Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/01

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Voyage autour du mont Blanc



VOYAGE AUTOUR DU MONT BLANC.


PREMIÈRE JOURNÉE.


Où irons-nous cette année ? Après Venise, après le Bernina, et lorsqu’on ne peut aspirer ni aux Pyramides, ni au Caucase, le mieux, ce semble, c’est de borner là sa course et de suspendre pour toujours à la muraille son havre-sac et sa gourde.

Non, le mieux, c’est de réagir contre cette tyrannie des souvenirs, c’est de brusquer de passagers dédains. Ou bien, dans la vie elle-même, quand vingt, quand trente ans ont sonné, et lorsqu’ont fui sans retour les plus belles joies et les plaisirs les plus fleuris, il faudrait donc aussi borner là sa course, et, octogénaire précoce, attendre, assis au soleil, l’heure du dernier départ ?

À moi, ma gourde ! à moi, mon havre-sac ! et parlons toujours ! Les souvenirs nous accompagneront pour charmer notre route ; le plaisir, ami de la marche, compagnon du mouvement, camarade assuré des haltes gagnées, des banquets conquis, le plaisir, qui fuit les blasés pour courir après les allègres, nous rattrapera, soyez-en sûrs, et nous aurons appris que c’est folie de s’abstenir de grives parce qu’on a tâté du faisan.

À moi, soldats ! et revolons aux Alpes ! Capoue nous avait amollis… Capoue nous avait communiqué ses langueurs… elle avait fait paraître à nos yeux Sagonte et Numance, ces glorieux théâtres de nos exploits d’autrefois, comme de vilaines bicoques, et Carthage elle-même comme un noir tombeau… Revolons aux Alpes ! Voici des rocs nus, qu’on les escalade ! d’âpres climats, des nuages tristes, d’éternelles glaces, qu’on les affronte ! Ainsi se retrempe le courage ! ainsi revient la vertu ! Les énervés ne règnent ni sur Rome, ni seulement sur eux-mêmes !

C’est dans cet esprit tout à fait antique qu’a été conçu notre itinéraire de cette année ; aussi forme-t-il une courbe tortueuse, montante, pas sablonneuse, mais assez malaisée. Pour commencer, le tour du mont Blanc et huit cols franchis dans l’espace de sept journées : les deux Forclaz, le col de Balme, ceux du Bonhomme, des Fours de la Seigne, de Ferret, de Fenêtre. Voilà certes de quoi déroidir les jarrets, maîtriser les souvenirs, assainir les âmes ! Perdu dans ces montagnes, il faut bien s’en tirer, et tout aussitôt l’effort électrise, l’air vivifie, l’estomac brame ; puis le soir, sous la basse toiture d’un chalet enfumé, à deux pas du foin qui sera tout à l’heure votre couche, on ne songe ni à Venise, ni à Saint-Marc, ni au café Florian, mais bien plutôt à ce ravissant gigot qu’on déballe, à cette clavette, à ce fromage qu’apportent des pâtres, à la grande joie que c’est d’être au monde pour y faire un pareil festin, pour y goûter, assis de bizingue, soi huitième, sur le couvercle d’un bahut, un si délicieux repos, un si entier contentement.

Et pour finir… des plaines ? Non ; des montagnes encore, des vallées encore, et inexplorées, et primitives : celle d’Hérens par exemple, où l’on soupe chez le président Favre, où l’on couche chez le conseiller Agaspe ; celle de Zermatt, où on loge chez le curé, où l’on voit des montagnards jouer des tragédies au pied de leurs rochers ; celle du Rhône enfin ; puis le Mayenwand, puis le Grimsel, et au delà ces douces prairies où Interlaken enserre sous le transparent feuillage de ses vieux noyers, des parfumeurs, des coiffeurs, des carrossiers, des libraires, un casino et vingt ruches alignées, proprettes, vernies, d’où, au coucher du soleil, l’on voit sortir et se porter dans l’avenue vingt essaims bourdonnants de graves gentlemen, de dandys brillants, de grasses ladys et de blondes miss. Dès ici plus de montagnes, mais les lacs, la grande route, les villes et toutes les commodités de la vie civilisée, qui, au sortir des rocs nus et des chalets enfumés, se trouvent avoir acquis un prix bien supérieur à celui pour lequel on nous les livre. Aussi la bourse commune elle-même, semblable à ces poitrinaires qui, ragaillardis par les tiédeurs de Nice ou de Madère, accélèrent en se remettant à jouir leur consomption prochaine, la bourse commune se dépense avec grâce, se dégraisse avec complaisance, s’amaigrit en souriant jusqu’à ce que, déjà flasque et diaphane, elle expire entre Morges et Rolle d’une saignée que lui fait le restaurateur du Léman. Il est vrai que ce frater-là n’y va pas de main morte. Tel est notre itinéraire de cette année. Hormis les vallées d’Hérens et de Zermatt, hormis encore les cols de Perret et de Fenêtre, il n’offre point de contrées ni de bouts de contrée que M. Töpffer n’ait déjà parcourus et décrits ; mais qu’importe sinon pour l’agrément de nouveauté que pourrait présenter cette relation, du moins pour l’agrément du voyage lui-même ? Encore une fois, quiconque, en se mettant en route, ne compte pas, pour se divertir, sur ses compagnons et sur lui-même, plutôt que sur les choses extérieures ; sur ce qu’il emporte de force, de santé et de bonne humeur, trois choses dont, rien qu’on les remuant, on fait du plaisir, plutôt que sur le nouveau ou le merveilleux des spectacles, fait presque infailliblement un faux calcul. À nous prendre nous-mêmes pour exemple, que serions-nous devenus si nous avions d’avance hypothéqué notre divertissement sur l’aspect d’ailleurs si magnifique du mont Blanc, puisqu’il était écrit que nous en ferions le tour entier sans le voir ?

Oui, se rendre indépendant, en fait de plaisir surtout, des choses extérieures et des vicissitudes du sort, c’est où plus souvent l’on devrait, l’on pourrait tendre ! Notre bonheur, il est dans les mains de la Providence, qui nous réjouit ou qui nous éprouve, qui nous conserve à ceux qui nous aiment, ou qui nous arrache ceux que nous chérissions ; mais le plaisir, elle l’a mis à notre disposition bien plus encore que nous ne le croyons nous-mêmes. Jouir, c’est vivre ; vivre, c’est mettre en exercice nos forces, nos facultés et nos affections : or ceci, à la condition de le vouloir, c’est chose possible à tous les degrés, dans toutes les situations ordinaires de vie et de fortune. Par malheur, c’est cette condition elle-même que communément l’on se dispense de remplir ; et l’homme est tellement enclin à voir la jouissance suprême dans cette oisive mollesse, dans cette factice indépendance que procure l’argent, que c’est, tout au contraire, en tâchant d’épargner à ses forces toute fatigue, à ses facultés tout effort, à ses affections tout exercice, qu’il croit s’approcher du plaisir. Hélas ! non ; c’est ainsi qu’on s’en éloigne, c’est ainsi que l’on meurt quelquefois avant de l’avoir connu, c’est ainsi et par là justement que le pauvre est plus riche que l’opulent, car, en vertu de sa position même, forcé de travailler, il est forcé de jouir.

Et nous-même, pour avoir pu nous élever ainsi jusqu’à cette notion un peu paradoxale au premier coup d’œil qu’un voyage, pour être décidément une partie de plaisir, doit ressembler plutôt encore à un laborieux exercice qu’à une facile et récréative promenade, l’histoire de n’avoir pas le sou nous fut, dans le temps, singulièrement avantageuse, et il est bien probable que sans la nécessité, cet excellent maître, nous n’eussions jamais su découvrir par nous-même les voluptés de la fatigue, les délices du gîte, le courage qui croît avec l’effort, l’expansif contentement qui suit la conquête, la jouissance doublée, triplée de tout ce qu’elle a coûté, et devenue assez vive enfin pour que ni contrariété, ni averse, ni privation, ni sotte rencontre ne puisse en altérer la charmante vivacité. Il est bien probable que nous n’eussions jamais su découvrir par nous-même que la vraie et savoureuse mollesse, ce n’est pas celle qui se prélasse sur des coussins ou qui se balance sur des ressorts, mais bien celle qui se goûte sous les arbres du chemin, sur la pierre nue des montagnes, au logis surtout, quel qu’il soit, lorsque, après l’avoir salué de tout loin, on approche, on arrive, on franchit le seuil, on dépose havre-sac, gourde et bâton pour ne songer plus, durant douze ou quinze heures, qu’à donner vacance à ses membres et fête à sa lassitude… ; que l’indépendance réelle et désirable, ce n’est pas celle qui ne peut faire un pas sans un attirail de voitures, de serviteurs et de valises, mais bien celle qui, équipée à la légère, se porte librement à droite, à gauche, là-bas, là-haut, partout où l’on peut marcher ou gravir ; non pas celle qui s’assujettit aux tyrannies de la mode, aux exigences de luxe et de confort, mais bien celle qui, affranchie de tous ces servages, se trouve une hôtellerie excellente partout où elle peut abriter sa fatigue, régaler son appétit, donner cours à sa joyeuse humeur, et, foin ou lit, goûter jusqu’à l’aurore les douceurs d’un sommeil assuré.

C’est en 1823 que nous fîmes, comme sous-maître dans un pensionnat, notre première excursion pédestre. Nous n’avions alors aucune habitude des longues marches, et pas davantage la liberté de raccourcir à notre gré des étapes fixées d’avance par un chef absent mais suprême. Jamais nous n’avons tant souffert. Dès le premier soir, travaillé de fatigue, tourmenté d’ampoules, incapable de manger et incapable de dormir, il ne nous restait déjà plus que la force de réfléchir sur les équivoques délices de notre situation, lorsque, vers une heure de la nuit, il fallut repartir pour atteindre, avant le lever du soleil, le sommet de la dent de Vaulion. Nous y atteignîmes en effet, transi, fiévreux, absolument démoralisé, et pour n’y voir ni le soleil, ni aucun des huit ou dix lacs que l’on découvre, dit-on, de cet endroit. À la place, et de toutes parts, des nuées grondantes et des averses en train, dont une fut pour nous. Endoloris par cette eau froide, nos membres refusaient d’aller ; et ce fut aidé, soutenu, porté presque par nos propres élèves, que nous pûmes, ce second soir, nous traîner jusqu’à Aubonne pour n’y trouver que les insomnies de la veille.

Le lendemain, ciel pur, temps radieux, et plus qu’une journée de cet infernal plaisir. Engagé d’abord dans les sentiers brûlés de la côte, pour trouver ensuite les poussières de la grande route, nous hâtions le pas néanmoins, afin d’en avoir fini plus tôt. Mais voici que devenu bientôt boiteux de fatigue et risible d’écloppement, nous n’osâmes plus affronter dans cet état le pavé de la ville, ni entrer de jour dans Genève. Que faire alors ?… À défaut d’ombrage plus voisin, nous descendîmes sous l’arche d’un petit pont que traverse la route, à quelque distance de Coppet, et là, étendu dans le lit desséché d’un ruisseau, nous y attendîmes paisiblement l’heure du crépuscule.

Tel a été notre début dans la carrière des excursions pédestres ; rude, comme on le voit, et peu propre, ce semble, à nous inspirer l’envie de nous y engager plus avant. Toutefois, même au milieu de cette souffrance, nous avions ressenti quelques-unes de ces impressions dont le charme vif et nouveau tempère, pour s’y substituer bientôt, le souvenir des plus rudes fatigues : le premier jour, un déjeuner aussi brillant par l’appétit qu’ordinaire par sa rustique simplicité ; près d’Aubonne, l’émotion d’une reconnaissante amitié envers de compatissants camarades ; partout où l’on s’était arrêté, et jusque sous le tiède et poudreux ombrage de ce pont, l’aubaine d’un repos ardemment désiré, quelque chose de cette volupté instantanée qu’on éprouve au départ soudain d’un mal abominable, d’une rage de dents par exemple. Aussi, semblable au chasseur qui s’est aguerri et rendu plus habile par les labeurs et aussi par les écoles d’une première expédition, lorsque la même nécessité nous contraignit, l’année suivante, de reprendre, pour une tournée bien plus longue, la direction d’une nouvelle caravane, exempt alors de ces douloureuses lassitudes que l’on n’éprouve guère qu’une première fois, et appris déjà à discerner la trace du plaisir, de la jouissance, de la gaieté, de tous ces lièvres agiles qu’on ne poursuit qu’avec sueurs et qu’on n’attrape qu’en courant, nous sûmes guider sus nos piqueurs au travers des prairies, des bois, des landes stériles, des rochers nus, pour ne plus marcher désormais, pour ne plus reposer, pour ne plus franchir le seuil d’un hôtel, d’une taverne ou d’un chalet, que l’esprit joyeux, l’estomac vide et l’escarcelle pleine…

C’est de cette façon, et sans plus d’apprentissage, que nous sommes arrivé à nous éprendre pour les excursions pédestres, disons mieux, pour les fatigues et pour les privations, pour les dénûments et pour les contrariétés, pour les quotidiennes vicissitudes de soleil et de pluie, d’orage et de sérénité, d’heur et de malheur dont les excursions pédestres sont l’occasion, d’une passion que nous traiterions tout le premier de fol engouement, si, depuis tantôt vingt ans que nous les pratiquons, ces excursions n’avaient pas été les unes comme les autres, et pour chacun de nos nombreux compagnons tout autant que pour nous-même, une source de jouissances savourées au moment avec vivacité, avec ivresse, plus tard rappelées dans l’entretien avec un charme que le temps, au lieu de l’effacer, fortifie… ; si surtout, à mesure que l’âge nous approche du jour où il faudra dire adieu à ces plaisirs devenus trop rudes, désormais nous n’éprouvions pas à la fois et le croissant désir d’en reculer le terme, et celui d’en léguer à d’autres la tradition. De là ces lignes qu’on vient de lire après d’autres qu’on a déjà lues, dictées par le même sentiment et remplies de la même instance.

Mais il y a plus : bien souvent dans nos voyages, lorsque nous nous trouvions aux prises avec les fatigues et les intempéries de la vie nomade, et forcé de par une impérieuse nécessité de faire succéder la marche à la marche et l’effort à l’effort, il nous est arrivé de songer que pour l’affligé lui-même qui aurait l’énergie de se lancer volontairement dans les difficultés d’une excursion alpestre, de se mener perdre, pour ainsi dire, dans ces profondes et solitaires vallées d’où l’on ne sort qu’à la pointe de son courage et à la sueur de ses membres, ce serait là un moyen infaillible de faire diversion à sa peine et de rendre à son âme affaissée sinon la jouissance, du moins le ressort et quelque vigueur. À la vérité, beaucoup tentent quelque chose de semblable, et il est ordinaire que l’on cherche dans les voyages une distraction ou un allégement à l’affliction et à la mélancolie. Mais ce n’est pas tout que d’avoir déplacé sa douleur, que de lui avoir offert en spectacle la vue, presque toujours importune, quelquefois insupportable, d’objets nouveaux ou riants, encore faut-il l’avoir forcée sinon à déloger, du moins à n’être plus la maîtresse altière du logis, encore faut-il lui avoir suscité des contrariétés efficaces et l’obligation de se taire par moments ; or ceci ne s’obtient guère qu’au prix des préoccupations personnelles, des privations à supporter, des obstacles à franchir, au prix de tout ce qui tient forcément le corps en haleine, l’âme en activité, et par conséquent la douleur en échec. Ou bien, comme dit le poëte, et comme c’est trop souvent le cas :

Le chagrin monte en croupe et galope avec nous.


Ainsi donc, vous aussi, affligés, si toutefois la vigueur et la santé vous ont été laissées, équipez-vous, même avec dégoût, parlez, même avec répugnance, portez-vous rapidement dans ces contrées d’où le retour est impossible à tout autre qu’au piéton alerte et courageux, et, contraints alors d’agir, de faire effort, de souffrir même, vous trouverez au sein des plus sauvages montagnes, et plus près de Dieu là que dans les villes, que dans les temples eux-mêmes, une distraction certaine, un sûr et doux tempérament aux amertumes de votre âme.

Telle est en résumé notre théorie sur les excursions, non pas tant considérées comme pédestres, que comme rudes et aventureuses. Nous avions à cœur de la présenter une dernière fois dans son ensemble pour l’instruction des races futures. Toutefois, elle ne serait pas complètement présentée, et nous risquerions d’abuser en quelque degré les races futures, si nous ne faisions pas remarquer en terminant que trois conditions spéciales, et qu’il n’appartient pas à chacun de réaliser telles quelles, ont pu contribuer à rendre pour nous personnellement plus que pour d’autres ces excursions divertissantes ou animées. Nous allons, avant de nous mettre en route, énumérer ces trois conditions.

La première, c’est l’âge et le nombre des voyageurs qui nous accompagnent. Cet âge, celui de l’insouciante gaieté, de l’élastique vigueur, des rires folâtres, des sentiments ingénus et fleuris, comporte évidemment et assure les dispositions les plus favorables au plaisir ; celles aussi au milieu desquelles l’homme fait doit se complaire, si peu qu’il ait conservé l’amour de ce qui est vraiment aimable, et l’instituteur se trouve heureux si peu qu’il goûte, lui aussi, le charme des vacances, ou que, observateur intéressé des penchants et des caractères, il trouve son divertissement à les voir se produire et s’émanciper au grand air de la joie et de la liberté. À ce dernier égard, nous professons que vingt jours de cette vie commune, plus intime que la vie pédagogique, et tout aussi éducative quoique bien autrement rieuse, sont plus instructifs pour lui que vingt mois de classe. Nous professons que c’est là mieux qu’ailleurs qu’il dépend de lui, s’il veut bien profiter amicalement des événements, des impressions, des spectacles et des vicissitudes, de fonder de saines notions dans les esprits, de fortifier dans les cœurs les sentiments aimables et bons, tout comme d’y combattre, d’y ruiner à l’improviste, et sur le rasoir de l’occasion, tel penchant disgracieux ou mauvais. Ceci est une source de sollicitude quelquefois, d’amusement souvent, d’intérêt toujours ; mais, comme on le voit bien, ceci résulte d’une position toute spéciale. Quant au nombre, il entraîne avec lui l’animation, la variété d’entretien et de commerce, mais surtout et avant tout l’esprit de communauté, de colonie, c’est-à-dire d’aide mutuelle, de concours industrieux, d’organisation conçue d’avance ou improvisée au moment, en vue des petits, des faibles, des écloppés, et pas des grands seulement : car le plaisir du voyage dépend beaucoup de la sécurité du chef, fondée sur le bon état d’un chacun. De là activité, complaisance, dévouement, vigilance même de l’un à l’autre ; de là des accidents évités et des malaises prévenus ; de là enfin des mœurs et usages, des habitudes et instincts, le besoin en particulier de se chercher, de se suivre, de vivre en troupe, en telle sorte que, comme les hirondelles, nous traversons les airs sans nous séparer, sans nous disjoindre, sans nous mêler ni au grues ni aux oies, tendant tous du même vol, du même côté, et ne laissant aux éperviers que nos plumes.

La seconde condition, plus rare à rencontrer et plus malaisée à improviser, c’est d’emmener avec soi dans les montagnes, c’est de trouver à côté de soi sur les routes poudreuses, et jusqu’au bout perdu des sentiers les plus escarpés, une dame infatigable, courageuse, aussi incapable de fléchir devant une contrariété que de ne pas être mère, sœur et bon ange de chacun de ses compagnons ; c’est d’avoir pour compagne de voyage la compagne de sa vie ; pour bras droit aussi intelligent que dévoué, un autre soi-même ; c’est d’être deux pour voir, pour sentir, pour jouir, pour aimer et gouverner sa troupe, pour tantôt se confondre à elle, tantôt s’entretenir d’elle, et aussi pour se communiquer ces pensers et ces sentiments que remue le spectacle d’objets grands et nouveaux, pour contempler ensemble cet horizon des choses qui, masqué pour l’enfance, s’ouvre devant la maturité et s’agrandit avec le cours des ans.

La troisième condition enfin, c’est d’être pourvu de quelqu’un de ces goûts plus ou moins sérieux, mais récréatifs, auxquels les voyages à pied offrent une réjouissante occasion de s’exercer librement et sans le contrôle d’une direction docte et méthodique. De ces goûts, le plus désirable, sans contredit, c’est celui de l’observation ; car, pour ceux qui en sont doués, il n’est point de sol ingrat, point de coin stérile, point de solitude ennuyeuse. Mais outre que ce goût-là se cultive partout, sinon d’une manière aussi piquante, du moins aussi librement qu’en voyage, il ne saurait se trouver bien développé déjà chez des philosophes de quinze ans ; aussi la vue de contrées nouvelles est-elle, en ce qui les concerne, moins encore une occasion de l’exercer qu’un excellent moyen de le faire naître. Mais un autre de ces goûts qui est mieux à leur portée, c’est celui de l’histoire naturelle, en quelque degré qu’il soit formé, et à quelque genre d’êtres ou d’objets qu’il se rapporte, insectes, plantes, minéraux, papillons. Pour ceux d’entre eux qui le cultivent, la marche n’est plus besogne, labeur, uniforme préoccupation, mais elle est devenue l’amusante facilité de se porter à droite, à gauche, là où l’insecte bruit, là où le parfum trahit la fleur, là où des débris de rochers font pressentir quelque trouvaille : l’on va de ravin en plaine, de clairière en taillis, d’amusement en trésor, et des journées d’une excessive longueur paraîtraient à cet apprenti naturaliste une trop courte promenade, si heureusement il ne lui restait encore à compter et à classer ses richesses, à leur trouver une place sûre sous le cuir de son havre-sac, ou, bien mieux encore, dans quelque boîte achetée en chemin, puis consolidée, puis agrandie, puis divisée en compartiments, objet constant d’améliorations, de contentement et d’étroite surveillance. Que si plusieurs dans la troupe sont possédés de cette ardeur scientifique, alors elle se communique aux autres ; chacun fouille les herbes, retourne les pierres, se fait aide, chercheur, trouveur heureux ou habile ; le grand chemin se dépeuple, et c’est non plus une caravane de voyageurs qui marchent, mais une troupe de gais colons faisant une battue et avançant éparpillés. Certes, le chef de cette troupe, alors même qu’il ne participe pas à ces jeux, ne saurait manquer de se plaire au divertissement animé dont ils sont l’occasion ; et si, après tout, son objet à lui, c’est de voir son monde se maintenir à peu de frais en état de perpétuelle fête, l’on peut croire que, de ces joyeux affairés, s’il n’est pas le plus actif, il n’est pas le moins amusé. D’ailleurs lui aussi se fait sa collection non pas de plantes ni d’insectes, mais de vues, de sites, de bouts de terrain ou de forêt, de tout ce que lui offrent à étudier ou à reproduire le mont, la vallée, le hameau, ou, à défaut encore, ces plantes qui penchent sur l’onde jaillissante d’une source, ces arbustes qui couronnent la crête ou qui hérissent le flanc d’un ravin pierreux. Dessiner, croquer, et, ici encore, ajoutons bien vite, à quelque degré que ce soit, médiocrement ou habilement, à droit ou à travers, voilà en voyage le prince des passe-temps. En marchant déjà, l’on regarde, et, observée par ses côtés pittoresques, la nature présente à chaque pas mille beautés simples, mille grâces familières, tout à fait indépendantes des magnificences beaucoup plus rares à rencontrer de site, d’éclat ou de grandeur. Dans les haltes, l’on esquisse, l’on croque, l’on met à profit les instants pour se faire une durable image de l’endroit avec son hêtre, son ruisseau, son clocher, avec les bœufs qui boivent ou avec l’âne qui chardonne. Au logis et dans la salle où l’on attend le beau temps, comme sur les tables où l’on attend la soupe, l’on achève, l’on retouche, l’on perfectionne ou l’on gâte, le tout avec le même amusement, et l’on voit avec orgueil s’emplir son livret, moins de recommandables chefs-d’œuvre, que de charmants ressouvenirs, et d’impressions vivement rappelées ! Sans aucun doute, un goût pareil, qui trouve partout l’occasion de s’exercer, qui, d’accord avec les exigences de la lassitude, demande halte avec elle et vit des loisirs qu’elle lui fait, ne saurait être avantageusement remplacé par quoi que ce soit, et il ne nous appartient pas de méconnaître que, dans nos excursions, nous lui avons dû, non pas les plus vifs, mais les plus constants de nos plaisirs. Au fond le goût du pittoresque, le penchant au paysage, s’ils sont servis par quelque facilité à copier et à rendre, par quelque instinctive aptitude à exprimer sinon habilement, du moins avec une gaucherie fidèle, avec une naïveté sentie, sont pour le touriste une intarissable source d’entier divertissement. Sans qu’il y paraisse, ce drôle-là a ses raisons pour trouver légères les fatigues, et vaines les contrariétés ; pour s’accommoder de Jacques aussi bien que de Jean ; pour être tout à tous, content comme ci et content comme ça, c’est que ses artistiques préoccupations lui sont une compagnie, un commerce, une quiétude de tous les instants, en telle sorte qu’il a l’air d’être un modèle d’entrain et de belle humeur, quand il est surtout un bienheureux qui porte avec lui son paradis.

Ceci dit, nous pouvons nous mettre en route. La troupe se compose cette année de vingt-deux voyageurs, la plupart déjà décrits. M. Töpffer d’abord, qui a un an de plus et une jambe de moins, non pas disparue pourtant, mais perdue, alanguie, morte tout à l’heure, si par hasard la marche va ne lui convenir pas mieux que le repos ; madame Töpffer ensuite, aussi alerte que de coutume ; les deux Simond, pâles d’appétit précoce et de vigueur rentrée, mais secs et imperméés ; les deux Murray, anciens des anciens, qui font leur voyage d’adieu à la Suisse, à la pension et aux jeunes années ; Poletti, ancien pareillement, venu des bords du Nil, et qui plus tard remportera dans sa molle et torride patrie une helvétique vigueur, des habitudes alpestres, et, rien qu’en souvenir de sources froides, d’ombrages épais, de glaces éternelles, de quoi en être au frais toute sa vie ; Édouard, ancien encore, jadis marcheur comme une balle de coton, aujourd’hui touriste intrépide, jarret trempé, gravisseur infatigable ; Gustave, né reposé quand même, parce qu’il a pour jambure deux fortes échasses en bois vert, avec trois fibres pour mollet et un nœud pour genou ; Sorbières, piéton de race, et qui chante tout le long du bois ; d’Estraing, pourvu aussi de deux quilles modèles, enjambeur de haies, escaladeur de cerisiers, escroqueur de prunes, et pour qui rien, non rien au monde n’équivaut à une nuit en plein foin, sous la toiture percée d’un chalet ; Albin, fort porteur marcheur austère, lent à Se hâter, mais exact au rendez-vous ; Léonidas, cette virgule russe, qui, l’an passé déjà, triompha des Alpes et du Tyrol, arpenta Venise et franchit le Simplon, sans autre mal ni douleur que d’avoir dormi tous ses repas et sommeillé toutes ses haltes ; enfin David, notre majordome, actif et expérimenté, de qui la besogne va être, dans bien des endroits, de nous faire coucher là où il n’y a pas de lits, et manger là où il ne manque que des vivres.

Parmi les voyageurs débutants, on compte Ernest et Alfred, deux cousins d’inégale taille. Ernest, auprès duquel Léonidas lui-même fait l’effet de Calypso, qui dépassait de la tête toutes ses nymphes, sera cette année le sommeilleur en chef. Ernest, en effet,… ferme l’œil et s’endort… dès qu’il s’assied, dès qu’il s’arrête, dès que seulement il regarde fixement son ombre ou bien un caillou qui reluit au soleil. Pourtant, au moyen de tuteurs officieux qui le secouent à l’approche de la soupe et à l’arrivée des viandes, on parvient à le faire manger somnambuliquement, mais sans qu’il ait aucune conscience de la chose, pas plus qu’il n’a celle de se rendre à sa chambre, d’y ôter ses habits, d’éteindre la chandelle, et de se trouver en diagonale et la tête aux pieds dans un lit quelconque. Du reste, hâlé, noireau, vigoureux, d’humeur toujours allègre, jamais écloppé et invariablement suspendu à une longue pique qu’il s’est achetée à Martigny. Alfred, agile, élancé, gaillard d’avant-garde, et qui pour passer les ruisseaux se sert des ponts le moins possible.

Canta, touriste rieur, vif, curieux, brise-piques, étourdi comme un bachelier et dialecticien comme un philosophe d’Athènes, vit, cause, épluche des noix, spécule, se perd, se retrouve tout à la fois. Burgess, Anglais quadrillé à l’écossaise, est le plus haut fendu de toute la caravane ; grand porteur, jarret distingué : grave d’habitude, il chante pourtant, et tyrolise aux échos. Shall, Anglais pareillement, commence par avoir le jarret en réparation, l’esprit absent de la terre et l’œil aux nuages. Mais insensiblement le jarret se trouve remis à neuf, l’esprit redescendu aux choses sublunaires, et l’œil finit par apercevoir distinctement des contrées quelconques, où il y a des montagnes n’importe et des auberges indubitables. Alphonse, voyageur agrégé, fait peu de bruit et bonne besogne. Martin Paul, agrégé aussi, tantôt porte un paletot-sac, tantôt un caoutchouc insoluble à l’eau du ciel, tantôt une blouse subsidiaire, achetée à Martigny, et coupée pour un autre ; mais sous tous les costumes il est gai compagnon, artiste à la course et tuteur du suivant. Le suivant, c’est Martin Marc, malade d’un fou rire inextinguible, multiplié par celui de Simond, Marc aussi, et non moins malade. Quand ces deux particuliers se regardent, fût-ce en pleine averse, fût-ce au travers d’un mélèze, adieu fatigue, tristesse, respect humain ; d’invincibles désopilements les obligent à éclater de rire, crainte d’éclater d’allégresse rentrée. Si la chose se passe à table, vite on éloigne verres et flacons ; si c’est en montagne, vite on fait barrière du côté de la pente ; si c’est en plaine, au lit, dans le foin, on laisse aller, on regarde, on est atteint, le branle est donné, et voilà vingt-deux voyageurs, un père de famille en tête, qui en sont à rire aux larmes, sans qu’aucun puisse bien dire ni comment, ni de quoi, ni à quelle cause, si ce n’est peut-être que Cramer Marc prétend que le nez de Simond Marc jouit d’un mouvement présumé en spirale ascensionnelle. Mais que l’on veuille bien remarquer à notre décharge qu’il en va ainsi communément. Les gros, les vrais rires, les rires à y rester, sont ordinairement les rires fous, c’est-à-dire sans objet, ou dont l’objet, par son adorable bêtise, est d’autant plus propre à épanouir la rate, qui, après tout, n’est pas le siège de l’esprit. On rit à la fois et de la chose, et de soi, et de l’autre, et de tout, et de rien, et si c’est niais sans doute, c’est royalement amusant.

Parmi cette troupe, il se rencontre des observateurs, pas beaucoup ; des naturalistes, point ; mais, par un hasard assez peu commun, des dessinateurs en quantité et de toute force, nous voulons dire de tous les degrés de force, à partir de ceux qui en sont à traduire les sites en mamelons arrondis, qui supportent trois maisons carrées, et un arbre touffu comme un peloton de fil, jusqu’à ceux qui, bégayant déjà la langue du pittoresque, en sont à rendre ci et là l’âpreté d’un roc, la grâce d’une broussaille ou la perspective d’une clôture. L’air alpestre apparemment, et aussi la célébrité des sites, surtout leur accessible simplicité lorsqu’ils sont réduits à n’être que des pentes opposées qui se rencontrent au fond d’une vallée nue, ont contribué à développer ce mouvement artistique, que M. Töpffer encourage d’ailleurs du conseil et de l’exemple. Il est convaincu en effet que c’est à forger que l’on devient forgeron ; que tout croquis passable ne saurait être que le cadet de mille aînés difformes ; que c’est inévitablement par une longue suite d’amusants essais que l’on parvient à se faire sa petite manière de s’y prendre pas trop mal, et qu’après tout, en rien il ne faut imiter ceux qui ne veulent pas entrer dans l’eau avant de savoir nager. Les arts fleurissent donc, et à chaque halte huit ou dix crayons s’occupent d’enserrer sur la page d’un petit livret les sublimités des grandes Alpes. On dirait un fumiste qui met les nuages en bouteille.

Autre phénomène particulier à cette excursion-ci : nous partons un dimanche et à la mi-journée, par un ciel tout endimanché d’azur et tout frais de brise légère. D’ailleurs entière sécurité, car nous nous trouvons être à bord du Léman, ce navire sage et posé, qui ne trempa jamais dans aucune rivalité d’heures ni de vitesse ; qui d’ailleurs, replet et asthmatique, songe bien plutôt à faire tranquillement sa petite promenade quotidienne qu’à aller se mettre à courir après quelque écervelé que ce soit. Nous y trouvons grande compagnie. Un professeur, un municipal, trois grosses Allemandes, un Français rousset, des Anglaises, une société de vieilles demoiselles et quelques spécimens de ces messieurs essentiellement barbus dont, à les voir du moins, ou ne devine ni s’ils sont des conspirateurs réchappés, ni s’ils sont des sapeurs en habit bourgeois, des artistes célèbres, des carbonaris occultes, des poëtes incompris, des rabbins en voyage, des garçons fraters, de simples courtauds velus, ni quoi, ni quoi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que notre siècle efféminé se pare avec une singulière affectation des insignes de la virilité, et que si jamais on ne rencontra tant d’âmes énervées, d’un autre côté jamais on ne vit en compensation tant de moustaches scythes et tartares, tant de barbes de charpentier, tant de visages enfouis dans des fourrures du dernier septentrional.

Parmi tout ce monde, nous remarquons une bande de jeunes touristes à havre-sac qui paraissent être, comme nous, au début de leur voyage. C’est un détachement de l’Institut d’Oullins, près de Lyon. Dans une de leurs excursions précédentes, ces jeunes gens et leurs directeurs, MM. Chaîne et Dauphin, ont fait connaissance à l’hospice du grand Saint-Bernard avec quelques-unes de nos épopées annuelles, et cette circonstance facilite l’amical échange de propos, de récits et de renseignements qui ne tarde pas à s’établir entre les chefs des deux caravanes. Il résulte de l’entretien que cette caravane-là, hormis qu’elle se lance dans des excursions plus considérables que les nôtres, vit, se comporte, se tient en gaieté par des procédés de tout point identiques à ceux que nous pratiquons nous-mêmes : grandes marches, deux repas sans plus, hôtellerie quelconque, repos gagné, appétit conquis, plaisir acheté, et rien pour rien. En vérité, rien ne serait plus aisé ni plus agréable sans doute que de fondre en une seule deux troupes qui se trouvent avoir une si parfaite conformité de goûts et d’habitudes ; par malheur, tandis que nous tendons aux montagnes, ces messieurs se dirigent sur Rome ; et, par un plus grand malheur encore, tandis que nous ne demanderions pas mieux que de les y suivre, la bourse commune refuse nettement de nous y accompagner.

Insensiblement le professeur nous quitte, le Français rousset s’en va, les barbus diminuent de nombre, les vieilles demoiselles se passent l’une à l’autre une longue jumelle qui, braquée tantôt sur Meillerie, tantôt sur le Châtelard, barre le passage et empêche de promener ; mais, en compensation, un monsieur aussi sourd qu’il est peu muet se fait notre ami intime, et a l’obligeance de nous instruire à fond de tout ce qu’il juge devoir nous intéresser : à savoir, les constructions qui se sont faites l’an dernier tant à Pully qu’à Cully, le coût exact des réparations de route, et toute la statistique herbagère des Ormonds dessus et dessous. Impossible, vu l’avantage que ce monsieur a sur nous, que nous lui rendions la pareille, en sorte qu’il passe son temps fort agréablement.

Ce monsieur nous fait songer,

Car que faire en bateau, à moins que l’on ne songe ?


que, sous le rapport de la généralisation des idées considérée dans ses extrêmes de plus et de moins, l’on peut distinguer deux sortes d’esprit. L’esprit humanitaire qui embrasse le passé, le présent et l’avenir de l’universalité des choses, et l’esprit communier, celui de ce monsieur par exemple, qui a pour limites, dans le temps, l’an qui finit et l’an qui vient ; dans l’espace, sa commune en long et en large. À force d’embrasser, le premier arrive communément au panthéisme, qui est, en tant que philosophie, l’océan sans rivages où planent sans pouvoir s’y poser ces aigles perclus de la pensée ; et en tant que religion, la foi en une divinité visible et tangible, historique et progressive, qui chemine de siècle en siècle à se connaître une fois ; de faute en faute à se faire meilleure un jour, et dont on est soi-même un intéressant petit morceau. À force de rétrécir, le second arrive au municipalisme, qui est, en tant que philosophie, l’histoire de s’en passer, et, en tant que religion, le coût des cloches et l’entretien du clocher. Ni l’un ni l’autre ne correspondent, comme on voit, à l’esprit fin et à l’esprit géomètre de Pascal, mais encore est-il, à notre avis, que le dernier s’éloigne moins de la vérité en rasant terre, que le premier ne s’en approche en volant par delà la nue.

Dans l’après-midi d’épaisses vapeurs se sont élevées du côté de Genève, au travers desquelles un rayon du soleil couchant se fraye un passage, et vient empourprer à l’arrière du bateau une partie de la surface du lac, partout ailleurs froide et violacée. Ce spectacle peu ordinaire attire les regards, et il suspendrait pour un moment toutes les conversations particulières, sans ce monsieur sourd qui a l’obligeance de nous continuer la sienne, en sorte qu’il passe son temps de plus en plus agréablement, jusqu’à Villeneuve, où nous débarquons tout à l’heure.

De Villeneuve à Aigle, même route que l’an passé, mais par un beau clair de lune. Ce clair de lune n’empêche pas les débutants d’en avoir assez, et de marche, et de havre-sac surtout, au bout d’une heure. Deux ou trois même, Ernest en tête, ne tardent pas à refuser le service, et il devient à propos que des anciens leur ôtent leur charge pour la porter à leur place. Ces mêmes enfants pourtant, dans quatre ou cinq jours, partiront de Nant-Bourant pour passer trois cols et faire douze lieues dans une même journée, sans éprouver aucune sorte d’écloppement et à peine de la lassitude. Le tout est de les ménager en commençant, et de leur faire rencontrer la montagne avant qu’ils se soient harassés dans la plaine.

Nous retrouvons à Aigle notre hôte solennel et son garçon, qui n’est plus du tout chevelu. La table se dresse, mais le festin n’arrive pas, et nous en sommes réduits, pour leurrer nos voracités, à vider les carafes au son d’une pendule qui a un timbre du dernier mortuaire. Aussi Édouard pâlit comme un linceul, Ernest dort comme un enterré, Burgess soutient sa malheureuse existence en grugeant le dessert d’un Anglais qui vient de gagner son lit, et Martin Marc s’adonne envers Simond, Marc aussi, à des rires de l’autre monde. À la fin la soupe arrive solennellement, et nous nous régalons au milieu d’un grand vacarme. Ce sont des radicaux d’Aigle qui festonnent sur le pavé, en défiant les tyrans et chantant la patrie à plein gosier, signe de courage, de civisme, mais surtout de vin blanc.

Dès ici, Shall témoigne d’une grande fabulosité. Il ne trouve pas sa chambre, sans que pour cela il la cherche, et il a perdu son sac, sans que pour cela son sac soit bien loin. Une tutelle s’improvise, et tout vient à point.