Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/18

La bibliothèque libre.
Voyage autour du mont Blanc



DIX-HUITIÈME JOURNÉE.


Outre ses deux filles, notre hôte a un fils dont il nous parla hier. « Étudiant, comme vous autres, disait-il, et qui va avoir fini son rudiment l’an qui vient. » Et ce matin, comme il s’agit de faire porter le sac de Shall : « Laissez, dit-il, mon fils s’en va au glacier du Rhône pour y chercher de la viande ; moyennant une bagatelle, il vous portera ce sac. » En effet, nous voyons apparaître un grand montagnard hâlé, bruni, bien membré, qui fourre le petit sac dans sa large hotte, et part avec nous. Chemin faisant, nous apprenons de lui que c’est chez les jésuites de Brigg qu’il fait ses classes, mais que durant les vacances il s’en vient à Obergesteln revoir la famille, prendre l’air des montagnes et aider aux ouvrages de la saison. « Étudiant comme vous autres, » disait le papa… Alors c’est nous qui ne sommes pas étudiants comme lui !

Il y a bien quelque chose de visible, nous en convenons, à voir un particulier de cette taille qui en est encore à apprendre son rudiment : cela fait l’effet d’un grand garçon qui serait encore en nourrice. Mais il y a quelque chose de risible aussi à voir dans nos villes des adultes, des enfants, en être déjà à étudier toutes les sciences à la fois, après avoir été préalablement bourrés de rudiment, de syntaxe, de philologie et d’antiquité : cela fait l’effet d’un moutard qui, trop tôt sevré, s’empâte de bouillie, ou encore, faute d’y pouvoir mordre, suçote un gros quartier de jambon. Entre ces deux extrêmes, il y aurait sans doute un milieu à tenir, mais, à notre avis, des deux le pire, s’il s’agit de former un homme, et non pas de faire courir bride abattue sur une profession, c’est sans contredit le second.

Autrefois l’instruction classique faite avec lenteur occupait à elle seule les années de l’adolescence et de la jeunesse, en telle sorte que si, d’une part, cette instruction mieux établie et mieux digérée portait ses fruits en développement de l’intelligence et en ornement de l’esprit, d’autre part, elle n’empiétait point sur ces longs loisirs, sur ces journées, sur ces mois de récréation, de mouvement, de liberté, qui sont indispensables au développement simultané et naturel des force physiques, de la droite raison et du caractère. Aussi, autrefois, et quelque vicieuses que pussent être d’ailleurs les institutions, il y avait des hommes, des caractères, ou encore des esprits vraiment élégants, ornés ou puissants ; tout le monde en convient. — Aujourd’hui l’instruction classique, faite précipitamment durant les années de la première adolescence, et basée de plus en plus sur des méthodes abréviatives, comme s’il s’agissait non pas de faire croître des fruits, mais d’en distribuer hâtivement de tout cueillis, non-seulement n’offre plus pour le développement de l’intelligence comme pour l’ornement de l’esprit que de bien médiocres résultats ; mais de plus, combinée avec une kyrielle d’autres études qui occupent et remplissent les années entières de l’adolescence et de la jeunesse, elle ne laisse au développement naturel des forces du corps, de l’âme ou de l’esprit ni temps, ni espace, ni aliment. Aussi, et quelque admirables que puissent être les institutions modernes, une chose est devenue rare, presque introuvable aujourd’hui ; ce sont des hommes, des caractères, ou encore des esprits vraiment élégants, ornés ou puissants ; et si tout le monde n’est pas placé pour en convenir, tout le monde du moins le remarque et s’en afflige.

Aussi, bien loin de plaindre, en ce qui nous concerne, les pays où il est encore possible aux parents de ne pas condamner leurs enfants aux travaux forcés d’une instruction bien souvent stérile comme méthode, et superficielle comme instruction, nous serions tenté de leur porter envie, et nous n’hésitons pas à leur souhaiter qu’ils puissent demeurer longtemps encore reculés ou retardataires en fait d’études et de latinité, puisque à voir où nous mènent en ceci la civilisation et le progrès il y a de quoi regretter bien plutôt qu’il n’y a lieu d’être satisfait. Car, voyez donc, c’est à qui, parmi tous ces zélés enseigneurs, entassera le plus d’ingrats labeurs et de tristes servitudes sur les courtes années de la joie et de la liberté ; c’est à qui, parmi toutes ces doctes écoles, s’emparera le plus complètement non pas des cœurs, non pas des âmes de nos enfants pour les former et pour les embellir, mais de leur mémoire, de leur tête, de leur mécanique intellectuelle, pour la faire jouer du matin au soir sur tous les airs et dans toutes les ritournelles ; puis, dépossédés par tous ces larrons de la présence chérie et du distrayant commerce de nos fils, c’est à peine s’il nous reste le moment de féconder leurs affections, de déterminer leurs penchants, d’assurer leurs principes ! Ah ! le sot, l’absurde, le barbare système ! auquel échappent néanmoins et les pauvres et les riches, mais dont nous autres, citadins simplement aisés, de qui les enfants ne sont destinés ni à pratiquer un métier ni à vivre d’une rente, sous peine de ne leur assurer pas une carrière et un avenir, nous sommes bien forcés d’user tout en le détestant. Heureux donc l’aubergiste d’Obergesteln ! son fils n’en est qu’au rudiment, mais sans que pour cela son avenir de prêtre ou de légiste ait à en souffrir le moins du monde. En attendant, il est grand, fort, bien membré ; il appartient aux siens par le cœur, par les habitudes, par l’esprit filial et domestique ; et s’il n’est pas très-savant, en bon sens du moins et en expérience il en remontrerait à nos doctes imberbes, et à lui tout seul se tirerait d’affaire là où vingt d’entre eux, livrés à eux-mêmes, ne sauraient pas seulement se sauver les uns par les autres.

Au delà d’Obergesteln, la vallée se resserre, et c’est par un sauvage défilé dont l’étroite entrée est obstruée de rocs et assombrie de sapins que l’on pénètre dans le bassin supérieur et dernier où resplendit, encaissé entre les pentes de la Furca et celles du Mayenwand, le magnifique glacier du Rhône. Quel sanctuaire auguste, et comme rempli de religieuse horreur, que cette pierreuse vallée où, de dessous une voûte transparente, du fond d’une grotte glacée, retentissante, profonde, s’échappe déjà, roi et fier, l’un des grands fleuves de la terre ; et les sources du Nil, celles du Niger, dont la seule recherche a provoqué tant d’efforts et fait tant de victimes, ont-elles bien autant d’imposante majesté, d’éclatante magnificence ? Non sans doute ; mais elles ont ce qui est plus puissant que tout cela pour éveiller l’imagination des hommes et pour passionner leur curiosité… le mystère, dont chaque jour la science déchire quelque voile, jusqu’à ce que tout enfin ayant été reconnu, touché, auné sur notre pauvre terre, faute d’éveil, l’imagination dormira éternellement, et, faute de curiosité, chacun croupira sur un ingrat monceau de données exactes et de notions toutes faites. Qu’y faire ? C’est ici une des lois auxquelles est inévitablement assujetti l’esprit humain, que d’être attiré vers le mystère précisément par le désir de le percer, que de ne l’adorer que pour le détruire !

Au lieu d’un temple, on trouve au glacier du Rhône d’abord trois étables à pourceaux, puis une petite auberge adossée à un rocher ; nous nous empressons d’y entrer. Tout est plein, jusque par delà le seuil, de gens qui déjeunent, ou qui ont déjeuné, ou qui déjeuneront. Parmi ces derniers, une jeune et jolie miss, toute préoccupée de botanique, n’éprouve guère l’impatience que son tour arrive, car, assise au centre de touffes aromatiques, elle questionne, elle arrange, elle classe que bien que mal, et, à chaque fleur des montagnes que son guide lui apporte, ou dont son père lui fait hommage, elle donne essor aux joies du plus naïf et du plus gracieux contentement.


Pendant ce temps, notre latiniste d’Obergesteln a trouvé à qui parler : une pleine tablée de bons pères jésuites qui sablent à qui mieux mieux un négus de première qualité. Les bons pères reconnaissent leur élève, et après l’avoir régalé, tous ensemble redescendent bientôt, eux, leur bréviaire sous le bras, lui, chargé de chair fraîche. C’est au glacier du Rhône que sont les abattoirs de la contrée, et libre à chacun de voir dans les victimes qui s’y immolent des sacrifices en l’honneur du dieu qui mugit à cent pas de là dans la grotte azurée.

Cependant notre tour vient de déjeuner, et, sans attendre quelques démoralisés qui en sont encore à gravir les pentes du défilé, nous nous mettons à table. Bientôt ils arrivent. Quelles figures, bon Dieu ! Simond Marc est mat de sueur, hâve de faim, diaphane de rongement ; la vue même de la table et des mets ne saurait lui arracher ni un cri de joie ni seulement un sourire. Il faut qu’auparavant il ait comblé ces creux formidables, fait taire ces aboiements féroces. Et il est sûr qu’à quinze, qu’à dix-sept ans la chose la plus sérieuse d’un voyage, ce ne sont pas dix-sept, quinze lieues de marche, ce sont trois heures de grimpée matinale faite à jeun sous les ardeurs d’un beau ciel. À quarante ans, ceci n’est plus qu’un jeu, ou plutôt qu’un agrément, car ces trois heures, qui portent la faim d’un adolescent jusqu’à être une souffrance, sont tout juste ce qu’il faut à un homme d’âge pour que le rassasiement de la veille, et ce dégoût de nourriture qu’il éprouve au lever, se soient changés en un brillant appétit. Au sortir de table, nous faisons une excursion au glacier. Pour le moment, la voûte, ordinairement si belle, quelquefois immense, de dessous laquelle s’élance le fleuve, n’est pas formée, et c’est de la base même du glacier que sortent les flots bouillonnants.

L’an passé, quand nous nous trouvions dans ces mêmes lieux, combien nos impressions étaient différentes ! Nous étions alors au début du voyage, nous nous dirigions sur Venise ; aussi, malgré l’âpreté d’un ciel pluvieux, il semblait que déjà les sérénités de l’Italie projetassent leurs reflets dorés sur nos impressions du moment, aussi bien que sur nos espérances de plaisir et sur nos rêves de palais et de lagunes. Aujourd’hui le ciel est radieux, les cimes resplendissent ; une fraîcheur qui arrive du glacier tempère les ardeurs du plus riant soleil ; mais nous approchons du terme du voyage, mais c’est vers le couchant du plaisir et des vacances que nous allons tourner nos regards et nos pas, et s’il ne s’ensuit pas de la tristesse, du moins les impressions diminuent d’agrément et de vivacité, en raison de ce que les espérances sont à court terme, et les rêves, hélas ! tout de livres et de pupitres ! Ainsi, comme que l’on s’y prenne, un voyage est toujours une image de la vie ; ou la vie avec ses beaux jours, son déclin et son terme, n’est que l’image d’une tournée en Suisse ou ailleurs ; et c’est apparemment en vertu même de ce que ce rapprochement est d’une justesse toujours la même et toujours frappante, que, tout lieu commun qu’il est, il se laisse redire et se fait accepter.

Mais quelle rampe à monter que ce Mayenwand, que l’an passé nous descendîmes si gaillardement ! Même lesté, on s’y démoralise, témoin Shall, qui tout là-bas gravit haletant, pour bientôt s’arrêter indigné. On l’attend au sommet. De cet endroit, la montagne même qui nous porte dérobe la vue du glacier du Rhône ; mais l’on voit à l’opposite, au-dessous de soi, le sommet du Grimsel, où se reflètent dans les eaux noires du lac de la Mort les belles aiguilles de la chaîne bernoise. Shall arrive, et tout à l’heure nous côtoyons le lac, pour n’avoir plus qu’à descendre les pentes de granit qui forment de ce côté le pourtour du bassin où est situé l’hospice. M. Agassiz a fait une théorie sur ces granits, tout au moins sur les formes arrondies qu’ils affectent, et qu’il attribue au puissant frottement de glaciers aujourd’hui disparus. Ce que nous pouvons affirmer à l’appui de cette théorie, c’est que le pied glisse le mieux du monde sur ces dômes polis, et qu’à moins d’y faire grande attention, l’on ne tarde guère à continuer de sa personne le frottement des glaciers disparus. En pratique, c’est fort désagréable.

Dès le seuil de l’hospice, voici le papa Zippach qui nous accueille, qui nous serre dans ses bras, le tout en haut allemand. Ce brave homme est le même que l’an passé, le même qu’il y a dix ans, et ses mollets, arrondis aussi, n’ont rien perdu de leur colossale ampleur. Il nous apprend que M. Agassiz justement et tous ses compagnons ont quitté ces jours-ci le glacier de l’Aar, où nous avions compté les aller visiter, et cette nouvelle met à néant l’un de nos plus jolis projets. Avant de quitter leur hôtel, quelques-uns de ces messieurs ont été planter un drapeau sur la pointe du Finsteraarhorn, mais, même avec le secours de notre lunette, nous ne parvenons pas à l’apercevoir, tandis qu’à l’œil nu, cette fois, nous voyons un chamois privé qui s’en va tout vulgairement paître avec un troupeau de chèvres. La vue de cet animal ainsi détourné de ses instincts et comme fait à l’esclavage provoque un sentiment de compassion et de mécompte tout à la fois. Mais patience, comme tous ceux de ses pareils qu’on a ainsi ravis à leurs solitudes et séparés de leurs frères, ou bien il refusera de vivre dans la prison qu’on lui aura donnée, ou bien, quelque beau matin, il prendra la venelle et disparaîtra parmi les rochers.

L’hospice est déjà plein, et néanmoins, du nord comme du midi, continuent d’affluer des voyageurs, les uns isolés, les autres en caravanes. Au moyen de notre lunette nous pouvons les signaler d’avance, et d’avance aussi rire de l’encombrement qui va s’ensuivre. Arrivent deux jeunes mariés d’Alsace : le mari est hagard, décolleté, flamboyant de sang à la tête ; la jeune dame est pâle, blonde, sérieuse, et, bien qu’elle ait fait la route à pied, légère, alerte, prête à recommencer. — Arrive un bourgeois parfaitement éclopé, mais de bonne humeur quand même ; pour dessert de journée, il a à patauger dans les boues équivoques où se vautrent les pourceaux de l’hospice, et c’est tout s’il peut éviter de s’y asseoir à côté d’eux. — Arrivent un Anglais et sa sœur, de l’espèce à la fois beautiful et nono, c’est-à-dire qui admirent puissamment, mais chacun à part, la belle nature, et sans se permettre aucun échange de remarques ni d’impressions. — Arrivent enfin deux incompris ; du moins ne comprenons-nous quoi que ce soit, pour le moment, à l’amicale relation qui paraît exister entre un petit bonhomme d’une quarantaine d’années, vif, hâbleur, coloré, frisé, pincé, en même temps seigneur et aliboron, nain et matador, et une grande perche sentimentale qui marche avec dignité, qui contemple avec recueillement, qui fume avec mélancolie. On dirait le passereau et le héron s’accommodant l’un de l’autre pour voyager de compagnie et vivre inséparables.

Tout ce monde soupe à tour, se loge dans les coins, recoins et soupentes, ou dort dans la salle à manger. Aussi, fort tard encore, il y a vacarme en haut, en bas, à droite, à, gauche, et au beau milieu notre sentimental qui, inspiré par le clair de lune, prend sa guitare, croise ses jambes et pince des motifs.