Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre XII

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Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre XII
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XII


La guerre, la guerre infâme, la guerre maudite ! Nous ne la connaissions pas, nous autres jeunes hommes qui n’avions pas vingt ans en 1859. Nous étions encore sur les bancs du collège. Son nom terrible, qui fait pâlir les mères, ne nous rappelait que des jours de congé.

Et nous n’apercevions, dans nos souvenirs, que des soirées tièdes où le peuple riait sur les trottoirs ; le matin, la nouvelle d’une victoire avait passé sur Paris comme un souffle de fête ; et, dès le crépuscule, les boutiquiers illuminaient, les gamins tiraient des pétards d’un sou dans les rues. Sur la porte des cafés, il y avait des messieurs qui buvaient de la bière en faisant de la politique. Tandis que, là-bas, dans quelque coin perdu de l’Italie ou de la Russie, les morts, étendus sur le dos, regardaient naître les étoiles avec leurs grands yeux ouverts, vides de regards.

En 1859, le jour où la nouvelle de la bataille de Magenta se répandit, je me souviens qu’au sortir du collège, j’allai sur la place de la Sorbonne, pour voir, pour me promener dans cette fièvre qui courait les rues. Là, il y avait un tas de galopins qui criaient : « Victoire ! victoire ! » Nous flairions un jour de congé. Et, dans ces rires, dans ces cris, j’entendis des sanglots. C’était un vieux savetier qui pleurait au fond de son échoppe. Le pauvre homme avait deux enfants en Italie.

J’ai souvent, depuis cette époque, entendu ces sanglots dans ma mémoire. À chaque bruit de guerre, il me semble que le vieux savetier, le peuple en cheveux blancs, pleure au loin, dans les frissons chauds des places publiques.

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Mais je me souviens mieux encore de l’autre guerre, de la campagne de Crimée. J’avais alors quatorze ans, je vivais au fond de la province, j’étais en pleine insouciance, à ce point que je ne voyais autre chose dans la guerre que le continuel passage des troupes, dont le défilé était devenu une de nos récréations les plus passionnées.

La petite ville du Midi que j’habitais fut, je crois, traversée par presque tous les soldats qui allèrent en Orient. Un journal de la localité annonçait à l’avance les régiments qui devaient passer. Les départs avaient lieu vers cinq heures du matin. Dès quatre heures, nous étions sur le Cours ; pas un externe du collège ne manquait au rendez-vous.

Ah ! les beaux hommes ! et les cuirassiers, et les lanciers, et les dragons, et les hussards ! Nous avions un faible pour les cuirassiers. Quand le soleil se levait et que ses rayons obliques flambaient dans les cuirasses, nous reculions, aveuglés, ravis, comme si une armée d’astres à cheval eut passé devant nous.

Puis les clairons sonnaient. Et l’on partait.

Nous partions avec les soldats. Nous les suivions sur les grandes routes blanches. La musique jouait alors, remerciait la ville de son hospitalité. Et, dans l’air clair, dans la matinée limpide, c’était une fête.

Je me rappelle avoir fait des lieues de la sorte. Nous marchions au pas, nos livres attachés sur le dos par une courroie, comme une giberne. Nous ne devions jamais accompagner les soldats plus loin que la Poudrière ; puis, nous allions jusqu’au pont ; puis, nous remontions la côte ; puis, nous nous accordions jusqu’au prochain village.

Et quand la peur nous prenait et que nous consentions à nous arrêter, nous grimpions sur un coteau, et de là, au loin, entre les plis des terrains, le long des coudes de la route, nous suivions le régiment, nous le regardions se perdre et s’effacer, avec ses mille petites flammes, dans la lumière éclatante de l’horizon.

Ces jours-là, on se souciait bien du collège ! On faisait l’école buissonnière, on s’amusait à tous les tas de cailloux. Et il n’était pas rare que la bande descendît à la rivière et s’y oubliât jusqu’au soir.

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Dans le Midi, les soldats sont peu aimés. J’en ai vu pleurer de lassitude et de rage, assis sur les trottoirs, leur billet de logement à la main : les bourgeois, les petits rentiers pointus, les gros négociants épaissis, n’avaient pas voulu les recevoir. Il fallait que l’autorité s’en mêlât.

Chez nous, c’était la maison du bon Dieu. Ma grand’mère, qui était Beauceronne, riait à tous ces enfants du Nord qui lui rappelaient le pays. Elle causait avec eux, leur demandait le nom de leur village, et quelle joie, lorsque ce village se trouvait à quelques lieues du sien !

On nous envoyait deux hommes, à chaque régiment. Nous ne pouvions les garder, nous les mettions à l’auberge ; mais ils ne s’en allaient pas, sans que ma grand’mère leur eût fait subir son petit interrogatoire.

Je me souviens qu’un jour il en vint deux qui étaient de son pays même. Ceux-là, elle ne voulut pas les laisser partir. Elle les fit dîner à la cuisine. Et ce fut elle qui leur servit à boire. Moi, en rentrant du collège, je vins voir les soldats ; je crois même que je trinquai avec eux.

Il y en avait un petit et un grand. Je me souviens bien qu’au moment de partir les yeux du grand s’emplirent de larmes. Celui-là avait laissé au pays une pauvre vieille femme, et il remerciait avec effusion ma grand’mère qui lui rappelait sa chère Beauce, tout ce qu’il abandonnait derrière lui.

— Bast ! lui dit la bonne femme, vous reviendrez, et vous aurez la croix.

Mais il hochait douloureusement la tête.

— Eh bien ! reprit-elle, si vous repassez par ici, il faudra revenir me voir. Je vous garderai une bouteille de ce vin, que vous avez trouvé bon.

Les deux pauvres garçons se mirent à rire. Cette invitation leur fit oublier un instant l’avenir terrible, et ils se revirent sans doute de retour, attablés dans cette petite maison hospitalière, buvant aux dangers passés. Ils s’engagèrent formellement à revenir boire la bouteille.

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Que j’ai suivi de régiments à cette époque, et que de soldats blêmes sont venus frapper à notre porte ! Toujours je me rappellerai la procession interminable de ces hommes qui marchaient à la mort. Parfois, en fermant les yeux, je les revois encore, je me rappelle certaines figures, et je me demande : « Dans quel fossé perdu est-il couché celui-là ? »

Puis, les régiments devinrent plus rares, et un jour on les vit repasser en sens inverse, éclopés, saignants, se traînant sur les routes. Certes, nous n’allions plus les attendre, nous ne les accompagnions plus, ces infirmes. Ce n’étaient plus nos beaux soldats. Ils ne valaient pas le moindre pensum.

Le triste défilé dura longtemps. L’armée semait des agonisants en chemin. Parfois, ma grand’mère disait :

— Et les deux Beaucerons, tu sais, est-ce qu’ils vont m’oublier ?

Mais un soir, au crépuscule, un soldat vint frapper à la porte. Il était seul. C’était le petit.

— Le camarade est mort, dit-il en entrant.

Ma grand’mère apporta la bouteille.

— Oui, dit-il, je boirai tout seul.

Et quand il se vit là, attablé, levant son verre, et qu’il chercha le verre du camarade pour trinquer, il poussa un gros soupir, en murmurant :

— C’est moi qu’il a chargé d’aller consoler sa vieille ; j’aimerais mieux être resté là-bas à sa place.

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Plus tard, j’ai eu Chauvin pour camarade, dans une administration. Nous étions petits employés tous deux, et nos bureaux se touchaient au fond d’une pièce noire, trou excellent pour ne rien faire, en attendant l’heure de la sortie.

Chauvin avait été sergent, et il revenait de Solférino, avec des fièvres qu’il avait prises dans les rizières du Piémont. Il sacrait contre ses douleurs, mais il se consolait en les mettant sur le compte des Autrichiens. C’était ces gueux-là qui l’avaient arrangé de la sorte.

Que d’heures passées à commérer ! Je tenais mon ancien soldat, et j’étais bien décidé à ne pas le lâcher avant de lui avoir arraché certaines vérités. Je ne me payais point des grands mots : gloire, victoire, lauriers, guerriers, qui prenaient dans sa bouche un ronflement superbe. Je laissais passer le flot de son enthousiasme. Je l’attaquais par les petits détails. Je consentais à écouter le même récit vingt fois, pour saisir l’esprit vrai. Sans qu’il s’en doutât, Chauvin finit par me faire de belles confidences.

Au fond, il était d’une naïveté d’enfant. Il ne se vantait pas pour lui-même ; il parlait simplement une langue courante de fanfaronnade militaire, c’était un « blagueur » inconscient, un brave garçon dont les casernes avaient fait une insupportable ganache.

Il avait des récits, des mots tout prêts, on sentait cela. Les phrases faites à l’avance ornaient ses anecdotes de « troupiers invincibles » et de « braves officiers sauvés dans le carnage par l’héroïsme de leurs soldats. » Pendant deux ans, j’ai subi, quatre heures par jour, la campagne d’Italie. Mais je ne m’en plains pas. Chauvin a complété mon instruction.

Grâce à lui, grâce aux aveux qu’il m’a faits, dans notre trou noir, sans songer à mal, je connais la guerre, la vraie, non pas celle dont les historiens nous racontent les épisodes héroïques, mais celle qui sue la peur en plein soleil et glisse dans le sang comme une fille soûle.

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Je questionnais Chauvin.

— Et les soldats, ils allaient gaiement au feu ?

— Les soldats ! on les poussait, donc ! Je me souviens de conscrits qui n’avaient jamais vu le feu et qui se cabraient comme des chevaux ombrageux. Ils avaient peur ; à deux reprises ils prirent la fuite. Mais on les ramena, et une batterie en tua la moitié. Il fallait alors les voir, couverts de sang, aveuglés, se jetant comme des loups sur les Autrichiens. Ils ne se connaissaient plus, ils pleuraient de rage, ils voulaient mourir.

— C’est un apprentissage à faire, disais-je pour le pousser.

— Oh ! oui, un rude, j’en réponds. Voyez-vous, les plus crânes ont des sueurs froides. Il faut être gris pour bien se battre. Alors on ne voit plus rien, on tape devant soi comme un furieux.

Et il se laissait aller à ses souvenirs.

— Un jour, on nous avait placés à cent mètres d’un village occupé par les ennemis, avec ordre de ne pas bouger, de ne pas tirer. Voilà que ces gueux d’Autrichiens ouvrent sur notre régiment une fusillade de tous les diables. Pas moyen de s’en aller. À chaque rafale de balles, nous baissions la tête. J’en ai vu qui se jetaient à plat ventre. C’était honteux. On nous a laissés là pendant un quart d’heure. Et il y a deux de mes camarades dont les cheveux ont blanchi.

Puis il reprenait :

— Non, vous n’avez point la moindre idée de cela. Les livres arrangent la chose… Tenez, le soir de Solférino, nous ne savions seulement pas si nous étions vainqueurs. Des bruits couraient que les Autrichiens allaient venir nous massacrer. Je vous assure que nous n’étions pas à la noce. Aussi, le matin, quand on nous fit lever avant le jour, nous grelottions, nous avions une peur terrible que la bataille ne reprît de plus belle. Ce jour-là, nous aurions été vaincus, car nous n’avions plus pour deux liards de force. Puis, on vint nous dire : la paix est signée. Alors tout le régiment se mit à faire des cabrioles. Ce fut une joie bête. Des soldats se prenaient les mains et faisaient des rondes, comme des petites filles… Je ne mens pas, allez. J’y étais. Nous étions bien contents.

Chauvin, qui me voyait sourire, s’imaginait que je ne pouvais croire à un si grand amour de la paix dans l’armée française. Il était d’une simplesse adorable. Je le menais parfois très-loin. Je lui demandais :

— Et vous, n’aviez-vous jamais peur ?

— Oh ! moi, répondait-il en riant modestement, j’étais comme les autres… Je ne savais pas… Est-ce que vous croyez qu’on sait si l’on est courageux ? On tremble et l’on cogne, voilà la vérité… Une fois, une balle morte me renversa. Je restai par terre, en réfléchissant que si je me relevais, je pourrais bien attraper quelque chose de pire.