Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/16

La bibliothèque libre.
Voyage à Gênes



SEIZIÈME JOURNÉE.


Pour ne pas partir tout à fait à jeun, nous allons dans un café voisin prendre une tasse de café à l’eau. Il est nuit encore, et nous arrivons, nous buvons, nous payons à la file. Chose singulière, dans ce café-là les prix sont divers, non pas selon la grandeur différente des tasses, mais selon la taille inégale des consommateurs : à Oudi douze sous, à Sheller huit, à M. Töpffer quatre… Et puis l’aurore en éclairant ce repaire nous fait découvrir que ce sont encore les valets brigandeaux de l’auberge qui nous exploitent ici sous une autre forme. Nous secouons contre eux la poussière de nos souliers et nous prenons le large. Par malheur, M. R***, qui l’a déjà pris, s’est trompé de route, et au lieu de cornicher le long de la mer, il s’est enfoncé dans le continent. Au bout d’une heure, il est question d’envoyer à sa recherche, lorsqu’il sort soudainement d’un Apennin, tout ruisselant de sueur, d’infortune, de peine perdue, et pas un bel arbre pour y faire une halte indéfinie !

Durant toute cette matinée, pas une seule embarcation n’est en vue ; en même temps le pays devient solitaire, rocailleux et sauvage. Nous déjeunons à Finale ; c’est un gros bourg adossé à un promontoire nu et escarpé. Le repas nous est servi par un grand bavard qui cherche à exploiter notre sensibilité en nous contant avec emphase son grand naufrage en Afrique, d’où il s’est sauvé lui tout seul et un petit chien qu’il va nous chercher. C’est au surplus un de ces empressés comme on en rencontre partout, qui, sans bouger beaucoup, se donnent l’air de tout faire, qui arrivent tout essoufflés de l’antichambre où ils étaient à jaser, qui, s’ils apportent un pain, s’essuient le front, deux pains, s’en vont changer de linge. « Sans mon naufrage, dit-il, qui m’a laissé nu comme la main, pas deux heures je ne resterais dans une condition si laborieuse, où pour refaire ma fortune, élever mon frère, soutenir ma mère, je n’ai que les bonnes-mains de messieurs les étrangers ! » À côté de notre renard de Gênes, celui-ci nous paraît sot et peu amusant. Un effronté peut faire rire, un pleutre inspire toujours du dégoût. Cependant le particulier Oudi est sur la place publique, où il admoneste les Finaliens, et leur prouve en forme que l’huile de noix la plus grossière est supérieure mille fois à ce pur quinquet dont ils oignent leur poisson et parfument leurs fritures.

En général, sous ce beau climat, les gens vivent, jasent, travaillent dans la rue, et c’est ce qui fait paraître si vivantes ces bourgades d’ailleurs pauvrement peuplées. L’on y voit, dans la soirée surtout, des groupes animés qui occupent le milieu de la rue, des vendeuses, des fileuses entourées d’enfants et d’oisifs qui sont assises sur le seuil des maisons ou devant leurs échoppes ; tous ont des figures hâlées, expressives, et, pour parler, ils crient, gesticulent, se démènent. Bien que passablement actifs et industrieux, plusieurs sont vêtus de dégoûtants haillons, quelques-uns portent les livrées du vice ou de l’inconduite, et au milieu de ces dehors si propres à faire ressortir les agréments d’une mise fraîche et engageante, quelques jeunes femmes, belles de figure et parées de propreté, brillent d’un charmant éclat. La mer les pourvoit abondamment de menu poisson, et sur les échoppes dont j’ai parlé l’on voit étalés les plus beaux fruits du monde. À cause de la nouveauté, nous donnons sur les grenades ; c’est pourtant un fruit médiocre. Les raisins, d’une grosseur gigantesque, sont exquis et pour rien. En revanche, il en coûte pour affranchir les lettres, et d’une douzaine que nous avons portées à la poste, qui se trouve être administrée par un épicier absent, nous n’en livrons que le tiers, tant est énorme la somme qu’on réclame pour chacune.

Nous quittons Finale chargés de grappes énormes : on dirait quelque parti d’amateurs rejoignant le papa Silène assoupi là-haut dans ces grottes. Au sortir du bourg, la route s’élève par de nombreux zigzags sur le promontoire dont j’ai parlé, et pendant que nous cheminons rafraîchis et distraits par la vendange, nos pauvres chevaux gravissent au soleil de midi ces roides pentes, sans autre renfort que celui de deux mendiants qui, s’attelant volontairement à la roue, font plus de bruit que de besogne. Après quoi, comme la mouche, ils s’essuient le front et demandent leur salaire.

Il est beau, ce promontoire de Finale ! et là-haut plus d’arbres, plus de culture. En revanche, cette sauvage nudité, dont le mélancolique caractère se marie si bien avec celui de la mer, nue aussi, immense, sombre, sujet de mille images, de mille rêveries, où se berce avec volupté la pensée. Lac d’Annecy, humbles rivages, côtes prochaines, où êtes-vous ! C’est ici que plus vaguement, mais plus puissamment aussi, le cœur se sent soulevé par l’auguste splendeur du spectacle ! C’est ici que non plus des velléités de poëme ou d’églogue se présentent à l’esprit, mais que l’âme tout entière, par un facile et délicieux essor, ouvre ses ailes, plane, tournoie suspendue entre les cieux et la terre, et comme envolée pour quelques instants hors de sa demeure corporelle ! Et toutefois, lac d’Annecy, humbles rivages, côtes prochaines, si vous êtes moins faits pour provoquer ce puissant essor d’un moment, vous l’êtes mieux pour charmer à la durée et pour combler par l’aimable douceur de votre paisible commerce le vide des heures et la longue oisiveté des journées.

La route, ici, n’a pas dix pieds de large, et voici qu’on aperçoit à l’avant une grosse caisse éreintée qui monte à la rencontre de la nôtre. Grande alarme, cris et signaux des deux parts. L’on choisit son terrain, l’on unit ses efforts, les deux caisses se caressent d’aussi près que possible, mais enfin tout vient à point ; après quoi l’on se regarde. Eh mais !… c’est bien lui, lui-même, le coche que vous savez !


Femmes, moines, vieillards, tout était descendu ;
L’attelage suait, soufflait, était rendu.


Seulement, ici, le moine, c’est un pénitent blanc, et au lieu de six forts chevaux, ce sont quatre haridelles grises ! Qu’importe ! la ressemblance n’en est pas moins frappante ; car c’est le propre des grands peintres d’avoir su se choisir dans leurs tableaux les trois ou quatre traits par lesquels la scène qu’ils voulaient représenter contient, embrasse, rappelle, à force de vérité, toutes les scènes analogues.

Le pays devient de plus en plus désert, et la nuit s’en mêle, sans compter des bois qu’il faut traverser. Tous les mirmidons alors, Oudi surtout, qui vient d’entendre des sifflets suspects, se hâtent de rejoindre, et l’on chemine en ordre de bataille jusqu’à Albenga, où nos bourses n’ont plus d’autre brigand à redouter que l’hôte qui nous y héberge.