Nouveaux Essais sur l’entendement humain/II/IV

La bibliothèque libre.
◄  III
V  ►


§ 1. Philalèthe. Vous accorderez aussi sans doute que le sentiment de la solidité est causé par la résistance que nous trouvons dans un corps jusqu’à ce qu’il ait quitté le lieu qu’il occupe lorsqu’un autre corps y entre actuellement. Ainsi ce qui empêche l’approche de deux corps lorsqu’ils se meuvent l’un vers l’autre, c’est ce que j’appelle la solidité. Si quelqu’un trouve plus à propos de l’appeler impénétrabilité, j’y donne les mains. Mais je crois que le terme de solidité emporte quelque chose de plus positif. Cette idée paraît la plus essentielle et la plus étroitement unie au corps et on ne la peut trouver que dans la matière.

Théophile. Il est vrai que nous trouvons de la résistance dans l’attouchement, lorsqu’un autre corps a de la peine à donner place au nôtre, et il est vrai aussi que les corps ont de la répugnance à se trouver dans un même lieu. Cependant plusieurs doutent que cette répugnance est invincible, et il est bon aussi de considérer que la résistance qui se trouve dans la matière en dérive de plus d’une façon, et par des raisons assez différentes. Un corps résiste à l’autre ou lorsqu’il doit quitter la place qu’il a déjà occupée, ou lorsqu’il manque d’entrer dans la place, où il était prêt d’entrer, à cause que l’autre fait effort d’y entrer aussi, auquel cas il peut arriver que, l’un ne cédant point à l’autre, ils s’arrêtent ou repoussent mutuellement. La résistance se fait voir dans le changement de celui à qui l’on résiste, soit qu’il perde de sa force, soit qu’il change de direction, soit que l’un et l’autre arrivent en même temps. Or l’on peut dire en général que cette résistance vient de ce qu’il y a de la répugnance entre deux corps d’être dans un même lieu, qu’on pourra appeler impénétrabilité. Ainsi lorsque l’un fait effort d’y entrer, il en fait en même temps pour en faire sortir l’ autre, ou pour l’empêcher d’y entrer. Mais cette espèce d’incompatibilité qui fait céder l’un ou l’autre ou les deux ensemble étant une fois supposée, il y a plusieurs raisons par après, qui font qu’un corps résiste à celui qui s’efforce de le faire céder. Elles sont ou dans lui, ou dans les corps voisins. Il y en a deux qui sont en lui-même, l’une est passive et perpétuelle, l’autre active et changeante. La première est ce que j’appelle inertie après Kepler et Descartes, qui fait que la matière résiste au mouvement, et qu’il faut perdre de la force pour remuer un corps, quand il n’y aurait ni pesanteur, ni attachement. Ainsi il faut qu’un corps qui prétend chasser un autre, éprouve pour cela cette résistance. L’autre cause qui est active et changeante, consiste dans l’impétuosité du corps même, qui ne cède point sans résister dans le moment que sa propre impétuosité le porte dans un lieu. Les mêmes raisons reviennent dans les corps voisins, lorsque le corps qui résiste ne peut céder sans faire encore céder d’autres. Mais il y entre encore alors une nouvelle considération, c’est celle de la fermeté, ou de l’attachement d’un corps à l’autre. Cet attachement fait souvent qu’on ne peut pousser un corps sans pousser en même temps un autre qui lui est attaché, ce qui fait une manière de traction à l’égard de cet autre. Cet attachement aussi fait que, quand même on mettrait à part l’inertie et l’impétuosité manifeste, il y aurait de la résistance ; car si l’espace est conçu plein d’une matière parfaitement fluide, et si on y place un seul corps dur (supposé qu’il n’y ait ni inertie ni impétuosité dans le fluide), il y sera mû sans trouver aucune résistance ; mais si l’espace était plein de petits cubes, la résistance que trouverait le corps dur qui devrait être mû parmi ces cubes viendrait de ce que les petits cubes durs, à cause de leur dureté, ou de l’attachement de leurs parties les unes aux autres, auraient de la peine à se diviser autant qu’il faudrait pour faire un cercle de mouvement, et pour remplir la place du mobile au moment qu’il en sort. Mais si deux corps entraient en même temps par deux bouts dans un tuyau ouvert des deux côtés et en remplissaient également la capacité, la matière qui serait dans ce tuyau, quelque fluide qu’elle pût être, résisterait par sa seule impénétrabilité. Ainsi, dans la résistance dont il s’agit ici, il y a à considérer l’impénétrabilité des corps, l’inertie, l’ impétuosité, et l’attachement. Il est vrai qu’à mon avis cet attachement des corps vient d’un mouvement plus subtil d’un corps vers l’autre ; mais comme c’est un point qui peut être contesté, on ne doit point le supposer d’abord. Et par la même raison on ne doit point supposer d’abord non plus qu’il y a une solidité originaire essentielle, qui rende le lieu toujours égal au corps, c’est-à-dire que l’incompatibilité, ou pour parler plus juste l’inconsistance des corps dans un même lieu, est une parfaite impénétrabilité qui ne reçoit ni plus ni moins, puisque plusieurs disent que la solidité sensible peut venir d’une répugnance des corps à se trouver dans un même lieu, mais qui ne serait point invincible. Car tous les péripatéticiens ordinaires et plusieurs autres croient qu’une même matière pourrait remplir plus ou moins d’espace, ce qu’ils appellent raréfaction ou condensation, non pas en apparence seulement (comme lorsqu’en comprimant une éponge, on en fait sortir l’eau), mais à la rigueur, comme l’École le conçoit à l’égard de l’air. Je ne suis point de ce sentiment, mais je ne trouve pas qu’on doive supposer d’abord le sentiment opposé, les sens sans le raisonnement ne suffisant point à établir cette parfaite impénétrabilité, que je tiens vraie dans l’ordre de la nature, mais qu’on n’apprend pas par la seule sensation. Et quelqu’un pourrait prétendre que la résistance des corps à la compression vient d’un effort que les parties font à se répandre quand elles n’ont pas toute leur liberté. Au reste pour prouver ces qualités, les yeux aident beaucoup, en venant au secours de l’attouchement. Et dans le fond la solidité, en tant qu’elle donne une notion distincte, se conçoit par la pure raison, quoique les sens fournissent au raisonnement de quoi prouver qu’elle est dans la nature.

§ 4. Philalèthe. Nous sommes au moins d’accord que la solidité d’un corps porte qu’il remplit l’espace qu’il occupe, de telle sorte qu’il en exclut absolument tout autre corps, s’il ne peut trouver un espace où il n’était pas auparavant ; au lieu que la dureté ou la consistance plutôt, que quelques-uns appellent fermeté est une forte union de certaines parties de la matière, qui composent des amas d’une grosseur sensible, de sorte que toute la masse ne change pas aisément de figure.

Théophile. Cette consistance, comme j’ai déjà remarqué, est proprement ce qui fait qu’on a de la peine à mouvoir une partie d’un corps sans l’autre, de sorte que lorsqu’on en pousse l’une, il arrive que l’autre, qui n’est point poussée et ne tombe point dans la ligne de la tendance, est néanmoins portée aussi à aller de ce côté-là par une manière de traction ; et de plus, si cette dernière partie trouve quelque empêchement qui la retient ou la repousse, elle tire en arrière, ou retient aussi la première ; et cela est toujours réciproque. Le même arrive quelquefois à deux corps qui ne se touchent point et qui ne composent point un corps continu dont ils soient les parties contiguës : et cependant l’un étant poussé, fait aller l’autre sans le pousser, autant que les sens peuvent faire connaître. C’est de quoi l’aimant, l’attraction électrique et celle qu’on attribuait autrefois à la crainte du vide donnent des exemples.

Philalèthe. Il semble que généralement le dur et le mou sont des noms que nous donnons aux choses seulement par rapport à la constitution particulière de nos corps.

Théophile. Mais ainsi beaucoup de philosophes n’attribueraient poins la dureté à leurs atomes. La notion de la dureté ne dépend point des sens, et on en peut concevoir la possibilité par la raison, quoique nous soyons encore convaincus par les sens qu’elle se trouve actuellement dans la nature. Je préférerais cependant le mot de fermeté (s’il m’était permis de m’en servir dans ce sens) à celui de dureté, car il y a quelque fermeté encore dans les corps mous. Je cherche même un mot plus commode et plus général comme consistance ou cohésion. Ainsi j’opposerais le dur au mol, et le ferme au fluide, car la cire est molle, mais sans être fondue par la chaleur, elle n’est point fluide et garde ses bornes ; et dans les fluides mêmes il y a de la cohésion ordinairement, comme les gouttes d’eau et de mercure le font voir. Et je suis d’opinion que tous les corps ont un degré de cohésion, comme je crois de même qu’il n’y en a point qui n’aient quelque fluidité et dont la cohésion ne soit surmontable :de sorte qu’à mon avis les atomes d’Épicure, dont la dureté est supposée invincible, ne sauraient avoir lieu non plus que la matière subtile parfaitement fluide des cartésiens. Mais ce n’est pas le lieu ici ni de justifier ce sentiment ni d’expliquer la raison de la cohésion.

Philalèthe. La solidité parfaite des corps semble se justifier par l’expérience. Par exemple l’eau, ne pouvant point céder, passa à travers les portes d’un globe d’or concave, où elle était enfermée, lorsqu’on mit ce globe sous la presse à Florence.

Théophile. Il y a quelque chose à dire à la conséquence que vous tirez de cette expérience et de ce qui est arrivé à l’eau. L’air est un corps aussi bien que l’eau, et cependant le même ne serait point arrivé à l’air qui est comprimable au moins ad sensum. Et ceux qui soutiendront une raréfaction et condensation exacte diront que l’eau est déjà trop comprimée pour céder à nos machines, comme un air très comprimé résisterait aussi à une compression ultérieure. J’avoue cependant de l’autre côté que quand on remarquerait quelque petit changement de volume dans l’eau, on pourrait l’attribuer à l’air qui y est enfermé. Sans entrer maintenant dans la discussion, si l’eau pure n’est point comprimable elle-même, comme il se trouve qu’elle est dilatable, quand elle évapore, cependant je suis dans le fond du sentiment de ceux qui croient que les corps sont parfaitement impénétrables, et qu’il n’y a point de condensation ou raréfaction qu’en apparence. Mais ces sortes d’expériences sont aussi peu capables de le prouver que le tuyau de Torricelli ou la machine de Gherike sont suffisantes pour prouver un vide parfait.

§ 5. Philalèthe. Si le corps était raréfiable ou comprimable à la rigueur, il pourrait changer de volume ou d’étendue, mais cela n’étant point, il sera toujours égal au même espace : et cependant son étendue sera toujours distincte de celle de l’espace. Théophile. Le corps pourrait avoir sa propre étendue, mais il ne s’ensuit point qu’elle serait toujours déterminée ou égale au même espace. Cependant quoiqu’il soit vrai qu’en concevant le corps, on conçoit quelque chose de plus que l’espace, il ne s’ensuit point qu’il y ait deux étendues, celle de l’espace et celle du corps ; car c’est comme lorsqu’en concevant plusieurs choses à la fois, on conçoit quelque chose de plus que le nombre, savoir res numeratas, et cependant il n’y a point deux multitudes, l’une abstraite, savoir celle du nombre, l’autre concrète, savoir celle des choses nombrées. On peut dire de même qu’il ne faut point s’imaginer deux étendues, l’une abstraite, de l’espace, l’autre concrète, du corps ; le concret n’étant tel que par l’abstrait. Et comme les corps passent d’un endroit de l’espace à l’autre, c’est-à-dire qu’ils changent d’ordre entre eux, les choses aussi passent d’un endroit de l’ordre ou d’un nombre à l’autre, lorsque par exemple le premier devient le second et le second devient le troisième, etc. En effet le temps et le lieu ne sont que des espèces d’ordre, et dans ces ordres la place vacante (qui s’appelle vide à l’égard de l’espace), s’il y en avait, marquerait la possibilité seulement de ce qui manque avec son rapport à l’actuel.

Philalèthe. Je suis toujours bien aise que vous soyez d’accord avec moi dans le fond, que la matière ne change point de volume. Mais il semble que vous allez trop loin, Monsieur, en ne reconnaissant point deux étendues et que vous approchiez des cartésiens, qui ne distinguent point l’espace de la matière. Or il me semble que s’il se trouve des gens qui n’aient pas ces idées distinctes (de l’espace et de la solidité qui le remplit), mais les confondent et des deux n’en fassent qu’une, on ne saurait voir comment ces personnes puissent s’entretenir avec les autres. Ils sont comme un aveugle serait à l’égard d’un autre homme qui lui parlerait de l’écarlate, pendant que cet aveugle croirait qu’elle ressemble au son d’une trompette.

Théophile. Mais je tiens en même temps que les idées de l’étendue et de la solidité ne consistent point dans un je ne sais quoi comme celle de la couleur de l’écarlate. Je distingue l’étendue et la matière, contre le sentiment des cartésiens. Cependant je ne crois point qu’il y a deux étendues ; et puisque ceux qui disputent sur la différence de l’étendue et de la solidité conviennent de plusieurs vérités sur ce sujet et ont quelques notions distinctes, ils y peuvent trouver le moyen de sortir de leur différend ; ainsi la prétendue différence sur les idées ne doit point leur servir de prétexte pour rendre les disputes éternelles, quoique je sache que certains cartésiens, très habiles d’ailleurs, ont coutume aussi de se retrancher dans les idées qu’ils prétendent avoir. Mais s’ils se servaient du moyen que j’ai donné autrefois pour reconnaître les idées vraies et fausses et dont nous parlerons aussi dans la suite, ils sortiraient d’un poste qui n’est point tenable.