Nouveaux Contes d’Andersen/Saint Népomucène et le savetier

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SAINT NÉPOMUCÈNE ET LE SAVETIER


Dans une petite ville de la Silésie, qui a pour patron saint Népomucène, mais dont le nom même m’échappe, vivait un savetier que nous appellerons Martin. Au fond, ce n’était pas un méchant homme ; seulement, il était dominé par le vice de la paresse, à un tel point qu’il ne travaillait que lorsqu’il s’agissait pour lui de ne pas mourir de faim. Aussi, sa pauvre femme souffrait-elle parfois cruellement de la misère ; car elle n’avait d’autres ressources que le travail de son mari, et quelque peu d’argent qu’elle gagnait à blanchir du linge.

Martin passait son temps à se plaindre de son mauvais sort. Il prétendait qu’il avait manqué sa vocation, qu’il était né pour quelque chose de mieux que pour manier l’alêne ; et naturellement ; de pareilles imaginations, au lieu de lui donner du cœur pour sa besogne, le rendaient de plus en plus fainéant.

Il était d’autant plus à plaindre qu’il aimait la bonne chère. Bien souvent, il dépensait dans un seul repas le fruit de plusieurs journées de travail.

Un jour, notre savetier se promenait d’un air triste et inquiet sur les quais de la ville ; il se sentait un excellent appétit, et pas un sou dans sa poche.

— Quand je pense, dit-il, qu’il y a des gens assez heureux pour vivre sans rien faire ; qui n’ont d’autre occupation que de manger, boire et s’amuser, tandis que moi, en me fatiguant toute la journée, je gagne à peine de quoi subvenir aux premiers besoins de l’existence ! Et cependant, il me semble que j’en vaux bien un autre. Ne sommes-nous pas de chair et d’os tout aussi bien que le plus grand prince ? Je descends d’Adam et d’Ève, et, mieux que pas un, je saurais apprécier les jouissances de la vie.

Ce disant, il s’arrêta devant une belle statue de pierre représentant saint Népomucène. Le saint semblait lui sourire du haut de son piédestal, au bas duquel les passants manquaient rarement de s’agenouiller et de faire une courte prière.

— Ris, continua le savetier, en s’adressant à la statue, ris, tu n’as aucune raison pour pleurer ; tu n’as pas besoin de travailler pour vivre ; tu ne connais pas le froid et la misère ; la faim et la soif ne te tourmentent jamais. Ah ! je voudrais bien être à ta place.

Ô miracle ! À peine eut-il fini ce discours, qu’une voix solennelle, qui paraissait sortir de la bouche du saint, lui dit :

— Ton vœu sera exaucé, bientôt tu prendras ma place.

Frappé d’épouvante, le savetier se sauva comme s’il avait eu le diable à ses trousses, et ne s’arrêta pas qu’il ne fût arrivé, tout essoufflé et couvert de sueur, à son misérable logis.

Sa femme était précisément dans la cour, occupée à savonner du linge ; en voyant son mari, elle interrompit son travail pour lui crier :

— Enfin, te voilà, paresseux, ce n’est pas malheureux ! Monsieur le marguillier est dans la chambre à t’attendre depuis une demi-heure ; il dit qu’il a une bonne affaire à te proposer.

Le savetier entra chez lui, et trouva le marguillier qui lui parla ainsi :

— Je sais, maître Martin, que vous êtes un homme qui n’aimez pas trop la besogne ; je connais aussi la gêne dans laquelle vous vivez. J’ai donc pensé que vous seriez content de trouver à gagner deux écus sans vous donner de peine, tout en me rendant service. Vous n’ignorez pas que c’est aujourd’hui la fête de saint Népomucène et qu’un office doit être célébré ce soir en son honneur. Comme à l’ordinaire, les pèlerins ne manqueront pas d’affluer à l’église pour vénérer notre patron : or, je me trouve dans un terrible embarras. Ce matin, en nettoyant l’église, le sacristain a fait tomber à terre la statue du saint qui s’est cassée en cent morceaux ; il n’y a pas moyen de la raccommoder, et pourtant impossible de nous en passer. Voici ce que je viens vous proposer : vous prendrez, pendant quelques heures, la place du patron de notre ville, et je vous donnerai deux écus pour votre peine.

Le savetier frissonna : il pressentit que la prédiction qui lui avait été faite allait s’accomplir ; mais la proposition était trop tentante pour qu’il la refusât.

— Venez avec moi, poursuivit le marguillier, nous dînerons ensemble ; puis je vous donnerai les instructions dont vous aurez besoin pour vous acquitter comme il faut de votre rôle.

Tout le monde savait que M. le marguillier faisait une bonne cuisine ; aussi son invitation acheva-t-elle de décider maître Martin.

Le dîner se composait d’un excellent potage au riz, d’une énorme dinde truffée de marrons et d’une omelette aux confitures. Je laisse à penser si le savetier s’en donna à cœur joie. Quelques bouteilles de bon vin mirent le comble à sa béatitude, et ce ne fut pas sans un profond regret qu’il se décida à abandonner la table ; mais il fallait qu’il allât à l’église, avant qu’il y eût personne, afin d’y faire son apprentissage.

D’abord, on le revêtit d’un costume complet d’évêque, la chape au dos, la crosse à la main, la mitre en tête ; puis, le marguillier lui indiqua l’attitude qu’il devait prendre.

— Surtout, dit-il, ne faites pas le moindre mouvement ; autrement nous pourrions payer cher tous les deux notre petite supercherie. Essayez, maintenant ;montez sur le piédestal, levez la tête et prenez un air tout à la fois doux, majestueux et édifiant.

Le nouveau saint fit ce qu’on lui disait ; mais à peine s’était-il placé dans la niche, qu’il fit un bond et sauta en bas.

Une goutte de cire brûlante, provenant du lustre allumé au-dessus de sa tête, était tombée sur le bout de son nez.

— Ce n’est rien, dit le marguillier ; avancez un peu moins la tête, et cet accident ne se reproduira pas.

Maître Martin remonta sur le piédestal, et, ayant pris l’attitude voulue, il parut prêt à s’acquitter de son emploi d’une manière satisfaisante.

Bientôt les cloches commencèrent à sonner ; les pèlerins arrivèrent en foule, et, en moins d’une heure, l’église était pleine.

Il faisait une chaleur étouffante. Le savetier ne tarda pas à en être fort incommodé. Sous la mitre qui chargeait son front, la sueur roulait à grosses gouttes sur sa figure. Mais les personnes agenouillées autour du piédestal ne s’apercevaient pas, dans leur recueillement, de l’étrange malaise du saint.

Le soir arrivait, et, par une fatale coïncidence, les rayons du soleil couchant, passant à travers un vitrail, vinrent frapper d’aplomb sur le visage du pauvre Martin. Il souffrait horriblement, et il eut besoin d’un effort presque surhumain pour ne pas abdiquer son rôle. Cependant il n’était pas encore au bout de ses souffrances.

Soit qu’il eût un peu avancé sa tête pour s’empêcher d’être aveuglé, ou bien que le lustre se fût incliné vers lui, une nouvelle goutte de cire brûlante s’étala tout à coup sur son nez, et fut suivie de plusieurs autres, de minute en minute.

Vous figurez-vous l’horreur d’une pareille situation ? Le malheureux savetier souffrait réellement comme un damné.

Malgré cela, il ne bougeait pas. La perspective d’un châtiment sévère, la peur du scandale, non moins que la crainte de perdre sa récompense, le retenaient immobile à la place qu’il occupait.

Voilà qu’un énorme frelon vint alors bourdonner autour de sa figure, en le menaçant continuellement de son dard redoutable. Ici Martin sentit son courage défaillir, et il se résolut, quoi qu’il pût arriver, à se soustraire à ce redoublement de tortures, en s’élançant sur le dos des fidèles. Mais, ô stupéfaction ! il fut impossible au faux saint Népomucène de bouger si peu que ce fût. Un miracle, opéré par le véritable saint, lui avait enlevé la faculté de se mouvoir. Il n’avait pas même la ressource de se dénoncer à l’assistance : sa langue, aussi bien que ses membres, lui refusait le service.

Pour suprême aggravation, un essaim de mouches se joignit au frelon, attirées sans doute par quelque peu de confitures que le savetier avait gardées à l’entour de ses lèvres, en sortant de table à la hâte.

Vous savez tous de quelle incommodité peut être une seule mouche, qui s’obstine à se poser sur votre figure, allant du front au nez, et puis aux yeux, et, quand on l’a chassée, revenant immédiatement. Vous vous ferez donc facilement une idée de l’atroce tourment que doit infliger un essaim tout entier : c’est pourquoi nous ne décrivons pas plus longuement les douleurs de maître Martin.

Deux heures se passèrent de la sorte, avant que tous les dévots fussent sortis de l’église ; lorsqu’elle fut complètement vide, le marguillier s’approcha de la niche et dit au savetier :

— C’est assez, mon brave compère ; vous avez joué votre rôle à merveille ; descendez pour reprendre vos vêtements et recevoir votre argent.

Mais, comme une statue qu’il était devenu, le savetier ne bougea pas.

— Mais venez donc, répéta le marguillier : vous devez être fatigué ; il n’y a plus de danger, descendez !

Et il le tira par la jambe ; mais cette démonstration n’obtint pas plus de succès que la parole.

Étonné et inquiet d’une torpeur si extraordinaire, le marguillier monta sur le piédestal et saisit le faux évêque par le bras ; mais il faillit s’évanouir de frayeur, en sentant sous sa main ce bras dur et froid comme de la pierre, et en reconnaissant que le savetier était devenu une véritable statue. En présence d’un tel prodige, le marguillier sentit à quel point il avait été coupable.

— Grand saint Népomucène, s’écria-t-il, en s’agenouillant sur le pavé de la chapelle, ayez pitié de moi ! Je reconnais et je confesse mon impiété ; je tâcherai de la réparer par une pénitence rigide et par la vénération profonde que je vous témoignerai à l’avenir ! Soyez miséricordieux et rendez la vie à cet infortuné que j’ai entraîné dans mon péché !

En même temps le savetier joignait intérieurement sa prière à celle du marguillier. C’était peut-être la première fois qu’il priait sincèrement et du fond du cœur.

Et leur repentir fut exaucé. Un bruit extraordinaire se fit entendre dans l’église : le mur s’entr’ouvrit, et saint Népomucène lui-même, c’est-à-dire la statue du pont, parut et se dirigea vers les deux coupables.

— Vos prières, dit-il, sont parvenues jusqu’à moi, et je vous pardonne à tous les deux. Toi, ajouta-t-il en s’adressant au marguillier, tu as été assez puni par les angoisses que tu as éprouvées ; je suis sûr que désormais tu sauras respecter les élus du Seigneur. Quant à toi, dit-il au savetier, retourne dans ta maison, et tâche à l’avenir de te conduire honnêtement et de travailler avec assiduité pour gagner ta vie et celle de ta femme.

Après quoi le saint disparut.

À partir de ce jour, maître Martin devint le savetier le plus laborieux qui fût dans toute la ville ; il ne se plaignait plus de son sort, et, chaque fois qu’il passait sur le pont, il ne manquait jamais de s’agenouiller et d’adresser de ferventes actions de grâces à saint Népomucène.

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