Nouveaux Essais sur l’entendement humain/IV/XVII
§ 1. Philalèthe. Avant que de parler distinctement de la foi, nous traiterons de la raison. Elle signifie quelquefois des principes clairs et véritables, quelquefois des conclusions déduites de ces principes, et quelquefois la cause, et particulièrement la cause finale. Ici on la considère comme une faculté par où l’on suppose que l’homme est distingué de la béte, et en quoi il est évident qu’il la surpasse de beaucoup. § 2. Nous en avons besoin, tant pour étendre notre connaissance que pour régler notre opinion, et elle constitue, à le bien prendre, deux facultés, qui sont la sagacité, pour trouver les idées moyennes, et la faculté de tirer des conclusions ou d’inférer §.3. Et nous pouvons considérer dans la raison ces quatre degrés : 1" découvrir des preuves, 2° les ranger dans un ordre qui en fasse voir la connexion ; 3° s’apercevoir de la connexion dans chaque partie de la déduction ; 4° en tirer la conclusion. Et on peut observer ces degrés dans les démonstrations mathématiques.
Théophile. La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière. Mais, particulièrement et par excellence, on l’appelle raison, si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle aussi raison à priori, et la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités. C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités, ou la faculté de raisonner, est aussi appelée raison, et c’est le sens que vous employez ici. Or, cette faculté est véritablement affectée à l’homme seul ici-bas et ne parait pas dans les autres animaux ici- bas ; car j’ai déjà fait voir ci-dessus que l’ombre de la raison qui se fait voir dans les bêtes n’est que l’attente d’un événement semblable dans un cas qui paraît semblable au passé, sans connaître si la même raison a lieu. Les hommes mêmes n’agissent pas autrement dans les cas où ils sont empiriques seulement. Mais ils s’élèvent au-dessus des bêtes, en tant qu’ils voient les liaisons des vérités ; les liaisons, dis-je, qui constituent encore elles-mêmes des vérités nécessaires et universelles. Ces liaisons sont même nécessaires quand elles ne produisent qu’une opinion, lorsqu’après une exacte recherche la prévalence de la probabilité, autant qu’on en peut juger, peut être démontrée ; de sorte qu’il y a démonstration alors, non pas de la vérité de la chose, mais du parti que la prudence veut qu’on prenne. En partageant cette faculté de la raison, je crois qu’on ne fait pas mal d’en reconnaître deux parties, suivant un sentiment assez reçu qui distingue l’invention et le jugement. Quant à y os quatre degrés que vous remarquez dans les démonstrations des mathématiques, je trouve qu’ordinairement le premier, qui est de découvrir les preuves, n’y paraît pas, comme il serait à souhaiter. Ce sont des synthèses qui ont été trouvées quelquefois sans analyse, et quelquefois l’analyse a été supprimée. Les géomètres, dans leurs démonstrations, mettent premièrement la proposition qui doit être prouvée, et pour venir à la démonstration ils exposent par quelque figure ce qui est donné : c’est ce qu’on appelle ecthêse ; après quoi ils viennent à la préparation et tracent de nouvelles lignes dont ils ont besoin pour le raisonnement ; et souvent le plus grand art consiste à trouver cette préparation. Cela fait, ils font le raisonnement même, en tirant des conséquences de ce qui était donné dans l’ecthèse et de ce qui y a été ajouté par la préparation ; et employant pour cet effet les vérités déjà connues ou démontrées, ils viennent à la conclusion. Mais il y a des cas où l’on se passe de l’ecthèse et de la préparation.
§ 4. Philalèihe. On croit généralement que le syllogisme est le grand instrument de la raison et le meilleur moyen de mettre cette faculté en usage. Pour moi, j’en doute, car il ne sert qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple et non au delà ; mais l’esprit la voit aussi facilement et peut-être mieux sans cela. Et ceux qui savent se servir des figures et des modes en supposent le plus souvent l’usage par une foi implicite pour leurs maîtres, sans en entendre la raison. Si le syllogisme est nécessaire, personne ne connaissait quoi que ce soit par raison avant son invention, et il faudra dire que Dieu, ayant fait de l’homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le soin d’en faire un animal raisonnable : je veux dire ce petit nombre d’hommes qu’il pourrait engager à examiner les fondements des syllogismes où entrent plus de 60 manières de former les trois propositions, dont il n’y en a qu’environ 14 de siires. Mais Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes ; il leur a donné un esprit capable de raisonner. Je ne dis point ceci pour rabaisser Aristote, que je regarde comme un des plus grands hommes de l’antiquité, que peu ont égalé en étendue, en subtilité, en pénétration d’esprit et par la force du jugement, et qui, en cela même qu’il a inventé ce petit système des formes de l’argumentation, a rendu un grand service aux savants contre ceux qui n’ont pas honte de nier tout. Mais cependant ces formes ne sont pas le seul ni le meilleur moyen de raisonner ; et Aristote ne les trouva pas par le moyen des formes mêmes, mais par la voie originale de la convenance manifeste des idées ; et la connaissance qu’on en acquiert par l’ordre naturel dans les démonstrations mathématiques parait mieux sans le secours d’aucun syllogisme. Inférer est tirer une proposition comme véritable d’une autre déjà avancée pour véritable, en supposant une certaine connexion d’idées moyennes ; par exemple, de ce que les hommes seront punis en l’autre monde on inférera qu’ils se peuvent déterminer ici eux-mêmes. En voici la liaison : les hommes seront punis et Dieu est celui qui punit ; donc la punition est juste, donc le puni est coupable, donc il aurait pu faire autrement, donc il a liberté en lui, donc enfin il a la puissance de se détemniner. La liaison se voit mieux ici que s’il y avait cinq ou six syllogismes embrouillés, où les idées seraient transposées, répétées, et enchâssées dans les formes artificielles. Il s’agit de savoir quelle connexion a une idée moyenne avec les extrêmes dans le syllogisme ; mais c’est ce que nul syllogisme ne peut montrer. C’est l’esprit qui peut apercevoir ces idées placées ainsi par une espèce de juxtaposition, et cela par sa propre vue. A quoi sert donc le syllogisme ? Il est d’usage dans les écoles, où l’on n’a pas honte de nier la convenance des idées qui conviennent visiblement. D’où vient que les hommes ne font jamais de syllogismes en eux-mêmes lorsqu’ils cherchent la vérité ou qu’ils l’enseignent à ceux qui désirent sincèrement de la connaître ? Il est assez visible aussi que cet ordre est plus naturel
homme — animal — vivant
c’est-à-dire, l’homme est un animal, et l’animal est vivant, donc l’homme est vivant, que celui du syllogisme
Animal = vivant. Homme = animal. Homme = vivant.
C’est-à-dire l’animal est vivant, l’homme est un animal, donc l’homme est vivant. Il est vrai que les syllogismes peuvent servir à découvrir une fausseté cachée sous l’éclat brillant d’un ornement emprunté de la rhétorique, et j’avais cru autrefois que le syllogisme était nécessaire, au moins pour se garder des sophismes déguisés sous des discours fleuris ; mais après un plus sévère examen, j’ai trouvé qu’on n’a qu’à démêler les idées dont dépend la conséquence de celles qui sont superflues, et les ranger dans un ordre naturel pour en montrer l’incohérence. J’ai connu homme à qui les règles du syllogisme étaient entièrement inconnues, qui apercevait d’abord la faiblesse et les faux raisonnements d’un long discours artificieux et plausible auquel d’autres gens exercés à toute la finesse de la logique se sont laissé attraper ; et je crois qu’il y aura peu de mes lecteurs qui ne connaissent de telles personnes. Et si cela n’était ainsi, les princes, dans les matières qui intéressent leur couronne et leur dignité, ne manqueraient pas de faire entrer les syllogismes dans les discussions les plus importantes, où cependant tout le monde croit que ce serait une chose ridicule de s’en servir. En Asie, en Afrique et en Amérique, parmi les peuples indépendants des Européens, personne n’en a presque jamais ouï parler. Enfin il se trouve au bout du compte que ces formes scolastiques ne sont pas moins sujettes à tromper ; les gens aussi sont rarement réduits au silence par cette méthode scolastique, et encore plus rarement convaincus et gagnés. Ils reconnaîtront tout au plus que leur adversaire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d’être persuadés de la justice de leur cause. Et si l’on peut envelopper des raisonnements fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être découverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cependant je ne suis point d’avis qu’on rejette les syllogismes ni qu’on se prive d’aucun moyen capable d’aider l’entendement. Il y a des yeux qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s’en servent ne doivent pas dire que personne ne peut bien voir sans lunettes. Ce serait trop rabaisser la nature en faveur d’un art auquel ils sont peut-être redevables. Si ce n’est qu’il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop ou trop tôt, qu’ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu’ils n’ont plus pu voir sans leur secours.
Théophile.Votre raisonnement sur le peu d’usage des syllogismes est plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le monde, et qu’elle serait trop longue et embrouillerait si on la voulait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l’esprit humain et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en bien servir, ce qui n’est pas toujours permis. Or, il faut savoir que par les arguments en forme je n’entends pas seulement cette manière scolastique d’argumenter dont on se sert dans les collèges, mais tout raisonnement qui conclut par la force de la forme, et où l’on n’a besoin de suppléer aucun article ; de sorte qu’un sorite, un autre tissu de syllogismes qui évite la répétition, même un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales, me seront à peu près des arguments en forme, puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper. Et peu s’en faut que les démonstrations d’Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent ; car quand il fait des enthymèmes en apparence, la proposition supprimée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la marge, où l’on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inversions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont que des espèces de formes d’argumenter particulières et propres aux mathématiciens et à la matière qu’ils traitent, et ils démontrent ces formes avec l’aide des formes universelles de la logique. De plus, il faut savoir qu’il y a des conséquences asyllogistiques bonnes, et qu’on ne saurait démontrer à la rigueur par aucun syllogisme sans en changer un peu les termes ; et ce changement même des termes fait la conséquence asyllogistique. Il y en a plusieurs, comme, entre autres, a recto ad obliquum. Par exemple ; Jésus-Christ est Dieu ; donc la mère de Jésus-Christ est la mère de Dieu. Item, celle que des habiles logiciens ont appelée inversion de relation, comme par exemple cette conséquence : Si David est père de Salomon, sans doute Salomon est fils de David. Et ces conséquences ne laissent pas d’être démontrables par des vérités dont les syllogismes vulgaires mêmes dépendent. Les syllogismes aussi ne sont pas seulement catégoriques, mais encore hypothétiques, où les disjonctifs sont compris. Et l’on peut dire que les catégoriques sont simples ou composés. Les catégoriques simples sont ceux qu’on compte ordinairement, c’est-à-dire selon les modes de figures ; et j’ai trouvé que les quatre figures ont chacune six modes, de sorte qu’il y a vingt-quatre modes en tout. Les quatre modes vulgaires de la première figure ne sont que l’effet de la signification des signes : tout, nul, quelqu’un. Et les deux que j’y ajoute, pour ne rien omettre, ne sont que les subalternations des propositions universelles. Car de ces deux modes ordinaires, tout B est C et tout A est B, donc tout A est c ; item, nul B est C, tout A est B, donc nul A est C, on peut faire ces deux modes additionnels, tout B est C, tout A est B, donc quelque A est C ; item, nul B est C, tout A est B, donc quelque A n’est point C. Car il n’est point nécessaire de démontrer la subalternation et de prouver ses conséquences : tout A est C, donc quelque A n’est C ; item, nul A est C, donc quelque A n’est point C, quoiqu’on la puisse pourtant démontrer par les identiques joints aux modes déjà reçus de la première figure en cette façon, tout A est C, quelque A est A, donc quelque A est C. Item, nul A est C, quelque A est A, donc quelque A n’est point C. De sorte que les deux modes additionnels de la première figure se démontrent par les deux premiers modes ordinaires de ladite figure avec l’intervention de la subalternation, démontrable elle-même par les deux autres modes de la même figure. Et de la même façon la seconde figure en reçoit aussi deux nouveaux. Ainsi la première et la seconde en ont six ; la troisième en a eu six de tout temps ; on en donnait cinq à la quatrième, mais il se trouve qu’elle en a six aussi par le même principe d’addition. Mais il faut savoir que la forme logique ne nous oblige pas à cet ordre des propositions dont on se sert communément, et je suis de votre opinion, monsieur, que cet autre arrangement vaut mieux : tout A estB, tout B est C, donc tout A est C, ce qui serait particulièrement par les sorites, qui sont un tissu de tels syllogismes. Car il y en avait encore un : tout A est C, tout C est D, donc tout A est D. On peut faire un tissu de ces deux syllogismes, qui évite la répétition en disant : tout A est B, tout B est C, tout C est D, donc tout A est D, où l’on voit que la pro- position inutile tout A est C est négligée, et la répétition inutile de cette même proposition que les deux syllogismes demandaient est évitée ; car cette proposition est inutile désormais, et le tissu est un argument parfait et bon en forme sans cette même proposition quand la force du tissu a été démontrée une fois pour toutes par le moyen de ces deux syllogismes. 11 y a une infinité d’autres tissus plus composés, non seulement parce qu’un plus grand nombre de syllogismes simples y entre, mais encore parce que les syllogismes ingrédients sont plus différents entre eux ; car on y peut faire entrer non seulement des catégoriques simples, mais encore des copulatifs, et non seulement des catégoriques, mais encore des hypothétiques ; et non seulement des syllogismes pleins, mais encore des enthymèmes où les propositions qu’on croit évidentes sont supprimées. Et tout cela joint avec des conséquences asyllogistiques et avec des transpositions des propositions, et avec quantité de tours et pensées qui cachent ces propositions par l’inclination naturelle de l’esprit à abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie dans l’emploi des particules, fera un tissu de raisonnements, qui représentera toute argumentation même d’un orateur, mais décharnée et dépouillée de ses ornements et réduite à la fomie logique, non pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaître la force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celles du bon sens mises en ordre et par écrit, et qui n’en diffèrent pas plus que la coutume d’une province diffère de ce qu’elle avait été quand de non écrite qu’elle était elle est devenue écrite, si ce n’est qu’étant mise par écrit et se pouvant mieux envisager tout d’un coup, elle fournit plus de lumière pour pouvoir être poussée et appliquée ; car le bon sens naturel, sans l’aide de l’art faisant l’analyse de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la force des conséquences, en en trouvant, par exemple, qui enveloppent quelque mode, bon à la vérité, mais moins usité ordinairement. Mais un logicien qui voudrait qu’on ne se servît point de tels tissus ou ne voudrait point s’en servir lui-même, prétendant qu’on doit toujours réduire tous les arguments composés aux syllogismes simples dont ils dépendent en effet, serait, suivant ce que je vous ai déjà dit, comme un homme qui voudrait obliger les marchands dont il achète quelque chose de lui compter les nombres un à un, comme on compte aux doigts ou comme l’on compte les heures de l’horloge de la ville ; ce qui marquerait sa stupidité, s’il ne pouvait compter autrement, et s’il ne pouvait trouver qu’au bout des doigts que 5 et 3 font 8 ; ou bien cela marquerait un caprice s’il savait ces abrégés et ne voulait point s’en servir ou permettre qu’on s’en servît. Il serait aussi comme un homme qui ne voudrait point qu’on employât les axiomes et les théorèmes déjà démontrés, prétendant qu’on doit toujours réduire tout raisonnement aux premiers principes, où se voit la liaison immédiate des idées dont en effet ces théorèmes moyens dépendent. Après avoir expliqué l’usage des formes logiques de la manière que je crois qu’on le doit prendre, je viens à vos considérations, et je ne vois point comment vous voulez, monsieur, que le syllogisme ne serve qu’à voir la connexion des preuves dans un seul exemple. De dire que l’esprit voit toujours facilement les conséquences, c’est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit quelquefois (au moins dans les raisonnements d’autrui) où l’on a lieu de douter d’abord tant qu’on n’en voit pas la démonstration. Ordinairement on se sert des exemples pour justifier les conséquences, mais cela n’est pas toujours assez sûr, quoiqu’il y ait un art de choisir des exemples qui ne se trouveraient point vrais si la conséquence n’était bonne. Je ne crois pas qu’il fût permis, dans les écoles bien gouvernées, de nier sans aucune honte les convenances manifestes des idées, et il ne me paraît pas qu’on emploie le syllogisme à les montrer ; au moins ce n’est pas son unique et principal usage. On trouvera plus souvent qu’on ne pense (en examinant les paralogismes des auteurs) qu’ils ont péché contre les règles de la logique, et j’ai moi-même expérimenté quelquefois, en disputant même par écrit avec des personnes de bonne foi, qu’on n’a commencé à s’entendre que lorsqu’on a argumenté en forme pour débrouiller un chaos de raisonnements. Il serait ridicule sans doute de vouloir argumentera la scolastique dans des délibérations, à cause des prolixités importunes et embarrassantes de cette forme de raisonnement et parce que c’est comme compter aux doigts. Mais cependant il n’est que trop vrai que dans les plus importantes délibérations qui regardent la vie, l’État, le salut, les hommes se laissent éblouir souvent par le poids de l’autorité, par la lueur de l’éloquence, par des exemples mal appliqués, par des entliymèmes qui supposent faussement l’évidence de ce qu’ils suppriment et même par des conséquences fautives ; de sorte qu’une logique sévère, mais d’un autre tour que celle de l’école, ne leur serait que trop nécessaire, entre autres pour déterminer de quel côté est la plus grande apparence. Au reste, de ce que le vulgaire des hommes ignore la logique artificielle et qu’on ne laisse pas d’y bien raisonner et mieux quelquefois que des gens exercés en logique, cela n’en prouve pas l’inutilité, non plus qu’on prouverait celle de l’arithmétique artificielle parce qu’on voit quelques personnes bien compter dans les rencontres ordinaires sans avoir appris à lire ou à écrire et sans savoir manier la plume ni les jetons, jusqu’à redresser même des fautes d’un autre qui a appris à calculer, mais qui se peut négliger ou embrouiller dans les caractères ou marques. Il est vrai qu’encore les syllogismes peuvent devenir sophistiques, mais leurs propres lois servent à les reconnaître, et les syllogismes ne convertissent et même ne convainquent pas toujours ; mais c’est parce que l’abus des distinctions et des termes mal entendus en rend l’usage prolixe jusqu’à devenir insupportable s’il fallait le pousser à bout. Il ne me reste ici qu’à considérer et à suppléer votre argument apporté pour servir d’exemple d’un raisonnement clair sans la forme des logiciens : Dieu punit l’homme {c’est un fait supposé), Dieu punit justement celui qu’il punit (c’est une vérité de raison qu’on peut prendre pour démontrée) ; donc Dieu punit l’homme justement (c’est une conséquence syllogistique étendue asyllogistiquement a rec<o ad ohliquum) ; donc l’homme est puni justement (c’est une inversion de relation, mais qu’on supprime à cause de son évidence) ; donc l’homme est coupable (c’est un enthymème où l’on supprime cotte proposition, qui en effet n’est qu’une définition : celui qu’on punit justement est coupable) ; donc l’homme aurait pu faire autrement (on supprime cette proposition : celui qui est coupable a pu faire autrement) ; donc l’homme a été libre (on supprime encore : qui a pu faire autrement a été libre) ; donc (par la définition du libre) il a eu la puissance de se déterminer ; ce qu’il fallait prouver. Je remarque que ce donc même enferme en effet et la proposition sous-entendue (que celui qui est libre a la puissance de se déterminer) et sert à éviter la répétition des termes. Et dans ce sens, il n’y aurait rien d’omis, et l’argument à cet égard pourrait passer pour entier. On voit que ce raisonnement est un tissu de syllogismes entièrement conformes à la logique ; car je ne veux point maintenant considérer la matière de ce raisonnement, où il y aurait peut-être des remarques à faire ou des éclaircissements à demander. Par exemple, quand un homme ne peut point faire autrement, il y a des cas où il pourrait être coupable devant Dieu, comme s’il était bien aise de ne point pouvoir secourir son prochain pour avoir une excuse. Pour conclure, j’avoue que la forme d’argumenter scolastique est ordinairement incommode, insuffisante, mal ménagée ; mais je dis en même temps que rien ne serait plus important que l’art d’argumenter en forme selon la vraie logique, c’est-à-dire pleinement quant à la matière et clairement quant à l’ordre et à la force des conséquences, soit évidentes par elles-mêmes, soit prédémontrées.
§ 5. Philalèthe. Je croyais que le syllogisme serait encore moins utile, ou plutôt absolument d’aucun usage, dans les probabilités, parce qu’il ne pousse qu’un seul argument topique. Mais je vois maintenant qu’il faut toujours prouver solidement ce qu’il y a de sûr dans l’argument topique même, c’est-à-dire l’apparence qui s’y trouve, et que la force de la conséquence consiste dans la forme. § 6. Cependant si les syllogismes servent à juger, je doute qu’ils puissent servir à inventer, c’est-à-dire à trouver des preuves et à faire de nouvelles découvertes. Par exemple, je ne crois pas que la découverte de la 47« proposition du premier livre d’Euclide soit due aux règles de la logique ordinaire ; car on connaît premièrement, et puis on est capable de prouver en forme syllogistique.
Théophile. Comprenant sous les syllogismes encore les tissus de syllogismes et tout ce que j’ai appelé argumentation en forme, on peut dire que la connaissance qui n’est pas évidente par elle-même, s’acquiert par des conséquences, lesquelles ne sont bonnes que lorsqu’elles ont leur forme due. Dans la démonstration de ladite pro- position, qui fait le carré de l’hypoténuse égal aux deux carrés des côtés, on coupe le grand carré en pièces et les deux petits aussi, et il se trouve que les pièces des deux petits carrés se peuvent toutes trouver dans le grand et ni plus ni moins. C’est prouver l’égalité en forme, et les égalités des pièces se prouvent aussi par des arguments en bonne forme. L’analyse des anciens était, suivant Pappus, de prendre ce qu’on demande, et d’en tirer des conséquences jusqu’à ce qu’on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J’ai remarqué que pour cet effet il faut que les propositions soient réciproques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à rebours par les traces de l’analyse, mais c’est toujours tirer des conséquences. Il est bon cependant de remarquer ici que, dans les hypothèses astronomiques ou physiques, le retour n’a point lieu ; mais aussi le succès ne démontre pas la vérité de l’hypothèse. Il est vrai qu’il la rend probable, mais, comme cette probabilité parait pécher contre la règle de logique qui enseigne que le vrai peut être tiré du faux, on dira que les règles logiques n’auront point rien entièrement dans les questions probables. Je réponds qu’il est possible que le vrai soit conclu du faux ; mais il n’est pas toujours probable, surtout lorsqu’une simple hypothèse rend raison de beaucoup de vérités, ce qui est rare et se rencontre difficilement. On pourrait dire avec Cardan que la logique des probables a d’autres conséquences que la logique des vérités nécessaires. Mais la probabilité même de ces conséquences doit être démontrée par les conséquences de la logique des nécessaires.
§ 7. Philalète. Vous paraissez faire l’apologie de la logique vulgaire, mais je vois bien que ce que vous apportez appartient à une logique plus sublime, à qui la vulgaire n’est que ce que les rudiments abécédaires sont à l’érudition ; ce qui me fait souvenir d’un passage du judicieux Hooker, qui, dans son livre intitulé la Police ecclésiastique, liv. I, § 6, croit que si l’on pouvait fournir les Vivais secours du savoir et de l’art de raisonner, que dans ce siècle, qui passe pour éclairé, on ne connaît pas beaucoup et dont on ne se met pas fort en peine, il y aurait autant de différence, par rapport à la solidité du jugement, entre les hommes qui s’en serviraient et ce que les hommes sont à présent, qu’entre les hommes d’à présentât les imbéciles. Je souhaite que notre conférence puisse donner occasion à faire trouver à quelques-uns ces vrais secours de l’art, dont parle ce grand homme qui avait l’esprit si pénétrant. Ce ne seront pas les imitateurs qui, comme le bétail, suivent le chemin battu {imitatorum servum pecus). Cependant j’ose dire qu’il y a dans ce siècle des personnes d’une telle force de jugement et d’une si grande étendue d’esprit qu’ils pourraient trouver pour l’avancement de la connaissance des chemins nouveaux, s’ils voulaient prendre la peine de tourner leurs pensées de ce côté-là.
Théophile. Vous avez bien remarqué, monsieur, avec feu M. Hooker, que le monde ne s’en met guère en peine ; autrement je crois qu’il y a et qu’il y a eu des personnes capables d’y réussir. Il faut avouer cependant que nous avons maintenant de grands secours, tant du côté des mathématiques que de la philosophie, où les Essais concernant l’entendement humain de votre excellent ami ne sont pas le moindre. Nous verrons s’il y aura moyen d’en profiter.
§ a. Philalèthe. Il faut que je vous dise encore, monsieur, que j’ai cru qu’il y avait une méprise visible dans les règles du syllogisme ; mais depuis que nous conférons ensemble vous m’avez fait hésiter. Je vous représenterai pourtant ma difficulté. On dit que « nul raisonnement syllogistique ne peut être concluant, s’il ne contient au moins une proposition universelle ». Mais il semble qu’il n’y ait que les choses particulières qui -soient l’objet immédiat de nos raisonnements et de nos connaissances ; elles ne roulent que sur la convenance des idées, dont chacune n’a qu’une existence particulière et ne représente qu’une chose singulière.
Théophile. Autant que vous concevez la similitude des choses vous concevez quelque chose de plus, et l’universalité ne consiste qu’en cela. Toujours vous ne proposerez jamais aucun de nos arguments sans y employer des vérités universelles. Il est bon pourtant de remarquer qu’on comprend (quant à la forme) les propositions singulières sous les universelles ; car, quoiqu’il soit vrai qu’il n’y a qu’un seul saint Pierre apôtre, on peut pourtant dire que quiconque a été saint Pierre l’apôtre a renié son maître. Ainsi ce syllogisme : Saint Pierre a renié son maître (quoiqu’il n’ait que des propositions singulières), est jugé de les avoir universelles affirmatives, et le mode sera darapti de la troisième figure.
Philatèle. Je voulais encore vous dire qu’il me paraissait mieux de transposer les prémisses des syllogismes, et de dire : Tout A est B, tout B est C, donc tout A est C ; que de dire : Tout B est C, tout A est B, donc tout A est C. Mais il semble, par ce que vous avez dit, qu’on ne s’en éloigne pas et qu’on compte l’un et l’autre pour un même mode. Il est toujours vrai, comme vous avez remarqué, que la disposition différente de la vulgaire est plus propre à faire un tissu de plusieurs syllogismes.
Théophile. Je suis tout à fait de votre sentiment. Il semble cependant qu’on a cru qu’il était plus didactique de commencer par des propositions universelles, telles que sont les majeures dans la première et dans la seconde figure ; et il y a encore des orateurs qui ont cette coutume. Mais la liaison parait mieux comme vous le proposez. J’ai remarqué autrefois qu’Aristote peut avoir eu une raison particulière pour la disposition vulgaire. Car au lieu de dire : A est B, il a coutume de dire B est en A ; et de cette façon d’énoncer, la liaison même que vous demandez lui viendra dans la disposition reçue. Car au lieu de dire : B est C, A est B, donc A est C ; il l’énoncera ainsi : C est B, B est en A, donc C est en A. Par exemple, au lieu de dire : Le rectangle est isogone ou à angles égaux, le carré est rectangle, donc le carré est isogone, Aristote, sans transposer les propositions, conservera la place du milieu au terme moyen par cette manière d’énoncer les propositions, qui en renverse les termes, et il dira : L’isogone est dans le rectangle, le rectangle est dans le carré, donc l’isogone est dans le carré. Et cette manière d’énoncer n’est pas à mépriser, car en effet le prédicat est dans le sujet, ou bien l’idée du prédicat est enveloppée dans l’idée du sujet. Par exemple, l’isogone est dans le rectaingle, car le rectangle est la figure dont tous les angles sont droits, or tous les angles droits sont égaux entre eux, donc dans l’idée du rectangle est l’idée d’une figure dont tous les angles sont égaux, ce qui est l’idée de l’isogone. La manière d’énoncer vulgaire regarde plutôt les individus ; mais celle d’Aristote a plus d’égard aux idées ou universaux. Car, disant tout homme est animal, je veux dire que tous les hommes sont compris dans tous les animaux ; mais j’entends en même temps que l’idée de l’animal est comprise dans l’idée de l’homme. L’animal comprend plus d’individus que l’homme, mais l’homme comprend plus d’idées ou plus de formalités : l’un a plus d’exemples, l’autre plus de degrés de réalité ; l’un a plus d’extension, l’autre plus d’intensité. Aussi peut-on dire véritablement que toute la doctrine syllogistique pourrait être démontrée par celle de continente et contenta, du comprenant et du compris, qui est différente de celle du tout et de la partie ; car le tout excède toujours la partie, mais le comprenant et le compris sont quelquefois égaux, comme il arrive dans les propositions réciproques.
§ 8. Philalèthe. Je commence à me former une tout autre idée de la logique que je n’en avais autrefois. Je la tenais pour un jeu d’écolier, et je vois maintenant qu’il y a comme une mathématique universelle de la manière que vous l’entendez. Plût à Dieu qu’on la poussât à quelque chose de plus qu’elle n’est encore, afin que nous y pussions trouver ces vrais secours de la raison, dont parlait Hooker, qui élèveraient les hommes bien au-dessus de leur présent état ; et la raison est une faculté qui en a d’autant plus besoin que son étendue est assez limitée et qu’elle nous manque en bien des rencontres. C’est (1) parce que souvent les idées mêmes nous manquent. § 6. Et puis (2) elles sont souvent obscures et imparfaites ; au lieu que là où elles sont claires et distinctes, comme dans les nombres, nous ne trouvons point de difficultés insurmontables et ne tombons dansaucunecontradiction.§7. (3) Souvent aussi la difficulté vient de ce que les idées moyennes nous manquent. L’on sait qu’avant que l’algèbre, ce grand instrument et cette preuve insigne de la sagacité de l’homme, eût été découverte, les hommes regardaient avec étonnement plusieurs démonstrations des anciens mathématiciens. § 12. Il arrive aussi (4) qu’on bâtit sur de faux principes, ce qui peut engager dans des difficultés où la raison embrouille davantage, bien loin d’éclairer. § 13. Enfin (5) les termes dont la signification est incertaine embarrassent la raison.
Théophile. Je ne sais s’il nous manque tant d’idées qu’on croit, c’est-à-dire de distinctes. Quant aux idées confuses ou images plutôt, ou si vous voulez impressions, comme couleurs, goûts, etc., qui sont un résultat de plusieurs petites idées distinctes en elles-mêmes, mais dont on ne s’aperçoit pas distinctement, il nous en manque une infinité, qui sont convenables à d’autres créatures plus qu’à nous. Mais ces impressions aussi servent plutôt à donner des instincts et à fonder des observations d’expérience qu’à fournir de la matière à la raison, si ce n’est en tant qu’elles sont accompagnées de perceptions distinctes. C’est donc principalement le défaut de la connaissance que nous avons de ces idées distinctes cachées dans les confuses qui nous arrête ; et lors même que tout est distinctement exposé à nos sens ou à notre esprit, la multitude des choses qu’il faut considérer nous embrouille quelquefois. Par exemple, lorsqu’il y a un tas de 1.000 boulets devant nos yeux, il est visible que pour bien concevoir le nombre et les propriétés de cette multitude il sert beaucoup de les ranger en figures comme l’on fait dans les magasins, afin d’en avoir des idées distinctes et de les fixer même en sorte qu’on puisse s’épargner la peine de les compter plus d’une fois. C’est la multitude des considérations aussi qui fait que dans la science des nombres même il y a des difficultés très grandes, car on y cherche des abrégés et on ne sait pas quelquefois si la nature en a dans ses replis pour le cas dont il s’agit. Par exemple, qu’y a-t-il de plus simple en apparence que la notion du nombre primitif, c’est-à-dire du nombre entier indivisible par tout autre, excepté par l’unité et par lui-même ? Cependant on cherche encore une marque positive et facile pour les reconnaître certainement sans essayer tous les diviseurs primitifs, moindres que la racine carrée du primitif donné. Il y a quantité de marques qui font connaître, sans beaucoup de calcul, que tel nombre n’est point primitif ; mais on en demande une qui soit facile et qui fasse connaître certainement qu’il est primitif quand il l’est. C’est ce qui fait aussi que l’algèbre est encore si imparfaite quoiqu’il n’y ait rien de plus connu que les idées dont elle se sert, puisqu’elles ne signifient que des nombres en général ; car le public n’a pas encore le moyen de tirer les racines irrationnelles d’aucune équation au delà du 4e degré (excepté dans un cas fort borné), et les méthodes dont Diophante[1], Scipion du Fer[2] et Louis de Ferrare[3] se sont servis respectivement pour les 2e, 3e et 4e degrés, afin de les réduire au 1er, ou afin de réduire une équation affectée à une pure, sont toutes différentes entre elles, c’est-à-dire celle qui sert pour un degré diffère de celle qui sert pour l’autre. Car le 2e degré, ou de l’équation carrée, se réduit au 1er en ôtant seulement le second terme. Le troisième degré, ou de l’équation cubique, a été résolu parce qu’en coupant l’inconnue en parties il en provient heureusement une équation du second degré. Et dans le quatrième degré, ou des biquadrates, on ajoute quelque chose des deux côtés de l’équation pour la rendre extrayable de part et d’autre, et il se trouve encore heureusement que, pour obtenir cela, on n’a besoin que d’une équation cubique seulement. Mais tout cela n’est qu’un mélange du bonheur ou du hasard avec l’art ou la méthode ; et, en le tentant dans ces deux derniers degrés, on ne savait pas si l’on réussirait. Aussi faut-il encore quelque autre artifice pour réussir dans le cinquième ou sixième degré, qui sont des sursolides et des bicubes ; et quoique M. Descartes ait cru que la méthode dont il s’est servi dans le quatrième, en concevant l’équation comme produite par deux équations carrées (mais qui dans le fond ne saurait donner plus que celle de Louis de Ferrare), réussirait aussi dans le sixième, cela ne s’est point trouvé. Cette difficulté fait voir qu’encore les idées les plus claires et les plus distinctes ne nous donnent pas toujours tout ce qu’on demande et tout ce qui s’en peut tirer. Et cela fait encore juger qu’il s’en faut beaucoup que l’algèbre soit l’art d’inventer, puisqu’elle-même a besoin d’un art plus général ; et l’on peut même dire que la spécieuse en général, c’est-à-dire l’art des caractères, est un secours merveilleux parce qu’elle décharge l’imagination. L’on ne doutera point, voyant l’arithmétique de Diophante et les livres géométriques d’Apollonius et de Pappus, que les anciens n’en aient eu quelque chose. Viète y a donné plus d’étendue en exprimant non seulement ce qui est demandé, mais encore les nombres donnés par des caractères généraux, faisant en calculant ce qu’Eue lide faisait déjà en raisonnant ; et Descartes a étendu l’application de ce calcul à la géométrie en marquant les lignes par les équations. Cependant, encore après la découverte de notre algèbre moderne, M. Bouillaud ’ (Ismael BuUialdus), excellent géomètre sans doute, que j’ai encore connu à Paris, ne regardait qu’avec étonnement les démonstrations d’Archimède sur la spirale et ne pouvait point comprendre comment ce grand homme s’était avisé d’employer la tangente de cette ligne pour la dimension du cercle. Le père Grégoire de Saint-Vincent 2 le parait avoir deviné, jugeant qu’il y est venu par le parallélisme de la spirale avec la parabole ; mais cette voie n’est que particulière ; au lieu que le nouveau calcul des infinitésimales qui procède par la voie des différences, dont je me suis avisé et dont j’ai fait part au public avec succès, en donne une générale, où cette découverte par la spirale n’est qu’un jeu et qu’un essai des plus faciles, comme presque tout ce qu’on avait trouvé auparavant en matières de dimensions des courbes. La raison de l’avantage de ce nouveau calcul est encore qu’il décharge l’imagination dans les problèmes que M. Descartes avait exclus de sa géométrie sous prétexte qu’ils menaient au mécanique le plus souvent, mais, dans le fond, parce qu’ils ne convenaient pas à son calcul. Pour ce qui est des erreurs qui viennent des termes ambigus, il dépend de nous de les éviter.
Philalèthe. Il y a aussi un cas où la raison ne peut pas être appliquée, mais où aussi on n’en a point besoin et où la vue vaut mieux que la raison. C’est dans la connaissance intuitive où la liaison des idées et des vérités se voit immédiatement. Telle est la connaissance des maximes indubitables ; et je suis tenté de croire que c’est le degré d’évidence que les anges ont présentement, et que les esprits des hommes justes, parvenus à la perfection, auront dans un état à venir sur mille choses qui échappent à présent à notre entendement. § 15. Mais la démonstration, fondée sur des idées moyennes, donne une connaissance raisonnée. C’est parce que la liaison de l’idée moyenne avec les extrêmes est nécessaire, et se voit par une juxtaposition d’évidence, semblable à celle d’une aune qu’on applique tantôt à un drap et tantôt à un autre pour faire voir qu’ils sont égaux. § 16. Mais, si la liaison n’est que probable, le jugement ne donne qu’une opinion.
Théophile. Dieu seul a l’avantage de n’avoir que des connaissances intuitives. Mais les âmes bienheureuses, quelque détachées qu’elles soient de ces corps grossiers, et les génies mêmes, quelque sublimes qu’ils soient, quoiqu’ils aient une connaissance plus intuitive que nous sans comparaison et qu’ils voient souvent d’un coup d’œil ce que nous ne trouvons qu’à force de conséquences, après avoir employé du temps et de la peine, doivent trouver aussi des difficultés en leur chemin, sans quoi ils n’auraient point le plaisir de faire des découveries, qui est un des plus grands. Et il faut toujours reconnaître qu’il y aura une infinité de vérités qui leur sont cachées, ou tout à fait, ou pour un temps, où il faut qu’ils arrivent à force de conséquences et par la démonstration ou même souvent par conjecture.
Philalèthe. Donc ces génies ne sont que des animaux plus parfaits que nous ; c’est comme si vous disiez avec l’empereur de la lune que c’est tout comme ici.
Théophile. Je le dirai, non pas tout à fait, mais quant au fond des choses, car les manières et les degrés de perfection varient à l’infini. Cependant le fond est partout le même, ce qui est une maxime fondamentale chez moi et qui règne dans toute ma philosophie. Et je ne conçois les choses inconnues ou confusément connues que de l,i manière de celles qui nous sont distinctement connues : ce qui rend le philosophie bien aisée, et je crois bien qu’il en faut user ainsi ; mais, si cette philosophie est ia plus simple dans le fond, elle est aussi la plus riche dans les manières, parce que la nature les peut varier à l’infini, comme elle le fait aussi avec autant d’abondanci>, d’ordre et d’ornements qu’ail est possible de se figurer. C’est pourquoi je crois qu’il n’y a point de génie, quelque sublime qu’il soit, qui n’en ait une infinité au-dessus de lui. Cependant, quoique nous soyons fort inférieurs à tant d’êtres intelligents, nous avons l’avantage de n’être point contrôlés visiblement dans ce globe, où nous tenons sans contredit le premier rang ; et, avec toute l’ignorance où nous sommes plongés, nous avons toujours le plaisir de ne rien voir qui nous surpasse. Et, si nous étions vains, nous pourrions juger comme César, qui aimait mieux être le premier dans une bourgade que le second à Rome. Au reste, je ne parle ici que des connaissances naturelles de ces esprits, et non pas de la vision béatifique, ni des lumières surnaturelles que Dieu veut bien leur accorder.
§ 9. Philalèthe. Comme chacun se sert de la raison, ou à part soi, ou envers un autre, il ne sera pas inutile de faire quelques réflexions sur quatre sortes d’arguments dont les hommes sont accoutumés de se servir pour entraîner les autres dans leurs sentiments ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire. Le premier argument se peut appeler argrumentum ad verecundiam, quand on cite l’opinion de ceux qui ont acquis de l’autorité par leur savoir, rang, puissance ou autrement ; car lorsqu’un autre ne s’y rend pas promptement, on est porté a le censurer comme plein de vanité, et même à le taxer d’insolence. § 20. il y a (2) l’argumentum ad ignorantiam, c’est d’exiger que l’adversaire admette la preuve ou qu’il en assigne une meilleure. § 21. Il y a (3) argumentum ad hominem, quand on presse un homme par ce qu’il a dit lui-même. § 22. Enfin il y a (4) argumentum ad judicium, qui consiste à employer des preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité ; et c’est le seul de tous qui nous avance et instruit ; car si par respect je n’ose point contredire, ou si je n’ai rien de meilleur à dire, ou si je me contredis, il ne s’ensuit point que vous ayez raison. Je puis être modeste, ignorant, trompé, et vous pouvez vous être trompé aussi.
Théophile. Il faut sans doute faire différence entre ce qui est bon à dire et ce qui est vrai à croire. Cependant, comme la plupart des vérités peuvent être soutenues hardiment, il y a quelque préjugé contre une opinion qu’il faut cacher. L’argument ad ignorantiam est bon dans les cas à présomption où il est raisonnable de se tenir à une opinion jusqu’à ce que le contraire se prouve. L’argument ad hominem a cet effet qu’il montre que l’une ou l’autre assertion est fausse, et que l’adversaire s’est trompé de quelque manière qu’on le prenne. On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert, par exemple, celui qu’on pourrait appeler ad veriiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit, ce qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certain cas, comme si quelqu’un voulait mer les vérités primitives et immédiates, par exemple, que rien ne peut être et n’être pas en même temps, car s’il avait raison il n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues ou à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime, car on disait : Si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? et quelquefois en matière criminelle certains auteurs prétendent que dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme, par exemple, en matière de haute trahison, où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. On s’est servi d’un semblable argumeit en Allemagne depuis quelque temps pour colorer les fabriques de la mauvaise monnaie ; car, disait-on, s’il faut se tenir aux règles prescrites, on n’en pourra point battre sans y perdre. Il doit donc être permis d’en détériorer l’alliage. Mais outre qu’on devait diminuer le poids seulement, et non pas l’alliage ou le titre, pour mieux obvier aux fraudes, on suppose qu’une pratique est nécessaire, qui ne l’est point ; car il n’y a point d’ordre du ciel ni de loi humaine qui oblige à battre monnaie ceux qui n’ont point de mine ni d occasion d’avoir de l’argent en barres ; et de faire monnaie de monnaie, c’est une mauvaise pratique, qui porte naturellement la détérioration avec elle. Mais comment exercerons-nous, disent- ils, notre régale d’en battre ? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre quelque peu de bon argent, même avec une petite perte, si vous croyez qu’il vous importe d’être mis sous le marteau, sans que vous ayez besoin ni droit d’inonder le monde de méchant billon.
§11. Philalèthe. Après avoir dit un mot du rapport de notre raison aux autres hommes, ajoutons quelque chose de son rapport à Dieu, qui fait que nous distinguons entre ce qui est contraire à la raison et ce qui est au-dessus de la raison. De la première sorte est tout ce qui est incompatible avec nos idées claires et distinctes ; de la seconde est tout sentiment dont nous ne voyons pas que la vérité ou la probabilité puisse être déduite de la sensation ou de la réflexion par le secours de la raison. Ainsi l’existence de plus d’un Dieu est contraire à la raison, et la résurrection des morts est au-dessus de la raison.
Théophile. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre définition de ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous la rapportez à l’usage reçu de cette phrase ; car il me semble que de la manière que cette définition est couchée, elle va trop loin d’un côté et pas assez loin de l’autre ; et si nous la suivons, tout ce que nous ignorons et que nous ne sommes pas en pouvoir de connaître dans notre présent état serait au-dessus de la raison, par exemple, qu’une telle étoile fixe est plus ou moins grande que le soleil, item que le Vésuve jettera du feu dans une telle année, ce sont des faits dont la connaissance nous surpasse, non pas parce qu’ils sont au-dessus des sens, car nous pourrions fort bien juger de cela si nous avions des organes plus parfaits et plus d’information des circonstances. Il y a aussi des difficultés qui sont au-dessus de notre présente faculté, mais non pas au-dessus de toute la raison : par exemple, il n’y a point d’astronome ici-bas qui puisse calculer le détail d’une éclipse dans l’espace d’un Pater et sans mettre la plume à la main, cependant il y a peut-être des génies à qui cela ne serait qu’un jeu. Ainsi toutes ces choses pourraient être ren- dues connues ou praticables par le secours de la raison, en supposant plus d’information des faits, des organes plus parfaits et l’esprit plus élevé.
Philalèthe. Cette objection, cesse si j’entends ma définition non seulement de notre sensation ou réflexion, mais aussi de celle de tout autre esprit créé possible.
Théophile. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il restera l’autre difficulté, c’est qu’il n’y aura rien au-dessus de la raison suivant votre définition, parce que Dieu pourra toujours donner des moyens d’apprendre par la sensation et la réflexion quelque vérité que ce soit ; comme, en effet, les plus grands mystères nous deviennent connus par le témoignage de Dieu, qu’on reconnaît par les motifs de crédibilité sur lesquels notre religion est fondée, et ces motifs dépendent sans doute de la sensation et de la réflexion. Il semble donc que la question est, non pas si l’existence d’un fait ou la vérité d’une proposition peut être déduite des principes dont se sert la raison, c’est-à-dire de la sensation et de la réflexion, ou bien des sens externes et internes ; mais si un esprit créé est capable de connaître le comment de ce fait ou la raison a priori de cette vérité ; de sorte qu’on peut dire que ce qui est au-dessus de la raison peut bien être appris, mais il ne peut pas être compris par les voies et les forces de la raison créée, quelque grande et relevée qu’elle soit. Il est réservé à Dieu seul de l’entendre, comme il appartient à lui seul de le mettre en fait.
Philalèthe. Cette considération me paraît bonne, et c’est ainsi que je veux qu’on prenne ma définition. Et cette même considération me confirme aussi dans l’opinion où je suis que la manière de parler qui oppose la raison à la foi, quoiqu’elle soit fort autorisée, est impropre ; car c’est par la raison que nous devons croire. La foi est un ferme assentiment, et l’assentiment réglé comme il faut ne peut être donné que sur de bonnes raisons. Ainsi celui qui croit sans avoir aucune raison de croire peut être amoureux de ses fantaisies, mais il n’est pas vrai qu’il cherche la vérité, ni qu’il rende une obéissance légitime à son divin maître, qui voudrait qu’il fit usage des facultés dont il l’a enrichi pour le préserver de l’erreur. Autrement, s’il est dans le bon chemin, c’est par hasard ; et s’il est dans le mauvais, c’est par sa faute, dont il est comptable à Dieu.
Théophile. Je vous applaudis fort, monsieur, lorsque vous voulez que la foi soit fondée en raison : sans cela pourquoi préférerions-nous la Bible à l’Alcoran ou aux anciens livres des bramines ? Aussi nos théologiens et autres savants hommes l’ont bien reconnu, et c’est ce qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion chrétienne, et tant de belles preuves qu’on a mises en avant contre les païens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les personnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu qu’il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves quand il s’agit de croire ; chose impossible en effet, à moins que croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s’en mettre en peine, comme font bien des gens, et comme c’est même le caractère de quelques nations plus que d’autres. C’est pourquoi quelques philosophes aristotéliciens des xv^ et xvi*^ siècles, dont les restes ont subsisté encore longtemps depuis (comme l’on peut juger par les lettres de feu M. Naudé^ et les Naudeana), ayant voulu soutenir deux vérités opposées, l’une philosophique et l’autre théologique, le dernier concile de Latran sous Léon X eut raison de s’y opposer comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable s’éleva à Helmstaedt autrefois entre Daniel Hoffmann 2, théologien, et Corneille Martin, philosophe ; mais avec cette différence que le philosophe conciliait la philosophie avec la révélation, et que le théologien en voulait rejeter l’usage. Mais le duc Jules, fondateur de l’université, prononça pour le philosophe. Il est vrai que de notre temps une personne de la plus grande élévation disait qu’en matière de foi il fallait se crever les yeux pour voir clair, et Tertullien dit quelque part : Ceci est vrai, car il est impossible ; il le faut croire, car c’est une absurdité. Mais si l’intention de ceux qui s’expliquent de cette manière est bonne, toujours les expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle plus juste lorsqu’il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les hommes ; c’est parce que les hommes ne jugent des choses que suivant leur expérience, qui est extrêmement bornée, et tout ce qui n’y est point conforme leur paraît une absurdité. Mais ce jugement est fort téméraire, car il y a même une infinité de choses naturelles qui nous passeraient pour absurdes si on nous les racontait, comme la glace, qu’on disait couvrir nos rivières, le parut au roi de Siara. Mais l’ordre de la nature même, n’étant d’aucune nécessité métaphysique, n’est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu’il s’en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu’il n’y faille point aller que sur de bonnes preuves, qui ne peuvent venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l’on doit déférer absolument lorsqu’il est dûment vérifié.
- ↑ Diophante d'Alexandrie vécut sous le règne de l'empereur Julien, vers 360. Il est l'auteur du premier traité d'algèbre que nous connaissons.
- ↑ Scipion du Fer, jésuite de Bohême, né à Pilsen, 1567, s'est occupé de mathématiques, philosophie et théologie.
- ↑ Louis de Ferrare (1522-1562), mathématicien italien, élève de Cardan, dont les Opere omnia furent publiées à Lyon, 1663, 10 vol.