Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/2

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Voyage à la Grande Chartreuse



DEUXIÈME JOURNÉE.


Aujourd’hui encore nous partons à l’aube, et nous nous acheminons le sac sur le dos vers les rives du lac du Bourget. L’air est d’une fraîcheur délicieuse, et la contrée charmante. Bientôt, parvenus sur les bords du Fier, qui sort limpide et bouillonnant d’une gorge étroite, nous voyons un vieillard détacher de la rive opposée un bateau vermoulu sur lequel nous passons la rivière en deux traversées.

Cette fois l’on nous a dit : Allez chez Godaz, vous y serez bien. Aussi demandons-nous à tous les passants : Combien d’ici chez Godaz ? Et tous nous répondent fort complaisamment. Mais nous cheminons par malheur dans un pays où la manière de compter les distances se trouve être pour nous un leurre perpétuel. Tantôt ces gens comptent par heures, mais leurs heures sont d’un tour et demi de cadran ; tantôt ils nombrent par lieues de pays, mais plus longues que larges, ajoutent-ils d’un accent farceur ; tantôt enfin ils supputent par paroisses, et alors s’il y a deux paroisses seulement entre vous et le déjeuner, il faut vous apprêter à subir tous les rongements de la faim canine.

Ainsi faisons-nous ce matin ; et puis, à peine sommes-nous arrivés chez Godaz, qu’on nous apprend qu’il est à Seyssel !… Au même moment paraît sur le seuil madame Godaz, qui perd la tête en voyant une pareille tombée : « Mais, mes bons messieurs, vous êtes vingt de trop !… Songez qu’on n’est pas ici dans les villes ; je n’ai rien. Mangez-vous des saucisses ? — Nous mangeons de tout ! — Du beurre, du fromage ? — De tout, de tout ! — De l’omelette, de la soupe ? — De tout, de tout ! » Et le passage du désespoir à l’allégresse est si prompt, si électrique, que, tout fatigués que nous sommes, nous dansons sur la place même une ronde en l’honneur de madame Godaz. Puis, pendant que cette excellente femme fait en toute diligence les apprêts de notre repas, nous allons nous choisir notre salle à manger. C’est un verger bien vert, ombragé de grands noyers, et d’où la vue perce au travers des trouées du feuillage jusqu’aux ruines de Châtillon et aux plages azurées du Bourget. Tout à l’heure madame Godaz accourt, et le bouvier, et Jacques, et le voisin, chargés de pains, de mets fumants, de carafons et bouteilles. Vive madame Godaz ! s’écrie-t-on, et sans perdre de temps l’on se met à l’œuvre. Cet endroit, célèbre désormais parmi nous, se nomme Chandrieux.

Quand tout est consommé, il ne reste plus qu’à payer, c’est, en voyage, le dessert de tous les repas. On demande la note. « Mes bons messieurs, dit alors madame Godaz, je ne sais comment je m’y prends, mais je trouve quarante sous par tête. C’est beaucoup trop. — Un peu trop, en effet, reprend M. Töpffer ; mais je vais vous faire votre compte. Combien le vin ? combien le pain, les œufs, les saucisses, le miel, le beurre, le fromage, les cerises ?… J’additionne, c’est vingt-trois francs, juste un franc par tête. — Je savais bien, reprend madame Godaz, que je devais m’être trompée. Excusez-moi. D’ordinaire, c’est Godaz qui chiffre, et voilà comment je n’y entends rien. » Tant d’honnête ingénuité nous touche, et c’est le cœur remué d’estime et de gratitude que nous faisons à cette bonne hôtesse des adieux pleins de cordialité.

Après une paroisse environ de chemin au travers d’un canton élégamment boisé, nous atteignons aux rives du lac Bourget, qui, pour l’heure, n’est, en effet, nullement tempétueux. L’onde, unie comme une glace, réfléchit vers l’horizon les sérénités du ciel, et plus près de nous, sur la droite, le promontoire qui supporte les hautes tours d’Hautecombe. Nous frétons deux gros bateaux, et nous cinglons vers une anse ombragée, qui est le port du couvent.

Hautecombe est à la fois un couvent et une résidence royale ; mais considéré sous ces deux rapports, il est peu remarquable. Le palais n’offre guère plus de magnificence qu’une maison de riche particulier, et le couvent ne contient que quelques bons pères tout occupés des soins de leur cuisine, ce qui n’est ni bien rare ni bien curieux. Nous y sommes introduits par une sorte de portier-sacristain qui, je ne sais pourquoi, donne de l’air à Fontenelle, quand il vivait, ou à tel autre académicien propret et coiffé en ailes de pigeon. Ce petit homme s’exprime précieusement, et date toutes choses de la première, de la seconde visite de son roi à Hautecombe. D’abord froid et hautain, il nous surveille plus qu’il ne nous fait les honneurs, jusqu’à ce qu’ayant cru s’apercevoir que nous connaissons l’usage des bonnes mains, il passe par degrés à une politesse exquise et à un empressement flatteur. Prévenances, courtoisies, familiarités protectrices, rien n’y manque ; puis, quand la pièce est lâchée, le masque tombe, la comédie finit, et l’on retrouve le sacristain rogue et bouffi.

Mais comme site, et comme site à couvent, Hautecombe est au contraire un lieu remarquable, soit à cause de la coupe pittoresque du roc sur lequel les bâtiments sont assis, soit à cause de l’admirable aspect que présentent de là le lac, ses belles rives, un amphithéâtre de monts, ici sévères et sourcilleux, là onduleux et pleins de douceur. Au surplus, de tout temps les religieux eurent la main sûre pour le choix de leurs retraites. Que si l’on trouvait dans celle-ci des reclus livrés à la paix austère du cloître, au calme d’une vie pieuse et, contemplative, elle aurait pour le touriste tout le charme d’un poétique asile… mais des pères qui goûtent du beurre et pèsent des volailles, mais une odeur de sauces qui vous poursuit jusque dans l’église, mais des fainéants bien nourris au milieu de populations laborieuses et pauvres, ce sont choses qui choquent l’esprit et qui ne satisfont guère le cœur.

À quelques pas du couvent se trouve une fontaine intermittente que nous allons visiter. Sous la nuit d’une voûte de châtaigniers l’on aperçoit un bassin naturel, qui tantôt est complètement à sec, et qui tantôt déverse par-dessus ses bords mousseux le superflu d’une onde fraîche et limpide, selon le caprice de la naïade qui préside à cet aimable jeu. Au moment où nous arrivons, le bassin vient d’être rempli, mais la source ne jaillit plus du rocher, et l’on n’entend que le léger murmure de l’eau qui glisse sur les cailloux. C’est aux savants de rechercher et de dire la cause de ce phénomène ; pour moi, je ne veux pas savoir, tant j’aime mieux, avec les ignorants qui visitent cette source, ou encore avec les poëtes qui la contemplent, m’abreuver à ce mystère que de l’avoir sondé.

C’est encore une question de savoir si la science et la poésie sont deux sœurs qui peuvent, l’une rêveuse et en main la quenouille, l’autre inquiète et incessamment occupée de peser, de piler, de filtrer, vivre en bonne amitié sous un même toit ; ou bien si ce sont deux irréconciliables ennemies, dont l’une, si elle ne parvient pas à étouffer l’autre, du moins la chasse du logis. Tant que la science, comme dans l’antiquité, est religieuse, conjecturale, contemplative, c’est de la poésie encore ; et au lieu de deux sœurs qui ont aujourd’hui tant de peine à s’accorder, l’on en a neuf qui vivent paisibles et unies sous les ombrages de l’Hélicon, s’y racontant en beaux vers aussi bien les merveilles du firmament et les beautés enchanteresses de la terre, que les éloquences de la passion et les secrets de la destinée humaine. Mais aujourd’hui que la science, défiante des croyances, dédaigneuse de l’imagination, hostile à tout ce qui n’est pas vérifiable par la sensation érigée en instrument suprême, est devenue l’étude de la matière dépouillée autant que possible des dehors somptueux, des grâces sans nombre, des bienfaisants attributs dont l’orna le Créateur, chacun de ses progrès fait tomber une pierre de l’édifice croulant de la poésie, chacune de ses lumières, en détruisant de partout le mystère, n’est plus qu’un feu qui, en éclairant, dévore.

Quoi qu’il en soit, nous trouvons établie sous ces ombrages une société, un genre tout nouveau pour nous. Ce sont quatre curés, trois sœurs de Saint-Joseph, un abbé et un dragon. Les sœurs sont jolies et modestes aussi, quoiqu’il y ait beaucoup de coquetterie dans leur ajustement ; quant aux curés, ils tiennent en bride leurs habitudes dévotes, afin que, en retour, le dragon, viveur, rouge et ventru, veuille bien surveiller son langage et modérer la profane énergie de ses expressions. Mais qui dira le soin, la sollicitude qui ont présidé aux apprêts du repas que vont faire ces saints personnages dans cet aimable séjour ! Paniers enflés de provisions exquises, pain blanc et frais, pâté ferme et doré, volailles, gelées, confitures, et le vin… le vin confié aux fraîches étreintes des flots de la source !… Toute jalousie à part, ce spectacle nous est pénible presque, tant nous serions bien les convives qu’il faut à ce monstrueux pâté, tant ce serait pour nous une miraculeuse aubaine, un délicieux brigandage, que de n’avoir qu’à faire main basse sur ce festin de moines.

Comme la source ne veut pas jaillir pour nous, nous prenons congé de ce joli lieu pour retourner aux bateaux et cingler vers le rivage d’Aix. Mais voici qu’au moment de partir, un des voyageurs manque à l’appel : c’est Théoring. On s’inquiète, on court de tous côtés, on le cherche, on le trouve enfin… étendu dans un pré où il dort d’un sommeil de juste.

Le soleil darde ses plus chauds rayons sur nos têtes, que ne préserve aucune toile. Aussi plusieurs se sentent-ils fondre sur place, d’autres deviennent transparents d’évaporation, tous débarquent tout à l’heure grillés, rôtis, démoralisés, sur une rive ombragée de saules. Vite une halte ; mais le terrain est humide, et des saules descend sur nous une pluie de touffes cotonneuse qui nous amène toutes les horreurs de la démangeaison. Alors nous reparlons pour Aix, haletants, débiles, nous tirant ou nous poussant les uns les autres, jusqu’à ce qu’enfin voici l’ombre, des tabourets, une table et de la bière !

Pendant que nous sommes ainsi à nous rafraîchir, sort de terre le petit M. Jabot, de Seyssel, qui lit la gazette à deux pas de notre table. Tout à l’heure il lève les yeux, salue, sourit et entame d’élégants propos. « Ces messieurs ont dû éprouver des jouissances, car le pays est grotesque et bien orienté, et le lac point tempétueux. Je vous l’avais dit ; mais cet homme était un tailleur !! Quant à moi, j’ai passé par les montagnes, et me voici ! » M. Jabot nous récite alors son itinéraire, il revise le nôtre, et au moment où il a acquis le dernier degré de fini et de précieux, nous prenons congé, car les ânes sont à la porte, qui veulent partir.

À Aix, on trouve une grande quantité de ces animaux qui sont dressés à voiturer les cacochymes d’une place à l’autre. Pulmonaires, paralytiques, manchots, boiteux sont hissés dessus et conduits dans les environs par un petit bonhomme dont la grosse santé, bien qu’habillée de haillons et cachée sous la crasse, doit souvent leur faire envie. Dès que le bruit s’est répandu de ces ânes, voici Hermann qui a mal au pied, Pierre qui souffre du mollet, toute la caravane qui boite. On loue donc tout ce qu’on en peut trouver, et c’est une cavalerie générale. Toutefois certains ne disposent que d’un roussin entre deux, ce qui est cause que les lettrés de la troupe leur appliquent ce vers connu d’une fable admirable :

Le plus ânes des trois, etc.

Au coucher du soleil, la vallée de Chambéry se découvre à nos regards, véritable jardin qu’enserrent de toutes parts des montagnes boisées jusqu’à leur sommet, et quelques instants après, nous allons descendre à l’auberge du Petit Paris, où nous sommes reconnus et parfaitement traités.