Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre VIII

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Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre VIII
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VIII


Je suis allé aux Halles, une de ces dernières nuits. Paris est morne à ces heures matinales. On ne lui a point encore fait un bout de toilette. Il ressemble à quelque vaste salle à manger toute tiède, toute grasse du repas de la veille ; des os traînent, des ordures encombrent la nappe sale des pavés. Les maîtres se sont couchés sans faire desservir ; et, le matin seulement, la servante donne un coup de balai, met du linge propre pour le déjeuner.

Aux Halles, le vacarme est grand. C’est l’office colossal où s’engouffre la nourriture de Paris endormi. Quand il ouvrira les yeux, il aura déjà le ventre plein. Dans les clartés frissonnantes du matin, au milieu du grouillement de la foule, s’entassent des quartiers rouges de viande, des paniers de poissons qui luisent avec des éclairs d’argent, des montagnes de légumes piquant l’ombre de taches blanches et vertes. C’est un éboulement de mangeailles, des charrettes vidées sur le pavé, des caisses éventrées, des sacs ouverts, laissant couler leur contenu, un flot montant de salades, d’œufs, de fruits, de volailles, qui menacent de gagner les rues voisines et d’inonder Paris entier.

J’allais curieusement au milieu de ce tohu-bohu, lorsque j’ai aperçu des femmes qui fouillaient à pleines mains dans de larges tas noirâtres, étalés sur le carreau. Les lueurs des lanternes dansaient, je distinguais mal, et j’ai cru d’abord que c’était là des débris de viande qu’on vendait au rabais.

Je me suis approché. Les tas de débris de viande étaient des tas de roses.

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Tout le printemps des rues de Paris traîne sur ce carreau boueux, parmi les mangeailles des Halles. Les jours de grande fête, la vente commence à deux heures du matin.

Les jardiniers de la banlieue apportent leurs fleurs par grosses bottes. Les bottes, suivant la saison, ont un prix courant, comme les poireaux et les navets. Cette vente est une œuvre de nuit. Les revendeuses, les petites marchandes, qui enfoncent leurs bras jusqu’aux coudes dans des charretées de roses, ont l’air de faire un mauvais coup, de tremper leurs mains au fond de quelque besogne sanglante.

C’est affaire de toilette. Les bœufs éventrés qui saignent seront lavés, tatoués de guirlandes, ornés de fleurs artificielles ; les roses qu’on foule aux pieds, montées sur des brins d’osier, auront un parfum discret dans leur collerette de feuilles vertes.

Je m’étais arrêté devant ces pauvres fleurs expirantes. Elles étaient humides encore, serrées brutalement par des liens qui coupaient leurs tiges délicates. Elles gardaient l’odeur forte des choux en compagnie desquels elles étaient venues. Et il y avait des bottes roulées dans le ruisseau qui agonisaient.

J’ai ramassé une de ces bottes. Elle était toute boueuse d’un côté. On la lavera dans un seau d’eau, elle retrouvera son parfum doux et tendre. Un peu de boue, restée tout au fond des pétales, témoignera seul de sa visite au ruisseau. Les lèvres qui la baiseront le soir seront peut-être moins pures qu’elle.

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Alors, au milieu de l’abominable tapage des Halles, je me suis souvenu de cette promenade que je fis avec toi, Ninon, il y a quelque dix ans. Le printemps naissait, les jeunes feuillages luisaient au blanc soleil d’avril. Le petit sentier qui suivait la côte était bordé de larges champs de violettes. Quand on passait, on sentait monter autour de soi une odeur douce qui vous pénétrait et alanguissait votre âme.

Tu t’appuyais sur mon bras toute pâmée, comme endormie d’amour par l’odeur douce. La campagne était claire, et il y avait de petites mouches qui volaient dans le soleil. Un grand silence tombait du ciel. Notre baiser fut si discret, qu’il n’effaroucha pas les pinsons des cerisiers en fleurs.

Au détour d’un chemin, dans un champ, nous vîmes des vieilles femmes courbées, qui cueillaient des violettes qu’elles jetaient dans de grands paniers. J’appelai une de ces femmes.

— Vous voulez des violettes ? me demanda-t-elle. Combien ?… une livre ?

Elle vendait ses fleurs à la livre ! Nous nous sauvâmes, désolés tous deux, croyant voir le Printemps ouvrir, dans l’amoureuse campagne, une boutique d’épicerie. Je me glissai le long des haies, je volai quelques violettes maigres, qui eurent pour toi un parfum de plus. Mais voilà que dans le bois, en haut, sur le plateau, il poussait des violettes, des violettes toutes petites qui avaient une peur terrible, et qui savaient se cacher sous les feuilles avec une foule de ruses.

Vite, tu jetas les violettes volées, ces bêtes de violettes qui poussaient dans de la terre labourée, et qu’on vendait à la livre. Tu voulais des fleurs libres, des filles de la rosée et du soleil levant. Pendant deux grandes heures, je furetai dans l’herbe. Dès que j’avais trouvé une fleur, je courais te la vendre. Tu me l’achetais un baiser.

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Et je songeais à ces choses lointaines, dans les odeurs grasses, dans le vacarme assourdissant des Halles, devant les pauvres fleurs mortes sur le carreau. Je me rappelais mon amoureuse et ce bouquet de violettes séchées que j’ai chez moi, au fond d’un tiroir. J’ai compté, en rentrant, les brins flétris ; il y en a vingt, et j’ai senti sur mes lèvres la brûlure douce de vingt baisers.