Aller au contenu

Nouveaux Essais sur l’entendement humain/II/I

La bibliothèque libre.
◄  III
II  ►


§ 1. Philalèthe. Après avoir examiné si les idées sont innées, considérons leur nature et leurs différences. N’est-il pas vrai que l’idée est l’objet de la pensée ?

Théophile. Je l’avoue, pourvu que vous ajoutiez que c’est un objet immédiat interne, et que cet objet est une expression de la nature ou des qualités des choses. Si l’idée était la forme de la pensée, elle naîtrait et cesserait avec les pensées actuelles qui y répondent ; mais en étant l’objet, elle pourra être antérieure et postérieure aux pensées. Les objets externes sensibles ne sont que médiats, parce qu’ils ne sauraient agir immédiatement sur l’âme. Dieu seul est l’objet externe immédiat. On pourrait dire que l’âme même est son objet immédiat interne ; mais c’est en tant qu’elle contient les idées, ou ce qui répond aux choses. Car l’âme est un petit monde, où les idées distinctes sont une représentation de Dieu et où les confuses sont une représentation de l’univers.

§ 2. Philalèthe. Nos Messieurs, qui supposent qu’au commencement l’âme est une table rase, vide de tous caractères et sans aucune idée, demandent comment elle vient à recevoir des idées, et par quel moyen elle en acquiert cette prodigieuse quantité. À cela ils répondent en un mot de l’expérience.

Théophile. Cette tabula rasa dont on parle tant n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes, et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d’un tout entre elles, ou comme la matière première qu’on conçoit sans aucunes formes. Les choses uniformes, et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l’espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n’y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n’y a point de substance qui n’ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines différent non seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles qu’on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui lui est propre ; et l’une doit toujours différer de l’autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase, après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l’Ecole qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l’âme n’a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l’Ecole, ne sont aussi que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu’on n’obtient qu’en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer acte ? il y a toujours une disposition particulière à l’action et à une action plutôt qu’à l’autre. Et outre la disposition il y a une tendance à l’action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet : et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle à des tablettes ? est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l’âme la rendent corporelle dans le fond. On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes, que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l’âme même et ses affections. Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, excipe : nisi ipse intellectus. Or l’âme renferme l’être, la substance, l’un, le même, la cause, la perception, le raisonnement, et quantité d’autres notions, que les sens ne sauraient donner. Cela s’accorde assez avec votre auteur de l’Essai, qui cherche la source d’une bonne partie des idées dans la réflexion de l’esprit sur sa propre nature.

Philalèthe. J’espère donc que vous accorderez à cet habile auteur que toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion, c’està-dire des observations que nous faisons ou sur les objets extérieurs et sensibles ou sur les opérations intérieures de notre âme.

Théophile. Pour éviter une contestation sur laquelle nous ne nous sommes arrêtés que trop, je vous déclare par avance, Monsieur, que lorsque vous direz que les idées nous viennent de l’une ou l’autre de ces causes, je l’entends de leur perception actuelle, car je crois avoir montré qu’elles sont en nous avant qu’on s’en aperçoit en tant qu’elles ont quelque chose de distinct.

§ 9. Philalèthe. Après cela voyons quand on doit dire que l’âme commence d’avoir de la perception et de penser actuellement aux idées. Je sais bien qu’il y a une opinion qui pose que l’âme pense toujours, et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l’âme que l’extension actuelle est inséparable du corps. § 10. Mais je ne saurais concevoir qu’il soit plus nécessaire à l’âme de penser toujours qu’aux corps d’être toujours en mouvement, la perception des idées étant à l’âme ce que le mouvement est au corps. Cela me paraît fort raisonnable au moins, et je serais bien aise, Monsieur, de savoir votre sentiment là-dessus.

Théophile. Vous l’avez dit, Monsieur. L’action n’est pas plus attachée à l’âme qu’au corps, un état sans pensée dans l’âme et un repos absolu dans le corps me paraissant également contraire à la nature, et sans exemple dans le monde. Une substance qui sera une fois en action le sera toujours, car toutes les impressions demeurent et sont mêlées seulement avec d’autres nouvelles. Frappant un corps on y excite ou détermine plutôt une infinité de tourbillons comme dans une liqueur, car dans le fond tout solide a un degré de liquidité et tout liquide un degré de solidité, et il n’y a pas moyen d’arrêter jamais entièrement ces tourbillons internes : maintenant on peut croire que, si le corps n’est jamais en repos, l’âme qui y répond ne sera jamais non plus sans perception.

Philalèthe. Mais c’est peut-être un privilège de l’auteur et conservateur de toutes choses qu’étant infini dans ses perfections, il ne dort et ne sommeille jamais. Ce qui ne convient point à aucun être fini, ou au moins à pas un être tel que l’âme de l’homme.

Théophile. Il est sûr que nous dormons et sommeillons, et que Dieu en est exempt. Mais il ne s’ensuit point que nous soyons sans aucune perception en sommeillant. Il se trouve plutôt tout le contraire, si on y prend bien garde.

Philalèthe. Il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser ; mais il ne s’ensuit pas que nous en ayons toujours l’acte.

Théophile. Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de l’action.

Philalèthe. Mais cette proposition : l’âme pense toujours, n’est pas évidente par elle-même.

Théophile. Je ne le dis point non plus. Il faut un peu d’attention et de raisonnement pour la trouver ; le vulgaire s’en aperçoit aussi peu que de la pression de l’air, ou de la rondeur de la terre.

Philalèthe. Je doute si j’ai pensé la nuit précédente, c’est une question de fait, il la faut décider par des expériences sensibles.

Théophile. On la décide comme l’on prouve qu’il y a des corps imperceptibles et des mouvements invisibles, quoique certaines personnes les traitent de ridicules. Il y a de même des perceptions peu relevées sans nombre, qui ne se distinguent pas assez pour qu’on s’en aperçoive ou s’en souvienne, mais elles se font connaître par des conséquences certaines.

Philalèthe. Il s’est trouvé un certain auteur qui nous a objecté que nous soutenons que l’âme cesse d’exister, parce que nous ne sentons pas qu’elle existe pendant notre sommeil. Mais cette objection ne peut venir que d’une étrange préoccupation ; car nous ne disons pas qu’il n’y a point d’âme dans l’homme parce que nous ne sentons pas qu’elle existe pendant notre sommeil, mais seulement que l’homme ne saurait penser sans s’en apercevoir.

Théophile. Je n’ai point lu le livre qui contient cette objection, mais on n’aurait point eu de tort de vous objecter seulement qu’il ne s’ensuit point de ce qu’on ne s’aperçoit pas de la pensée qu’elle cesse pour cela ; car autrement on pourrait dire par la même raison qu’il n’y a point d’âme pendant qu’on ne s’en aperçoit point. Et pour réfuter cette objection, il faut montrer de la pensée particulièrement qu’il lui est essentiel qu’on s’en aperçoive.

§ 11. Philalèthe. Il n’est pas aisé de concevoir qu’une chose puisse penser et ne point sentir qu’elle pense.

Théophile. Voilà sans doute le nœud de l’affaire et la difficulté qui a embarrassé d’habiles gens. Mais voici le moyen d’en sortir. C’est qu’il faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois, mais nous ne prenons garde qu’aux pensées qui sont les plus distinguées : et la chose ne saurait aller autrement, car si nous prenions garde à tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses en même temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens. Je dis bien plus : il reste quelque chose de toutes nos pensées passées et aucune n’en saurait jamais être effacée entièrement. Or quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident, il se forme en nous une infinité de petits sentiments confus, et la mort même ne saurait faire un autre effet sur les âmes des animaux, qui doivent sans doute reprendre tôt ou tard des perceptions distinguées, car tout va par ordre dans la nature. J’avoue cependant qu’en cet état de confusion, l’âme serait sans plaisir et sans douleur, car ce sont des perceptions notables.

§ 12. Philalèthe. N’est-il pas vrai que ceux avec qui nous avons présentement à faire, c’est-à-dire les cartésiens, qui croient que l’âme pense toujours, accordent la vie à tous les animaux, différents de l’homme, sans leur donner une âme qui connaisse et qui pense ; et que les mêmes ne trouvent aucune difficulté à dire que l’âme puisse penser sans être jointe à un corps ?

Théophile. Pour moi je suis d’un autre sentiment, car quoique je sois de celui des cartésiens en ce qu’ils disent que l’âme pense toujours, je ne le suis point dans les deux autres points. Je crois que les bêtes ont des âmes impérissables et que les âmes humaines et toutes les autres ne sont jamais sans quelque corps : je tiens même que Dieu seul, comme étant un acte pur, en est entièrement exempt.

Philalèthe. Si vous aviez été du sentiment des cartésiens, j’en aurais inféré que les corps de Castor ou de Pollux b’pouvant être tantôt avec, tantôt sans âme, quoique demeurant toujours vivants, et l’âme pouvant aussi être tantôt dans un tel corps et tantôt dehors, on pourrait supposer que Castor et Pollux n’auraient qu’une seule âme, qui agirait alternativement dans le corps de ces deux hommes endormis et éveillés tour à tour : ainsi elle serait deux personnes aussi distinctes que Castor et Hercule pourraient l’être.

Théophile. Je vous ferai une autre supposition à mon tour, qui paraît plus réelle. N’est-il pas vrai qu’il faut toujours accorder qu’après quelque intervalle ou quelque grand changement on peut tomber dans un oubli général ? Sleidan (dit-on) avant que de mourir oublia tout ce qu’il savait : et il y a quantité d’autres exemples de ce triste événement. Supposons qu’un tel homme rajeunisse et apprenne tout de nouveau, sera-ce un autre homme pour cela ? Ce n’est donc pas le souvenir qui fasse justement le même homme. Cependant la fiction d’une âme qui anime des corps différents tour à tour, sans que ce qui lui arrive dans l’un de ces corps l’intéresse dans l’autre, est une de ces fictions contraires à la nature des choses qui viennent des notions incomplètes des philosophes, comme l’espace sans corps et le corps sans mouvements, et qui disparaissent quand on pénètre un peu plus avant ; car il faut savoir que chaque âme garde toutes les impressions précédentes et ne saurait se mi-partir de la manière qu’on vient de dire : l’avenir dans chaque substance a une parfaite liaison avec le passé, c’est ce qui fait l’identité de l’individu. Cependant le souvenir n’est point nécessaire ni même toujours possible, à cause de la multitude des impressions présentes et passées qui concourent à nos pensées présentes, car je ne crois point qu’il y ait dans l’homme des pensées dont il n’y ait quelque effet au moins confus ou quelque reste mêlé avec les pensées suivantes. On peut oublier bien des choses, mais on pourrait aussi se ressouvenir de bien loin si l’on était ramené comme il faut.

§ 13. Philalèthe. Ceux qui viennent à dormir sans faire aucun songe ne peuvent jamais être convaincus que leurs pensées soient en action.

Théophile. On n’est pas sans quelque sentiment faible pendant qu’on dort, lors même qu’on est sans songe. Le réveil même le marque, et plus on est aisé à être éveillé, plus on a de sentiment de ce qui se passe au dehors, quoique ce sentiment ne soit pas toujours assez fort pour causer le réveil.

§ 14. Philalèthe. Il paraît bien malaisé de concevoir que dans ce moment l’âme pense dans un homme endormi et le moment suivant dans un homme éveillé, sans qu’elle s’en ressouvienne.

Théophile. Non seulement cela est aisé à concevoir, mais même quelque chose de semblable s’observe tous les jours pendant qu’on veille ; car nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos oreilles, et par conséquent l’âme en est touchée aussi, sans que nous y prenions garde, parce que notre attention est bandée à d’autres objets, jusqu’à ce que l’objet devienne assez fort pour l’attirer à soi en redoublant son action ou par quelque autre raison ; c’était comme un sommeil particulier à l’égard de cet objet-là, et ce sommeil devient général lorsque notre attention cesse à l’égard de tous les objets ensemble. C’est aussi urn moyen de s’endormir, quand on partage l’attention pour l’affaiblir.

Philalèthe. J’ai appris d’un homme qui dans sa jeunesse s’était appliqué à l’étude et avait eu la mémoire assez heureuse qu’il n’avait jamais eu aucun songe avant que d’avoir eu la fièvre dont il venait d’être guéri dans le temps qu’il me parlait, âgé pour lors de 25 ou 26 ans.

Théophile. On m’a aussi parlé d’une personne d’étude bien plus avancée en âge qui n’avait jamais eu aucun songe. Mais ce n’est pas sur les songes seuls qu’il faut fonder la perpétuité de la perception de l’âme, puisque j’ai fait voir comment même en dormant elle a quelque perception de ce qui se passe au dehors.

§ 15. Philalèthe. Penser souvent et ne pas conserver un seul moment le souvenir de ce qu’on pense, c’est penser d’une manière inutile.

Théophile. Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions, dont je ne m’ aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions, qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu, et par conséquent sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarqué que celui qui nierait ces effets dans la morale imiterait des gens mal instruits qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de, la liberté qui, ne prenant pas garde à ces impressions insensibles, capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales, comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux prés. Et c’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. J’avoue pourtant que ces impressions font pencher sans nécessiter.

Philalèthe. On dira peut-être que dans un homme éveillé qui pense, son corps est pour quelque chose et que le souvenir se conserve par les traces du cerveau, mais que lorsqu’il dort, l’âme a ses pensées à part en elle-même.

Théophile. Je suis bien éloigné de dire cela, puisque je crois qu’il y a toujours une exacte correspondance entre le corps et l’âme, et puisque je me sers des impressions du corps dont on ne s’aperçoit pas, soit en veillant ou en dormant, pour prouver que l’âme en a de semblables. Je tiens même qu’il se passe quelque chose dans l’âme qui répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s’aperçoit pourtant point, tout comme ceux qui habitent auprès d’un moulin à eau ne s’aperçoivent point du bruit qu’il fait. En effet, s’il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu’on veille dont l’âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l’union de l’âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d’une certaine figure et grandeur pour que l’âme s’en puisse ressentir ; ce qui n’est point soutenable si l’âme est incorporelle, car il n’y a point de proportion entre une substance incorporelle et une telle ou telle modification de la matière. En un mot, c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’ y a aucune perception dans l’âme que celles dont elle s’aperçoit.

§ 16. Philalèthe. La plupart des songes dont nous nous souvenons sont extravagants et mal liés. On devrait donc dire que l’âme doit la faculté de penser raisonnablement au corps ou qu’elle ne retient aucun de ses soliloques raisonnables.

Théophile. Le corps répond à toutes les pensées de l’âme, raisonnables ou non, et les songes ont aussi bien leurs traces dans le cerveau que les pensées de ceux qui veillent.

§ 17. Philalèthe. Puisque vous êtes si assuré que l’âme pense toujours actuellement, je voudrais que vous me puissiez dire quelles sont les idées qui sont dans l’âme d’un enfant avant que d’être unie au corps ou justement dans le temps de son union avant qu’elle ait reçu aucune idée par voie de la sensation.

Théophile. Il est aisé de vous satisfaire par nos principes. Les perceptions de l’âme répondent toujours naturellement à la constitution du corps, et lorsqu’il y a quantité de mouvements confus et peu distingués dans le cerveau, comme il arrive à ceux qui ont peu d’expérience, les pensées de l’âme (suivant l’ordre des choses) ne sauraient être non plus distinctes. Cependant l’âme n’est jamais privée du secours de la sensation, parce qu’elle exprime toujours son corps, et ce corps est toujours frappé par les ambiants d’une infinité de manières, mais qui souvent ne donnent qu’une impression confuse.

§ 18. Philalèthe. Mais voici encore une autre question que fait l’auteur de l'Essai. Je voudrais bien (dit-il) que ceux qui soutiennent avec tant de confiance que l’âme de l’homme ou (ce qui est la même chose) que l’homme pense toujours me disent comment ils le savent.

Théophile. Je ne sais s’il ne faut pas plus de confiance pour nier qu’il se passe quelque chose dans l’âme dont nous ne nous apercevions pas ; car ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne le sont pas, rien ne saurait naître tout d’un coup, la pensée non plus que le mouvement. Enfin c’est comme si quelqu’un demandait aujourd’hui comment nous connaissons les corpuscules insensibles.

§ 19. Philalèthe. Je ne me souviens pas que ceux qui nous disent que l’âme pense toujours nous disent jamais que l’homme pense toujours.

Théophile. Je m’imagine que c’est parce qu’ils l’entendent aussi de l’âme séparée, et cependant ils avoueront volontiers que l’homme pense toujours durant l’union. Pour moi qui ai des raisons pour tenir que l’âme n’est jamais séparée de tout corps, je crois qu’on peut dire absolument que l’homme pense et pensera toujours.

Philalèthe. Dire que le corps est étendu sans avoir les parties, et qu’une chose pense sans s’apercevoir qu’elle pense, ce sont deux assertions qui paraissent également inintelligibles.

Théophile. Pardonnez-moi, Monsieur, je suis obligé de vous dire que lorsque vous avancez qu’il n’y a rien dans l’âme dont elle ne s’aperçoive, c’est une pétition de principe qui a déjà régné par toute notre première conférence, où l’on a voulu s’en servir pour détruire les idées et les vérités innées. Si nous accordions ce principe, outre que nous croirions choquer l’expérience et la raison, nous renoncerions sans raison à notre sentiment, que je crois avoir rendu assez intelligible. Mais outre que nos adversaires, tout habiles qu’ils sont, n’ont point apporté de preuve de ce qu’ils avancent si souvent et si positivement là-dessus, il est aisé de leur montrer le contraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées ; autrement l’esprit ferait réflexion sur chaque réflexion à l’infini sans pouvoir jamais passer à une nouvelle pensée. Par exemple, en m’apercevant de quelque sentiment présent, je devrais toujours penser que j’y pense, et penser encore que je pense d’y penser, et ainsi à l’infini. Mais il faut bien que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions et qu’il y ait enfin quelque pensée qu’on laisse passer sans y penser ; autrement on demeurerait toujours sur la même chose.

Philalèthe. Mais ne serait-on pas tout aussi bien fondé à soutenir que l’homme a toujours faim, en disant qu’il en peut avoir sans s’en apercevoir ?

Théophile. Il y a bien de la différence : la faim a des raisons particulières qui ne subsistent pas toujours. Cependant il est vrai aussi qu’encore quand on a faim on n’y pense pas à tout moment ; mais quand on y pense, on s’en aperçoit, car c’est une disposition bien notable : il y a toujours des irritations dans l’estomac, mais il faut qu’elles deviennent assez fortes pour causer de la faim. La même distinction se doit toujours faire entre les pensées en général et les pensées notables. Ainsi ce qu’on apporte pour tourner notre sentiment en ridicule sert à le confirmer.

§ 23. Philalèthe. On peut demander maintenant quand l’homme commence à avoir des idées dans sa pensée. Et il me semble qu’on doit répondre que c’est dès qu’il a quelque sensation.

Théophile. Je suis du même sentiment ; mais c’est par un principe un peu particulier, car je crois que nous ne sommes jamais sans idées, jamais sans pensées et aussi jamais sans sensation. Je distingue seulement entre les idées et les pensées ; car nous avons toujours toutes les idées pures ou distinctes indépendamment des sens ; mais les pensées répondent toujours à quelque sensation.

§ 25. Philalèthe. Mais l’esprit est passif seulement dans la perception des idées simples, qui sont les rudiments ou matériaux de la connaissance, au lieu qu’il est actif quand il forme des idées composées.

Théophile. Comment cela se peut-il, qu’il soit passif seulement à l’égard de la perception de toutes les idées simples, puisque selon votre propre aveu il y a des idées simples dont la perception vient de la réflexion, et qu’au moins l’esprit se donne lui-même les pensées de réflexion, car c’est lui qui réfléchit ? S’il se peut les refuser, c’est une autre question, et il ne le peut point sans doute sans quelque raison qui l’en détourne, quand quelque occasion l’y porte.

Philalèthe. Il semble que jusqu’ici nous avons disputé ensemble ex professo. Maintenant que nous allons venir au détail des idées, j’espère que nous serons plus d’accord, et que nous ne différerons qu’en quelques particularités.

Théophile. Je serai ravi de voir d’habiles gens dans les sentiments que je tiens vrais, car ils sont propres à les faire valoir et à les mettre dans un beau jour.