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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 12

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre III, chapitre 11

Livre III, chapitre 12

Livre IV, Chapitre 1


CHAPITRE XII.

Théorie de M. Ricardo sur la rente des terres.


On pourrait trouver que nous n’avons exposé que très-imparfaitement la nature et les développements de la richesse territoriale, si nous passions entièrement sous silence la doctrine nouvelle que vient de développer un écrivain qui jouit en Angleterre d’une grande célébrité ; doctrine absolument contraire à celle d'Adam Smith, et qui s'éloigne tellement de la nôtre que nous n'avons pas même eu l'occasion de la combattre en exposant nos propres principes. C'est celle que M. D. Ricardo a exposée dans son nouvel ouvrage des Principes de l'Économie politique et de l'Impôt, et que M. Say a réfutée en partie dans les excellentes notes qu'il a jointes à la traduction [1].

M. Ricardo établit en principe, qu'un parfait équilibre se maintient toujours entre les bénéfices de chaque espèce d'industrie, parce qu'aussitôt qu'une industrie quelconque est rendue moins lucrative que les autres par quelque circonstance accidentelle, ceux qui l’exerçaient l'abandonnent, tandis qu'ils se portent au contraire en foule vers celle dont les profits sont supérieurs. Il croit que, par ce mouvement constant des hommes et des capitaux, le niveau des bénéfices est maintenu dans toute la nation. Il en conclut que tous les fermiers font toujours un bénéfice égal sur toute espèce de terre ; car aucun d'eux ne voudrait cultiver les plus mauvaises, s'il ne trouvait à y gagner autant que sur les meilleures. Cet équilibre entre tous les fermiers est rétabli à ses yeux par le prix qu'ils paient pour leur fermage. Il suppose que ceux qui cultivent la plus mauvaise terre ne paient aucun fermage, et que le fermage de celles qui rendent davantage est toujours calculé sur le rapport de toutes les autres avec celle-ci, qui, pour lui, est le zéro de son échelle. Ainsi, lorsque un travail et un capital donnés feraient rendre à cette terre, la plus mauvaise de celles qu'on cultive, cent muids de blé, et que le même travail et le même capital feraient rendre à des terres de meilleure qualité cent dix, cent vingt, cent trente et cent quarante muids de blé, il estime que le fermage de chacune de celles-ci serait égal à la valeur précise de dix, vingt, trente et quarante muids de blé.

Après avoir réduit le fermage à la simple évaluation de la différence entre la faculté productive des diverses terres, M. Ricardo en tire diverses conclusions sur la manière dont les impôts sur le revenu net, sur le revenu brut et sur les denrées, affectent les diverses classes de la société ; ces conclusions ne nous paraissent point résulter de ses prémisses. Nous ne suivrons pas cependant ses raisonnements, quelque importants qu'en soient les résultats, parce que nous n'en admettons pas la base. Nous observerons aussi, en passant, que M. Ricardo, de même que tous les économistes anglais, considère le fermage comme l'unique moyen d'exploiter la richesse territoriale, tandis que, dans son pays même, des systèmes d'exploitation peut-être supérieurs se trouvent aussi en usage.

Nous commencerons par protester que nous n'admettons nullement les bases du raisonnement de M. Ricardo, ou l'équilibre constant des profits dans toutes les industries. Nous croyons au contraire que, d'après l'impossibilité où se trouvent toujours les propriétaires de capitaux fixes de les réaliser et de changer leur destination, ils continuent à les faire travailler fort longtemps après que ces capitaux ne rendent plus qu'un revenu très-inférieur à tous les autres. Leur persistance dans les mêmes travaux est fortement augmentée encore par leur regret à perdre toute l'habileté qu'ils y ont acquise, et leur incapacité pour embrasser une autre vocation. Plus une classe est nombreuse, et plus cet obstacle est grand ; or, comme la retraite des ouvriers découragés est plus lente encore que le progrès des générations, l'équilibre ne se rétablit jamais. Les fermiers ne peuvent point à leur volonté devenir tisserands, les fermiers d'un district ne passent que très-difficilement à un autre ; et, s'il y a une chose prouvée par l'expérience, c'est que leurs profits ne sont point égaux dans toutes les provinces et sur toute nature de terre.

Nous protesterons de même contre la supposition que les fermiers fassent habituellement la loi au propriétaire de terre. Il nous paraît que le plus souvent ils doivent la recevoir de lui. La quantité de terres affermables est limitée et ne peut pas s'accroître ; la quantité des capitaux et le nombre des bras offerts s'accroît indéfiniment, et il doit se trouver le plus souvent, dans la société, plus de gens qui demandent des terres à cultiver que de gens qui veulent en donner.

Mais, sans nous arrêter à ces différences essentielles, puisqu'elles attaquent tout le système de M. Ricardo, nous contesterons ses conclusions dans sa manière même de raisonner. Dès que l'augmentation d'une population douée d'un revenu avec lequel elle peut acheter sa subsistance, oblige à mettre un terrain en culture, elle assure à celui qui possède ce terrain le moyen de s'en faire payer l'usage. Si les terrains non cultivés et de mauvaise qualité n'appartenaient à personne, et si chacun indifféremment était libre de les mettre en culture, au moment où il croirait y trouver de l'avantage, le raisonnement de M. Ricardo serait fondé. Mais l'on sait bien que, dans tout pays civilisé, la totalité des terrains, bons et mauvais, cultivés et en friche, est appropriée, ou aux particuliers, ou aux communes ; que personne ne peut par conséquent les mettre en valeur sans acheter le consentement du propriétaire ; et que le prix de cet achat est ce qu'on nomme le fermage. En Amérique même, à l'extrémité des établissements occidentaux, où un pays neuf d'une immense étendue appelle sans cesse de nouveaux cultivateurs, on n'obtient la terre qu'en l'achetant des États au prix de deux dollars par acre. Ce prix est minime sans doute, mais enfin il représente le capital d'une rente tout-à-fait indépendante de la comparaison qu'établit M. Ricardo. La propriété de la terre est toujours quelque chose ; notre auteur a supposé qu'elle n'était rien. Il a appelé zéro le plus bas terme de son échelle de comparaison ; là où il a placé le zéro, il devait tout au moins placer l'unité.

Nous avons appelé produit brut l'ensemble de la récolte annuelle du sol, telle qu'elle doit être partagée entre tous ceux qui ont contribué à la faire naître, et produit net, la part de cette récolte qui revient au propriétaire après qu'il a acquitté les frais qui l'ont fait naître. Le produit net sert de base pour fixer la rente, quand la terre est affermée. Dans tout autre système d'exploitation, il représente toujours la valeur annuelle du droit de propriété.

Mais sous le nom de produit net se rangent des revenus de nature assez différente. En effet, le propriétaire confond dans le fermage qu'il exige : 1°. la compensation du travail de la terre, ou la quantité dont sa faculté productive accroît réellement la valeur des produits que le travail tire de son sein ; 2°. le prix de monopole qu'il lui donne, lorsqu'il en refuse l'usage à tous ceux qui veulent travailler et qui n'ont point de terres ; à tous ceux qui veulent consommer, et qui ne trouvent point de denrées ; 3°. la mieux-value qu'il obtient par la comparaison d'une terre de nature supérieure à une terre inférieure ; enfin, 4°. le revenu des capitaux qu'il a fixés lui-même sur sa terre pour la mettre en valeur, et qu'il ne peut plus en retirer. De ces quatre éléments du revenu net, M. Ricardo n'en reconnaît que deux, et il ne le fait pas même d'une manière bien claire.

On devrait toujours, et cette observation porte sur tout l'ouvrage de M. Ricardo, distinguer en économie politique deux espèces de valeur, l'une intrinsèque, et l'autre relative ; l'une s'établit par la production, l'autre par la concurrence ; l'une est le rapport de la chose faite avec le travail qui l'a accomplie, l'autre, le rapport de la chose faite avec la demande de ceux qui en ont besoin. On peut comparer l'appréciation de ces deux valeurs dans la fixation du revenu net.

La valeur intrinsèque est absolument indépendante de tout échange. Le laboureur qui a semé cinq sacs de blé, et qui en a récolté vingt-cinq, n'a pas besoin de s'informer de la demande du marché pour savoir que sa production est intrinsèquement supérieure à la valeur de ses avances ; car elle le met en état, non seulement de recommencer le même travail, mais d'en faire un beaucoup plus considérable. Celui qu'il a fait pour labourer, fumer, semer et récolter ces cinq sacs de blé, peut être représenté par cinq autres sacs ; avec dix sacs de blé, il se trouverait précisément au même point où il se trouvait en commençant l’année précédente. Il lui reste donc quinze sacs qui représentent le travail de la nature.

Comme le travail de l’agriculture est le seul qui suffise à la vie, c'est aussi le seul qui puisse être apprécié sans aucun échange. La terre peut fournir à un seul homme tout ce qu'il lui faut pour vivre tandis qu'il met cette terre en valeur. S'il s'habille des peaux de ses moutons, comme il se nourrit de leur chair, et des grains qu'il récolte, comme il bâtit sa cabane du bois de ses forêts, il peut comparer sans aucun intermédiaire la quantité produite par son travail, avec la quantité consommée pendant son travail, et il peut ainsi acquérir la démonstration que la seconde est inférieure à la première. Il voit naître devant lui, et pour lui, un produit net absolument indépendant de toute concurrence, de toute demande du marché, de toute valeur contre laquelle il échangera ce produit. Dans toute autre industrie, le travail de l'ouvrier ne saurait être destiné tout entier à sa consommation ; il vit alors, non de ce produit, mais de ce qu'il a obtenu en échange de ce produit. Aussi, la supériorité de sa proproduction sur sa consommation dépend-elle des conditions auxquelles il l'échange ; et le produit net de tout travail industriel, malgré l'aide qu'il reçoit aussi de la nature, ou de la science qui tire parti des forces naturelles, ne se dégage point d'une manière si claire et si certaine que le produit net de l'agriculture.

Mais, quand le laboureur a fourni à ses propres besoins, le surplus du blé qu'il a produit n’a de valeur qu'autant qu'il l'échange. Dès lors, il s'agit pour lui d'estimer sa valeur relative, ou la proportion entre la demande du marché et la production. L'équilibre s'établit en raison inverse des forces des demandeurs et des producteurs, et le laboureur vend les quinze sacs qui lui restent, non point au prix des journées de travail qu'il lui a fallu pour les faire naître, mais au prix des journées de travail dont on lui offre les produits pour les acheter. Dans quelques occasions, le laboureur use en sa faveur de la puissance du monopole, parce que la quantité de terre en culture est limitée, et que la demande de la population dépasse ses produits. Alors il élève ses prétentions, et il vend son blé au prix auquel le producteur le plus éloigné de son marché consent à le donner sur ce même marché, quoique ce dernier ait dépensé autant que lui pour le produire, et ait dépensé de plus que lui tous les frais de transport de ses champs jusqu'au marché. Dans le même cas, ce producteur éloigné voit tourner contre lui la puissance du monopole. Il n'a pas des acheteurs assez proches, et, pour se défaire de son blé, il est obligé d'abandonner aux acheteurs une partie de son produit net.

Lorsque les terres sont affermées, le laboureur, après avoir débattu avec l'acheteur le prix de son blé, débat avec son propriétaire le prix de sa ferme ; et, pour l'établir, il ne fait pas seulement entrer en ligne de compte les facilités du débit, il est obligé de calculer aussi le nombre de ses compétiteurs, qui offrent, comme lui, du travail et des capitaux agricoles, et il fait la loi au propriétaire ou il la reçoit de lui, selon que les capitaux et les bras offerts sont supérieurs ou inférieurs en quantité aux terres.

Ainsi, le produit net de l'agriculture, ou la mieux-value des récoltes sur les reprises du laboureur, est une quantité positive, dont la société s'enrichit, indépendamment des variations du marché, et elle donne une base réelle à la rente des terres. Mais la valeur mercantile de ce produit peut être fixée par une double et même une triple lutte, en sorte que, selon les circonstances, quelquefois elle restera toute entière au propriétaire, même accrue d'un prix de monopole ; quelquefois elle demeurera en partie au fermier ou au journalier qui ont fait naître les récoltes : souvent, enfin, le consommateur en profitera. Ainsi, dans les colonies nouvelles les plus occidentales du continent de l'Amérique, dans le territoire des Illinois, où le colon achète la terre à raison de deux dollars l'acre, ce qui en élève la rente tout au plus à vingt cents par an [2], ce n'est pas que l'agriculture ne donne sur ces terres fertiles, un profit net beaucoup plus considérable ; mais ce profit net se partage entre le fermier, le journalier, et le marchand de blé de la Nouvelle-Orléans, de manière à ce que le premier fasse un beaucoup plus grand profit, que le second obtienne un beaucoup plus fort salaire, et que le troisième achète son blé beaucoup meilleur marché que tous les trois ne pourraient le faire à New York.

Le travail de la nature, ce travail créateur, qu'elle ferait sans l’homme, mais qu'elle ne tournerait pas à son usage, est donc l'origine du produit net des terres considéré intrinsèquement. La demande du marché ou le rapport entre le revenu des consommateurs, et la quantité de produit brut offerte en vente, détermine la valeur du produit net, ou fixe son prix relatif. Le droit de propriété, ou le monopole garanti par la société, qu'exerce tout propriétaire contre deux classes de personnes, d'une part, ceux qui demandent des denrées, d'autre part, ceux qui offrent du travail pour les faire naître, empêche que, d'un côté, le prix du fermage, de l’autre, celui des denrées, ne soient réduits à leur moindre valeur.

Ce n'est qu'après que ces trois causes ont opéré, avec des variations infinies, selon les circonstances, que les autres causes reconnues par M. Ricardo, se font sentir. Dans un même district, un fermier, choisissant entre deux terres, paiera en effet au propriétaire de la meilleure une mieux-value égale à ce que cette terre rend de plus que l'autre avec un même travail. Pour estimer cette supériorité, il fera entrer en ligne de compte les améliorations que le propriétaire a faites à sa terre avec son propre capital, tout aussi bien que la nature du terrain. Parmi ces améliorations, plusieurs sont séculaires ; les canaux de la Lombardie, les terrasses de la Toscane, datent de trois ou quatre siècles. Des bonifications semblables se confondent avec la nature même du sol.

Quelquefois le produit net que donne la nature cesse absolument, tandis que le produit net que le monopole assure à la propriété, augmente de valeur. Les jardins cultivés dans l'enceinte de Paris rapportent un loyer très considérable ; ce loyer représente le travail de la nature, qui est fort actif ; car cette terre, enrichie par des améliorations séculaires, rend beaucoup plus de subsistance qu'on ne doit en consommer pour la travailler. Mais qu'on bâtisse une rue marchande au travers de ces jardins, le sol cessera absolument de produire ; et il se vendra plus cher encore que lorsqu'il se couvrait de riches récoltes. Le propriétaire se fait payer l'avantage du lieu, et de plus tous les fruits qu'il a renoncé à produire. Ce fermage d'un terrain qu'on empêche de fructifier se retrouve dans toutes les villes prospérantes. À Pittsburgh, à Lexington, dans des villes même de l'Amérique occidentale, qui ont été fondées il n’y a pas dix ans, mais dont la prospérité s'accroît rapidement, le sol pour bâtir dans les meilleurs quartiers est plus cher que dans les plus belles rues de Londres [3].

Eu résultat, loin de conclure avec M. Ricardo, que le fermage retombe toujours sur le consommateur et jamais sur Le fermier [4], nous regardons le fermage, ou plutôt le produit net, comme naissant immédiatement de la terre, au profit du propriétaire ; il n'ôte rien ni au fermier, ni au consommateur ; mais nous croyons que, selon l'état du marché, tantôt le fermier ou le consommateur profitent d'une partie de ce fermage ; tantôt le propriétaire, non-seulement le perçoit en entier, mais se fait payer en outre un prix de monopole dont la perte se partage inégalement entre le cultivateur et le consommateur. On doit en général se défier en économie politique des propositions absolues, tout comme des abstractions. Chacune des forces qui sont destinées à se balancer dans chaque marché, peut par elle-même, et indépendamment de celle avec laquelle on la met en équilibre, éprouver des variations. On ne trouve nulle part de quantité absolue, on ne rencontre jamais de force toujours égale ; et toute abstraction est toujours une déception. Aussi l'économie politique n'est-elle pas une science de calcul, mais une science morale. Elle égare quand on croit se guider par des nombres ; elle ne mène au but que quand on apprécie les sentiments, les besoins et les passions des hommes.


FIN DU TROISIEME LIVRE

  1. Principles of political oeconomy and taxation, by David Ricardo, esq*., I vol. in-8°., 1817. Nous avons cité la traduction à cause des notes qui y sont jointes.
  2. Le cent, où centième partie du dollar, équivaut à peu près au sol de France.
  3. Fearon Sketches of America, p. 203.
  4. Ricardo , ch. VI, trad. p. 167.