Nouveaux Contes d’Andersen/Les Galoches du bonheur

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LES GALOCHES DU BONHEUR


I

Introduction.

Une grande et brillante société se trouvait réunie dans une maison, à Copenhague, non loin de la place Royale. Des invités, les uns avaient déjà pris place aux tables de jeu, les autres attendaient la réponse à cette question qui embarrasse souvent une maîtresse de maison :

— Comment allons-nous passer la soirée ?

Cependant, la conversation s’établissait, et l’on en vint, entre autres choses, à parler du moyen âge. Quelques-uns soutenaient qu’il était de beaucoup supérieur à notre siècle ; le conseiller Knap surtout défendait cet avis avec tant d’ardeur, que la maîtresse de la maison se déclara de son parti ; tous les deux se mirent alors à attaquer vivement le célèbre Oersted, qui, dans son Almanach, donne la préférence à notre époque. Le conseiller regardait le temps du roi Jean comme le plus heureux et le plus florissant de tous.

Pendant que les esprits sont occupés par cette discussion, nous allons passer pour un moment dans l’antichambre, où l’on avait déposé les manteaux, les cannes et les galoches. Là étaient assises deux femmes, l’une jeune, l’autre vieille. On aurait pu penser qu’elles étaient là pour attendre leurs maîtresses ; mais en les regardant, on voyait facilement que ce n’étaient pas des domestiques ordinaires ; leur air était trop distingué, leur peau trop délicate et leur toilette trop élégante.

C’étaient deux femmes de chambre fées. La plus jeune faisait partie de la maison du Bonheur ; ses fonctions consistaient à distribuer aux hommes les félicités de second ordre. L’autre, qui avait une physionomie moins gracieuse, ne servait pourtant qu’elle-même ; c’était la Tristesse, qui ne confie à personne le soin de ses affaires, mais y vaque toujours directement, pour être sûre qu’elles ne seront pas négligées.

Ces deux personnes s’entretenaient de la façon dont elles avaient passé la journée. La déléguée du Bonheur n’avait fait que des choses insignifiantes. Elle avait, par exemple, sauvé de la pluie le chapeau neuf d’une jeune femme qui n’en pouvait pas acheter souvent, et fait avoir à un honnête homme un salut d’un personnage nul et présomptueux. Cependant elle termina par une particularité d’un intérêt peu ordinaire.

— Il ne faut pas que j’oublie, dit-elle, que c’est aujourd’hui fête, et, à cette occasion, je vais déposer ici une paire de galoches merveilleuses. Celui qui les mettra sera immédiatement transporté dans le temps et à l’endroit qu’il désirera. Je pense que, de cette manière, le porteur de mes galoches sera l’homme le plus heureux de la terre.

— Tu crois cela, dit la Tristesse : détrompe-toi ; il deviendra au contraire le plus malheureux des êtres, il bénira le moment qui le délivrera de tes galoches.

— Impossible ; du reste nous le verrons bien. Je vais placer les galoches ici, près de la porte ; quelqu’un les y prendra infailliblement par mégarde, en sortant de la soirée.

Comme on le voit, cet entretien promettait.


II

Aventures du conseiller.

Le conseiller Knap, tout en continuant ses réflexions sur le temps bienheureux du roi Jean, vint dans l’antichambre faire ses préparatifs pour rentrer chez lui. La chance voulut que, dans sa distraction, il mît les galoches du Bonheur à la place des siennes ; puis il descendit dans la rue. Mais, grâce à la vertu magique des galoches, il avait été immédiatement transporté à l’époque du roi Jean ; aussi commença-t-il, en sortant, par mettre les pieds au milieu d’un tas de boue et de fange ; car, dans ce temps-là, les rues n’étaient pas encore pavées.

— Quel affreux temps, quel gâchis ! se dit le conseiller ; on ne voit plus le trottoir, et toutes les lanternes sont éteintes.

Le ciel était extrêmement couvert ; la lune ne répandait de loin en loin qu’une lumière faible et vacillante. Au coin d’une rue, le conseiller aperçut tout à coup au-dessus de sa tête une sainte Vierge éclairée par une petite lampe.[1]

— Ce doit être, se dit-il, un marchand d’antiquités, qui a oublié de rentrer son enseigne.

Au même instant, deux personnes revêtues du costume de l’époque où il se trouvait à son insu passèrent devant lui.

— Voilà des individus singulièrement accoutrés, pensa-t-il, ils reviennent probablement de quelque mascarade.

Soudain retentit une espèce de marche guerrière, et la rue fut illuminée par les flammes des torches. Le conseiller s’arrêta et vit avec étonnement défiler un cortège bizarre. Une troupe de fifres et de tambours, faisant le plus de bruit possible, ouvrait la marche ; venaient ensuite des archers et des arbalétriers, et, au milieu de cette escorte, un personnage portant un costume ecclésiastique.

— Quel est cet homme ? demanda le conseiller tout stupéfait.

— C’est l’évêque de Seeland, lui répondit-on.

— Mon Dieu, soupira-t-il, où va-t-il donc avec cet attirail extraordinaire ? — Et, tout en méditant sur cette étrange rencontre, il traversa la rue de l’Est sans regarder ni à droite ni à gauche, et arriva ainsi jusqu’à l’endroit où est le grand pont qui conduit au château.

Nouvelle surprise ! il ne trouva plus le pont ; il n’avait devant lui que la berge d’un petit cours d’eau bas et sablonneux. Deux hommes lui crièrent d’un bateau :

— Monsieur veut-il que nous le passions de l’autre côté pour aller place de la Corderie ?

— Place de la Corderie ! Je ne connais pas cette place. Je vais à la petite rue de la Cité.

Les hommes le regardaient sans répondre.

— Dites-moi donc où est le grand pont ? continua-t-il. Est-ce croyable de ne pas allumer le gaz par une nuit si sombre ! Je m’en plaindrai à l’autorité. Avec ça on marche dans une boue si épaisse qu’on se croirait dans un marais.

Les bateliers lui adressèrent en riant quelques mots dont il ne comprit pas le sens.

— Je n’entends pas votre patois, dit-il en colère ; et il leur tourna le dos. Jamais je n’ai vu pareil désarroi ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de prendre un fiacre pour rentrer chez moi.

Mais, comme pas une seule voiture ne passait, il résolut de reprendre par la rue de l’Est pour aller à la place Royale, où se trouve la principale station.

Au moment où il arrivait au bout de la rue, les rayons de la lune perçant les nuages vinrent éclairer la ville. Le conseiller aperçut devant lui un grand monument : c’était la porte de l’Est qui, sous le roi Jean, s’élevait en cet endroit.

— Dieu me pardonne ! je crois que je n’ai plus la tête à moi. Quel est donc ce monument ?

Il passa sous la porte ; la place Royale avait disparu. Devant ses yeux s’étalait une plaine immense traversée par un large canal. Quelques baraques en bois, servant de cabarets pour les marins hollandais, se montraient seules sur le bord.

— Ou c’est l’effet d’un mirage, s’écria-t-il, ou le punch de la soirée m’a fait perdre complètement la raison ; —et il rebroussa chemin. Il remarqua alors que presque toutes les maisons étaient en charpente et n’avaient que des toits de chaume.

— C’est singulier, reprit-il, je n’ai pourtant bu qu’un seul verre de punch ; mais il paraît qu’il a suffi pour me mettre la tête à l’envers. Je me sens tout malade… Si je retournais pour demander des soins, peut-être n’est-on pas encore couché.

Il cherche la maison ; elle n’y était plus.

— Mais c’est affreux ! je ne reconnais plus rien ; je ne vois plus un seul magasin ; les maisons sont vieilles et misérables, comme on n’en voit plus que dans quelques pauvres villages. Oh ! je me sens bien malade ! Enfin il faut bien que j’entre quelque part ; je ne puis passer la nuit dehors.

En continuant de marcher, il découvrit bientôt une maison, dont la porte entr’ouverte laissait filtrer un rayon de lumière ; c’était un cabaret de cette époque, une espèce de brasserie. Un certain nombre d’individus, des marins, des bourgeois et quelques lettrés buvaient, autour des tables, dans de grands pots ; ils ne firent aucune attention à l’entrée du conseiller.

— Pardon, dit celui-ci à l’hôtesse, j’ai été pris d’un malaise dans la rue, ne pourriez-vous pas m’envoyer chercher un fiacre, qui me reconduisît chez moi, cité de Christianshaven ?

La femme le regarda en secouant la tête, puis se mit à lui parler en allemand. Le conseiller répéta sa demande dans cette langue. Son accent et son costume confirmèrent la femme dans l’opinion qu’elle avait affaire à un étranger. Tout ce qu’elle crut comprendre, c’est qu’il ne se portait pas bien ; et elle alla en conséquence lui chercher un pot rempli d’hydromel. Quoique le conseiller trouvât au liquide un singulier goût, il en but un peu, s’assit sur un banc, et, la tête appuyée sur ses mains, il se mit à réfléchir à ce qui lui arrivait. Voyant que l’hôtesse avait un papier à la main, il lui demanda machinalement si elle ne pourrait pas lui donner un journal du soir.

Elle ne sut pas, bien entendu, ce qu’il voulait dire, mais elle lui montra le papier qu’elle tenait. C’était une gravure sur bois, représentant un météore qui avait paru à Cologne.

— Diable ! dit le conseiller qui s’anima tout à coup à la vue d’une pareille antiquité ; comment une pièce si rare se trouve-t-elle en votre possession ? Elle est des plus curieuses, quoique le météore en lui-même n’ait rien de miraculeux ; ce n’est qu’une aurore boréale qu’on peut facilement expliquer par l’électricité.

Plusieurs des personnes présentes, en entendant ces paroles, se mirent à regarder le conseiller avec un profond étonnement. Un des assistants se leva et, d’un air grave :

— Monsieur est sans doute un savant ?

— Pas précisément, mais j’aime à me rendre compte de toutes les choses qui me paraissent dignes d’intérêt.

Modestia virtus, la modestie est une vertu. Toutefois l’opinion que vous avez énoncée, quoique bizarre, me paraît mériter l’attention. Ergo suspendo meum judicium, je suspendrai donc mon jugement.

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Je suis Baccalaurus sanctæ Scripturæ.

Cette réponse satisfit le conseiller ; le titre répondait au costume.

— Sans doute, pensa-t-il, quelque vieux maître d’école, un original, comme on en trouve encore dans le Jutland.

— Quoique ce ne soit pas ici locus docendi (une salle de conférence), continua le bachelier, je serais heureux de converser un peu avec vous. Vous avez sans doute étudié à fond les auteurs anciens ?

— J’aime à lire tous les ouvrages utiles et intéressants, même les modernes ; mais j’ai peu de goût pour les romans, ceux du moins qui sont de mode aujourd’hui.

— Ah ! fit l’autre en souriant ; il y en a cependant qui sont écrits avec esprit. On en fait cas à la cour. Le roi aime surtout celui qui est intitulé : Iffven et Gaudian ; où sont racontées les aventures du roi Artus et des chevaliers de la Table Ronde.

— Je ne connais pas ce roman-là. Il est de Heiberg, sans doute ?

— Non ; il est de Godfred de Gehmen.

— Voilà un bien vieux nom ! N’est-ce pas celui du premier imprimeur danois ?

— Précisément.

Un bourgeois vint alors se mêler à la conversation, et se mit à parler de la terrible peste, qui, quelques années auparavant — il voulait dire en 1484 — avait désolé le pays. Le conseiller pensa qu’il s’agissait du choléra, et l’entretien continua comme si les interlocuteurs se fussent parfaitement entendus. On dit aussi quelques mots de la dernière guerre des flibustiers en 1490, et le conseiller, supposant qu’on voulait parler des Anglais et du combat de 1801, prit énergiquement parti contre cette nation. Mais ensuite la conversation se compliqua. Le vieux bachelier semblait d’une ignorance étrange au conseiller, et les propos les plus simples de ce dernier choquaient le bachelier par leur excentricité et leur ton aventureux. À la fin ils prirent le parti de discuter en latin ; mais ce n’était pas là ce qui pouvait les mettre d’accord.

— Comment vous trouvez-vous maintenant ? demanda soudain l’hôtesse, en tirant le conseiller par la manche.

Cette question lui rendit toute son anxiété. Dans la vivacité de la discussion, il avait entièrement oublié ses aventures.

— Seigneur ! où suis-je ? dit-il avec terreur, en sentant le vertige s’emparer de son cerveau.

— Buvons du clairet, s’écria le bourgeois, de l’hydromel et de la bière de Brême ; vous ne refuserez pas de boire avec nous.

Deux servantes, dont l’une était coiffée d’un bonnet jaune et rouge, entrèrent pour remplir les verres de la société. Le conseiller était presque fou de désespoir ; ses paroles devenaient de plus en plus incohérentes, et lorsqu’un des buveurs lui reprocha d’être ivre, il en convint humblement et demanda de nouveau avec instance qu’on lui fît venir un fiacre.

Sur ce mot de fiacre, un individu qui était là affirma que l’étranger parlait la langue moscovite.

Jamais le conseiller ne s’était trouvé avec des gens de si bas étage.

— Vraiment, pensa-t-il, on se croirait au milieu de païens ; c’est le moment le plus terrible de ma vie.

L’idée lui vint de passer sous la table pour s’échapper ; mais, comme il cherchait à exécuter ce projet, les buveurs l’aperçurent et le retinrent par les jambes. Dans la lutte les galoches tombèrent, et avec elles disparut l’enchantement.


Le conseiller se retrouva, assis au milieu du ruisseau, dans la rue de l’Est, vis-à-vis de la maison où il avait passé la soirée. Il la reconnut parfaitement, ainsi que tout le quartier, et il aperçut un gardien de nuit qui dormait sur un escalier.

— Seigneur mon Dieu ! s’écria-t-il, il faut donc que je me sois endormi et que j’aie rêvé au milieu de ce ruisseau. Oui, voilà bien la rue de l’Est. Comme elle est belle et bien éclairée ! En vérité, je n’aurais pas cru qu’un verre de punch pût jamais produire un effet si extraordinaire.

Deux minutes plus tard, il était assis dans un fiacre qui le ramenait chez lui. Les angoisses et les tourments qu’il avait éprouvés lui revinrent en mémoire ; il apprécia alors de tout son cœur le temps où nous vivons, et trouva que, malgré tous ses défauts, ce siècle vaut encore mieux que les siècles passés, du moins pour ceux qui en ont l’habitude.


III

Les aventures du gardien de nuit.

— Voilà une paire de galoches, dit le gardien de nuit ; elles doivent appartenir au lieutenant qui vient de rentrer, et qui demeure là-haut dans la grande maison.

Le brave homme eût volontiers sonné pour les restituer ; mais il réfléchit que le bruit qu’il ferait réveillerait tous les habitants de la maison.

— Avec ces machines-là, continua-t-il, on doit avoir chaud aux pieds ; c’est du cuir bien doux. Comme la vie est drôle ! Je vois le lieutenant qui se promène là-haut dans sa chambre, tandis qu’il pourrait être couché dans un bon lit bien moelleux… Ah ! c’est un homme bien heureux ! Il n’a ni femme, ni enfants ; il n’est pas comme moi ; il passe toutes ses soirées en joyeuse compagnie. Je voudrais bien être à sa place.

En parlant de la sorte, il avait chaussé les galoches ; aussi à peine son vœu eut-il été formulé qu’il se trouva réalisé.

Le gardien de nuit et le lieutenant ne faisaient plus qu’un seul individu. Il était dans sa chambre, tenant entre ses doigts un papier rose sur lequel était écrite une pièce de vers. Ce n’est pas à dire pour cela que le lieutenant fût poëte ; mais il est telle situation d’esprit où tout le monde peut éprouver le besoin de faire des vers.

Voici ceux que contenait le papier rose :


SI J’ÉTAIS RICHE !

            Si j’étais riche ! — Aux jours de ma première enfance,
            Tel était de mon cœur le souhait, l’espérance !
            Et quels brillants projets s’y venaient allier !
                     De rêves dorés quel cortège !
                     Oh ! si j’étais riche, disais-je,
                     Je serais un bel officier ;
            J’aurais un uniforme, un panache, une épée…
            J’ai tout cela ; je suis un officier du roi :
            Quant au bonheur, hélas ! mon attente est trompée.
                     Seigneur, ayez pitié de moi !

            Un soir, j’étais assis près d’une enfant charmante,
            Que mon cœur invoquait déjà comme une amante.
            Elle me souriait, candide, et m’embrassait ;
                     Je lui racontais des histoires
                     D’enchantements et de grimoires
                     Qu’un beau dénoûment finissait.
            Oh ! j’étais riche alors, riche de poésie ;
            Elle ne voulait pas de moi d’autres trésors.
            Mes regards pénétraient dans son âme saisie…
                     Seigneur, j’étais heureux alors !

            Cette enfant, je l’ai vue, en grandissant, ornée
            De charmes plus touchants, plus divins chaque année.
            Oh ! si je lui disais le secret de mon cœur !
                     Si sa pitié voulait m’entendre
                     Et jusqu’à moi faire descendre

                     De ses yeux un rayon vainqueur !
            Peut-être reste-t-il encore une espérance…
            Mais non, non, je suis pauvre, et tout me fait la loi
            De gémir à l’écart, de souffrir en silence.
                     Seigneur, tout est fini pour moi !

            Dans mon malheur, hélas ! je n’ai qui me console
            Que ces vers où mon âme en ses regrets s’isole.
            Puissent-ils quelque jour à tes yeux arriver,
                     Ô de mon enfance embaumée
                     Compagne toujours bien-aimée !
                     Et qu’ils te fassent retrouver
            Des jours si doux pour moi, pour toi même peut-être,
            Où ton affection naïve me combla
            D’un bonheur que jamais je ne dois voir renaître…
                     Seigneur, Seigneur, bénissez-la !

Ce sont là des vers comme on a le droit d’en faire quand on est amoureux, mais qu’on se garde bien de livrer à la publicité, pour peu qu’il vous reste de bon sens.

Lieutenant, amoureux et pauvre ; quel affreux assemblage ! quelle amère dérision du sort ! Le lieutenant ne se dissimulait pas cette vérité. Il appuya sa tête sur la barre de la fenêtre et poussa un long soupir.

— Le pauvre gardien qui dort là-bas dans la rue sur cet escalier n’est-il pas mille fois plus heureux que moi ? Il ne connaît pas ce que moi j’appelle la misère. Il a une femme et des enfants qui rient et qui pleurent avec lui. Il ne se tourmente pas l’esprit, il prend la vie comme elle est, philosophiquement. En vérité, je voudrais être à sa place.

Aussitôt le gardien de nuit redevint lui-même. Sa position qu’il avait dédaignée quelque temps auparavant lui parut meilleure.

— Quel vilain rêve ! se dit-il, je me croyais à la place du lieutenant là-haut, et cela ne m’allait pas du tout. Il est seul, et moi, lorsque je rentre au logis, j’y trouve ma femme et mes enfants qui m’étouffent de leurs caresses ; jamais je ne pourrais vivre sans eux.

Là-dessus il s’abandonna à ses pensées ayant toujours les galoches à ses pieds.

Une étoile fila dans le ciel.

— En voilà encore une qui tombe, dit-il, et cependant le nombre n’en diminue pas ; je voudrais bien, par curiosité, voir ces belles lumières de plus près ; surtout la lune, qui est plus grosse. Après la mort, dit le jeune étudiant qui fait blanchir son linge par ma femme, nous volons d’une étoile à l’autre ; c’est un rude mensonge ; mais ce serait pourtant bien beau. Je voudrais pouvoir faire un bond jusque là-haut, en laissant mon corps ici sur l’escalier.

Il y a certains propos auxquels on ne doit se laisser aller qu’avec précaution, et avec double précaution lorsqu’on a les galoches du Bonheur aux pieds.

Écoutez ce qui arriva au gardien de nuit, et que cela vous serve d’exemple.

Tout le monde connaît la vitesse du mouvement par la vapeur : nous en avons fait l’expérience, soit sur les chemins de fer, soit dans les bateaux à vapeur ; ce mouvement, en comparaison de celui de la lumière, est plus lent que la marche du colimaçon par rapport à la nôtre. La lumière se meut dans l’espace avec une vitesse dix-neuf millions de fois plus grande que celle du meilleur cheval de course ; et cependant l’électricité est encore plus rapide. La mort est produite par un coup électrique que nous recevons dans le cœur ; l’âme, délivrée, s’envole sur les ailes de l’électricité. La lumière n’exige que huit minutes et quelques secondes pour parcourir près de quarante millions de lieues ; l’âme, par le moyen de l’électricité, fait ce voyage encore plus soudainement.

Le gardien de nuit avait déjà franchi les cent mille lieues qui séparent la terre de la lune. Il se trouvait sur un de ces innombrables anneaux que nous présente la carte de notre satellite. L’intérieur lui faisait l’effet d’un immense chaudron au fond duquel émergeait une ville de l’aspect le plus extraordinaire.

Nous ne saurions donner à nos lecteurs une idée de cette ville autrement qu’en la comparant à un blanc d’œuf délayé dans un verre d’eau : la matière dont elle était formée paraissait transparente et légère, si bien que la cité flottait tout entière dans l’atmosphère avec ses tours, ses coupoles et ses monuments généralement de forme conique.

Le gardien voyait au-dessus de sa tête la terre, sous la forme d’un grand ballon rouge suspendu dans les airs.

En ramenant son regard vers la lune, il y découvrit une multitude de créatures qui, par leur situation hiérarchique, devaient être ce que nous appelons des hommes, mais qui avaient un tout autre aspect que les hommes de notre globe. La fantaisie qui avait créé ceux-là était infiniment plus riche que ne l’a dit Herschell. Ils parlaient une langue que le gardien ne devait certes pas connaître, et cependant il la comprit. C’est que notre âme possède des facultés bien plus étendues que nous ne le pensons. Ne voyons-nous pas reproduites dans nos songes avec une merveilleuse vérité toutes les scènes de la vie ? Les visages, les physionomies, les inflexions de la voix, les moindres particularités naturelles y sont retracés pour nous avec une netteté qu’il nous est impossible de retrouver au réveil.

Un groupe de lunicoles discutaient sur la nature de notre terre. Ils doutaient qu’elle fût habitée ; et, véritablement, ce ne sont pas des êtres semblables à eux qui pourraient jamais vivre dans une atmosphère aussi épaisse que la nôtre. Ils finirent par déclarer à l’unanimité que la lune seule dans l’univers renfermait des créatures vivantes. Après quoi, ils se mirent à parler politique.

C’est le vrai moment de les quitter et de redescendre dans la rue de l’Est, pour voir ce qu’était devenu le corps du gardien.

Il était resté assis sur l’escalier, immobile avec sa canne dans la main, et le regard tourné vers la lune où voyageait son âme.

— Quelle heure est-il, gardien ? demanda un passant, qui, ne recevant point de réponse, le tira par le bout du nez, pour l’éveiller.

Le corps perdit l’équilibre et tomba à terre comme un corps mort. L’inconnu se sauva, et le lendemain on trouva dans la rue l’infortuné gardien pâle, froid, inanimé. On le porta à l’hôpital.

Il eût été plaisant de voir l’âme revenir alors et chercher son corps dans la rue de l’Est sans pouvoir le trouver. Sans doute, dans son embarras, elle se serait adressée à la préfecture de police (bureau des objets perdus) ; elle aurait fait insérer un avis dans les journaux, et n’aurait pas manqué de parcourir les hôpitaux. Mais il n’y a pas à s’inquiéter de l’âme, lorsqu’elle agit par sa propre inspiration : c’est le corps seul qui la rend stupide.

Une fois à l’hospice, le corps du gardien fut porté dans la salle de dissection, et, tout naturellement, on commença par lui enlever ses galoches. Aussitôt l’âme rejoignit le corps, et, quelques secondes après, l’homme recomplété se portait à merveille. Il déclara que jamais il n’avait passé une si mauvaise nuit, et que, pour un écu, il ne voudrait pas en subir une pareille. Là-dessus il quitta l’établissement, mais les galoches y restèrent.


IV

Un voyage des plus extraordinaires.

Tout habitant de la ville de Copenhague connaît l’entrée de l’hôpital Frédéric ; mais, comme il est possible, cher lecteur, que vous ne soyez pas de Copenhague, nous vous ferons une courte description de l’entrée dont il s’agit.

L’hôpital est séparé de la rue par une haute grille formée de grosses barres de fer : ces barres laissent entre elles des intervalles assez grands, du moins si l’on s’en rapporte à certains bruits, pour donner passage à quelques internes fluets, désireux de faire de petites visites au dehors. La partie du corps la plus difficile à passer était toujours la tête ; donc ici, comme il arrive souvent dans le monde, les petites têtes étaient les plus heureuses. Ceci soit dit comme simple explication, sans nulle pensée d’épigramme.

Un des jeunes internes dont on pouvait dire, sous le rapport physique, que c’était une forte tête, se trouvait de garde le soir après celui où a commencé cette histoire. Il entendait au dehors la pluie qui tombait à verse : malgré cela il lui fallait absolument sortir. Un quart d’heure lui suffirait, et, pour ne pas avoir à en parler au concierge, il résolut de prendre la voie de la grille. Au moment de quitter la salle, son regard tomba sur les galoches que le gardien de nuit y avait oubliées ; elles n’étaient pas de luxe par un temps pareil : aussi, sans se douter de leur vertu miraculeuse, s’empressa-t-ii de les mettre à ses pieds. Maintenant il s’agissait de passer sans se faire pincer. C’était la première fois qu’il tentait cette aventure.

— Si j’avais seulement la tête dehors ! se dit-il.

Et la susdite tête, malgré son volume, passa immédiatement, grâce à la puissance des galoches.

Mais il en fut tout autrement du restant de son corps : impossible à l’interne de le faire suivre.

— Il paraît, se dit-il, que je suis trop gros. J’avais cru que ce serait la tête qui offrirait le plus de difficulté ; je me suis complètement trompé.

Il voulut alors retirer sa tête ; mais en vain : tout ce qu’il put faire, ce fut de remuer le cou ; d’abord il se mit en colère ; puis il resta anéanti d’épouvante. Les galoches du Bonheur étaient toutes prêtes à le servir, et malheureusement l’idée ne lui vint pas d’exprimer le désir de quitter la terrible position où elles l’avaient mis. Au lieu de parler, il se démena comme un beau diable, sans arriver à bouger de place. La pluie tombait à torrents ; personne dans la rue ; la main du patient ne pouvait atteindre le pêne de la serrure, aussi pensait-il avec désespoir qu’il faudrait passer la nuit entière dans cette atroce gêne. Le jour venu, on irait chercher un serrurier pour scier les barres de fer ; mais, pendant ce temps, les élèves de l’école voisine ne viendraient-ils pas le tourner en ridicule et l’assaillir de leurs quolibets ? Qui sait même si tout le quartier des matelots, qui touchait presque à l’hôpital, ne se mettrait pas de la partie, pour se divertir et rire de le voir ainsi au carcan ?

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, le sang me monte au cerveau… Je crois que je deviens fou ! Oh ! si je pouvais me retirer de là, je n’y reviendrais de ma vie.

Voilà ce qu’il aurait dû dire un peu plus tôt. C’était déjà fait ! Notre homme subitement délivré s’en alla, à demi suffoqué, reprendre son poste dans la salle.

Mais ne croyez pas que tout soit fini pour lui ; c’est le plus pénible qu’il nous reste à raconter.

La nuit s’était écoulée et le jour du lendemain aussi, sans qu’on fût venu réclamer les galoches.

Le soir une représentation dramatique avait lieu sur un théâtre d’amateurs situé au coin d’une rue isolée. La salle était comble. Parmi les spectateurs se trouvait le jeune interne de l’hôpital, qui semblait avoir mis en oubli son aventure de la nuit précédente. Il avait encore une fois chaussé les galoches pour se garantir de la boue des rues.

Une jeune personne vint réciter une pièce de vers intitulée : « Les lunettes de ma tante. » Lorsqu’on mettait ces lunettes, les hommes semblaient des cartes à jouer avec lesquelles on pouvait prédire tout ce qui arriverait l’année suivante.

Cette idée frappa l’interne. Il aurait bien voulu posséder de pareilles lunettes.

— Si l’on savait bien s’en servir, pensait-il, on parviendrait peut-être à lire dans le cœur des gens ; ce serait beaucoup plus intéressant que de prévoir les événements de l’an prochain. Je me figure déjà pouvoir pénétrer dans le cœur de tous ces messieurs et de toutes ces dames ; ce serait une espèce de ville souterraine où mon regard ne manquerait pas de faire des découvertes intéressantes. Que d’artifices, de replis étranges, de secrets grotesques ou hideux lui seraient ainsi dévoilés ! Quels vides profonds, quelles assises de rocher je rencontrerais sous une végétation de beaux sentiments et de tendresses raffinées ! Peut-être rencontrerais-je aussi la vertu vraie, plus soucieuse d’être que de se montrer… Oui, je voudrais pouvoir me glisser dans tous ces cœurs sous la forme d’une petite pensée bien subtile et bien agile, et m’initier ainsi à tout ce qui y est renfermé.

Ces mots suffisaient aux galoches. L’interne aussitôt crut sentir son corps se dissoudre, et il commença à voyager, comme il l’avait souhaité, à travers les cœurs des spectateurs.

Le premier qu’il visita était celui d’une femme mariée. Il crut être dans un établissement orthopédique, où l’on voit accrochées aux murs des moulures en plâtre de tous les cas de difformité : mais il y avait cette différence que, dans le cœur de cette dame, ces figures étaient la représentation des défauts corporels et spirituels de toutes ses amies.

L’interne (nous pouvons lui conserver ce nom) s’enfuit au plus vite dans un autre cœur de femme. Celui-ci lui parut comme une cellule paisible où une lampe éclairait doucement de ses rayons les versets du Livre sacré. Les parfums d’innocence et de recueillement qu’on respirait dans cet asile le rendaient lui-même meilleur. Il se sentit digne alors de pénétrer dans un autre sanctuaire : c’était comme une pauvre mansarde où une mère malade se désolait en regardant son enfant. Mais le soleil d’or du bon Dieu apparut à la fenêtre ouverte ; des roses gracieuses y fleurirent, et deux charmants petits oiseaux firent entendre leurs gazouillements, tandis que la mère, plus calme, implorait la bénédiction du ciel pour son enfant bien-aimé.

Puis l’interne traversa un étal de boucher ; de la viande et rien de plus : c’était le cœur d’un homme riche et bien posé, dont le nom figure dans l’Almanach du commerce. De là le voyageur passa dans le cœur de la veuve d’un millionnaire : c’était un vieux pigeonnier avec le portrait de l’époux défunt qui servait de girouette.

Ce fut, après cela, une grande salle dont tous les murs étaient cachés sous des glaces d’un grand prix. Leur disposition multipliait les objets à l’infini. Au milieu de cette magnificence était assise, semblable à un Dalaï-Lama, l’individualité insignifiante d’un personnage infatué de lui-même et de ses richesses.

Le pauvre interne ne savait comment s’expliquer à lui-même cette merveilleuse pérégrination.

— Je crois, se dit-il, que j’ai des dispositions à la folie.

Et il se rappela en même temps l’aventure de la veille, quand sa tête s’était trouvée prise entre les barreaux de la grille.

— C’est là que j’aurai attrapé mon mal, continua-t-il ; il faudra que je me soigne. Peut-être un bain russe me serait-il favorable ; je voudrais bien en prendre un.

Aussitôt il se trouva tout habillé, avec ses bottes et ses galoches, dans une étuve où des gouttes d’eau brillante lui tombaient du plafond sur la tête.

— Ouf ! s’écria-t-il, en s’échappant au plus vite par la salle ; de l’eau froide !

Les garçons, à sa vue, tressaillirent comme tout prêts à s’enfuir.

— N’ayez pas peur, leur dit-il, c’est un pari.

Et il s’esquiva pour rentrer chez lui.

Dès qu’il fut arrivé dans sa chambre, il s’appliqua deux larges vésicatoires, l’un sur la nuque et l’autre sur les reins pour combattre les symptômes de la folie.

Le lendemain tout son dos était à vif : ce fut ce que les galoches du Bonheur lui valurent de plus positif.


V

La métamorphose d’un employé.

Un jour, le gardien de nuit, que sans doute on n’a pas encore oublié, se rappela les galoches qu’il avait laissées à l’hôpital. Il retourna les chercher, et, comme personne ne les reconnut pour siennes, il les déposa au bureau de police.

— Elles ressemblent aux miennes comme deux gouttes d’eau, dit un de messieurs les employés, en examinant la trouvaille. L’œil exercé d’un savetier n’y verrait aucune différence.

Puis il mit les deux paires l’une à côté de l’autre pour en faire la comparaison.

Un agent de police vint en ce moment lui parler et, après quelques minutes d’entretien, l’employé revint à ses galoches ; mais il lui fut impossible de reconnaître lesquelles étaient les siennes.

— Ce doit être celles qui sont mouillées, pensa-t-il.

Mais pas du tout : les galoches qu’il s’attribuait par ce motif étaient précisément celles du Bonheur.

Personne n’est infaillible, pas même la police.

Après avoir mis les galoches, il prit quelques papiers sous son bras et quitta le bureau pour rentrer chez lui. Comme c’était un dimanche et qu’il faisait un temps magnifique, il eut l’idée de faire une promenade dans le parc de Frédéricsberg ; et, en vérité, le brave jeune homme avait bien gagné cette petite distraction.

D’abord, il marcha machinalement, sans donner par conséquent aux galoches aucune occasion d’exercer leurs sortilèges. Vers le milieu de la grande allée, il rencontra un de ses amis, un jeune poète qui lui apprit qu’il partait le lendemain pour un voyage à l’étranger.

— Comment ! vous partez encore ? dit l’employé. Êtes-vous heureux de ne dépendre de personne ! Tandis que vous vous envolez à votre guise, nous autres, nous avons la chaîne au cou.

— Oui, mais une chaîne qui vous garde de la misère ; vous n’avez pas à penser au lendemain, et, dans vos vieux jours, vous êtes sûrs d’avoir du pain.

— N’importe, la position d’un poëte doit être remplie d’agréments. Personne ne vous morigène ; vous êtes maître absolu de vos actions. Vive l’indépendance ! Si vous saviez ce que c’est que de rester cloué toute la journée à son bureau !

Le poëte secoua la tête ; l’employé fit de même, et ils se séparèrent, gardant chacun leur opinion.

— Ce sont des êtres à part, ces poëtes ! pensait le bureaucrate. Je voudrais bien avoir leur organisation ; je suis sûr que je composerais de superbes élégies. Pour un poëte, le printemps ne cesse jamais de courir. Le ciel est brillant et limpide. Des nuages argentés se balancent sur l’azur comme sur les flots la voile, comme les rêves dans l’âme heureuse. Partout la verdure réjouit le regard, et l’air est rempli de parfums qui pénétrent jusqu’au cœur… Jamais, non, jamais je n’ai senti comme en cet instant le bienfait de la vie et les charmes de la nature !

Ce soliloque suffit pour nous démontrer que le vœu de celui qui s’y livrait avait été exaucé, et que l’employé était devenu poëte.

Il continua sa route en se remémorant ses premières années d’enfance chez sa bonne et vieille tante, lorsque, l’hiver, il traçait de petits ronds sur les vitres glacées, en contemplant la perspective qu’offrait à ses yeux le canal avec ses navires. Il se rappelait quel ravissement il avait éprouvé à voir, malgré le froid, une petite violette pousser et fleurir dans sa chambre. Il songea ensuite avec mélancolie à sa position qui l’obligeait à expédier des passeports pour ceux qui partaient, pendant que lui-même demeurait cloué à ses occupations prosaïques. Enfin, pour faire diversion à ses pensées, il chercha dans sa poche un document qu’il lui était nécessaire de parcourir. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il lut sur le papier : Madame Sigbrith, tragédie intime en cinq actes !

— Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il… L’écriture est de ma main. Aurais-je fait une tragédie sans le savoir ?

Il lut encore ceci : Une passion à la promenade, drame-vaudeville en trois actes.

— Mais d’où diable me vient tout cela ? Il faut que quelqu’un ait pris ma poche pour la sienne. Voici encore une lettre : elle est du directeur du théâtre… Il refuse les pièces. Ah ! il les refuse !…

Il s’assit sur un banc et s’abandonna à de profondes méditations, sans parvenir, comme on le pense bien, à éclaircir le mystère qui l’intriguait.

Au bout de quelque temps, il releva brusquement la tête et se remit à marcher à grands pas.

— Je suis dans une exaltation inconcevable, se disait-il. Je crois dormir et rêver. Et en effet tout cela ne peut être qu’un songe ; demain, quand je me réveillerai, j’en sentirai encore mieux l’absurdité.

Il s’arrêta sous les arbres et se mit à regarder mélancoliquement les oiseaux joyeux qui chantaient en sautillant de branche en branche.

— Hélas ! soupira-t-il, ces petites créatures sont bien plus heureuses que moi ; si je pouvais former un vœu qui s’accomplît, je souhaiterais d’avoir des ailes et de devenir une alouette.

Et voilà, au même instant, les manches et les pans de son habit qui se raccourcissent et se changent en ailes, le reste qui se couvre de plumes et les galoches qui se tournent en griffes, Il s’aperçoit fort bien de la métamorphose.

— Je savais bien que je rêvais, se dit-il en riant ; mais je n’ai jamais fait un songe aussi ridicule.

Là-dessus il s’envole au milieu des branches vertes, et se met à chanter de toutes ses forces ; mais ce chant était médiocre ; le poëte avait disparu.

— Eh bien, disait-il, ce sera une existence fort agréable : le jour, je confectionnerai des actes au bureau de police, et, la nuit, je voltigerai dans la campagne sous la forme d’une alouette. On pourrait faire une féerie sur ce sujet.

Il descendit dans l’herbe, et s’y promena, en explorant tous les petits replis du sol, et becquetant les tiges de graminées qui lui faisaient l’effet des palmiers de l’Afrique. Tout à coup il se trouva enseveli dans une nuit profonde ; c’était un enfant qui l’avait couvert de sa casquette. Bientôt une main parut et saisit l’employé par les plumes.

— Insolent gamin ! s’écria-t-il, prends garde à ce que tu fais ; je suis employé de la police.

Mais ces paroles ne résonnaient aux oreilles de l’enfant que comme de chétifs piaulements. Il partit tout joyeux avec sa proie, et, au sortir des bois, il la céda pour la somme de trois sous à deux collégiens. Ces derniers emportèrent l’alouette à la ville.

— Heureusement que c’est un rêve, se dit l’employé, sans cela je serais bien inquiet. J’étais poète, à présent me voici alouette ; c’est sans doute la nature poétique qui a opéré en moi cette transformation. Misérable sort en définitive que celui d’un oiseau, surtout lorsqu’on tombe entre les mains des enfants. Nous verrons comment tout cela finira.

Les deux collégiens entrèrent avec leur acquisition dans un beau salon, où ils furent reçus par une grosse dame des plus souriantes. Pourtant elle fit une grimace à la vue d’un oiseau si vulgaire. Il n’aurait été bon, suivant elle, qu’à abandonner au chat. Mais, sur les instances des enfants, elle leur permit de le loger dans une cage vide qui se trouvait suspendue à la fenêtre. L’alouette eut pour voisins, d’un côté, un brillant perroquet, à la mine bouffie et hautaine, logé dans une spacieuse cage dorée, et, de l’autre côté, un charmant petit serin, qui lui souhaita la bienvenue par une série de trilles et de roulades gracieuses.

— Criard ! veux-tu te taire ? dit la dame, en lui jetant son mouchoir de batiste.

— Pip ! pip ! fit le serin ; voilà la neige qui s’est abattue sur ma cage.

Quant au perroquet, il regarda avec dédain le nouveau venu.

— Soyons des hommes ! s’écria-t-il.

C’était la seule phrase qu’il sût prononcer d’une façon passable.

L’alouette comprenait parfaitement le langage de son camarade le serin.

— Je volais sous les arcades des palmiers et dans les touffes des orangers toujours verts, toujours fleuris, chantait l’oiseau doré, je m’élançais avec mes sœurs et mes frères au-dessus du lac, où flottent les nénuphars ; je rencontrais des perroquets aux mille couleurs, et j’écoutais avec ravissement les histoires merveilleuses qu’ils me racontaient.

— Des oiseaux sauvages et sans éducation ! interrompit le perroquet. Non ! soyons des hommes !

— Il ne te souvient donc plus, reprit le serin, des essaims joyeux de jeunes filles qui venaient, les bras entrelacés de fleurs, danser à l’ombre des arbres odoriférants ? Il ne te souvient plus des fruits délicieux des tropiques et des sucs bienfaisants que nous prodiguaient les plantes des forêts ?

— Il m’en souvient fort bien, mais je me plais mieux ici, où je suis copieusement nourri et traité avec considération. On me trouve de l’esprit, et c’est surtout là ce qu’il me faut. Soyons des hommes ! Toi, tu as une âme exaltée, du génie, si tu veux ; mais pas le sens commun. Souvent, lorsque tu chantes, tu montes si haut, qu’on en a mal aux nerfs et qu’on est obligé de te faire taire : moi, au contraire, plus je fais de tapage, plus on ; est content. Je n’ai qu’une note, mais c’est la bonne, et je suis le mieux partagé de nous deux.

— Ah ! ma patrie bien-aimée ! chanta encore le serin, ne te reverrai-je plus ? Chanterai-je toujours loin de toi tes golfes bleus et tranquilles, où les branches flexibles des arbres effleurent, comme en dansant, la surface des eaux ? Ne pourrai-je, avant d’expirer, parcourir encore tes forêts vierges et tes rivages dorés en compagnie de mes frères libres et joyeux ?

— Finis-en donc avec tes élégies, reprit le perroquet ; tâche plutôt de nous faire rire. Rire, c’est la faculté exclusive des créatures de premier ordre. Vois si un chien ou un chat savent rire. Non les hommes seuls jouissent de ce privilège… Ha ! ha ! ha !… soyons des hommes !

— Pauvre petit oiseau gris du nord, dit le serin à l’alouette ; on t’a donc fait aussi prisonnier. Il doit faire bien froid dans tes forêts de sapins, mais du moins on y jouit de la liberté. Eh bien, regarde : on a oublié de refermer ta cage ; la fenêtre est entr’ouverte… Vite ! sauve-toi !… sauve-toi !

L’employé obéit par instinct ; mais à peine fut-il hors de la cage, qu’un grand chat, aux yeux verts et étincelants, se mit à lui faire la chasse.

À la vue du terrible quadrupède, le serin voleta étourdiment dans sa cage, et le perroquet battit des ailes en criant à plusieurs reprises : « Soyons des hommes ! » Malgré sa frayeur, l’employé eut la force de s’élancer, par la fenêtre. Il n’arrêta son vol que bien loin de là, lorsque, épuisé de fatigue, il fut contraint de se reposer sur un toit.

À la maison en face de lui, une fenêtre ouverte laissait voir l’intérieur d’une petite chambre, dont l’aspect avait je ne sais quel charme pour l’alouette. Elle y entra et, se perchant sur la table, regarda autour d’elle avec étonnement. — C’était la propre chambre de l’employé !

— Soyons des hommes ! répéta-t-il en empruntant la formule de satisfaction du perroquet, et à l’instant même il se trouva devant sa table, assis et dans son costume d’employé.

— Bon Dieu, comme j’ai dormi, s’écria-t-il ; et quel abominable cauchemar !


VI

Ce que les galoches firent de mieux.

Le lendemain de bonne heure, comme l’employé était encore dans son lit, son voisin, un jeune licencié, entra dans sa chambre,

— Prête-moi tes galoches, dit-il ; je voudrais descendre au jardin fumer une pipe ; il fait un temps superbe, mais les allées sont toutes mouillées.

Un pommier, un prunier, une douzaine de rosiers et un tapis de gazon ; voilà en quoi consistait le jardin en question ; mais, dans une grande ville, on le trouvait encore fort beau.

Le jeune homme s’y promenait en tournant sur lui-même, rêvassant et projetant en l’air de grosses bouffées de fumée. Le cor d’un postillon retentit dans la rue.

— Ah ! s’écria le licencié, il n’y a pas de plus grand bonheur au monde que de voyager. Ce serait le seul remède contre ce vide profond que je sens dans mon cœur ; mais je voudrais m’en aller bien loin… Je voyagerais d’abord en Suisse, puis en Italie, ensuite en…

Heureusement les galoches avaient déjà produit leur effet accoutumé : sans cela Dieu sait où il serait allé.

Le voilà donc voyageant au beau milieu de la Suisse, encaissé, lui huitième, dans l’intérieur d’une diligence. Il souffrait de douleurs de tête, de crampes dans le cou. Ses pieds gonflés étaient horriblement serrés dans ses bottes. Il flottait dans une sorte de torpeur douloureuse qui ne lui permettait ni de dormir ni de s’éveiller. Dans sa poche de droite il avait une lettre de crédit, dans celle de gauche son passeport, et suspendue sur sa poitrine une bourse contenant un certain nombre de pièces d’or. À chaque instant il se figurait avoir perdu l’un ou l’autre de ces objets précieux ; aussi sa main en allant tâter successivement les trois endroits, décrivait-elle un triangle continuel.

Il se redressa pour jouir de la perspective imposante de la contrée ; mais un paquet de cannes, d’ombrelles et de chapeaux bouchait presque complètement la portière. Le ciel était sombre. Les forêts de sapins, dont les sommets se perdaient dans les nuages, apparaissaient, à travers la brume, comme des bruyères accrochées aux flancs des montagnes. Le licencié répéta, pour s’encourager, ces vers composés à la louange de la Suisse par un poëte célèbre qui a voulu les laisser inédits :

Ici ma joie est infinie !
Je vois le superbe Mont-Blanc !
Si ma bourse était bien garnie,
Ici, je passerais ma vie,
Ici, je m’éteindrais content !

Tout à coup la neige commença à tomber, et le vent siffla avec violence.

— Ouf ! soupira le jeune homme, je préférerais être de l’autre côté des Alpes ; la température y est douce et clémente… Et puis je pourrais déposer ma lettre de crédit qui m’empêche ici de jouir des beautés de la nature, tant j’ai peur de la perdre. Je voudrais bien être en Italie.

En conséquence de ce souhait il se trouva sur la route entre Florence et Rome. Le lac Trasimène étalait sa nappe dorée au pied des montagnes bleuâtres. À l’endroit où Annibal battit Flaminius, des ceps de vignes surchargés de raisins croissaient paisiblement au soleil. De charmants enfants à moitié nus gardaient des troupeaux de porcs noirs à l’ombre des lauriers-roses. C’était fort beau,

Mais le licencié ni ses compagnons de voyage n’étaient en humeur admirative. Des mouches et des moucherons enragés envahissaient la voiture par milliers. On avait beau agiter autour de soi des branches de myrte, les piqûres se multipliaient. Tous les voyageurs avaient la figure gonflée et marbrée de taches rouges. À chaque instant le cocher se voyait obligé de descendre pour délivrer les malheureux chevaux des essaims compactes de moustiques, qui, par leurs atteintes, les empêchaient d’avancer. Le soleil se coucha ; un froid glacial pénétra instantanément toute la nature. On eût dit l’air humide d’un sépulcre remplaçant la vivifiante chaleur du soleil. En même temps les montagnes et les nuages se teignaient de cette étrange couleur verte, qu’on ne retrouve que sur les anciens tableaux des maîtres, effet de lumière inconcevable pour quiconque n’en a pas été témoin.

Tout cela était superbe ; mais nos voyageurs avaient l’estomac vide et le corps fatigué ; tous leurs désirs se concentraient sur une bonne auberge.

La route traversait un bois d’oliviers, après lequel la voiture s’arrêta enfin devant un cabaret isolé. Une douzaine de mendiants estropiés entourèrent les voyageurs ; le plus valide, pour nous servir d’une expression de Maryat, ressemblait au fils aîné de la faim parvenu à l’âge de sa majorité ; les autres étaient ou aveugles ou paralysés et quelques-uns, faute de jambes, marchaient avec les mains.

— Eccellenza, miserabili ! crièrent-ils en montrant leurs membres infirmes.

L’hôtesse, les pieds nus, les cheveux tout emmêlés, vêtue d’une blouse sordide, vint au-devant de ses hôtes.

Les portes de la salle étaient attachées avec des ficelles ; le sol se composait d’un mélange de pavés, de briques et de boue ; des chauves-souris grouillaient au plafond, et, chose plus grave, tout le logis exhalait une odeur pour laquelle il n’existe pas d’expression.

— Servez-nous à manger dans l’écurie, dit un des voyageurs ; là, du moins, on sait ce qu’on sent.

Bien entendu, les mendiants n’avaient pas cessé un seul instant leurs lamentations : « Miserabili ! Eccellenza ! »

Le dîner fut composé d’une soupe à l’eau rehaussée d’huile rance, de poivre et de sel ; d’une salade assaisonnée avec les mêmes ingrédients, d’œufs plus ou moins frais et de crêtes de coqs. Le vin même avait un goût inquiétant ; c’était une véritable médecine.

À la nuit, on barricada les portes avec des malles. Un des voyageurs à tour de rôle devait monter la garde, pendant que les autres dormiraient. Le sort tomba d’abord sur le licencié : il s’y soumit sans enthousiasme.

La chaleur était étouffante ; les moustiques bourdonnaient et piquaient avec un acharnement croissant ; les mendiants ronflaient au dehors et soupiraient en rêvant : « Miserabili ! Eccellenza ! »

— C’est beau de voyager, pensa le licencié, seulement il ne faudrait pas avoir de corps à soigner. Si l’esprit pouvait s’envoler tout seul et laisser le corps se reposer !… Partout où je me trouve, je sens en moi ce même vide inexplicable. Je voudrais quelque chose de mieux que les jouissances matérielles de la vie ; mais quoi ?… Quel est ce trésor ?… Et où le chercher ?… N’importe, enfin ! je voudrais posséder le bonheur suprême !

Et à peine eut-il prononcé ces mots, qu’il fut transporté dans sa chambre. De longs rideaux blancs pendaient aux fenêtres ; au milieu de la pièce était placé un cercueil, et, dans ce cercueil, le licencié dormait du sommeil éternel.

Son vœu était exaucé : le corps reposait, l’esprit voyageait.

« Mieux vaut être assis que debout ; mieux vaut être couché qu’assis ; mieux vaut être mort que vivant. » Ainsi parle un proverbe oriental, et c’est bien dit, du moins quant au dernier point, par la raison toute simple que la mort n’est que le commencement de l’immortalité et que l’infini vaut mieux que le fini. Il n’y a rien là qui n’eût été conforme aux sentiments du licencié, comme l’attestaient ces vers écrits par lui la veille même de son trépas :

En vain on t’interroge, on te suit à la trace ;
Mystérieuse mort, ton silence est de glace,
Et des croix de bois noirs marquent seules, hélas !
— Ton passage ici-bas.
Mais notre âme t’échappe ; elle franchit l’espace,
Les cercles étoilés, pour arriver au ciel :
En elle, il n’est rien de mortel,
Et sur la tombe, humble ou superbe,
Elle ne pousse pas comme une touffe d’herbe.

Tout à coup deux figures de femmes apparurent dans la chambre solitaire. Nous les connaissons déjà ; c’étaient la fée de la Tristesse et la messagère du Bonheur.

Elles se placèrent chacune d’un côté de la pièce et se penchèrent sur le visage glacé du jeune homme que le suaire ne recouvrait pas encore.

— Tu sais à présent, dit la Tristesse, tu sais quel est le bonheur que tes galoches peuvent procurer à l’humanité.

— Du moins, répondit l’autre fée, elles auront donné à celui qui dort ici une félicité durable.

— Nullement, reprit la Tristesse : car il ne peut pas recevoir sa récompense avant de l’avoir méritée, avant d’avoir accompli la mission qui lui est assignée par la Volonté suprême ; et il ne doit pas non plus être puni pour avoir parlé inconsidérément, sans savoir ce qu’il disait. Puisque tes faveurs n’ont servi qu’à l’égarer et à le désespérer, c’est moi désormais qui lui viendrai en aide. Je ne suis ni l’ennui, ni le découragement : je n’exclus que l’impatience et la vaine agitation ; mais je garde avec moi la force, la résolution sérieuse et le sentiment austère du devoir. Que celui que nous regardons ici sache apprécier mes bienfaits et il ne regrettera jamais les tiens.

En achevant de parler, elle enleva les galoches des pieds du licencié, qui s’éveilla aussitôt, comme s’il n’eût été qu’endormi. C’était, en tout cas, un sommeil qui devait lui donner beaucoup à penser, et lui faire à l’avenir mieux comprendre les obligations de la vie.

Les deux fées avaient disparu de la chambre.

— Tiens, dit la Tristesse à sa compagne en s’en allant, reprends tes galoches, et dorénavant ne les confie qu’à ceux d’entre les hommes qui posséderont déjà la résignation vraie, cette sagesse suprême de l’humanité. De cette façon, il pourra, je crois, se passer du temps avant qu’elles soient usées.

  1. Depuis la Réformation, le Danemark appartient à la religion protestante.

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