Nouveaux éloges historiques/De Savigny

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HISTORIQUES


De Savigny
Notice
lue dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1864

 Messieurs,

En matière de droit, comme en bien des choses, deux méthodes se sont partagé les esprits, et la règle s’est produite sous deux formes. L’une de ces méthodes est surtout spéculative ; l’autre est plus particulièrement expérimentale. Par la première, la contemplation abstraite des principes pousse à établir le droit dans toute sa plénitude, conformément au type idéal que s’en est formé la raison par la seconde, l’examen des dispositions légales comparées aux faits sociaux, en donnant la connaissance réfléchie de ce qui a été, conduit à l’établissement opportun de ce qui doit être, conseille de mesurer les perfectionnements des lois aux progrès des États, et de façonner pour ainsi dire les éléments du passé aux besoins du présent.

De là deux écoles : l’école du droit absolu, l’école du droit relatif ; l’école philosophique. l’école historique. Ces deux écoles, qui ont le mérite incontestable et divers de faire avancer l’humanité par élan, ou de la régler avec convenance, sont aussi sujettes aux dangereux défauts que donnent les précipitations de la théorie ou les timidités de la pratique. L’une, considérant avant tout ce qui lui paraît juste, est disposée à trop entreprendre et peut se jeter avec une généreuse inadvertance vers l’avenir ; l’autre, ayant surtout en vue ce qui lui semble possible, est exposée à ne pas oser assez et à s’entretenir avec une prudence extrême dans le passé. Ces deux écoles, qui marquent deux tendances différentes de l’esprit humain, et qui ont influé par des moyens divers sur la marche du droit et la forme des législations. ont eu pour représentants de hardis penseurs et des savants profonds. M. de Savigny a été, de nos jours, en jurisprudence, le chef glorieux de l’école historique. Le grand titre d’associé étranger de l’Institut de France, qu’ont porté de si grands hommes, a, pendant vingt-cinq ans, appartenu à M. de Savigny. L’Académie des sciences morales et politiques le lui avait conféré comme au plus éminent représentant de la science du droit, comme à l’auteur de nombreux et mémorables ouvrages, à l’homme d’Etat qui sut appliquer avec sagesse et avec mesure cette même science juridique qu’il avait illustrée par ses livres et par son enseignement.

Frédéric-Charles de Savigny naquit le 21 février 1779, à Francfort sur le Mein. Il descendait d’une noble famille française et protestante du pays de Metz, établie depuis un siècle et demi en Allemagne. — Paul de Savigny, trisaïeul de Frédéric-Charles, quitta la France vers 1630, mais non comme tant d’autres protestants le firent plus tard, pour chercher un abri contre la persécution. Il s’engagea, bien jeune encore, dans l’armée suédoise et prit part a la guerre de Trente ans sous Gustave-Adolphe et sous Baner et Tornstenson, les glorieux successeurs du grand capitaine tombé sur le champ de bataille de Lutzen.

Paul de Savigny, après avoir servi vaillamment jusqu’à la paix de Westphalie, nommé gouverneur de Vieux-Linange, petite forteresse de l’Empire, mourut l’année même où Louis XIV révoqua l’édit de Nantes. Jouissant en Allemagne d’une heureuse sécurité religieuse, les Savigny n’y furent pas sans quelque importance politique. Le bisaïeul de Frédéric-Charles, conseiller privé du prince souverain de Nassau, obtint la présidence de Welibourg ; son aïeul fut directeur de la régence des Deux-Ponts ; et son père, Chrétien-Charles-Louis, représenta, comme ministre, le Nassau et plusieurs princes de l’Empire et l’assemblée du Cercle du Haut-Rhin qui tenait ses séances et réglait ses affaires à Francfort.

C’est dans cette vieille et libre cité que Savigny passa ses premières années, auprès d’un père habile qu’il perdit bien jeune, mais dont il n’oublia jamais les leçons. De bonne heure aussi, il fut privé des enseignements comme de la tendresse de sa mère, femme pieuse et éclairée, qui l’éleva dans les sévères principes du christianisme réformé et lui apprit, surtout dans les tragédies de Racine, la belle langue qu’avaient parlée ses ancêtres. Resté orphelin à l’âge de treize ans, le jeune Savigny fut confié à un ami de sa famille, M. de Neurath, l’un des vingt-cinq assesseurs de la chambre qui rendait la justice de l’empire à Wetzlar. Il y suivit son tuteur, qui commença tout aussitôt a l’instruire dans le droit.

On ne peut pas dire qu’on naisse jurisconsulte, ainsi qu’on naît poëte. Cependant M. de Savignv sembla voué à la connaissance du droit par une aptitude naturelle tout autant que par une étude précoce. Le savant conseiller de la chambre impériale de Wetzlar entreprit de lui apprendre en deux ans le droit naturel et le droit des gens, le droit germanique et le droit romain. Ce cours de droit presque universel, tiré de cahiers fort secs, exposé en axiomes dont la raison philosophique ne donnait pas l’explication et auxquels la raison historique ne prêtait pas son intérêt, était tout à la fois pesant et superficiel, manquait de solidité et, comme on le pense bien, n’offrait aucun agrément. Il ne rebuta pourtant pas Charles de Savigny, et, ce qui était beaucoup, l’éducation ne nuisit pas à la vocation.

Bientôt elle fit mieux elle y aida. Envoyé, en 1796, à l’université de Marbourg, Savigny y rencontra un professeur docte et bienveillant, qui pressentit le futur jurisconsulte dans le curieux étudiant, et lui ouvrit tous les trésors du droit en mettant la plus riche bibliothèque à sa disposition. Savigny étudia auprès de M. Weis le droit dans ses textes originaux, et ne dédaigna même pas de consulter les glossateurs qui s’en étaient faits les interprètes dogmatiques. De Marbourg, il alla passer une année dans la célèbre université de Gottingue où il assista aux dernières leçons qu’y donna l’historien Spittler, dont l’éloquente parole et les vues élevées le frappèrent singulièrement.

Il y a toujours de l’intérêt à savoir comment les hommes supérieurs se sont formés et à quelles sources diverses ils ont puisé. M. de Savigny, qui devait pénétrer jusqu’à l’esprit caché du droit, arriver à la science par l’histoire, porter l’art de composer et le talent d’écrire dans les matières de législation et de jurisprudence, eut trois maîtres dont il reconnut l’influence sur la direction de ses travaux, la formation de ses idées et les perfectionnements de son style le sage professeur Weis, le savant historien Spittler et le grand écrivain Goethe. Si du premier il avait appris à étudier les purs monuments du droit ; s’il s’était imbu, en écoutant le second, des méthodes qui, à travers les sûres voies de l’histoire, conduisent aux justes conclusions de la théorie ; en lisant le dernier, dont il admirait les ouvrages dans leur noble simplicité et leur éclat naturel, il se façonna au bel art, trop rarement pratiqué en Allemagne, d’exprimer sa pensée avec clarté, de donner aux œuvres de l’esprit cette forme régulière et élégante qui les conserve, d’en disposer les parties dans cet ordre heureux qui en fait l’harmonie en même temps que la solidité, et de rendre plus attrayantes les vérités qui instruisent en y ajoutant avec mesure les ornements qui plaisent. Il faut dire encore que M. de Savigny, Allemand par la naissance et l’éducation, restait Français par le sang, et que, joignant aux qualités acquises dans le pays où il avait vu le jour, les qualités naturelles au pays d’où étaient sortis ses ancêtres, il mit en œuvre le savoir d’un Allemand avec l’habileté d’un Français.

En 1800, Savigny termina le cours de ses études juridiques qu’une maladie causée par les fatigues d’un travail excessif l’avait, en 1797, force d’interrompre. Il prit le grade de docteur à Marbourg, à l’âge de vingt et un ans, marquant ainsi sa majorité dans la science en même temps qu’il l’atteignait dans la vie. La thèse qu’il soutint sur une question délicate de droit criminel et dans une latinité élégante, n’est pas restée sans célébrité. Lorsque plusieurs délits sont compris dans une même accusation, quelle peine faut-il appliquer ? M. de Savigny examine et résout ce problème pénal à l’aide d’une science déjà remarquable et selon l’esprit modéré du temps[1].

Devenu docteur, il se fit professeur. Selon l’usage pratiqué dans les universités de son pays, il ouvrit, comme privat docent des cours libres qui, transformés plus tard en cours publics, furent continués durant cinquante années jusque dans les plus hautes positions qu’atteignit sa fortune. De 1800 à 1804, ces cours privés, attestant à la fois son savoir étendu et la vigueur précoce de son esprit, roulèrent sur le droit criminel qui avait tant occupé la pensée plus humaine du XVIIIe siècle sur les dix derniers livres des Pandectes de Justinien, cette compilation si célèbre qu’un habile légiste allemand, le professeur Thibaut, essayait, comme l’avait proposé Leibnitz, déclasser dans un ordre naturel ; sur les fragments d’Ulpien, l’un des cinq grands jurisconsultes de l’empire romain, dont la pensée juridique devint la législation de l’univers sur le droit de succession et la théorie des obligations, qui, de la raison publique et des livres de Pothier, allaient bientôt passer dans le Code civil de la France ; sur les Institutes, qui contenaient les principes fondamentaux du droit, et sur la méthode qui pouvait en déterminer avec certitude l’ordre et l’application enfin sur l’histoire du droit qu’il était destiné à éclaircir et presque à renouveler dans un livre immortel.

Le jeune maître n’eut tout d’abord que six élèves. Mais parmi ses auditeurs il y en eut deux, les frères Jacob et Guillaume Grimm, qui peuvent être mis au nombre de ses plus beaux ouvrages car ce qu’ils devinrent, ils le lui durent. Formés à son école et s’inspirant de son esprit, comme ils le proclamèrent avec une sincérité reconnaissante, les deux Grimm éclairèrent plus tard les obscurs et lointains domaines de la vieille Allemagne. Reproduisant ses poétiques légendes, son droit symbolique et les créations de sa mythologie expliquant la formation générale de sa langue, et ramenant, par une comparaison pour ainsi dire anatomique, ses divers dialectes à des lois d’après la nature même des sons et la combinaison des formes ; éclaircissant la construction primitive de sa grammaire qu’un génie plus libre et plus hardi que régulier laisse dans une indépendance un peu confuse retraçant enfin, par leur savant dictionnaire, les changements introduits dans le sens et dans l’emploi des mots depuis Luther, le créateur de sa prose, jusqu’à Goethe, son meilleur modèle, ces deux frères sont devenus dans leurs œuvres nombreuses, et sous l’impulsion de M. de Savigny, les plus sûrs historiens des antiquités de leur pays, les interprètes de ses usages et de ses croyances, les législateurs de ses idiomes.

Pendant qu’il formait de semblables disciples, M. de Savigny préparait le livre le plus curieux sur un des points les plus difficiles de la législation romaine. En 1803, il publia son célèbre Traité de la possession. Qu’est-ce que la possession civile et quel est son caractère essentiel ? Distincte de la possession naturelle, elle n’est pas la simple détention d’une chose, elle est Le moyen juridique de l’acquérir. A la réalité de la jouissance qu’elle en donne, il faut que s’ajoute le sentiment du droit en vertu duquel on en jouit en un mot, dans l’acte du possesseur doit se trouver l’esprit du propriétaire.

Ainsi considérée, la possession a deux moyens de s’établir et de se perpétuer. Elle se transforme, dans certaines conditions que détermine Savigny, en propriété par l’usucapion qui, selon sa signification, lui permet de se fonder à l’aide de l’usage ; elle se maintient par les interdits possessoires, qui lui offrent l’assistance de la justice, contre toute tentative violente destinée à la troubler ou à la détruire. L’usucapion l’institue, les interdits la conservent ou la rétablissent ; l’une lui donne l’appui fécond du temps, les autres lui procurent les sauvegardes protectrices, du juge par l’usucapion on acquiert en possédant avec durée par les interdits on retient ou on recouvre en revendiquant avec bonne foi.

Simple dans sa conception, très-complexe dans son développement, tirant tous ses procédés de son principe, plaçant la suite variée des cas particuliers dans un harmonieux accord, tout à la fuis ingénieuse et sensée, subtile et vaste, cette importante théorie de la possession, qui montrait l’établissement de la propriété par la transformation du fait en droit, et déterminait sur les points les plus délicats les règles de la société civile d’après les indications de la raison naturelle, cette théorie que notre docte, profond et perspicace Cujas n’avait pas bien comprise, que le hardi Doneau avait seul entrevue, et qui, depuis trois siècles, avait échappé l’exacte appréciation des jurisconsultes les plus habiles comme les mieux instruits, était retrouvée, exposée, démontrée par un jeune homme de vingt-quatre ans.

M. de Savigny, après en avoir découvert le fond avec une sagacité merveilleuse, en montra le mécanisme avec une clarté supérieure. Pénétrant en érudit dans les faits de la possession dont il développa les lois en géomètre, il se fit vieux Romain par le savoir et se montra grand jurisconsulte par la doctrine. Il en embrassa tout l’ensemble comme il en expliqua chaque particularité dans l’ouvrage aussi fin que concluant où rien n’était omis de ce qui touchait à la matière de la possession, soit pour en indiquer la prévoyante économie, soit pour en déployer la procédure originale. Ce beau livre, qui eut coup sur coup des éditions multipliées, fut justement admiré, prépara une révolution dans l’étude du droit romain et commença une grande renommée.

Avec cet éclatant succès, des offres flatteuses arrivèrent de divers côtés a M. de Savigny. Plusieurs universités voulurent se l’attacher, et on lui proposa d’enseigner le droit dans les chaires publiques de Heidelberg et de Greifswald ; il refusa. Il avait alors d’autres desseins. Il songeait plus à se fortifier dans l’étude de la science, qu’à la propager. Il venait de se marier. En même temps que l’écrivain recevait les doux rayons de cette première gloire qui devait toujours s’accroître sans jamais se ternir, l’homme goûtait ces joies pures et profondes que l’affection la plus tendre pour une femme parfaite de cœur, distinguée d’esprit, devait lui assurer durant sa longue union, où pas un seul jour de trouble n’a traversé cinquante-huit ans de bonheur. Il épousa Mlle  Brentano, fille d’un banquier italien établi à Francfort, et petite-fille, de Sophie de Laroche, l’amie célèbre et spirituelle de Wieland, de Goethe, de Lavater et de Jacobi. C’est chez la mère de Mme  de Savigny que se conservait, comme une relique du génie, la table sur laquelle avaient été écrites les touchantes aventures du jeune Werther. Les talents abondaient dans cette famille. Mme  de Savigny était sœur du poète Clément Brentano et de Mme  d’Arnim, cette fameuse Bettina qui avait dans l’âme tant de poésie, dans le caractère tant d’originalité, à laquelle le désœuvrement de la sensibilité et l’intempérance de l’admiration inspirèrent, pour Goethe déjà vieux, cet amour hardi et naïf dont la capricieuse expression remplit en partie la correspondance singulière qu’elle-même a innocemment publiée après la mort de Goethe, et que se plut à lire l’Allemagne séduite par les élans d’un enthousiasme passionné pour son grand homme et par le charme d’une éblouissante fantaisie.

Presque aussitôt après son mariage, M. de Savigny entreprit un voyage de découverte à travers l’histoire du droit. Il alla visiter les manuscrits des bibliothèques d’Allemagne, de France et d’Italie. Il projetait déjà le savant ouvrage qui gardera le mieux sa renommée. Avant de construire l’édifice, il voulut en recueillir tous les matériaux. Accompagné de sa jeune femme, il explora successivement les bibliothèques de Heidelberg, de Stuttgart, de Tubingue, de Strasbourg. Avec les richesses qu’il avait amassées, il partit pour Paris, et se logea, rue de Richelieu, en face de la grande bibliothèque, où il devait en trouver de plus abondantes encore. Une douloureuse surprise l’attendait. En arrivant, il ne vit plus, derrière sa voiture, la malle qui renfermait les documents déjà recueillis. Un voleur l’en avait détachée avec une adresse dont il ne dut pas s’applaudir en l’ouvrant. Il avait mis la main sur des commentaires du droit, en croyant s’emparer des dépouilles d’un opulent étranger. M. de Savigny n’avait pas moins fait une très-grande perte, et il eut tout à recommencer. Il s’y décida avec une courageuse ardeur. Il appela, du fond de la Hesse, Jacob Grimm, son zélé disciple et fidèle ami, et tous deux, secondés par Mme  de Savigny et par l’une de ses sœurs, Mlle  Sophie Brentano, se mirent à compulser, à extraire, transcrire les nombreux manuscrits qui intéressaient la science du droit et son histoire. La diligente colonie se ren dait tous les matins dans les salles de la Bibliothèque, aussitôt qu’elles étaient ouvertes, pour n’en sortir qu’à la dernière minute, lorsque les gardiens adressaient à ceux qui ne partaient pas assez vite ces invariables paroles « Il est deux heures, messieurs, tâchons de nous en aller. » Avec une assiduité obstinée, M. de Savigny parcourut les points inexplorés du fécond domaine juridique du moyen âge et de la renaissance, et il en rapporta la plus riche moisson de curieux extraits, de doctes commentaires, de correspondances originales, dont faisaient partie de précieuses lettres du grand Cujas, qu’il était appelé à ressusciter pour le XIXe siècle.

De retour dans son pays, tout en méditant l’ouvrage qu’il publia plus tard, M. de Savigny reprit l’enseignement du droit. Le nouveau roi de Bavière, Maximilien, dont l’État, agrandi par la France aux dépens de l’Autriche, venait d’être érigé d’électoral du Saint-Empire en royaume indépendant, avait fondé à Landshut une université où se rendirent les professeurs de l’université supprimée d’Ingolstadt et qu’il voulut illustrer en y appelant M. de Savigny. M. de Savigny accepta la chaire qui lui fut offerte, et, de 1808 à 1810, il enseigna le droit avec un immense éclat dans l’Allemagne méridionale.

M. de Savigny était un incomparable professeur. Sa noble figure, son grand air, ses expositions bien ordonnées, ses idées nettes et fortes, son langage tranquillement limpide et toujours correct, une voix mâle que relevait, encore un accent persuasif, produisaient sur ceux qui l’écoutaient une impression profonde. Au savoir le plus étendu, et toujours présent, il unissait un don naturel de déduction claire et de démonstration élégante. La supériorité précoce de ses connaissances, qui lui donnait une confiance sereine, inspirait aux autres une admiration presque passionnée. Il ne rendait pas seulement la science accessible, il la rendait attrayante, et, en même temps qu’il la faisait comprendre, il la faisait aimer. Il animait le droit, en montrait la formation naturelle, en retraçait le développement historique, ne se bornait point à en expliquer les grandes théories à ses élèves, et leur apprenait à en résoudre les plus délicats problèmes. Il leur communiquait ainsi sa méthode en même temps que son savoir, et décidait bien souvent de leur vocation. Beaucoup d’entre eux purent dire comme Jacob Grimm « Les cours de Savigny ont eu pour moi le plus puissant intérêt ; ils ont exercé sur ma vie et sur mes études une influence décisive. » Les disciples devenaient même des croyants ils étaient convaincus que ce qu’ils apprenaient de lui ne pouvait pas être autrement qu’il ne le disait. Son action sur eux n’était pas uniquement scientifique, elle était aussi morale et presque religieuse. A leurs yeux il était le prêtre du droit, et plusieurs d’entre eux, par exemple, ont réglé leur vie selon la doctrine qu’il faisait servir d’introduction à son chapitre sur les hautes et saintes obligations du mariage. Tous le vénéraient et le chérissaient.

Aussi, au mois de mai 1810, furent-ils très émus lorsqu’ils apprirent que M. de Savigny était prêt à partir de Landshut et que ses leçons allaient manquer à leur instruction et sa présence à leur attachement. Ils remplissaient sa demeure, emballaient eux-mêmes sa bibliothèque et ne pouvaient se décider à le quitter. La belle-sœur de M. de Savigny Bettina, alors auprès de lui, écrivait à Goethe « Les étudiants l’entourent comme un essaim d’abeilles. Il n’y en a pas un qui n’ait la conviction de perdre non-seulement un très-grand maître, mais un bienfaiteur. » Dépeignant ensuite le départ de Landshut et la touchante séparation de Savigny et de ses élèves « Toute l’université, dit-elle, était rassemblée devant et dans la maison beaucoup d’étudiants étaient en voiture et à cheval, ne voulant pas prendre brusquement congé de l’admirable ami et professeur. On distribua du vin, et ce fut aux cris non interrompus de : Vive Savigny ! qu’on sortit de la ville. Les cavaliers accompagnaient la voiture. Sur une montagne, où le printemps ouvrait tout justement les yeux, les professeurs et les personnes graves firent solennellement leurs adieux ; les autres nous accompagnèrent une station plus loin. Tous les quarts de lieue, nous trouvions en chemin des groupes d’étudiants qui étaient allés en avant, afin de voir une dernière fois Savigny. A l’auberge de la Poste, beaucoup nous quittèrent, en se détournant pour cacher leurs larmes. Un jeune Souabe avait couru plus loin, et, debout dans le champ, il agitait son petit mouchoir, tandis que les pleurs l’empêchaient de lever les yeux au moment où la voiture passa devant lui. » Six d’entre eux suivirent encore Savigny jusqu’à Salzbourg, et, sur le pont de la Salza, lui adressèrent un dernier adieu de reconnaissance et d’affection.

Où allait-il ? à Berlin. Une grande université venait d’être créée dans cette ville, et M. de Savigny s’y rendait, comme il y avait été appelé, par un vif sentiment de patriotisme allemand. C’était en 1810. La Prusse, qui avait provoqué fort Imprudemment ses désastres par ses agressions, et qu’avaient abattue les coups de foudre d’Iéna et d’Auerstædt, fière encore malgré son abaissement et frémissante dans sa soumission, restait le seul point de l’Allemagne qui se gouvernât. à part de la France. L’Autriche, tant do fois vaincue, avait été dépossédée de beaucoup de ses provinces après Austerlitz et Wagram, et avait renoncé à la couronne du Saint-Empire. La Confédération du Rhin plaçait sous la main do son puissant protecteur le midi et le centre de l’Allemagne, dont le nord et l’ouest avaient été ou découpés en départements réunis à la France, ou érigés en royaumes qui se mouvaient dans son orbite. La Prusse, réduite en territoire et en population, ne comptant plus que cinq millions d’habitants, et ne pouvant pas garder sous les drapeaux plus de trente-cinq mille soldats, se préparait avec une inimitié prévoyante, dès que l’occasion lui en serait offerte, à recommencer la lutte en entraînant à sa suite l’Allemagne qui se fatiguait de notre joug. Tandis que des hommes passionnés pour la cause de l’indépendance germanique travaillaient ardemment, quoique mystérieusement, à la réorganisation de la Prusse, le baron Guillaume de Humboldt s’attachait à y ranimer les esprits. Alors ministre du roi Frédéric-Guillaume III, ce savant profond, qui portait un génie si philosophique dans l’étude des langues, et un caractère si élevé dans la politique, donnait un mouvement singulier à l’instruction publique et fondait l’université de Berlin.

C’est afin d’en accroître le lustre que M. de Savigny était appelé du fond de la Bavière assujettie dans la capitale de la Prusse éprise d’indépendance M. de Humboldt lui avait écrit d’arriver au plus tôt pour contribuer avec lui à l’organisation de l’université nouvelle et prendre part à son enseignement. M. de Savigny accourut et vint servir de son nom et de ses talents cette grande institution qui obtint les priviléges les plus étendus, reçut une dotation magnifique, fut établie dans un palais bien digne d’être consacré au culte de l’intelligence, celui du prince Henri, frère du grand Frédéric, et compta parmi ses professeurs Fichte et Niebuhr, Hufeland et Schleiermacher, Eichhorn et Wolf, et la plupart de ceux qui, à des degrés divers, illustraient en ce moment les sciences et les lettres en Allemagne.

Sur ce retentissant théâtre, qu’il ne quitta plus, M. de Savigny donna ses belles et fécondes leçons. Il s’y lia surtout avec Niebuhr, le fils du célèbre voyageur, et qui, lui aussi, avait quitté le Danemark, sa patrie, pour prendre part au grand mouvement intellectuel et politique de l’Allemagne. Professeur comme Savigny, comme lui élu membre de l’Académie de Berlin, Niebuhr refit sous s ses yeux l’histoire primitive du grand peuple dont Savigny enseignait la jurisprudence parvenue à toute sa perfection. Antiquaire et artiste, poëte et historien, Niebuhr remontait aux origines lointaines de Rome, et racontait la destinée naissante de la petite ville du Latium, future maîtresse du monde, dans ce livre original et puissant, où il ranime tout ce qu’il entrevoit, rend plausible tout ce qu’il conjecture, fait de l’histoire reçue une légende et croit retrouver dans la légende même l’histoire obscurcie. Si Savigny admira et l’œuvre hardie et la pensée créatrice de Niebuhr, Niebuhr ressentit pour l’infaillible savoir, le grand esprit, le talent régulier de Savigny un irrésistible entraînement. Ils contractèrent des lors une amitié qui devait durer toujours la similitude des goûts et la diversité des génies, la conformité des travaux et la différence des caractères, les tinrent étroitement unis après les avoir heureusement rapprochés. Tous deux faisaient de la chose romaine leur occupation assidue. Niebuhr y portait ses suppositions et ses reconstructions ingénieuses de sa vue perçante, il saisissait à travers les temps obscurs et suivait au milieu des récits défigurés l’état ancien et la marche de cette grande société Savigny, avec moins d’imagination et une trempe d’esprit plus sévère, gardant la justesse dans l’étendue, et joignant la mesure à la force, en retraçait et en expliquait la législation, qu’il connaissait à la fois par ses monuments et dans son histoire. Tous deux avaient l’âme également haute ; mais l’un s’abandonnait avec une droiture passionnée aux nobles sentiments que l’autre éprouvait avec une ferme douceur et une gravité aimable. S’entendant par ce qu’ils avaient de commun sans se déplaire par ce qu’ils avaient de différent, ils ont reconnu bien haut, l’un et l’autre, tout ce qu’ils avaient trouvé d’attrayant et de fécond dans ce commerce de l’amitié et de la science.

M. de Savigny avait été sur le point d’être nommé le premier recteur de l’université naissante. Dix voix l’avaient désigné pour cette haute administration contre onze données à Fichte, alors dans tout l’éclat de sa gloire, comme grand philosophe et comme patriote éloquent. Mais, un peu plus tard, il fut appelé au rectorat, dans les orageuses années de 1812 à 1815. C’est pendant sa durée que survinrent les revers de la France suivis des soulèvements de l’Europe. La Prusse donna le signal au reste de l’Allemagne. Elle se leva pour ainsi dire tout entière en armes. Les écoles se vidèrent, les chaires se turent, les étudiants s’enrôlèrent sous les drapeaux de la landwher et du landsturm, et l’on vit leurs maîtres eux-mêmes, les jurisconsultes, les historiens, les métaphysiciens, les théologiens, le sage et grave Savigny, comme l’ardent Niebuhr, l’austère Fichte, le subtil et profond Schleiermacher, partager, soutenir, répandre, de leur parole et de leurs écrits, l’enthousiasme général. Hélas ! à cette époque, qui nous est d’une si attristante mémoire, les armées réunies du continent se précipitèrent de tous les côtés sur un seul pays, épuisé pour avoir trop vaincu, et réduit à l’isolement, dans son héroïque défense, pour avoir trop conquis. L’homme extraordinaire, qui avait disposé si complétement des destinées comme des forces de la France, et lui avait ouvert les perspectives éblouissantes de la gloire pour la détourner des laborieuses recherches de la liberté, avait voulu en quelques années changer la face du monde, et, aussi outré dans ses actes que démesuré dans ses desseins, il avait détruit la forme ou la limite des États, dépossédé ou assujetti les princes, fait subir aux peuples les abaissements de la défaite et les duretés de l’invasion, et il avait provoqué l’armement de toute l’Europe contre sa domination et notre grandeur.

Au douloureux dénoûment de cette longue guerre, la France se vit arracher même ce qu’elle avait justement acquis, et l’Allemagne recouvra ce qu’elle croyait avoir définitivement perdu. Celle-ci, flanquée à l’ouest et à l’est par la Prusse agrandie et par l’Autriche reconstituée, redevint une confédération. Mais, au lieu de plus de trois cents États si divers de forme, d’esprit, de dimension, qui faisaient de l’ancienne Allemagne un corps composé de membres sans lien dans leurs Intérêts, sans accord dans leurs volontés, sans harmonie dans leurs mouvements, tantôt frappé de paralysie, tantôt livré au désordre, l’Allemagne nouvelle, était ramenée à trente-sept États, pouvant un peu mieux s’entendre dans une diète moins désunie, et peut-être agir avec un peu plus do concert au moyen d’un gouvernement plus concentré.

Pendant que se délibérait au Congrès de Vienne cette législation fédérale pour tous les États germaniques, il s’éleva sur la codification des lois privées en Allemagne une controverse mémorable à laquelle M. de Savigny prit une part décisive. Fallait-il donner à tous les pays allemands une règle civile semblable ? La grande imagination de Leibnitz l’avait déjà rêvé vers la fin du XVIIe siècle l’esprit résolu du docte jurisconsulte Thibaut le proposa au commencement du XIXe. De sang français, comme Savigny, Thibaut, que notre Académie s’est aussi attache plus tard, enseignait alors dans la première chaire de l’université de Heidelberg le droit romain, qu’il avait professé longtemps aux universités, de Kiel et d’Iéna. Il était très-versé dans la connaissance de ce droit, qui restait encore la règle principale de l’Allemagne, mais il était moins sensible à ce qu’il avait d’original qu’à ce qu’il conservait de défectueux. Il en trouvait l’ordre imparfait, le texte souvent obscur, le sens quelquefois incertain, les principes en bien des points inapplicables, et, le comparant à la nouvelle loi française, bien mieux appropriée aux mœurs et à l’état de l’Europe, en ce qui concernait surtout la puissance paternelle, la condition des femmes, les successions et les hypothèques, il réclama la réforme de cette législation, selon lui vicieuse et confuse, et demanda qu’un code général, semblable au code civil de la France, dont il admirait les règles sorties de la sagesse antique éclairée par l’équité moderne, pourvût aux besoins communs de l’Allemagne par des dispositions uniformes.

Tandis que ce hardi provocateur d’une réforme des lois s’avançait dans la lice suivi d’une troupe assez considérable de beaux et généreux esprits de l’école philosophique rangés sous son drapeau, il s’y trouva soudainement en face du plus grand admirateur du droit romain, du savant qui en connaissait le mieux l’histoire, du jurisconsulte qui en avait le mieux pénétré la théorie, et pouvait le mieux en défendre le maintien. M. de Savigny descendit dans l’arène armé de son redoutable écrit de la Vocation de notre époque pour la législation et la jurisprudence. Ce fut le manifeste de, l’école historique et comme une déclaration de guerre à tout projet de codification générale. Cette école ouverte par l’érudition et la critique du savant professeur de Gottingue, M. Hugo, un autre encore de nos correspondants, c’est M. de Savigny qui l’avait dogmatiquement fondée, singulièrement étendue, et il en était devenu le chef. Il avait pour système que la forme du droit a besoin de se modeler sur l’état de la société, et que la marche de l’un doit suivre constamment les progrès de l’autre. Il voulait donc le développement naturel du droit par l’usage, et il en repoussait la condensation artificielle dans un code ; parce que, dans un cas, le droit toujours vivant s’améliorait sans cesse, et que, dans l’autre, il déclinait en s’immobilisant à jamais. D’après lui, il en est du droit d’un peuple comme de sa langue il procède tout d’abord de la position, de l’état, des instincts fondamentaux de ce peuple, sans aucun travail réfléchi de sa pensée, sans aucune violence faite à ses habitudes, sans aucune contrainte introduite dans ses rapports. Il est l’œuvre de tout le monde. Dans la condition primitive des peuples, le droit est coutumier ; puis, à mesure que les rapports sociaux s’étendent, de l’état de coutume il passe à l’état de loi, par une élaboration successive qui le perfectionne sans l’abstraire, l’agrandit sans l’affaiblir, le fixe sans l’arrêter. Dans un progrès continu, la loi améliore alors la coutume, et la science ajoute incessamment à la loi ; tandis qu’un code mutile le droit en l’enfermant pour toujours dans des cadres resserrés, et paralyse sa vie en suspendant sa marche.

Telle est la théorie de M. de Savigny, qui, sévère à l’égard des deux codes donnés à l’Autriche et à la Prusse vers la fin du dernier siècle par Marie-Thérèse et Frédéric II, injuste même à l’égard du code que la France avait depuis peu reçu de Napoléon, en cela représentant civil d’une grande révolution sociale, combat avec force et non sans une hauteur un peu dédaigneuse la pensée de former un code général pour toute l’Allemagne. L’Allemagne, en effet, n’était pas en situation de le recevoir, et personne n’était en mesure de le lui donner. Le pays de la division ne pouvait pas se prêter à la règle de l’unité. Comment introduire une loi civile, uniforme, dans une contrée toujours désunie sous le rapport politique, encore divisée sous le rapport territorial, et qui n’était pas même en communauté de vues sur la législation ? Les codes doivent être donnés à propos, et alors ils ne sont pas un signe de déclin pour le droit, mais une marque de rapprochement civil pour un peuple. Ils règlent d’après des principes communs des rapports semblables ; mais, résultat de l’unité, ils ne peuvent pas en être la cause, et ils ne sauraient précéder ce qu’ils sont destinés à régir. M. de Savigny sortit victorieux de cette bataille juridique, et la proposition de Thibaut échoua tout à la fois devant les objections d’une haute science et les obstacles d’une évidente impossibilité.

A peine cessait ce grand débat que se fit une découverte à laquelle restent attachés les noms de Niebuhr et de Savigny. En 1816, Niebuhr, se rendant de Berlin à Rome comme ambassadeur de Prusse auprès du saint-siége, passa par Vérone et y trouva, dans les archives du chapitre métropolitain, le célèbre palimpseste qui cachait, depuis plus de mille ans, sous un texte de saint Jérôme, le livre perdu de Gaius dont les ouvrages avaient jadis reçu force de loi dans l’empire romain. Sur une des pages du précieux manuscrit, où son pénétrant regard avait entrevu quelque trésor enfoui, il lit habilement reparaître l’écriture primitive, et au-dessous des ligues agitées du Père le plus véhément de l’Église latine se montrèrent les tranquilles paroles d’un grave jurisconsulte romain. Lequel ? C’est ce que Niebuhr, malgré toute sa perspicacité, ne put pas dire. Pour le savoir, il envoya le fragment copié de l’ouvrage inconnu a celui qui devait le mieux en juger le mérite, et le plus sûrement en désigner l’auteur, à M. de Savigny. Familier avec les textes juridiques des anciens, M. de Savigny n’hésita point à y reconnaître la pensée et le style de Gaius. C’étaient, en effet, les Institutes originales de ce grand jurisconsulte, à qui Justinien avait en partie emprunté les siennes. Après avoir annoncé à l’Académie de Berlin une nouvelle aussi importante pour la science du droit, M. de Savigny fit partir pour Vérone deux de ses élevés, dont l’un était M. Bethmann-Hollweg, plus tard ministre en Prusse, afin de déchiffrer, de transcrire et de rendre au monde l’ouvrage unique qu’ils tirèrent tout entier, au bout de quatre ans, du palimpseste, où il était resté si longtemps enseveli comme en un tombeau, et qui reparut, en 1820, dans sa pure et austère beauté. Cette découverte, qui devait servir à compléter la révolution juridique commencée par les recherches de l’école historique, et amener bien des changements dans l’intelligence du droit, ne porta pas la plus légère atteinte aux travaux antérieurs de M. de Savigny, tant il s’était pénétré du vrai génie de l’antiquité romaine ce fut tout ensemble un honneur pour son érudition et une occasion de triomphe pour ses théories.

A cette époque, M. de Savigny avait déjà commencé la publication de son grand ouvrage sur l’Histoire du droit romain au moyen âge. Ce droit incomparable, qu’il connaissait dans toutes ses évolutions et qu’il admirait dans sa savante économie, dont le berceau se cachait dans la lointaine obscurité des traditions primitives, qui s’était peu à peu dégage du voile des symboles, et avait consisté d’abord dans des coutumes dures comme les mœurs des Romains, étroites comme leurs pensées, s’était développé avec le grand peuple que son génie politique et son habileté civile avaient appelé à conquérir et à gouverner l’univers. Perfectionné sous la république, étendu sous l’empire, ce droit que les sages magistrats romains avaient sans cesse rapproché de l’équité naturelle en le faisant passer de la rude loi des Douze Tables sur les pages plus humaines de l’édit prétorien ; que les savants jurisconsultes du siècle des Antonins, presque tous sortis du Portique et assis au prétoire, les Paul, les Papinien, les Ulpien, les Gaius, les Modestin, avaient amélioré de plus en plus à la lumière d’une philosophie vertueuse ; dans lequel le christianisme avait introduit, vers la fin de l’antiquité, les beaux préceptes de sa morale à côté des nobles doctrines de l’école stoïcienne, ne fut point entraîné dans la chute de l’empire d’Occident il subsista, après les invasions, pour servir de loi aux vaincus et d’enseignement aux vainqueurs.

La plupart des principes et des notions qui composent le droit moderne sont d’origine romaine. Ils nous ont été transmis par la tradition non discontinuée de six siècles d’extrême ignorance, et par le travail fécond de sept autres siècles d’investigation, de connaissance et d’enseignement. M. de Savigny, dans son histoire, a d’abord retracé la transmission imparfaite du droit romain, depuis le renversement de l’empire au Ve siècle, jusqu’à l’éclatante rénovation de ce droit au XIIe siècle, dans l’école de Bologne. Après avoir pénétré dans les temps ténébreux qui ont suivi la conquête germanique, et avoir habilement retrouvé ce qui y était resté du droit romain ; après avoir montré en Italie, en Espagne, en Gaule, dans l’édit de Théodoric, dans le Breviarium d’Alaric, dans le Papien des Bourguignons, tout comme dans l’application continuée du code théodosien, la permanence méconnue de cette législation, et fait voir que les institutions judiciaires et municipales s’étaient aussi en partie maintenues, afin que les peuples subjugués ne devinssent pas étrangers à leur propre administration, et que, privés de la souveraineté, ils ne le fussent pas de la justice, M. de Savigny arrive au grand moment où le droit romain apparaît tout à coup en plein moyen âge, non plus dans l’imperfection de codes mutilés, mais dans la sévère beauté d’un magnifique modèle.

La célèbre université de Bologne, où s’enseignent dès lors les Pandectes et le Code de Justinien, devient le séminaire européen de la législation et de la jurisprudence romaines. Des docteurs instruits, pénétrants, quelquefois subtils, ordinairement judicieux, très-souvent arides, forment toute une école dont M. de Savigny a caractérisé les œuvres, apprécié les doctrines, depuis le fondateur, Irnerius, jusqu’aux plus grands commentateurs, Accurse et Barthole. De leurs chaires et de leurs livres le droit romain se répand dans tous les pays, y améliore les lois et contribue à en transformer l’état. Il envahit l’Allemagne à l’égal de l’Italie, et pénètre en Angleterre, moins bien toutefois qu’en France. Du Ve au XIe siècle, il avait agi par l’exemple du XIIe au XVIe, il agit par l’enseignement. La première fois, il éclaire un peu la barbarie ; la seconde, il aide au développement de la civilisation. Aux deux époques, soit comme règle du droit, au moment de la conquête, soit comme science du droit pendant le règne de la féodalité, il exerce la plus heureuse influence morale et civile sur la conscience et l’esprit des Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/45 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/46 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/47 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/48 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/49 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/50 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/51 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/52 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/53 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/54 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/55 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/56 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/57 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/58 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/59 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/60 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/61 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/62 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/63 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/64 Page:Mignet - Nouveaux éloges historiques.djvu/65 donnances du grand roi qui règlent tant de matières avec tant d’habileté ; enfin, après le siècle qui précède la Révolution et qui l’amène, alors que la nation a complété, par un immense changement, les changements successifs opérés par la royauté, le code que l’ancien état de la France ne permettait pas encore d’établir et que réclame et facilite à la fois son état nouveau ; ce code qu’ont rêvé trop tôt Brisson et Domat, qu’a préparé la législation royale œuvre des l’Hôpital, des Colbert, des Lamoignon, des d’Aguesseau, auquel le droit romain expliqué par Cujas, et le droit coutumier commenté par Dumoulin, ont fourni les plus abondants matériaux déjà savamment coordonnés par Pothier ; ce code est composé avec la science ancienne que pénètre, qu’épure et qu’emploie l’équité moderne. Le grand jurisconsulte qui s’appelle la Révolution, l’habile législateur qui s’appelle l’esprit français, inspirent et dirigent ces doctes et judicieux rédacteurs d’un code admirable devenu tout ensemble la fidèle image de la nation transformée et la règle bienfaisante de son existence renouvelée et agrandie.

  1. La thèse de M. de Savigny, de de concursu delictorum formali a été plusieurs fois réimprimée.