autre, mais les deux gouvernemens s’engagent à donner aux commandans des stations des instructions qui leur permettront d’agir de concert, après consultation mutuelle, selon que les circonstances l’exigeront ; et des copies de ces instructions devront être remises par chacun des deux gouvernemens à l’autre.

Cet article du traité n’a, comme on le voit, aucune importance, et n’établit en aucune façon le droit de visite réciproque. La sincérité des efforts faits pour réprimer la traite dépendra des dispositions du pouvoir exécutif du jour, des instructions qu’il lui conviendra de donner aux commandans de ses croiseurs, et des dispositions personnelles du commandant même de la station. Il serait donc superflu de chercher ici une occasion de polémique sur la question du droit de visite.

L’article 10 règle une convention mutuelle d’extradition de tous les individus qui se seront rendus coupables d’une violation quelconque du droit commun, comme le meurtre, la piraterie, le vol, la fabrication de fausse monnaie, etc. Cette convention a déjà été exécutée depuis la conclusion du traité, bien que la ratification du gouvernement anglais ne lui ait pas encore été officiellement donnée. Les journaux américains ont annoncé dernièrement qu’un homme qui avait commis un vol en Écosse, et qui s’était réfugié aux États-Unis, avait été arrêté à New-York. Mais cette stipulation n’a rien de particulier, et est de la même nature que celles qui existent sur la même matière entre presque tous les états civilisés.

Quand nous avons dit que l’Angleterre avait réglé ses affaires du côté de l’occident, du côté de l’ouest, comme disent les Anglais, nous n’avons voulu parler que de la question spéciale des frontières. Il reste à régler entre les deux gouvernemens des points très graves de droit international.

En dehors du traité général, plusieurs questions incidentes ont été discutées entre l’envoyé anglais et le gouvernement des États-Unis. L’affaire de la Caroline, qui a été le sujet de l’échange de plusieurs notes, demande quelques explications.

Lors de la révolte du Canada, en 1837, un certain nombre des insurgés, poursuivis par la milice anglaise, passa la frontière et se réfugia sur le territoire américain, dans l’état de New-York. Là, les réfugiés recrutèrent des sympathiseurs américains, et, avec leur secours, ils s’emparèrent de Navy-Island, et firent de cette île leur quartier-général d’invasion. Les munitions, tirées de l’état de-New-York, affluaient dans l’île sans aucune opposition de la part des autorités américaines, et les insurgés, renforcés par douze pièces d’artillerie qui n’avaient pu provenir que d’un arsenal de l’état, ouvrirent pendant plusieurs jours un feu soutenu sur le rivage anglais. Il arriva même que l’on fit feu du rivage américain, sans que les autorités de New-York jugeassent convenable de s’y opposer. La prise de l’île avait eu lieu le 16 décembre 1837 ; les autorités anglaises, après avoir vainement attendu pendant quelque temps que le gouvernement de New-York fit la police de son état, se rendirent elles-mêmes justice. Les insurgés avaient armé et équipé un bateau à vapeur, la Caroline, qui leur servait de transport pour les munitions et les hommes. Dans la nuit du 29 décembre, un détachement de la milice anglaise alla pour surprendre le bateau, qui se trouvait en ce moment à l’ancre sur la rive américaine, le prit, l’emmena, et, après y avoir mis le feu, le lança sur le courant des cataractes où il alla se briser et se perdre.

Le gouvernement des États-Unis réclama contre cette violation du territoire américain, le gouvernement anglais se rejeta sur le droit de défense personnelle, et, après plus de quatre ans de controverse, l’affaire de la Caroline n’avait pas encore reçu une solution quand lord Ashburton arriva à Washington.

Nous trouvons dans la correspondance, en date du 27 juillet, une note de M. Webster, où le gouvernement des États-Unis demande à l’envoyé anglais des explications catégoriques à ce sujet. « Cet acte, dit M. Webster, est en lui-même une offense et une atteinte à la souveraineté et à la dignité des États-Unis, étant une violation de leur sol et de leur territoire, offense pour laquelle jusqu’à présent aucune excuse ou aucune apologie n’a été présentée par le gouvernement de sa majesté. Je dois donc appeler sur cette affaire la grave considération de votre seigneurie. »

Nous doutons que les explications de lord Ashburton, si elles ont paru satisfaisantes à M. Webster, soient de nature à satisfaire également la dignité du gouvernement et du peuple anglais. Le ton de ces explications, que le gouvernement américain a considérées comme de véritables excuses, nous surprend d’autant plus qu’il est évident pour nous que l’Angleterre était ici parfaitement dans son droit. Que les autorités anglaises eussent commis une violation de territoire neutre, cela n’est pas douteux ; mais que les autorités américaines eussent commis préalablement, ou pour le moins permis de commettre, une violation du droit international, c’est ce qui est encore moins douteux. Le droit de défense personnelle est la première loi de la nature, et le ministre anglais dit avec raison que cette loi doit être reconnue dans tout code qui a la prétention de régler les relations des hommes. Maintenant, que tout état indépendant ait seul le droit de faire la police de son territoire, et de punir les offenses commises par ses sujets contre les lois internationales, dans les limites de sa propre juridiction, c’est ce que personne ne conteste, c’est ce que l’Angleterre elle-même ne contestait pas aux États-Unis. Seulement, la première condition de l’intégrité de ce droit, c’est que l’état qui le possède soit capable de l’exercer et montre la volonté de le faire respecter. Si le gouvernement des États-Unis ne conteste point ce principe, il en restreint l’application d’une manière véritablement inadmissible. Dans une note adressée le 24 avril 1841 à M. Fox, ministre britannique à Washington, M. Webster reconnaît que les citoyens américains qui s’étaient joints aux insurgés canadiens ont violé les lois internationales, et que le gouvernement des États-Unis est tenu de les punir ; « mais, dit-il, s’il s’est présenté des cas dans lesquels des individus, ayant encouru les peines de la loi, se sont soustraits à son atteinte, il n’y a là rien de plus que ce qui arrive pour toute autre loi. »

La doctrine peut être fort commode pour le gouvernement des États-Unis, elle l’est peu pour des gouvernemens plus réguliers. Le ministre anglais était parfaitement en droit de répondre à M. Webster : Le droit des neutres, comme tout autre droit, est réciproque ; nous respectons vos lois tant qu’elles nous protègent, mais dès que vous ne pouvez ou ne voulez pas les faire exécuter, nous recouvrons le droit de défense personnelle ; la violation active ou passive, de votre part, du droit international, nous rend l’usage du droit naturel, et nous nous faisons nous-mêmes la justice que vos propres lois nous doivent et que vous ne nous faites pas.

M. Webster fait usage de raisonnemens vraiment très particuliers pour justifier sa thèse. Il dit que sur une frontière comme celle qui sépare les possessions anglaises des états américains, assez étendue pour couper l’Europe en deux moitiés, il doit se présenter souvent des cas de collision indépendans de la volonté des deux gouvernemens, et il ajoute ces curieuses paroles : « Cela peut arriver d’autant mieux, sans qu’on puisse en faire un reproche aux États-Unis, que leurs institutions ne leur permettent pas d’entretenir de grandes armées permanentes en temps de paix, et que leur situation les exempte heureusement de la nécessité de maintenir ces dispendieux et dangereux établissemens. »

Ainsi, parce que les États-Unis sont assez bien situés sur le globe pour pouvoir se passer d’armée permanente, parce que le maintien de ces établissemens « dangereux » blesserait leur farouche indépendance, ou, ce qui est peut-être le plus vrai, parce que l’entretien de ces superfluités «  dispendieuses » leur coûterait trop cher, il faut que les états voisins, amis et neutres, supportent patiemment les conséquences des susceptibilités républicaines, des goûts économiques, et de l’heureuse position géographique de ce peuple intéressant. On a peine à croire que cet argument soit sérieux. Le droit qui est reconnu à tout état indépendant de faire respecter seul sur son propre territoire les lois internationales doit être considéré comme une fonction ; un état ne possède légitimement ce droit qu’autant qu’il l’exerce, et quand, par des raisons économiques ou autres, il se met hors d’état de le faire respecter, il fait un acte virtuel d’abdication. Pour les nations comme pour les individus, là où finit l’action des lois commence le droit de légitime défense.

La cause du gouvernement anglais était ici, nous le pensons, celle de tous les gouvernemens réguliers et civilisés, et nous regrettons pour tout le monde que lord Ashburton ne l’ait pas mieux défendue quant au fond. Pour la forme, cela regarde l’Angleterre ; si elle se tient pour satisfaite, c’est qu’elle est de meilleure composition qu’elle ne prétend l’être d’ordinaire. « Je crois pouvoir affirmer, dit lord Ashburton (28 juillet), que l’opinion de tous les hommes candides et honorables est que les officiers anglais qui ont exécuté cet acte, et leur gouvernement qui l’a approuvé, ne voulaient en rien manquer de respect à la souveraineté des États-Unis. Je puis ici l’affirmer très solennellement… Il faut considérer surtout les intentions. Or, peut-il être supposé pour un moment que la Grande-Bretagne voulût intentionnellement et gratuitement provoquer un grand et puissant voisin ? »

Du reste, nous laisserons M. Webster lui-même tirer les conclusions de la note de lord Ashburton. Le ministre américain répond en ces termes (6 août) :

« Considérant que l’affaire n’est pas récente et a pris place sous un gouvernement précédent ; considérant que votre seigneurie, au nom de son gouvernement, déclare solennellement qu’il n’y a eu dans cet acte aucune intention de porter atteinte ou de manquer de respect à la souveraine autorité des États-Unis ; considérant qu’il est reconnu qu’il y a eu, justifiable ou non, une violation du territoire des États-Unis, et que vous avez déclaré que votre gouvernement considère cela comme un cas très sérieux ; considérant, finalement, qu’il est admis maintenant qu’une explication et une excuse étaient dues à cette époque pour cette violation : le président consent à tenir compte de ces admissions et à recevoir les assurances dans le même esprit de conciliation qui distingue la lettre de votre seigneurie, et il cessera à l’avenir de faire de cette affaire, en ce qui touche la violation de territoire, un sujet de discussion entre les deux gouvernemens. »

De l’affaire de la Caroline, M. Webster passe à celle de la Créole. Un homme d’une haute autorité sur ces matières a déjà traité dans la Revue des Deux Mondes le côté légal de cette affaire[1], et n’a pas hésité à reconnaître la justice des prétentions du gouvernement anglais. La note adressée par M. Webster à lord Ashburton expose très longuement et très complètement la doctrine du gouvernement des États-Unis sur ce sujet. Rappelons sommairement les faits.

L’hiver dernier, le navire américain la Créole partit du port de Richmond pour la Nouvelle-Orléans, ayant à bord un planteur américain et cent trente-cinq esclaves. Dans le canal de Bahama, les esclaves se révoltèrent, tuèrent leur maître, prirent possession du navire, et le conduisirent dans le port anglais de Nassau. Le gouverneur anglais fit arrêter dix-neuf des esclaves, principaux auteurs de la révolte, et mit les autres en liberté, puis, sur des ordres venus du gouvernement de la métropole, libéra aussi ultérieurement les dix neuf esclaves qu’il avait d’abord retenus prisonniers. Le gouvernement des États-Unis protesta contre ce qu’il appelait une violation du droit de propriété de ses citoyens ; mais la doctrine bien arrêtée du gouvernement anglais en matière d’esclavage rendit et devait rendre cette protestation inutile.

M. Webster ne pouvait manquer d’appeler la discussion sur cette question, d’autant plus importante pour les États-Unis, que le cas qui l’a soulevée peut se représenter souvent, dans les mêmes occasions, dans les mêmes lieux, et avec les mêmes résultats. Les îles Bahama ne sont séparées de la côte de la Floride que par un espace de quelques lieues, et forment, avec cette côte, un long détroit rempli de petites îles et de bancs de sable qui ajoutent aux dangers, déjà très grands, de la navigation dans ces parages. Les navires qui veulent doubler le cap de la Floride sont donc souvent forcés de chercher refuge dans les ports de ces îles. Comme c’est par ce passage que les états de l’Atlantique communiquent avec le golfe du Mexique et le Mississipi, et que les produits de la vallée de ce fleuve trouvent un débouché jusqu’à la mer, les États-Unis doivent attacher la plus grande importance à la faculté d’en user librement.

La doctrine du gouvernement américain est ainsi exposée et résumée par M. Webster : « Un navire en pleine mer, à la distance de plus d’une lieue marine du rivage, est considéré comme portion du territoire de la nation à laquelle il appartient, et soumis exclusivement à la juridiction de cette nation… Un navire, disent les publicistes, bien qu’à l’ancre dans un port étranger, conserve la juridiction de ses propres lois… Telle est la doctrine de la loi des nations… Si un navire est jeté par le mauvais temps dans les ports d’une autre nation, personne ne prétendra que par cela seul la loi de cette nation doive s’appliquer à ce navire de manière à affecter les droits de propriété existant entre les personnes à bord… La loi locale n’aurait pas la vertu de faire de la chose d’un homme la chose d’un autre homme… La loi locale, dans ces cas, ne dissout aucune des obligations ou des relations légalement contractées ou légalement existantes, conformément aux lois de la nation à laquelle appartient le navire. »

Tel est l’argument fondamental que présente M. Webster. Ici, comme sur tous les points de cette controverse, le gouvernement américain paraît évidemment se méprendre sur la signification du mot de propriété, et subordonner la loi naturelle à l’interprétation d’une loi municipale. Le droit absolu peut être borné, et légitimement borné, par des lois relatives dans certains états de société, mais ces lois n’ont d’action que dans la juridiction du pays où elles ont été portées. Nous n’avons pas à discuter ici la question de l’esclavage ; nous admettons que la loi naturelle puisse être affectée, corrompue selon les uns, corrigée selon d’autres, par des lois municipales ; mais, partout où ces lois n’interviennent point, le droit naturel existe à priori, et s’applique pour ainsi dire spontanément. Quand donc le gouvernement des États-Unis prétend appliquer à l’esclavage ce principe, que la loi locale de l’Angleterre ne peut affecter les conditions de la propriété reconnues par la loi des États-Unis, il prend la logique à rebours, car c’est au contraire la loi américaine qui est ici une loi locale, et la loi anglaise qui est la loi générale. Vouloir étendre aux possessions anglaises l’action d’une loi qui n’est que particulière aux États-Unis, n’est autre chose qu’une usurpation ; c’est transporter une juridiction étrangère dans un état indépendant, et faire d’une police locale le droit des gens. Il est curieux de voir comment le gouvernement des États-Unis, en discutant la question de la presse des matelots, renverse de fond en comble son propre argument, en reprochant à l’Angleterre cette prétention qu’il s’arroge ici lui-même de généraliser son droit national.

Lord Ashburton répond très justement à M. Webster que la législation anglaise est, à cet égard, la même que celle qui existe dans plusieurs des états de l’Union. Il y a, comme tout le monde sait, en Amérique, des états à esclaves, ceux du sud, et des états, ceux du nord, où l’esclavage n’est point reconnu. Dans cette dernière classe d’états, la loi anglaise, qui est aussi la loi française, et qui est, à proprement parler, la loi naturelle, est également la loi locale, et un esclave qui, échappé de Richmond ou de la Nouvelle-Orléans, parvient à se réfugier à Boston ou à New-York, est reconnu libre du moment où il touche la terre libre.

M. Webster veut donc bien reconnaître que le gouvernement anglais ne serait pas tenu de restituer des esclaves qui auraient pu se réfugier sur le territoire britannique ; mais ce qu’il prétend, c’est que la nécessité qui jette un navire dans un port étranger est reconnue comme un cas d’exception et d’exemption de toute pénalité. « La loi maritime, dit-il, est pleine d’exemples de l’application de cette règle générale, qui déclare que tout ce qui est le résultat évident de la nécessité n’entraîne aucune pénalité ou aucun risque. Si un navire est poussé par le gros temps dans un port prohibé, ou dans un port ouvert avec des articles prohibés à bord, dans aucun cas il n’encourt de forfaiture. »

Nous retrouvons encore ici cette prétention de réduire les esclaves à l’état d’articles. Ils peuvent être tels, encore une fois, selon la loi américaine, mais ils ne le sont pas selon la loi anglaise. L’Angleterre ne se refuse pas à livrer les individus, blancs ou noirs, libres ou esclaves, qui, coupables d’une violation de droit commun, se réfugient sur son territoire, et nous l’avons vue tout à l’heure conclure une convention réciproque pour l’extradition des criminels ; mais, à ses yeux, l’esclave n’est pas une chose, c’est un homme libre ; en cherchant à recouvrer sa liberté par tous les moyens possibles, il ne viole point le droit commun, il ne fait que revendiquer l’exercice d’un droit naturel et inaliénable.

Le gouvernement américain prétend qu’en l’absence d’une loi spéciale de la part de l’Angleterre, la présomption est en faveur de la loi américaine. « Nous ne voulons point nier, dit M. Webster, que tout ceci puisse être refusé ; et ici se présente une distinction dont l’oubli est peut-être la cause de toutes les difficultés de ce genre, la distinction à établir entre ce qu’un état peut faire si cela lui plaît, et ce qu’il est présumé faire ou ne pas faire en l’absence de toute déclaration positive sur ses intentions… Le parlement anglais peut, sans aucun doute, déclarer, par une disposition expresse, qu’aucune juridiction étrangère d’aucune espèce n’existera, dans ou sur un navire, après l’arrivée de ce navire dans un port anglais ; mais, en l’absence de dispositions directes et positives à cet effet, la présomption est que la législation contraire existe. »

Nous avons reproduit cet argument, parce que nous croyons qu’il suffit de le retourner pour y répondre. La présomption est au contraire ici en faveur de la loi naturelle, telle que l’Angleterre la laisse subsister chez elle. C’est la loi américaine, qui, en établissant l’esclavage, est elle-même une loi spéciale ; et si une convention particulière devait être conclue, elle devrait l’être pour mettre le droit préexistant d’accord avec le droit local et spécial des États-Unis.

À la longue communication de M. Webster, lord Ashburton se contente de répondre qu’il n’a pas reçu d’instructions pour traiter cette affaire ; que, du reste, une question de cette nature sera plus convenablement traitée à Londres, où l’on sera à portée de consulter les plus hautes autorités légales. « Bien que, dit-il à M. Webster (6 août), bien que vous ayez avancé des propositions qui me surprennent et m’interdisent tant soit peu, je ne prétends cependant pas les juger ; ce qui est le plus clair, c’est qu’il y a de très grands principes impliqués dans cette discussion, qu’il ne me conviendrait pas de traiter légèrement… Du côté de la Grande-Bretagne, il y a certains grands principes trop profondément enracinés dans les consciences et les sympathies de la nation pour qu’aucun ministre puisse se risquer à les méconnaître ; tout engagement que je pourrais prendre en contradiction avec ces principes serait immédiatement désavoué. » Et pour conclusion, le plénipotentiaire anglais se borne à promettre que les autorités des possessions anglaises apporteront le plus de ménagemens possible dans leurs rapports avec les lois particulières des États-Unis.

Nous venons de voir l’Angleterre soutenir avec résolution une cause juste, nous allons voir maintenant la justice passer du côté des États-Unis dans la discussion d’une question où le gouvernement anglais apporte cet esprit d’usurpation et ce mépris hautain du droit des nations qu’il allie quelquefois si singulièrement avec un grand respect pour le droit naturel. Nous voulons parler de la question de la presse (impressment) ou du droit des neutres.

Ce différend, qui est peut-être le plus grave et le plus inconciliable qui existe entre les deux gouvernemens, attire rarement l’attention, et cela se conçoit aisément parce qu’il ne surgit qu’en cas de guerre, et que par conséquent il a dormi depuis vingt-cinq ans. Mais c’est un volcan qui dort ; c’est une mine toujours chargée qui n’attend qu’une étincelle pour faire explosion.

La Grande-Bretagne, en temps de guerre, s’arroge le droit de faire la presse des sujets anglais sur les navires marchands neutres, et de faire décider, par les officiers anglais qui font la visite, quels sont les hommes, faisant partie de l’équipage de ces navires, qui sont sujets anglais. Elle s’arroge ce droit comme étant l’exercice légal de la prérogative de la couronne, prérogative fondée sur la législation anglaise de l’allégeance perpétuelle et indissoluble du sujet, et de son obligation de servir la couronne à la première réquisition, pendant toute sa vie et dans toutes les circonstances.

Telle est la nature des prétentions du gouvernement anglais, exposées par les juristes anglais, et contre lesquelles proteste justement le gouvernement américain. C’est ici que nous voyons le ministre des États-Unis renverser lui-même toute son argumentation précédente à l’égard de l’extradition des esclaves, et se servir victorieusement des raisonnemens que le gouvernement anglais lui opposait. C’est à son tour l’Angleterre qui veut généraliser l’application d’une loi purement nationale, et faire du droit anglais le droit des nations. La loi sur laquelle on s’appuie, dit M. Webster, est la loi anglaise ; les obligations sur lesquelles on insiste sont des obligations qui existent entre la couronne d’Angleterre et ses sujets… La presse des matelots, en dehors et au-delà du territoire anglais, et faite à bord des navires des autres nations, est une intervention dans les droits des autres nations, et va, par conséquent, plus loin que ne peut aller légalement la prérogative anglaise ; elle n’est qu’une tentative d’imposer la loi particulière de l’Angleterre au-delà de la juridiction de la couronne. »

M. Webster rétablit encore, mais cette fois dans son véritable jour, le principe qu’un navire en pleine mer est considéré comme portion du territoire de la nation à laquelle il appartient. En vertu de ce principe, l’entrée d’une force étrangère sur un navire neutre est primâ facie un acte de violence. L’officier anglais vient exécuter sur le territoire étranger des lois qui ne sont que particulières à sa nation. La prérogative de la couronne anglaise ne peut être légitimement exercée que sur le territoire et dans la juridiction de la couronne. « L’Océan, dit M. Webster, est la sphère de la loi de toutes les nations, et tout navire marchand en pleine mer est, par cette loi, sous la protection des lois de sa propre nation. »

Le gouvernement des États-Unis est ici sur le terrain du droit commun, et il maintient sa position sans équivoque, sans subterfuge, et très résolument. M. Webster n’a pas de peine à prouver que la notion de l’allégeance perpétuelle n’est point la loi du monde, et ne fait point partie du code conventionnel des nations ; que la couronne pourrait tout aussi bien prétendre à un droit de prérogative sur la propriété de ses sujets que sur leurs services personnels, et que cependant aucun gouvernement n’a jamais eu l’idée d’intervenir sur le territoire d’un état étranger pour y disposer des propriétés de ses sujets.

La question générale se complique encore de quelques questions particulières à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ainsi, l’Angleterre fléchit sous le poids d’une population surabondante et dénuée de tout moyen d’existence ; l’émigration est pour elle un bienfait. C’est le Nouveau-Monde, ce sont principalement les États-Unis, qui servent de débouché à cet excès de population, et d’issue à cette pléthore de l’Angleterre. La misère chasse ces émigrans de leur métropole encombrée, et les force à s’expatrier par masses. On a calculé que, dans les quatre mois finissant au mois de juin dernier, vingt-six mille émigrans étaient partis du seul port de Liverpool pour les États-Unis. « Beaucoup d’entre eux, dit M. Webster, arrivent dans nos villes réduits à un état de dénuement complet ; la charité publique et privée de ce pays est lourdement taxée pour les secourir. Avec le temps ils se mêlent à la nouvelle communauté au milieu de laquelle ils se trouvent ; ils trouvent de l’emploi, les uns dans les villes, les autres dans le défrichement des forêts de la frontière, et d’autres, devenant avec le temps citoyens naturalisés, entrent au service de la marine marchande, sous le drapeau de leur patrie adoptive.

« Si donc, milord, la guerre éclate entre l’Angleterre et un pays européen, est-il rien de plus injuste, de plus inconciliable avec les sentimens généraux de l’humanité, que cette prétention de l’Angleterre de rechercher ces individus qu’elle a encouragés et que la misère a forcés à quitter leur sol natal, de les arracher à leurs nouvelles occupations, à leurs nouvelles relations, et de les forcer à subir tous les dangers du service militaire pour un pays qui a cessé d’être le leur. Certainement, certainement, milord, il ne peut y avoir qu’une réponse à cette question. »

M. Webster continue sur ce ton, et dans le langage le plus clair et le plus énergique. « Il faut, dit-il, qu’une question aussi grave soit définitivement résolue (must be put at rest). »

Une autre complication qui rend cette matière beaucoup plus difficile à régler entre l’Angleterre et les États-Unis qu’entre d’autres nations, c’est que, les deux peuples étant d’origine commune et ayant une ressemblance à peu près identique de physionomie et de langage, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer la nationalité respective des matelots anglais et des matelots américains. Cette difficulté, naturellement tranchée d’une manière arbitraire par les officiers anglais, a toujours donné lieu à des abus intolérables. M. Webster rappelle qu’en 1797 le ministre américain à Londres avait, en moins de huit mois, eu à réclamer l’élargissement de deux cent soixante-onze marins, forcés de servir sur des vaisseaux anglais, et qui se prétendaient Américains. De ce nombre, quatre-vingt-six avaient été mis en liberté par l’amirauté anglaise, trente-sept avaient été retenus comme Anglais, et, pour les cent quarante-huit autres, le ministre américain n’avait pas reçu de réponse, parce qu’ils étaient tous en mer.

On voit quels obstacles la législation anglaise mettait à la liberté du commerce et de la navigation. Dans beaucoup de cas, les navires marchands, subitement privés, par la visite d’un vaisseau de guerre anglais, d’un grand nombre de bras, ne pouvaient continuer leur voyage. Une conséquence plus grave encore de cet état de choses, c’est que la marine marchande américaine a trouvé souvent beaucoup de difficulté à recruter des matelots dans le temps d’une guerre européenne, parce que les équipages craignaient d’être soumis à la presse des vaisseaux de guerre anglais.

M. Webster termine sa lettre en posant la question d’une manière très nette et très catégorique. Nous reproduirons ses conclusions, parce qu’elles sont de la plus grave importance pour l’avenir de la paix et de la guerre dans les deux parties du monde

« Le gouvernement américain, dit M. Webster, est donc préparé à dire que l’application de la presse des matelots aux navires américains ne peut plus désormais être tolérée… Dans les premières discussions qui se sont élevées entre les deux gouvernemens sur ce sujet si long-temps contesté, l’homme distingué qui tenait les sceaux du département que j’occupe fit cette déclaration : « La règle la plus simple sera qu’un navire étant reconnu américain, les matelots à bord seront par cela même prouvés Américains. »

« Cinquante ans d’expérience… ont prouvé au gouvernement des États-Unis que cette règle n’est pas seulement la meilleure et la plus simple, mais la seule qui puisse être adoptée et observée d’accord avec l’honneur des États-Unis et la sécurité de leurs citoyens. Cette règle annonce, en conséquence, quel sera désormais le principe maintenu par ce gouvernement. Dans tout navire marchand américain muni de papiers en règle, l’équipage trouvera protection dans le drapeau qui est au-dessus de lui.

« Cette déclaration, milord, n’a point pour but de réveiller des souvenirs inutiles du passé, ni de ressusciter des flammes de foyers qui ont été, à un grand degré, étouffés par de longues années de paix. Bien au contraire. Elle a pour objet d’éteindre efficacement ces foyers avant que de nouveaux incidens en fassent rejaillir des flammes. »

À ces déclarations et à ces conclusions très claires, lord Ashburton répond avec beaucoup de réserve, avec des paroles très conciliantes, mais sans cependant abandonner en aucune façon les prétentions de son gouvernement. Il commence par déclarer qu’il n’a aucuns pouvoirs pour négocier à ce sujet, mais qu’il serait fâché d’entraver aucune tentative faite pour arriver à un règlement du différend. « Je sais bien, dit-il, que les lois de nos deux pays maintiennent des principes opposés en fait d’allégeance. L’Amérique, qui reçoit chaque année par millions les émigrans de l’Europe, maintient la doctrine, commode pour elle, du droit de transférer l’allégeance à volonté. Les lois de la Grande-Bretagne ont de tout temps maintenu la doctrine opposée. »

Quant à ce qui concerne l’émigration, lord Ashburton dispose en ce peu de mots des raisonnemens de M. Webster : « Nous pouvons, dit-il, laisser de côté cette partie du sujet sans nous livrer à des spéculations abstraites qui n’ont pas d’application immédiate aux matières qui nous occupent. » Et quant aux inconvéniens du droit de visite, il se borne à répondre : « Il est difficile, dans de pareilles circonstances, d’exécuter des lois considérées comme vitales pour la sécurité du pays, sans risquer de faire tort aux autres. L’étendue et l’importance de ces inconvéniens sont cependant si formidables, que j’admets qu’il est nécessaire d’y apporter remède, si cela est possible ; dans tous les cas, il faut que cela soit honnêtement et franchement tenté… J’ai lieu d’espérer qu’un arrangement satisfaisant pourra être conclu à ce sujet. »

Nous ne savons sur quoi lord Ashburton peut fonder ces espérances toutes nouvelles. La question du droit des neutres n’a jamais pu être résolue entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, et il nous paraît difficile qu’elle le soit sans que l’Angleterre renonce au principe qu’elle ne semble pas disposée aujourd’hui à abandonner. Parlant des efforts qui avaient été faits pour arriver à un arrangement, M. Webster disait : « Ils ont tous échoué, et la question est aujourd’hui ce qu’elle était il y a cinquante ans. » Ajoutons que la correspondance échangée entre le gouvernement des États-Unis et le plénipotentiaire britannique n’est pas de nature à préparer les voies.

Il faut que cette prétention soit considérée par l’Angleterre comme une chose vitale, car elle renferme pour elle le germe de grands dangers. Tandis que tous ses efforts devraient tendre à isoler l’Amérique des intérêts politiques de l’Europe continentale, c’est précisément elle-même qui force les États-Unis à intervenir dans des conflits auxquels ils seraient peut-être restés étrangers. En effet, pour que la question du droit des neutres soit soulevée, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une guerre entre les États-Unis et l’Angleterre, mais il suffit qu’il y en ait une entre l’Angleterre et une puissance européenne ; en s’arrogeant le droit de visiter les navires neutres, la Grande-Bretagne traîne pour ainsi dire les États-Unis malgré eux sur le théâtre de la lutte, et elle s’expose à les avoir pour ennemis, parce qu’elle n’aura pas voulu les respecter comme neutres.

On voit donc que le traité de Washington n’a pas tout réglé. Il a mis fin au différend des frontières, et par là il a paru sans aucun doute opérer un grand progrès vers le rétablissement des relations amicales entre les deux pays ; mais il a laissé intactes des questions pour le moins aussi graves, et que la discussion ne fait qu’envenimer au lieu de les éclaircir. Nous terminerons en exprimant de nouveau notre conviction, que, bien que la conclusion du traité du 9 août 1842 paraisse au premier abord un gage de paix, cependant l’esprit qui a présidé aux négociations échangées entre les deux gouvernemens, et le tarif restrictif dont les États-Unis ont fait suivre immédiatement la signature du traité, sont plutôt de nature à affaiblir qu’à ranimer les sentimens de bonne harmonie entre l’Angleterre et l’Amérique.


Johne Lemionne.
  1. M. Rossi. — Voyez l’article sur l’Extradition publié dans le no du 1er  août dernier.