Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/07

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Voyage autour du mont Blanc



SEPTIÈME JOURNÉE.


Au jour, pluie atroce, vent orageux, on dirait que le soleil aussi a fini sa campagne et que les frimas ont commencé la leur. M. Töpffer ne sait que penser, que résoudre, même en projet, car il s’agit de passer aujourd’hui le col Ferret, que lui-même n’a jamais franchi… On déjeune pour voir venir. Les tasses sont inégales, les pots hétérogènes et le garçon très-sourd, parce que la campagne est finie.

Cependant Jean Payod, en brave homme qu’il est, en vrai guide de Chamonix, qui aime mieux passer pour faillible que d’exposer à quelque péril les membres ou les jours de qui que ce soit, s’en vient auprès de M. Töpffer, et il lui déclare qu’ayant passé une seule fois le col Ferret, il estime n’être pas à même de nous y guider avec une entière connaissance ; qu’en conséquence il s’adjoindra à ses frais, si on l’exige, un guide de Cormayeur : c’est dix francs. M. Töpffer approuve, il se charge de payer les dix francs, et serrant la main à Jean Payod, il lui témoigne la confiance et la bonne amitié que lui inspirent ses façons de faire. Et, en effet, l’inexpérience, mais craintive et consciencieuse, est sûre en ces choses, tout autant si ce n’est plus que l’habileté, présomptueuse quelquefois ou bien étourdie. Jean Payod, remué par le compliment, s’en va donc à la recherche d’un guide adjoint, et il nous amène un digne forgeron qui connaît le col aussi bien que son enclume : on engage ce forgeron, et sa mule aussi ferrée de neuf. Cet homme a deux frères aînés, forts et trapus comme lui, et qui ont passé le Géant lundi avec un Anglais. Partis à minuit de Cormayeur, ils se trouvaient au Montanvert le lendemain à quatre heures du soir, et avant-hier mercredi ils étaient de retour à Cormayeur.

Et l’épaule ? nous demandera-t-on. L’épaule ? On lui adjoint pour faire la campagne un coq froid qui a fini la sienne, de menus quartiers de veau et dix beaux pains blancs du Piémont ; après quoi on charge le tout sur la croupe de la mule, et l’on part. En effet, vers dix heures, le vent a changé, les nuées sont remontées sur les hauteurs, et des apparences de clarté donnent à croire que le soleil n’a pas fui sans retour. Au surplus, il a été tenu un conseil de guides, et M. Töpffer s’est assuré que nous trouverons à quatre lieues de Cormayeur, au pied du Ferret, les chalets de Bar, pour y manger notre épaule et pour y coucher sur le plancher des vaches, dans le cas où il serait devenu imprudent de tenter aujourd’hui le passage de la montagne.

L’Allée blanche, qui longe dans une étendue d’environ huit à neuf lieues la base du mont Blanc du côté de l’Italie, forme d’ailleurs deux versants opposés, dont le point de réunion est à Entrèves. Là les innombrables torrents qui descendent des glaciers échelonnés, d’une part, entre Entrèves et le col de la Seigne, d’autre part, entre Entrèves et le col Ferret, après s’être associés tumultueusement, tous ensemble se précipitent dans l’étroite et profonde gorge au fond de laquelle est assise, au milieu de fraîches prairies et de riants bosquets, la jolie bourgade de Cormayeur, et ils s’en vont y former la Doire. La Doire, c’est cette rivière qui baigne les murs d’Aoste, c’est cette onde qui serpente mollement au pied des tourelles d’Ivrée, qui dort au sein de la campagne de Turin… Comment la reconnaître à ces flots en fureur, à ces bouillons glacés, à ces gerbes folles qui fouettent les blocs de la rive ? ou plutôt est-il possible, quand on assiste ainsi au retentissant et formidable enfantement du fleuve, de ne pas le suivre par la pensée jusqu’à ces prairies lointaines, où il s’attarde paisiblement comme séduit, comme fasciné par les charmes d’un éclatant rivage et par les sérénités d’un ciel toujours radieux ? Mais à la fin le Pô est là, qui reçoit son onde, aussi sûrement que la terre reçoit nos os.

Tout ceci pour faire comprendre que, de Cormayeur, il faut, après avoir passé la Doire, en remonter la rive gauche jusqu’à Entrèves, si l’on veut se retrouver dans l’Allée blanche et pouvoir poursuivre sa route vers le Ferret. Du reste, ce joli nom d’Entrèves, c’est celui qu’on donne à quelques huttes éparses sur des îlots verdoyants formés par l’entre-croisement des eaux tout près de leur point de jonction ; le sentier n’y passe pas même, car les gens seuls de l’endroit savent le moyen de sortir de cet inextricable réseau de torrents, au centre duquel sont posées leurs habitations. Et pourtant, chose charmante, là, au pied des rocs, et cernés en quelque sorte par les glaces qui, de gauche, de droite, lancent jusque tout près d’eux leurs vastes contre-forts, ces montagnards ont des clôtures de haie vive, des bouquets d’arbres, et à deux pas, autour de Cormayeur, le frêne, le noyer, toutes les grâces de la plus élégante et de la plus riche végétation. C’est que nous sommes ici sur le revers italien ; c’est que ce beau soleil qui fait, deux lieues plus bas, mûrir la figue, la pêche et la voyage sur le penchant des coteaux et dans les chaudes anfractuosités des rocs, leur lance au travers de l’étroite gorge quelques-uns de ses bienfaisants rayons. Ah ! que ne sommes-nous malingre juste de quoi être envoyé aux eaux de Cormayeur ! car nous ne nous figurons pas un séjour plus intéressant, plus varié d’impressions, de sites, de climats, tous à portée, tous sous la main. Un peintre aussi trouverait là, plus qu’en aucune autre localité des Alpes, de quoi s’en donner à cœur joie et d’arbres, et de torrents, et de prairies, et de glaces, et de détails agrestes, et de masses magnifiques. Il y en vient à la vérité, mais ce sont des colorieurs, des faiseurs de vues, des paysagistes marchands : quand ils ont mis bien patiemment le grand Jorasse sur leur petit carré de papier, ils le badigeonnent en indigo, ils l’encadrent en camboge, et ils s’en retournent rendre compte au bourgeois, qui trouve cela bien digne de la lithographie, et seulement trop bon pour le consommateur.

Mais voici que, pour être partie avant le forgeron, l’avant-garde croit s’apercevoir qu’elle fait fausse route. Halte ! crie-t-on ; et Simond Marc ouvre son itinéraire. L’itinéraire ne dit rien qui puisse nous tirer de là, mais il avertit qu’au delà du col Ferret, à l’endroit où l’on commence à redescendre, il y a un sentier en corniche qui est parfaitement mauvais et horriblement dangereux. Et allez ! Les itinéraires qui sont faits pour l’agrément des voyageurs ne pourraient-ils pas s’abstenir de tenir de semblables propos ? Taureaux hier, corniche aujourd’hui… En attendant, voici, tout là-bas, de l’autre côté de l’eau, une douzaine de fourmis qui vont leur petit train : c’est le forgeron, la mule, toute l’arrière-garde, et l’épaule. Vite nous rebroussons jusqu’au pont, pour de là poursuivre et atteindre.

Il y a avant les chalets de Bar deux endroits marqués sur la carte : le Pré sec, qui se trouve être un marécage où nous sommes bien obligés de tremper nos chaussures, et les chalets de Sagioan, trois ou quatre huttes et pas une âme ni dedans, ni dehors, ni ailleurs. Certes, quand depuis hier l’on n’a fait que regarder la carte, et que l’on s’y est rassuré en voyant dans ces noms propres des signes d’habitation et des indices de race humaine, il faut un moment pour se faire à tant de solitude, à un si morne silence. Au surplus, dès avant le Pré sec, l’on a en vue le grand et le petit Ferret : c’est le grand que nous nous proposons de passer. Il est pour l’heure gai comme un manteau noir, riant comme un crêpe pendu au séchoir d’un teinturier. Aussi M. Töpffer prétend-il que nous bivouaquerons aux chalets ; mais Jean Payod et le forgeron, malgré la noirceur du ciel, malgré des escadrons de nuées qui courent à l’envi le long des montagnes comme pour occuper d’avance toutes les positions, affirment que le temps est bon, parce que le vent a changé ; que dans tous les cas aucune tourmente n’est à craindre.

D’ailleurs cette partie de l’Allée blanche, moins intéressante que celle que nous avons parcourue hier, est moins sauvage aussi. C’est une sorte de pâturage montant, dont le sol parsemé de blocs n’est ni creusé par la formidable carène des glaciers, ni accidenté par ces agglomérations de morraines qui de loin présentent l’aspect de vagues se surmontant les unes les autres sous l’effort du vent. En effet, tandis que dans l’autre partie de l’Allée blanche les glaciers trouvent, pour arriver jusqu’au fond de la vallée, le lit continu de couloirs inclinés, ici, où la paroi des rochers est abrupte et sans fissure, ils s’arrêtent dans les hauteurs et s’y terminent en saillie qui surplombe, jusqu’à ce que le vent, la chaleur, la pluie, quelque pression d’en haut la fasse se détacher par quartiers, qui éclatent, qui se brisent, qui se réduisent en poudre avant d’atteindre à la plaine. Un seul glacier, tout à côté des chalets de Bar, s’y avance dans sa gloire, s’y déploie en éventail, et y vomit de sa gueule d’azur des flots bouillonnants. Que cette gueule ne paraisse à personne une image cherchée ; rien, en effet, ne rappelle plus naturellement quelque fabuleux dragon, une bête froide, tortueuse, rampante, un megalosaurus tout autrement colossal que celui de Cuvier, que ces glaciers si richement écaillés, qui, cramponnés au rocher, déploient lentement, mollement leurs croupes hérissées et leurs replis onduleux le long d’un couloir oblique, jusqu’à ce qu’atteignant enfin aux pelouses du pâturage, ils y soufflent de leur gueule immonde la stérilité, la dévastation et la mort.

Monstre magnifique, je te voudrais un chantre !… non pas un Delille, à la vérité, mais encore moins un Hugo : ce poëte à tout ce qu’il décrit ôte l’âme, pour n’en représenter que la forme pas même fidèle, que le coloris pas même vrai, mais éblouissant toujours, rien qu’éblouissant ; c’est un illustre colorieur, ce n’est pas un peintre… Je te voudrais un chantre vraiment épris, vraiment naïf, et qui, rempli du sentiment de ta majesté, craintif de ta mortelle atteinte, observateur de tes instincts, de tes mœurs, de tes ravages, et initié aussi aux traditions dont tu es l’objet dans la vallée, sût répandre dans ses églogues d’une sauvage nouveauté ce frisson qu’on éprouve à ton abord, ce charme qu’on goûte à te contempler, ces contrastes d’une si charmante vivacité entre ta brutale domination et les êtres faibles dont tu souffres ou tu protèges l’approche ; entre tes flancs colossaux qui, pour se faire place, remuent des montagnes, et cette petite fleur qui vit heureuse à ton ombre ; entre l’horrible craquement de tes immenses vertèbres, et ces chevreaux qui, jusque sous l’arche béante de ta rugissante gueule, s’en vont nonchalamment brouter l’arbuste ou se désaltérer au flot. L’églogue est mourante, l’idylle s’est évanouie au milieu des fadeurs de la pastorale ; que n’essaient-elles de se refaire au souffle vivifiant des montagnes ? que ne vont-elles chercher, là où on les rencontre encore, les charmes ailleurs effacés de la simplicité, de la solitude, de la contemplation, le commerce ailleurs gêné ou redevenu impossible de la nature ?

Vers deux heures nous arrivons à ces chalets de Bar. Ils sont habités par quelques vachers gras, velus, sauvages, qui, uniquement occupés des procédés de leur industrie fromagère, semblent ignorer les villes, le monde, l’univers et jusqu’aux touristes. En dedans comme en dehors de leurs huttes, tout est profondément embraminé, leur personne aussi. Nous demandons du pain, ils nous coupent à grands coups de hache des quartiers de granit ou de quartz qui défient toutes nos morsures ; du vin, c’est une sorte de vinaigre tourné qui n’a point de nom. La hutte elle-même, basse et misérable, ne renferme ni lit, ni foin, ni table, ni siége, mais un âtre seulement, quelques ustensiles, et, suspendues au-dessus des têtes, des centaines de cloches et de clochettes à l’usage des bestiaux qui viennent passer la belle saison dans les herbages d’alentour. Pittoresque, comme on voit, mais pas confortable. Aussi, quand même le col est très-funèbre encore, sur le conseil du forgeron et de Jean Payod, qui persistent tous les deux à assurer que le temps est bon, nous prenons congé des chalets de Bar, et nous nous engageons dans les rampes du grand Ferret. Le petit est à notre gauche, moins élevé, plus direct, mais plus roide aussi, quand le grand l’est déjà bien assez, au dire de M. Töpffer, qui, cette fois, sans pourtant quitter le sentier, attrape le vertige encore. Sur quoi il faut remarquer deux choses.

La première, c’est que si d’autres ont bonne tête, M. Töpffer l’a médiocre aujourd’hui, de mauvaise qu’elle était lors de ses premières excursions. La seconde, c’est que, dans les passages difficiles, l’inquiétude pour ceux qu’il guide et dont il répond se mêle inévitablement à celle qu’il peut éprouver pour lui-même. Et pourtant, chose singulière, dans une ou deux occasions où le danger pour quelqu’un de ces derniers était imminent, visible, impossible à éviter autrement qu’en lui prêtant une aide ferme et courageuse, il a su aller jusque-là sans trop de peine ; et bien moins en vertu du sentiment de devoir ou d’humanité qui exige impérieusement que cette aide soit immédiatement donnée, que parce que, en certaines rencontres, rien ne rassure mieux un particulier qui a peur que d’en voir tout près de lui un autre qui a plus peur encore. Il semble qu’à cet aspect l’aveuglement du danger fasse tout aussitôt place à la clairvoyance du courage, parce qu’en effet l’on juge beaucoup mieux des ressources qui restent, en vue d’un autre qu’en vue de soi-même : Si je le sauve, se dit-on, et, avec un peu d’adresse, de fermeté, de précaution, c’est bien facile, évident que je me sauverai le mieux du monde par la même occasion.

Du reste, le sentier du Ferret ne présente aucune difficulté réelle, aucun pas vraiment dangereux, et, la preuve, c’est que les mulets y passent. Toutefois il est bon de faire observer qu’en ces choses tout est relatif ; et s’il est vrai qu’une poutre d’un pied de largeur, posée à fleur de terre ou posée à trois cents pieds du sol, forme toujours un même chemin d’une bien suffisante largeur, il est vrai aussi que la même personne qui, dans le premier cas, la parcourra avec une entière sécurité, pourra fort bien, dans le second cas, ne la parcourir qu’avec une crainte extrême, ou encore ne la parcourir pas du tout. Eh bien, il arrive souvent que, selon la configuration particulière de la montagne qu’on gravit, le sentier qui, dans tel endroit, est semblable à la poutre à fleur de terre, se trouve être un peu plus loin semblable à la poutre à trois cents pieds, à trois mille pieds du sol. Par exemple, lorsque la rampe gazonnée et d’ailleurs rapide de la montagne est composée de mamelons que le sentier contourne en les coupant obliquement, à chaque fois que, arrivé sur l’arête du mamelon, on va perdre de vue la partie de sentier sur laquelle on marche, sans apercevoir encore celle que l’on va atteindre, il y a un point où le sentier paraît, comme la poutre, posé en l’air. Vide devant, vide derrière, vide ou à droite ou à gauche, et, au milieu de tous ces vides, la vue se fascine, l’imagination tournoie, le vertige arrive. Que s’il est seulement périodique et passager, comme dans le cas dont nous parlons, on le dompte aisément. Que si, au contraire, à cause de la nature de plus en plus difficile du sentier, il dure, il croît, et dompte à son tour ;… alors le cœur bat de prodigieux roulements, la tête court la prétantaine, les jambes flageolent, et, devenu incapable d’avancer, de reculer, de s’asseoir ou de rester debout, le plus crâne grenadier du monde s’est changé en un paquet qui crie : Venez m’ôter !… venez très-vite m’ôter !

Tels sont les effets du vertige. Sans être grenadier, une ou deux fois nous les avons éprouvés dans toute leur énergie. Ah ! les vilains moments ! Ah ! l’atroce récréation ! Et puis pendant que, ni assis, ni debout, ni couché, mais en l’air comme un moucheron, l’on attend là que l’abîme vous épargne ou qu’il vous dévore, toutes sortes de pensées extrêmement cruelles, lecteur, sur sa moucheronne, sur ses mouchillons laissés au logis ; sur hier qui n’est plus et sur demain qui risque de ne pas revenir ; dans tous les cas sur l’incomparable absurdité qu’il y a à venir, sous prétexte de partie de plaisir, se fourrer dans un casse-cou semblable, dans un émoi pareil. Après quoi, ou bien l’aide vous arrive, ou bien, jouant le tout pour le tout, l’on se tire de là comme on peut.

Il y a des personnes, et nous sommes de ce nombre, qui, après trente, après cinquante excursions dans les Alpes, se trouvent être très-peu aguerries sous ce rapport ; il y en a d’autres qui, d’emblée, et dès leur première excursion, n’éprouvent aucune espèce de vertige, quelque abruptes que soient les rampes, ou quelque étroits et difficiles que soient les pas à franchir, pourvu qu’il s’y trouve des aspérités où se retenir, des replats où poser le pied. Cette différence provient, selon nous, en partie des différences naturelles de tempérament ; en partie, et plus encore, des habitudes et des exercices auxquels on a été formé dès sa première enfance ; et, en observant que nos jeunes compagnons se trouvent presque toujours plus à l’abri du vertige que nous ne le sommes nous-même, il nous est arrivé de penser qu’élevés pour la plupart à la campagne, où les jeunes garçons rencontrent tant d’occasions d’aguerrir leur tête et leur œil, ou bien formés de bonne heure au moyen des exercices de gymnastique non-seulement à déjouer par l’adresse le péril là où il est, mais surtout à ne s’en point créer d’imaginaires là où il n’y en a réellement pas, ils devaient à l’un ou à l’autre de ces avantages, dont nous avons été dépourvu, d’aborder le plus gaiement du monde et sans aucune préoccupation de danger des passages où, nous-même, nous ne nous engagions pas sans crainte. Parents, laissez donc vos fils grimper sur les arbres ; à défaut, envoyez-les fréquenter les exercices gymnastiques. Ainsi, et ainsi seulement, outre tant d’autres avantages, ils auront gagné celui d’éviter en mille rencontres le roulement, la prétantaine et la flageole, trois misères aussi ridicules que détestables.

Cependant, de mamelon en mamelon, nous touchons au sommet. Vingt fois la mule semble prés de rouler dans le précipice et d’y emporter notre épaule… ; aussi le forgeron ne parle-t-il qu’avec effroi de deux dames anglaises qui, il y a quelques jours, refusèrent de mettre pied à terre pour descendre cette rampe. « Braves femmes, dit-il, et le bon Dieu les bénisse ! mais si elles sont en vie à cette heure, c’est pas leur faute. On dit que les mules sont entêtées…, et les dames donc ! » Telle est l’opinion de ce forgeron sur les dames. Pendant qu’il parle, voici venir une épaisse nuée qui nous enveloppe si soudainement et si bien, qu’en moins de trois secondes nous n’entrevoyons plus même le sol qui nous porte. M. Töpffer crie halte à l’avant-garde, qui doit être déjà bien voisine de ce vilain sentier en corniche ; puis il vocifère des signaux à Canta, qui, demeuré étourdiment dans des cornichons de ravins, y cherche des cornichons de cristaux… Canta rejoint ; alors on serre la colonne, et, guide en tête, guide en queue, l’on se remet en marche. Tout à l’heure, plus de nuée, un beau soleil, et pas plus de corniche que sur la grande route de Babylone ! Il y a des itinéraires qui mériteraient d’être pendus.

L’Allée blanche est maintenant derrière nous, mais, en face, quel spectacle neuf, extraordinaire ! Un profond et immense entonnoir, celui de Dante, vraiment, moins les spirales et moins les réprouvés. Ce ne sont de toutes parts que pentes gazonnées, immenses, nues, uniformes, sans un arbre et sans un rocher : quelque chose de solitaire comme le ciel et de tranquille comme la nuit. Tout au loin seulement, du côté du col de Fenêtre, les pentes sont tachetées de milliers de points jaunes ou blancs, et il arrive aux oreilles comme un lointain murmure de clochettes : ce sont des troupeaux par centaines. Le sentier, après avoir coupé obliquement celle de ces pentes qui est à notre gauche, trouve un couloir, s’y déploie en zigzag, et vient aboutir au fond de l’entonnoir. C’est le val Ferret. De l’Allée blanche on y entre par le col Ferret. De l’hospice du grand Saint-Bernard, on y pénètre par le col de Fenêtre. Enfin, à partir des chalets Ferret, où est le point de jonction des deux sentiers, et en continuant de descendre, l’on en sort à Orsières. Au-dessus des chalets, ce sont de magnifiques pâturages ; au-dessous commencent ces forêts où les Pères du grand Saint-Bernard, communiers de l’endroit, se pourvoient de bois. Chaque jour, durant les deux ou trois mois d’été pendant lesquels le col de Fenêtre est praticable, trente à cinquante chevaux vont y chercher leur charge, puis, remontant à la file, ils s’en viennent déposer au couvent ces provisions de la charité. Le dimanche, dans les beaux jours, et en automne quand leur tâche est finie, on rencontre ces chevaux qui paissent libres sur les pentes du mont Saint-Bernard ; et en songeant quel a été durant la semaine ou durant l’été leur rude et généreux office, on ne peut se défendre de les considérer avec un reconnaissant plaisir. Bons animaux ! se dit-on, et l’on s’avance pour caresser leur tête fière, leur poitrail chatoyant ; mais, eux, timides, et ne souffrant que l’approche de leurs pâtres, ils bondissent et fuient.

Au bas du couloir, et après avoir traversé la rivière sur un pont de bois, nous nous trouvons mêlés aux vaches qui regagnent les chalets. Tandis que les plus jeunes d’entre elles s’arrêtent à chaque instant pour folâtrer, les vieilles s’attardent, quelques-unes boitent ; toutes, tour à tour, suspendent leur marche pour nous considérer curieusement, et le manant qui les accompagne nous assure qu’il en a dix-neuf, vingt et quinze sous sa garde. Est-ce ce manant, sont-ce ces vaches, qui nous font trouver si agréable ce bout de chemin ? Toujours est-il que c’est ici un de ces quarts d’heure dont, on ne sait pourquoi, le charme se grave dans le souvenir pour y survivre à celui de bien des plaisirs dont il serait plus facile de se rendre compte. Mais c’est l’heure du soir, le ciel est pur, et nous touchons au gîte.

Un grand gendarme est sur le seuil ; gendarme valaisan, c’est-à-dire bon homme, hospitalier, et qui se fait d’emblée notre ami dévoué. « Belle jeunesse, dit-il, et puis propre ! Entrez, messieurs, mesdames, et faites-vous servir. » Nous entrons. Bétique, où êtes-vous ? Âge d’or, vous voilà ! Rien qu’une bonne vieille, un grand âtre, des marmites et une échelle. Par cette échelle, on nous fait monter jusque dans un fenil qui mène à une chambrette sans espace, sans chaises et sans ressources.

Mais que ne peuvent la nécessité, l’industrie, du pain, du vin et une épaule ! À peine entrés, déjà tout s’organise. Voici des bancs, voici un tabouret, une hotte, un sac, un coffre : quinze sont assis. Deux se hissent sur le poêle, quatre sur le lit : tous sont placés ; on déballe alors, on distribue, on croque ; la vieille apporte des pommes de terre et du beurre ! le gendarme apporte des omelettes !… À ce spectacle, une incomparable joie s’ajoute à un appétit incomparable ; et de tous les gîtes où nous sommes entrés, celui-ci est proclamé le pire et le meilleur, le plus dénué et le plus riche, celui, sans contredit, où nous avons improvisé le plus délectable banquet. Pour couronner l’œuvre, âtre et marmite sont mis en réquisition, et Morin, qui vient de quitter la chambrette, y reparaît précédé d’un négus bouillant, parfumé, fastueux et très-certainement inénarrable.

Le banquet fini, on organise la couchée : vingt dans le fenil, M. et madame Töpffer dans la chambre, en compagnie d’un moutard du cru ; le gendarme et la vieille en bas, autour de l’âtre, qui envoie jusque dans le fenil, jusque dans la chambrette, tantôt de rouges lueurs, tantôt des tourbillons de grise fumée.