Nouveau dictionnaire d’économie politique/RICARDO (David)

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Ed. Vidal-Naquet
Nouveau dictionnaire d’économie politique
Texte établi par Léon Say et Joseph Chailley-BertGuillaumin (p. 742-744).

RICARDO (David), économiste anglais, né à Londres en 1778, mort à Gatcomb-Park (comté de Gloucester) en 1823.

Fils d’un israélite hollandais établi en Angleterre comme courtier de change, David Ricardo embrassa, après avoir reçu une instruction élémentaire, la profession de son père. Il dut se séparer des siens après qu’il eût abjuré la religion juive pour se faire chrétien. Grâce à l’habileté professionnelle qu’il avait su acquérir, il ne tarda pas à se trouver à la tête d’une fortune de plusieurs millions. Il put, dès lors, en toute sécurité, se livrer à l’étude ; la lecture des œuvres d’Adam Smith le détermina à laisser de côté les sciences mathématiques et physiques qu’il avait un instant cultivées, pour se consacrer uniquement à l’économie politique.

Ses premiers écrits obtinrent un retentissement considérable. Aussi, lorsqu’en 1819 il alla siéger à la Chambre des communes, y occupa-t-il de suite une place distinguée et sa parole autorisée fut-elle toujours d’un grand poids dans les discussions économiques et financières.

Il mourut à cinquante ans, regretté des amis illustres qu’il avait su s’attacher : Mill, Malthus, Jean-Baptiste Say, etc.

Les œuvres de Ricardo sont peu nombreuses. Ce hardi penseur n’aimait guère écrire. « Quoique fermement convaincu de la vérité de ses doctrines, nous dit Stuart Mill, il se croyait si peu capable de les exposer et de les développer, qu’il reculait devant toute idée de publicité. »

Son œuvre se compose de petits traités sur diverses questions économiques et d’un ouvrage important : les Principes de l’économie politique et de l’impôt.

La plus grande partie de ces dissertations est consacrée à des questions financières et monétaires.

Dans le premier de ces traités, le Haut Prix du Lingot est une preuve de la dépréciation des billets de banque (1809), Ricardo reprit une thèse qu’il avait déjà soutenue dans une lettre adressée au Morning Chronicle, et il démontra, au moment où l’Angleterre traversait une crise financière des plus graves, les inconvénients résultant des émissions exagérées du papier-monnaie. Cette brochure, révélant les causes véritables de la baisse du change anglais et de la dépréciation des billets de banque, fit sensation. Malthus y consacra un article dans l’Edinburgh Review ; des hommes d’État considérables déclarèrent l’ouvrage excellent et de tous points exact ; enfin, une commission parlementaire fut chargée d’étudier la question. Le rapporteur, M. Borner, se rangea du côté de ceux qui partageaient l’avis de Ricardo. Les contradicteurs ne tardèrent pourtant pas à se faire entendre. Ricardo ne voulant pas laisser sans réponses les objections que l’un de ses adversaires, M. Bosanquet, avait formulées, écrivit la Réplique aux observations de M. Bosanquet sur le rapport du Bullion Committee (1810). (Sur ce Rapport, V. Enquêtes financières.)

En 1816, paraissaient les Propositions pour une circulation monétaire économique et sûre. Dans cet ouvrage, Ricardo proposait la création d’un papier-monnaie remboursable non pas en or monnayé mais en lingots d’or. C’était selon lui le moyen d’empêcher les banques de faire des émissions trop fréquentes ou exagérées ; les clients, d’autre part, touchant des lingots et non pas de la monnaie d’or, ne pouvaient mettre l’existence de la banque en péril, en réclamant le payement à tout propos.

Ricardo s’efforça aussi de montrer quels étaient, selon lui, les dangers de l’organisation des fonds d’amortissement dans ses Essais sur le système de dettes consolidées, et sur l’amortissement (1819).

Il achevait le Plan d’une banque nationale, lorsque la mort vint le surprendre (1823).

L’attention de Ricardo ne se porta pas uniquement sur les questions financières et monétaires. Dans son Essai sur l’influence du prix des blés sur les profits du capital, il engageait l’Angleterre, alors protectionniste, à pratiquer la liberté commerciale et, pour l’y décider, il montrait les avantages qu’elle pouvait en retirer. Mais dans cet ouvrage, comme l’a fait judicieusement remarquer un de ses commentateurs, « il n’aperçoit pas complètement les bienfaits de la liberté commerciale ; car, dominé par ses idées sur le salaire, il pense que l’abaissement du prix des blés entraîne nécessairement un recul proportionnel du prix de la main-d’œuvre[1] ».

Il reprit plus tard les mêmes idées dans son traité De la protection accordée à l’agriculture.

Toutes ces œuvres, malgré leur grande valeur, ont été éclipsées par le Traité de l’économie politique et de l’impôt (1817). C’est là l’œuvre capitale de Ricardo, celle qui fera vivre son nom comme celui de l’un des plus grands économistes.

Dans ce livre, l’un des plus beaux qui soient consacrés à la science économique, Ricardo, tout en étudiant spécialement la distribution de la richesse, examine les questions les plus importantes de l’économie politique.

Les sept sections du premier chapitre sont consacrées à une étude magistrale de la valeur (voy. ce mot), à la distinction du prix naturel et du prix courant (V. Prix), résultat des offres et des demandes. Il montre comment la hausse des salaires produit la baisse dans le taux des profits, mais comment les variations dans le taux des salaires sont sans influence sur les prix.

Examinant la situation des propriétaires fonciers, il pense qu’ils sont dans une situation exceptionnelle, car presque toutes les terres fournissent une rente, c’est-à-dire un bénéfice qui ne correspond à aucun travail et qui est le prix que paye chaque fermier pour « l’exploitation des facultés productives et impérissables du sol ». Le taux de cette rente doit s’élever avec les progrès de la civilisation. Cette théorie de la rente est l’une de celles sur lesquelles on a le plus discuté. Nous renvoyons le lecteur, pour l’examen de cette importante question, à l’article qui lui est consacré dans ce dictionnaire. (V. Rente [loi de la].)

La conséquence de l’élévation de la rente est la hausse du prix des subsistances, partant celle des salaires. Ricardo, admettant les théories de Malthus sur la population, estimait que l’offre de travail serait toujours et fatalement surabondante, et que le salaire qu’exigeraient les ouvriers, serait le strict nécessaire pour vivre et faire vivre leur famille.

« Le prix naturel du travail, dit-il, est celui qui fournit aux ouvriers, en général, le moyen de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. » La hausse des salaires suivra la hausse des prix des subsistances, mais elle ne sera qu’apparente, étant donnée la hausse des marchandises. Telle est la théorie connue sous le nom de théorie du salaire naturel. La conclusion à laquelle Ricardo est conduit logiquement, c’est que « la condition de l’ouvrier empirera, en général, tandis que celle du propriétaire foncier s’améliorera ». Les faits sont venus démentir la théorie du salaire, naturel. (V. Salaire).

Telles sont les idées fondamentales de cette œuvre qui fut accueillie avec enthousiasme. Bientôt, pourtant, les théories nouvelles trouvèrent des adversaires redoutables. J.-B. Say, Bastiat, Carey, Sismondi (voy. ces noms), attaquèrent la théorie de la rente. Le socialisme s’en empara pour prouver l’illégitimité de la propriété individuelle. Il s’empara aussi de la théorie du salaire naturel, et il en fit la loi d’airain (V. Socialisme). On comprend donc qu’un socialiste contemporain ait pu dire : « Nous bâtissons sur Ricardo comme sur notre plus solide fondement[2] ».

L’influence de Ricardo, en Angleterre, fut énorme ; il devint le chef d’une véritable école d’économistes et eut des disciples brillants.

Quand on examine les théories de Ricardo, on a, souvent, le tort, au lieu de rechercher le fond même de sa pensée en se reportant à son œuvre prise dans son entier, de raisonner sur telle ou telle phrase de quelques lignes, de s’attacher, uniquement, à telle ou telle formule plus ou moins défectueuse : aussi que d’erreurs lui a-t-on prêtées ! Ricardo, il ne faut pas l’oublier, n’a pas voulu écrire un manuel ; il n’écrivait pas pour la masse du public, mais pour les hommes les plus compétents dans la science dont il s’occupait, pour les Mill, les Malthus, les J.-B. Say. Écrivant pour ces savants, il le faisait en phrases concises, se référant par la pensée à tout ce qu’il avait précédemment démontré. Et cela est si vrai, que, si nous en croyons Sismondi, Ricardo aurait déclaré lui-même « qu’il n’y avait pas plus de vingt-cinq personnes en Angleterre qui eussent entendu son livre »…

J.-B. Say, dans le discours préliminaire de son Traité, a sagement apprécié la méthode de Ricardo. Montrant à quelles erreurs sa logique implacable l’avait entraîné : « Peut-être est-on fondé, dit-il, à reprocher à David Ricardo de raisonner quelquefois sur des principes abstraits auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé dans une hypothèse qu’on ne peut attaquer, parce qu’elle est fondée sur des observations non contestées, il pousse ses raisonnements jusqu’à leurs dernières conséquences sans comparer leurs résultats avec ceux de l’expérience ; semblable à un savant mécanicien qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait l’impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres. Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en ligne droite ; mais une force vitale, souvent inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les faits loin de nos calculs. »

Malgré les erreurs qu’il a pu commettre, Ricardo passe, à juste titre, pour l’un des plus grands maîtres de l’économie politique. Sa puissance d’analyse, sa rigoureuse logique, lui ont assuré l’une des premières places parmi ceux à qui la science est redevable de tant de progrès.

Ed. Vidal-Naquet.


Bibliographie
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En dehors des ouvrages cités, nous devons signaler : la Correspondance de Ricardo avec J.-B. Say (Mélanges de J.-B. Say (1844).) — Les Lettres de Ricardo à Malthus ont été publiées par M. James Bonar (1887). — Des Notices sur la vie et les travaux de Ricardo ont été écrites par Mac-Culloch (en tête de The Works of David Ricardo) ; par M. A. Fonteyraud (en tête de la traduct. fr. des œuvres de Ricardo par Fonteyraud et Constancio 1847) ; par son frère, dit-on, dans l’Annual Obituary (1823), par M. Porter dans Penny Cyclopedia ; par Lord Brougham (Collection de portraits des hommes marquants du règne de George III) ; par M. Beauregard (Ricardo, Collect. Petite bibliothèque économique, Paris, Guillaumin).


  1. Ricardo, Petite bibliothèque économique. Introduction par M. Paul Beauregard. Paris, Guillaumin.
  2. Gronlund, auteur de The Cooperative Commonwealth.