Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/21

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Voyage à Gênes



VINGT ET UNIÈME JOURNÉE.


Dès l’aube, toute la famille Gimbert est debout qui s’efforce de nous préparer un déjeuner au café ; mais, faute de notions sur l’objet, elle s’y embrouille, s’y entortille, et finalement invoque notre aide. Le déjeuner alors ne tarde pas à éclore ; mais si la pommade abonde à Grasse, le beurre y est rare et le lait, par malheur, y est jasminé un peu. Après le repas, M. Gimbert, gros ourson frotté d’ail et rempli d’amicale bonhomie, nous fait la conduite jusqu’au-dessus des hauteurs ; puis, après qu’il nous a introduits dans le désert, il prend congé et s’en retourne à ses affaires.

Nous venons, en effet, d’entrer dans un pays de pierres, dans une Arabie plus pétrée encore que l’autre, sans pâturages, sans végétation, hormis ci et là un figuier solitaire qui confit abrité sous des roches grillées, quelques bouts d’herbages où paissent des moutons maigres. Néanmoins, libres que nous sommes désormais, et tout réjouis de n’avoir plus à auner nos étapes, ni à restreindre ou à prolonger nos haltes au gré d’un cocher soucieux, nous cheminons avec bien plus de gaieté qu’à l’ordinaire, et, réunis tout à l’heure en assemblée souveraine, nous votons à l’unanimité qu’à l’avenir plus de voiture de secours ne nous accompagnera dans nos excursions.

De Grasse à Saint-Vallier, où Bonaparte déjeuna sous l’ombrage d’un gros tilleul, nous ne rencontrons qu’une caravane de messieurs à cheval et une petite fille qui vend des figues exquises. Mais de quoi donc déjeuna Bonaparte ? Pour nous, nous déjeunons de lait de chèvre, de débris de viande, de café limoneux, le tout si rare, si rare, que nous ressemblons bien plutôt à des gens qui jeûnent qu’à des convives qui déjeunent.

Il s’agit ensuite de pousser jusqu’à Castellane, qui est la sous-préfecture du pays ; mais le soleil est déjà près de se coucher que nous en sommes encore bien éloignés. Heureusement que dès Saint-Vallier on nous a dit : « Arrêtez-vous chez mademoiselle Marie, là vous aurez tout ce que vous voudrez ». L’avant-garde s’arrête donc chez mademoiselle Marie : c’est une vieille fée qui habile un mauvais donjon livré aux poules et aux pourceaux. Et encore voudrions-nous partager avec eux, que mademoiselle Marie refuse de nous recevoir. « Poussez, nous dit-elle, jusqu’au logis du Pin, vous aurez là tout ce que vous voudrez. »

Mademoiselle Marie habite presque seule cette haute vallée dont l’aspect est, sinon pittoresque, du moins poétique. Au moment où nous passons, l’on n’aperçoit dans toute l’oasis qu’un gardeur de moutons, affublé d’une peau de bête, qui longe un ruisseau en chassant devant lui son troupeau ; à gauche, des rocs nus, déjà enveloppés dans l’ombre du soir, ferment la vallée ; de l’autre, le soleil dore une petite chapelle sise au pied de deux noyers, et sur les hauteurs on aperçoit les ruines d’une espèce de ville dépeuplée. Tout cet ensemble forme un tableau tranquille et mélancolique qui ne demanderait qu’un poëte pour devenir sujet d’églogue, matière d’idylle.

Dans cette contrée sauvage, très-peu de gens entendent le français, en sorte qu’il faut nous mettre nous-mêmes au provençal, que nous réduisons à un cliquetis de z et d’s artistement amalgamés. M. Töpffer fait dans cet idiome nouveau des progrès effrayants. — Donazis miz paniz, dit-il aux gens ; et ils ne manquent pas de lui apporter du pain. Alors l’aplomb lui vient avec le succès, et il en est déjà à trouver que ceux qui ne l’entendent pas du premier coup sont des rustres, qui de leur propre langue n’ont encore saisi ni le génie pittoresque ni l’accentuation musicale.

Cependant nous atteignons un canton boisé, et au sortir de la nuit des forêts, voici en vue le logis du Pin. Ohé ! c’est un donjon plus solitaire encore, plus abandonné que celui de mademoiselle Marie ; une vraie caverne de voleurs, pour peu que ce ne soit pas un nid perdu d’hommes très-vertueux. Entré le premier, M. Töpffer n’y trouve qu’une vieille montagnarde aux joues hâlées, au timbre mâle, qui lui tient un long discours en azis-miz absolument inintelligible, mais très-comiquement entrelardé de ce propos familier : Soyez tranquille, mon ami. Avant d’être tranquille, M. Töpffer parcourt le donjon et inventorie les ressources.

C’est d’abord un fruitier et une salle haute, le tout sans portillons ni fenêtres. « Faraz bien froidaz, madamaz. — Soyez tranquille, mon ami. »

C’est ensuite une salle basse où figurent une table longue portée par des jambes en croix, des bancs chancelants, une sainte collée à la muraille, et, tout à côté, Bernadotte qui semble vouloir, d’un coup de sabre, la fendre en quatre. Des peaux de lapin suspendues au plafond oscillent à l’envi après avoir décoiffé au passage. À chaque casquette qui tombe : Soyez tranquille, mon ami.

Du reste, en fait de vivres, on découvre une soupe qui est en train de cuire, des raisins appendus au plafond du fruitier, quelques tranches de mouton salé, une volaille froide et de la salazdazes. « Va bien, maz, des pomiz dis terras, madamaz ? — Soyez tranquille, mon ami… Embrouillaz-miz pas. »

Pendant que nous mettons la table, la vieille fait diligence, et bientôt tout est prêt. La soupe est délicieuse, le mouton immangeable, la salazdazes au pur quinquet, et de pommes de terre, point. Mais vienne la volaille !… Dans ce moment le matou du Pin s’en régale. Soyez tranquille, mon ami, les matous ne s’embrouillaz-miz pas.

Pour dessert, l’on va se coucher. Les lits sont faits de la dépouille des bois, et les couvertures de la dépouille des lapins, c’est-à-dire fort bons, en vérité. Pendant que nous y goûtons les douceurs du sommeil, la vieille travaille à une soupe monumentale, qui doit faire le charme de notre lever et la gloire de notre lendemain.