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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 5

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre III, chapitre 4

Livre III, chapitre 5

Livre III, Chapitre 6


CHAPITRE V.

De l'exploitation par métayers, ou à moitié fruits.


Les invasions des barbares dans l'Empire romain introduisirent, avec des mœurs nouvelles, de nouveaux systèmes d'exploitation. Les conquérants, devenus propriétaires, beaucoup moins épris des jouissances du luxe, et beaucoup plus guerriers, avaient besoin d'hommes, plus encore que de richesses ; ils avaient renoncé au séjour des villes, et ils s'étaient établis dans les campagnes. Ils faisaient de leurs châteaux une petite principauté, qu'ils voulaient pouvoir défendre par eux-mêmes, et ils sentaient le besoin d'obtenir l'affection de ceux qui dépendaient d'eux. Le relâchement du lien social et l'indépendance des grands propriétaires produisirent les mêmes effets au dedans et au dehors des limites de l'ancien Empire romain. Depuis l'époque de son renversement, les maîtres, dans toute l'Europe, commencèrent à améliorer la condition de ceux qui dépendaient d'eux ; et ce retour à l'humanité eut la conséquence qu'on en devait attendre : il augmenta rapidement la population, la richesse, et le bonheur des campagnards.

Différents expédients se présentaient pour rendre aux esclaves et aux cultivateurs un intérêt dans la vie, une propriété, et une affection pour leur travail, aussi bien que pour le lieu qui les avait vus naître, et pour leur seigneur. Ils ont été adoptés par différents peuples, et ils ont eu l'influence la plus décisive sur les progrès subséquents de la richesse territoriale et de la population.

En Italie, dans une portion de la France et de l'Espagne, et probablement dans la plus grande partie de l'ancien empire romain, le maître partagea sa terre entre ses vassaux, et convint avec eux de partager en nature les récoltes. C'est l'exploitation à moitié fruits[1]

En Hongrie, en Pologne, en Bohème, et dans toute la partie de l'Allemagne où s'étaient répandus les Slaves, le maître affranchissant beaucoup moins ses esclaves, et les conservant toujours sous une dépendance absolue, comme serfs ascrits à la glèbe, leur donna cependant en partage la moitié de ses terres, et s'en réserva l'autre moitié. Il voulut partager non les fruits de leurs labeurs, mais le labeur lui-même, et il les obligea à travailler gratuitement pour lui, deux, trois, et en Transylvanie, quatre jours par semaine. C'est l'exploitation par corvées.

En Russie, et dans plusieurs provinces de France et d'Angleterre, le maître distribuant aussi ses terres à ses vassaux, au lieu de vouloir entrer en partage ou de leur temps, ou de leurs récoltes, leur imposa une capitation. Les terres incultes, toujours à portée d’être défrichées, étaient en si grande abondance, qu’il n’y avait à ses yeux aucune autre différence entre la condition des familles de cultivateurs, que celle du nombre d'ouvriers dont elles étaient composées. À la capitation fut toujours jointe l'obligation de services personnels, et le maintien du vassal dans une condition servile. Cependant, selon que les lois protégeaient plus ou moins la liberté des sujets, l'exploitation par capitation ramena les cultivateurs à une condition plus ou moins aisée. En Russie, ils ne sortirent point de l'esclavage de la glèbe ; en Angleterre, ils arrivèrent, par une transition facile, au rang de fermiers. La culture par métayers, ou l'exploitation à moitié fruits, est peut-être une des plus heureuses inventions du Moyen Âge : c'est celle qui a contribué le plus à répandre le bonheur dans les classes inférieures, à porter la terre au plus haut degré de culture, et à y accumuler le plus de richesses. C'est le passage le plus naturel, le plus facile et le plus avantageux pour élever l'esclave au rang de l'homme libre, pour former son intelligence, lui enseigner l'économie et la tempérance, et déposer entre ses mains une propriété dont il n'abusera pas. Le paysan est supposé n'avoir point ou presque point de capitaux ; mais le maître lui remet sa terre ensemencée et en plein rapport ; il le charge d'y faire tous les ouvrages, de la maintenir dans le même état de culture, il exige de lui la moitié de toutes les récoltes, et il se fait rendre, à l'expiration du bail, la terre ensemencée, les étables garnies, les vignes soutenues d'échalas, chaque chose enfin dans le même état de plein rapport dans lequel il l’a livrée.

Le métayer se trouve débarrassé de tous les soins qui, dans d'autres pays, pèsent sur la classe inférieure du peuple. Il ne paie point d'impôt direct ; son maître en reste seul chargé. Il ne paie point à son maître de redevances en argent. Il n'est donc appelé à acheter ou à vendre que pour sa propre économie domestique. Le terme auquel le fermier doit payer l'impôt ou la rente ne le presse point et ne le contraint point à vendre à vil prix, avant la saison, la récolte qui récompense son industrie. Il a besoin de très-peu de capitaux, parce qu'il n'est point marchand de denrées : les avances fondamentales ont été faites une fois pour toutes par son maître ; et, quant aux travaux journaliers, il les fait lui-même avec sa famille. Car l'exploitation par métayers cause toujours en résultat une grande division des terres, ou ce qu'on nomme la petite culture.

Dans cette exploitation, le paysan s'intéresse à la propriété comme si elle était à lui ; il trouve dans sa métairie toutes les jouissances par lesquelles la libéralité de la nature récompense le travail de l'homme, sans que sa part soit assez abondante pour qu'il puisse lui-même se dispenser de travailler. Il n'y a donc dans la campagne aucun rang inférieur au sien, point de journaliers, point de valet de ferme dont la condition soit plus mauvaise ; la sienne cependant est tolérable. Son industrie, son économie, le développement de son intelligence augmentent régulièrement son aisance : dans les bonnes années, il jouit d'une sorte d'opulence ; il ne demeure point exclu du festin de la nature qu'il prépare ; il dirige ses travaux d'après sa propre prudence, et il plante pour que ses enfants recueillent les fruits.

Le haut état de culture des plus belles parties de l'Italie, et surtout de la Toscane, où les terres sont généralement exploitées de cette manière, l'accumulation d'un capital immense sur le sol, l'invention des assolements les mieux entendus, et de beaucoup de procédés industrieux qu'un esprit très-développé et très-observateur a seul pu déduire des opérations de la nature, le rassemblement d'une population très-nombreuse sur un terrain fort limité, et presque partout peu fertile, montrent assez que ce genre d'exploitation peut être aussi avantageux au pays même qu'au paysan ; qu'il peut tout ensemble rendre très-heureuse la classe inférieure vivant du travail de ses mains, et tirer de la terre des fruits abondants, pour les répandre avec profusion entre les hommes.

Cependant il s'en faut de beaucoup que ce système d'exploitation ait eu en France des effets aussi avantageux. D'une part il a été altéré, parce qu’on a en général chargé le métayer de payer ou de faire l'avance des impositions ; et qu'en le soumettant à la nécessité de trouver de l'argent à jour fixe, on lui a fait éprouver tous les embarras et toutes les pertes du petit fermier. D'autre part, il a été adopté surtout dans les provinces au midi de la Loire, où il y a peu de grandes villes, peu de foyers de lumières, peu de communications, et où l'on remarque que les paysans sont demeurés dans une profonde ignorance, attachés à leurs habitudes, à leurs routines agricoles, et incapables de suivre la marche de la civilisation du reste de la France. C'est l'exploitation en usage dans cette Vendée, où le paysan est encore dans une dépendance absolue de son seigneur et de son curé, où la révolution n'a changé aucun de ses rapports, et n'a ajouté à aucun de ses droits, où aucune instruction ne peut pénétrer dans les campagnes, et aucun préjugé ne semble altérable.

En effet, l'exploitation par métayer n'a rien de progressif en elle ; la condition du paysan est assez heureuse, mais elle est toujours la même : le fils est exactement à la place où se trouvait son père ; il ne songe point à devenir plus riche, il ne tente point de changer d'état. On croirait voir une de ces castes de l'Inde, que la religion attache irrévocablement aux mêmes métiers et aux mêmes pratiques. Dans un pays comme la France, où tout avance, où tout chemine avec activité, une classe qui, dans plusieurs provinces, fait les neuf dixièmes de la population, et qui reste stationnaire depuis quatre ou cinq siècles, doit être fort en arrière de toute la nation. La même classe en Italie avait participé aux progrès de la civilisation générale, parce qu'elle ne faisait guère que la moitié de la nation, qu'elle se mêlait sans cesse avec la moitié citadine, et que, dans le temps du moins où l'Italie a reçu son vrai développement, les villes si nombreuses dans cette contrée, et autrefois si florissantes, faisaient des progrès rapides vers les lumières de tout genre.

En France, un gouvernement libéral et constitutionnel ne sera solidement établi dans les provinces contre-révolutionnaires du midi de la Loire que lorsqu'une partie des terres sera possédée en propre par les cultivateurs, qu'une autre classe de paysans, animés de plus d'espoir et éclairés de plus de lumières, se trouvera mêlée avec celle des métayers ; et que ceux-ci verront enfin la possibilité d'un progrès devant eux, au lieu de regarder toujours en arrière.

En Italie, où les mêmes inconvénients ne sont pas sentis, on en éprouve un autre dans un accroissement démesuré de la population, qui est aussi attaché au système des métayers. Comme la propriété et la sûreté individuelles sont tolérablement garanties pour cette classe, la population agricole a bientôt atteint ses limites naturelles ; c'est-à-dire que les métairies se sont divisées et subdivisées, jusqu'au point où, dans l'état donné de la science rurale, une famille a pu se maintenir dans une honnête aisance par un travail modéré, avec sa part des récoltes, sur l'espace de terre qui lui était demeuré. Nous avons vu que, dans l'exploitation patriarcale, la population se serait arrêtée là ; si on laissait faire les métayers, elle s'y arrêterait aussi dans l'exploitation à moitié fruits ; mais ils ne sont pas seuls maîtres de leur sort. On ne voit jamais une famille de métayers proposer à son maître de partager sa métairie, à moins que le travail ne soit réellement supérieur à ses forces, et qu'elle ne sente la certitude de conserver les mêmes jouissances sur un moindre espace de terrain. On ne voit jamais dans une famille plusieurs fils se marier en même temps et former autant de ménages nouveaux ; un seul prend une ferme et se charge des soins du ménage ; aucun de ses frères ne se marie, à moins que lui-même n'ait pas d'enfants, ou que l'on n'offre à cet autre frère une nouvelle métairie.

Mais la propriété est héréditaire ; une métairie dépend du bon plaisir d'un maître. Une famille de métayers peut être renvoyée, ou pour ses démérites, soit par le caprice des propriétaires ; et aussitôt il s'offre des seconds fils de familles de paysans, prêts à se marier et à en former une nouvelle. La première, réduite à la misère en perdant son travail, offre ses services à tous les propriétaires ; pour les faire accepter, elle est prête à se soumettre à des conditions plus onéreuses. Les seconds fils qui désirent se marier offrent aussi leurs bras, et il en résulte une folle enchère, qui engage les propriétaires à diviser leurs métairies par-delà des bornes convenables. Chaque division, en augmentant la quantité de travail employé sur la terre, augmente aussi son produit brut : mais, sur ce produit, les reprises des laboureurs devraient être toujours plus grandes ; elles sont cependant toujours égales. Le propriétaire qui prend la moitié du produit brut voit à chaque morcellement augmenter son revenu ; le paysan, échangeant beaucoup plus de travail contre une quantité égale, voit diminuer le sien. Les métayers, en se disputant ainsi la part que veulent bien leur laisser les propriétaires, arrivent enfin à se contenter de la plus chétive subsistance, d'une portion qui suffit à peine dans les bonnes années et qui, dans les mauvaises, les laisse en proie à la famine.

Cette espèce de folle enchère a réduit les paysans des Rivières de Gênes, de la République de Lucques, de plusieurs provinces du royaume de Naples, à se contenter du tiers des récoltes au lieu de la moitié. Dans une magnifique contrée que la nature avait enrichie de tous ses dons, que l'art a ornée de tout son luxe, et qui prodigue chaque année les plus abondantes récoltes, la classe nombreuse, qui fait naître tous les fruits de la terre, ne goûte jamais ni le blé qu'elle moissonne, ni le vin qu'elle presse. Son partage est le millet africain et le maïs, et sa boisson la piquette ou l'eau dans laquelle a fermenté le marc du raisin. Elle lutte enfin constamment avec la misère. Le même malheur serait probablement arrivé au peuple de Toscane, si l'opinion publique ne protégeait le cultivateur ; mais un propriétaire n'oserait imposer des conditions inusitées dans le pays, et, en changeant un métayer contre un autre, il ne change rien au contrat primitif. Cependant, dès que cette opinion est nécessaire au maintien de la prospérité publique, il vaudrait mieux qu'elle fût sanctionnée par une loi.

C'est une vérité sur laquelle les économistes ont beaucoup insisté, que chacun entend mieux son propre intérêt que le gouvernement ne saurait le faire ; d'où ils ont conclu que toute la partie de la législation qui cherche à diriger chacun dans le soin de sa propre fortune, est toujours inutile et souvent pernicieuse. Mais ils ont affirmé trop légèrement que l'intérêt de chacun d'éviter un plus grand mal doit être le même que l'intérêt de tous. Il est de l'intérêt de celui qui dépouille son voisin de le voler, et il est de l'intérêt de celui-ci de le laisser faire s'il a la force en main, pour ne pas se faire assommer ; mais il n'est pas de l'intérêt de la société que l'un exerce la force, et que l'autre y succombe. Or, l'organisation sociale tout entière nous représente à chaque pas une même contrainte, non pas toujours avec les mêmes caractères de violence, mais avec le même danger d'y résister. La société a presque toujours, par ses institutions, donné naissance à cette contrainte ; elle ne doit pas l'appuyer encore de tout son poids. Elle a mis le plus souvent le pauvre dans la nécessité de se soumettre à des conditions onéreuses, et toujours plus onéreuses, sous peine de mourir de faim ; en le plaçant dans cette situation périlleuse, c'est à elle à prendre sa défense. L'intérêt du corps des métayers est sans doute de ne pas se contenter de moins de la moitié de la récolte pour prix de leur travail ; mais l'intérêt du métayer qui a perdu sa place et qui n'en peut point trouver de nouvelle, est de se contenter du tiers, de moins que le tiers, et de mettre ainsi en danger la subsistance de tous ses pareils. L'intérêt des ouvriers qui travaillent en journée est sans doute que le salaire d'un travail de dix heures par jour leur suffise pour vivre et pour élever leurs enfants jusqu'à ce que leur corps soit complètement formé ; c'est bien aussi l'intérêt de la société ; mais l'intérêt du journalier sans ouvrage est de trouver du pain à quelque prix que ce soit ; il travaillera quatorze heures par jour, il fera entrer ses enfants dès l'âge de six ans dans une manufacture, et il compromettra avec sa santé et sa vie l'existence de toute sa classe, pour échapper à la pression actuelle du besoin.

La législature anglaise a senti récemment la nécessité d'intervenir dans les contrats entre le pauvre et le riche, pour protéger le plus faible ; elle a fixé l'âge au-dessous duquel on ne pourrait recevoir les enfants dans les manufactures, tout comme le nombre d'heures pendant lesquelles on pourrait les obliger au travail. La législation des empereurs romains, qui certes n'était pas libérale en faveur des dernières classes, avait pris la protection des colons, dont la condition paraît s'être rapprochée de celle des serfs russes, soumis à la capitation. Une loi de l'empereur Constantin (Codex Justiniani, Livre XX, tit. 49, lex 1) porte : « Tout colon dont le maître exige une plus forte redevance qu'il n'avait fait auparavant, et qu'on ne l'avait fait avant lui dans les temps antérieurs, doit s'adresser au premier juge en présence duquel il pourra se trouver, et prouver ce délit, pour que celui qui sera convaincu d'avoir plus demandé qu'il n'avait coutume de percevoir, reçoive défense de continuer, et soit contraint de rembourser ce qu'il a extorqué de plus que son droit. Et comme les serfs ne pouvaient traduire leur maître en justice, une loi postérieure d'Arcadius et Honorius (ibid, I. II) leur en donne le droit formel dans cette occasion.

En général, dès qu'il n'y a plus de terres vacantes, les maîtres du sol exercent une sorte de monopole contre le reste de la nation ; la loi autorise ce monopole en permettant l'appropriation des terres ; elle l'a jugé utile à la société et l'a pris sous sa protection ; mais partout où le monopole existe, le législateur doit interposer son autorité, pour que ceux qui en jouissent n'en abusent pas. Sans la permission de la classe comparativement peu nombreuse des propriétaires de terre, aucun homme dans la nation ne pourrait ni travailler lui-même, ni rendre la terre fertile, ni obtenir de nourriture. Les économistes en ont conclu que les propriétaires étaient seuls souverains, et qu'ils pourraient renvoyer la nation de chez eux quand il leur plairait. Bien plutôt on doit en conclure qu'un privilège aussi prodigieux n'a pu être accordé que dans l'intérêt de la société, et que c'est à la société à le régler. Elle aurait pu tout aussi bien accorder la propriété des eaux, et aucun homme n'aurait pu boire sans le consentement des propriétaires des rivières ou de leurs fermiers. Elle ne l'a pas fait, uniquement parce qu'il n'en serait résulté aucun avantage social. Elle a accordé la propriété de la terre ; mais, en le faisant, elle doit garantir aussi l'avantage social qu'elle en a attendu. Elle doit veiller aux intérêts de ceux qui demandent à la terre ou de la nourriture ou du travail.

  1. On continue aujourd'hui, en Italie, à appeler coloni les métayers, dans le langage de la loi. C'est aussi le nom que donnaient les lois romaines aux cultivateurs libres. En sorte qu'il est probable qu'un même nom est resté à un même contrat, qu'on sait être fondé sur un usage qui se perd dans la nuit des temps.